Peut-on appliquer les notions de « sphère privée » et de « sphère publique » dans des contextes culturels divers ? Une telle question achoppe sur deux ordres de considération. Le premier est inhérent au caractère normatif par construction de cette dichotomie. La notion de « sphère » repose sur l’idée que des pans entiers de l’existence sont communément considérés, dans une société donnée, comme inclus dans un certain système relationnel, caractérisé par ses rapports à la personne et à son entourage, ou par la communication et la visibilité sociale ; partant, sur des normes de la vie sociale, à l’intérieur d’une société donnée. Encore cette notion ainsi posée n’est-elle qu’une approximation, car la définition du « public » et du « privé » varie selon les champs disciplinaires, par exemple selon qu’on les considère comme des catégories juridiques rigoureuses, ou comme des étiquettes dont l’usage se prête à une enquête anthropologique ou historique.
Ainsi, là où c’est souvent par rapport à l’État et à la portée de son action que la notion du privé s’est élaborée en Europe occidentale, il n’en va pas de même dans un pays islamique comme l’Empire ottoman. Là, ainsi que l’a montré Leslie Peirce à partir du harem sultanien au seizième siècle, et en dépit de rapides transformations sociales au dix-neuvième siècle, la notion qui se rapprocherait le plus de la sphère privée, le khass, a surtout à voir avec des notions de propriété et de reproduction. Le terme approchant l’idée de public, le ‘amm, renvoie à un espace de normes sociales, d’inspiration en partie religieuse1.
La seconde limite méthodologique à l’exportation transculturelle des notions de sphères publique et privée tient à ce qui est pensable sous les vocables « public » et « privés », ou les catégories similaires qui localement s’offrent à l’analyse. La métaphore même des sphères respectives suscite notamment des interrogations sur l’interface entre les deux.
C’est à celle-ci que je voudrais m’intéresser ici, en constatant que dès que l’on sort de l’ordre du droit, des circonstances apparaissent qui n’entrent ni dans l’acception commune du privé, ni dans celle du public. Les lieux d’hospitalité constituent un exemple particulièrement intéressant, puisqu’ils constituent des espaces fermés mais d’accueil, et s’éloignent souvent des tropes discursifs appelant l’invité à se comporter « comme chez soi ».
Entre tous les lieux d’hospitalité, ce sont les structures hospitalières qui rÉtiennent ici mon attention. Par leur caractère disciplinaire, leur ensemble de normes invoquant l’hygiène ou le besoin de calme et d’ordre des patients, elles instaurent un ordre intérieur contraint et différent tant de la plupart des lieux publics que de l’espace privé. En amont des études sur les maladies nosocomiales et l’optimisation des installations hospitalières, les règlements intérieurs des hôpitaux européens ont été des lieux de cristallisation du pouvoir. Établir des devoirs et des prérogatives pour l’ensemble du personnel était un moyen, non seulement de créer un ordre où prenaient place les patients, mais aussi de minimiser les conflits entre types de personnels.
Avec la circulation d’un modèle hospitalier européen dans de nombreuses régions du monde au dix-neuvième siècle2, les enjeux des règlements intérieurs d’hôpitaux se complexifient. Faut-il y intégrer des normes culturelles locales sur l’intimité du khass et l’hospitalité, soit pour les réprimer, soit pour s’en accommoder ? Faut-il au contraire plaquer un règlement-type, dans l’idée que les normes d’hygiène et de régime alimentaire qu’il contient sont partie intégrante du traitement ?
La question est ainsi posée dans les premiers mois de l’année 1908 à l’Hôpital Saint-Louis de Jérusalem, tenue par une congrégation française, les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, et dirigé médicalement par un médecin nommé par le gouvernement français. Ce dernier entre en conflit avec la Supérieure de l’hôpital autour d’un projet de nouveau règlement intérieur. L’intérêt de l’affaire est dans ce que la confrontation des projets de règlement révèle des enjeux de redéfinition des normes d’une institution. La confrontation tourne notamment autour de l’image projetée à l’extérieur par l’hôpital et ses dysfonctionnements, et la prise en compte de normes culturelles locales. Il apparaît cependant bien vite que l’enjeu véritable est ailleurs, à savoir : qui, dans l’hôpital, est investi réglementairement du pouvoir ?
Un contexte de concurrence médicale exacerbée
L’installation d’un hôpital français à Jérusalem n’est pas le fait du hasard. Elle s’inscrit dans le contexte séculaire de croissance de la ville, tout au long du dix-neuvième siècle, en raison du développement des infrastructures de transport et de communication en Méditerranée et dans l’Empire ottoman, du regain d’intérêt religieux et culturel dans les pays occidentaux pour l’espace palestinien comme « Terre sainte », de l’émergence d’un tourisme de pèlerinage et surtout de l’immigration. Cette dynamique, qui induit un nouveau dynamisme économique et urbain à travers la région au lendemain de la guerre de Crimée, attire les investissements à caractère économique ou humanitaire depuis l’Europe3, et donne à Jérusalem un visage extraverti et multiculturel. Ce processus relève d’une compétition des politiques de soft power des puissances européennes à l’échelle de l’Empire ottoman.
Une donnée importante pour comprendre les rapports qui s’établissent entre l’intérieur de l’Hôpital Saint-Louis et la société de Jérusalem tout autour, et en interne au sein du personnel soignant, est la forte concurrence hospitalière que connaît alors la ville. Cette compétition résulte de la multiplication des fondations caritatives chrétiennes dans un contexte de rivalités missionnaires exacerbées aux Lieux-saints, et de l’immigration juive massive à Jérusalem, sous l’impulsion ou non du mouvement sioniste4. Un système de soins se constitue ainsi, mais sur la base d’initiatives confessionnelles et appuyées pour la plupart par des États protecteurs européens.
De fait, la politique d’influence des puissances européennes dans l’Empire ottoman repose en bonne part sur le soutien à des institutions caritatives. En matière hospitalière, les consulats européens à Jérusalem suivent de près la fréquentation des diverses institutions, car la présence de plus d’une douzaine d’hôpitaux avant 1914 induit une forte élasticité de la demande. Les patients se préoccupent de la réputation médicale des différents hôpitaux et des coûts d’admission, mais aussi de l’image de moralité qui en émane : ce qui se passe à l’intérieur de l’hôpital n’est donc pas perçu comme véritablement privé, mais nourrit la rumeur5.
Les hôpitaux sont identifiés communément comme nationaux, et ce qui s’y passe a des répercussions sur l’image publique des pays protecteurs. En y regardant d’un peu plus près, cela dit, ce système d’identification nationale n’est pas toujours fondé. Hormis l’hôpital municipal de Jérusalem et un dispensaire arménien, les institutions hospitalières de la ville avant 1914 sont généralement sous protection étrangère. Cependant les relations entre les hôpitaux et les pays protecteurs varient, de la protection consulaire au titre des capitulations, ces traités entre l’Empire ottoman et les pays d’Europe qui accordent un traitement judiciaire particulier et favorable aux ressortissants et institutions de ces derniers dans l’Empire, jusqu’à un contrôle complet à travers une organisation nationale officielle6. Ainsi, si l’hôpital Saint-Louis est généralement identifié comme l’hôpital français, l’influence du gouvernement et du consulat y est limitée. Il a été fondé en 1851 avec l’appui financier de la France, mais a fonctionné un temps davantage comme hôpital du Patriarcat latin, restauré à Jérusalem en 1847, que comme hôpital national7. À la date de 1908, le règlement intérieur de l’hôpital adopté en 1852 est toujours celui de cette fondation initiale, malgré les transformations massives qu’elle a connues entre-temps8.
Le lien entre l’Hôpital Saint-Louis et la France ne se renforce que lorsqu’est lancée sa reconstruction, entre 1878 et 1881. Il s’agit alors clairement d’un projet d’envergure, à caractère national prononcé, qui se voit jusqu’à aujourd’hui dans le paysage par le choix d’une architecture caractéristique, mêlant arcs romans et organisation de style classique. L’initiative est tributaire du contexte politique français de ces années, qui va avoir une influence formatrice sur les relations entre l’hôpital et le gouvernement français. La reconstruction résulte d’un accord entre le consulat de France et un noble légitimiste, le comte Amédée de Piellat. Ce dernier s’inscrit dans la mouvance des « pèlerinages de pénitence » à Jérusalem, prolongement de l’esprit de recueillement qui marquent les milieux catholiques français après la défaite de 1870. Le comte de Piellat fait à de multiples reprises des séjours aux Lieux-saints, et multiplie les acquisitions de terrains pour construire églises, couvents et écoles catholiques et françaises ; il va en particulier financer massivement l’extension des terrains et la construction de l’Hôpital Saint-Louis, moyennant un statu-quo qui assure que la congrégation française des Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition en assure le service infirmier9. En échange, la France s’engage à financer les rémunérations d’un médecin du gouvernement, comme il en existe déjà quelques uns à travers le Levant10, pour les besoins de la communauté française de Jérusalem et la veille sanitaire des épidémies autour de la ville, mais surtout pour le service médical de l’Hôpital Saint-Louis. Dans le cadre de cet accord, le gouvernement français espère récupérer l’hôpital, propriété du comte et de sa mère, dans l’héritage de celui-ci11.
Ce qui fait s’effondrer l’accord ainsi échafaudé, et qui détermine à longue portée la question du règlement intérieur de 1908, c’est la question de l’article VII en 1880. Le comte de Piellat est proche des courants catholiques rechristianisateurs de l’époque, et dénonce la politique de la République, qui chasse de France les congréganistes qu’elle finance à l’étranger12. Les travaux de l’hôpital sont alors cependant très avancés, et en définitive un modus vivendi est trouvé sur les bases de l’accord initialement projeté. Néanmoins, le comte revient sur ses projets de donner à sa mort l’hôpital au gouvernement, ce qui renforce dans l’équilibre intérieur de l’hôpital la position de la Supérieure des Sœurs de Saint-Joseph. Chargée à titre permanent du service de l’hôpital, la congrégation est en position de force face au médecin du gouvernement français, dont le lien avec l’hôpital apparaît désormais révocable. Tout ceci reste cependant en interne, et l’accord est maintenu tel quel jusqu’en 1908.
Le résultat est un hôpital perçu par tous comme fondamentalement français, et qui, de l’extérieur, est un instrument d’influence du gouvernement français. Ce dernier s’arrange du reste pour le protéger de l’application de la loi ottomane : celle-ci, qui prévoit l’obligation pour tous les hôpitaux d’engager un pharmacien diplômé pour la délivrance des médicaments, mettrait en effet à mal le compromis trouvé en 188113. De fait, dans l’équilibre interne de l’hôpital, la pharmacie relève du service infirmier. Les Sœurs de Saint-Joseph sont censées appliquer les prescriptions du médecin, mais en pratique, leur application des traitements est un sujet de tensions constantes.
L’affaire du règlement intérieur (1908)
La question de la pharmacie n’est qu’une des raisons qui conduisent l’hôpital à une crise autour des projets de changement de règlement intérieur en 1908. La cause première de ce dernier, agitée par le comte de Piellat pour motiver cette démarche, est le recul enregistré par la fréquentation de l’Hôpital Saint-Louis face à la concurrence, notamment celle de l’hôpital allemand de la ville et de son service chirurgical14.
La désaffection vis-à-vis de l’institution française s’explique de plusieurs manières, mais c’est l’avantage comparatif que procurent ses équipements chirurgicaux à l’hôpital allemand qui est vu comme décisif. Son concurrent français pâtit de la nomination, depuis 1905, de médecins titulaires fréquemment malades et partis en congés ; cette situation a conduit à la nomination à répétition d’un médecin intérimaire et sujet italien, le Dr Claudio Mancini, par ailleurs gendre du consul de France Georges Outrey15. Les congés du médecin titulaire, le Dr Tissot, se remarquent, et affaiblissent son crédit à l’extérieur de l’hôpital, et sa marge de manœuvre à l’intérieur. L’Hôpital Saint-Louis souffre également de la mauvaise réputation de ses traitements, autrement dit de l’incompétence observée des religieuses comme pharmaciennes. L’évêque anglican de Jérusalem de 1887 à 1914, George Popham Blyth, décrit en ces termes l’hôpital : « [un] hôpital français, tenu par des sœurs qui étaient gentilles et bonnes mais parfaitement dénuées de formation. (Privé : il était bien connu que, dans leur ignorance, elles soignaient les yeux des bébés avec du nitrate d’argent non dilué, entraînant la perte de la vue. D’autres effets, liés à l’ignorance des régimes, etc.)16 ». Cependant, en terme de service médical, l’écart avec l’hôpital allemand est patent, ce dernier pouvant afficher en permanence au moins deux praticiens17, dont un fait fonction de chirurgien, quoique sans qualification formelle en la matière18.
C’est précisément vers l’adjonction d’un service de chirurgie concurrent dans l’institution française, sans augmenter les subventions extérieures que tend tout le projet de réforme du règlement intérieur que présentent en janvier 1908 le comte de Piellat et le consul Outrey, sur le point de quitter son poste. Le nouveau règlement prévoit d’adjoindre au médecin du gouvernement français, qui en vertu de son mode de nomination doit toujours être de nationalité française, un médecin adjoint qui, lui, n’a pas à l’être19. Sa rémunération doit être principalement assurée par les frais à percevoir sur ses actes médicaux, dans un hôpital par ailleurs censément gratuit pour les indigents.
Formaliser un tel nouveau règlement neutralise la visée des promoteurs du nouveau texte ; mais Tissot n’est pas long à supputer leurs arrière-pensées, et à en avoir confirmation par Outrey, à savoir l’installation du Dr Mancini, à titre officiel, dans l’hôpital20. Ce dernier est de fait plus populaire auprès des religieuses desservant l’hôpital, plus catholique aussi. En réaction, le médecin en titre fait intervenir des membres de sa famille, propriétaires du quotidien républicain La Gironde, pour dénoncer cette manœuvre auprès du ministère des Affaires étrangères, et soulever la menace de voir l’influence italienne et cléricale s’installer à l’hôpital21. A la suite de la loi française de séparation de l’Église et de l’État de 1905 et de la réconciliation entre le Saint-Siège et le royaume d’Italie en 1906, les diplomaties françaises et italiennes se trouvent en effet dans une rivalité aiguë pour la protection des religieux et des institutions catholiques dans l’Empire ottoman. Chacun des acteurs de l’affaire, Piellat et Outrey tout comme le Dr Tissot, agite donc la peur d’une perte d’influence, vis-à-vis de l’Allemagne ou d’une autre puissance catholique que la France, ce qui trouve aisément de l’écho au Quai d’Orsay. Concédant du reste le caractère obsolète du règlement intérieur en vigueur, le médecin en titre envoie sa propre proposition de révision, ainsi que ses commentaires sur la proposition Piellat-Outrey.
À la suite de cet échange, les relations se tendent clairement à l’intérieur de l’Hôpital, et entre la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph et le médecin du gouvernement français et de l’hôpital. Très tôt, cependant, le Quai d’Orsay fait valoir que sa situation vis-à-vis de la Supérieure de l’hôpital est précaire, dans la mesure où le propriétaire n’est pas le gouvernement, mais le comte de Piellat qui soutient les religieuses. Un rapport de l’ambassade de France près la Sublime Porte vient confirmer ce point de vue22. Du reste, le Dr Tissot se plaint de la guerre larvée dont il s’estime la victime de la part du service infirmier en vue d’imposer le nouveau règlement23, et finit par partir en congé puis par demander son remplacement24. La diplomatie française obtient, au prix de ce départ, le maintien du règlement précédent et la mise à l’écart du Dr Mancini, conformément à sa priorité de préserver le caractère national de l’hôpital25.
Cette trame narrative constitue en quelque sorte le fin mot de l’histoire et la vérité derrière la querelle du règlement intérieur. Du point de vue de l’appréhension des notions de sphère publique et de sphère privée, elle n’est cependant pas ce qui m’intéresse ici. Ce qu’elle permet de comprendre, c’est ce qui anime les protagonistes, et l’esprit dans lequel ils entendent normer le quotidien des patients à l’hôpital : la controverse va dans le sens d’une surenchère disciplinaire, passant les limites du socialement acceptable pour la population ottomane de Jérusalem.
Normes contre normes
L’inspiration disciplinaire des projets concurrents de réforme du règlement intérieur est rendue manifeste par le durcissement proposé dans les deux cas, par rapport au règlement de 1852 : l’un et l’autre norment beaucoup plus étroitement les attributions et les comportements du personnel soignant et des patients. À la différence du règlement initial, plus succinct, les deux projets réagissent contre des situations observées dans la pratique. Ils visent les conflits d’attributions entre les religieuses et le médecin, mais aussi également les comportements observés chez les patients et leurs proches, ou le personnel recruté localement. Par là, ils ont une composante culturelle – et celle-ci est répressive. Elle tend à placer les habitants de Jérusalem, patients, proches, portiers, etc., sous la surveillance systématique du personnel européen. Elles font ainsi sortir, aux yeux des patients, l’espace de l’hôpital de la sphère privée, et même du domaine de l’hospitalité telle que comprise localement.
L’accueil hospitalier des patients n’est pas une nouveauté au Proche-Orient. Sans remonter aux bîmâristân-s de l’époque de l’islam classique, les grandes familles de médecin de Palestine accueillaient les malades dans leur madâfah (maison ou pièce de réunion et d’hospitalité tenue par la famille élargie), et se devaient d’y faire preuve d’une moralité irréprochable, respectant notamment l’intimité de leurs invités26. Ce que les hôpitaux occidentaux changent au dix-neuvième siècle, c’est le mode d’organisation et l’exercice de l’autorité par le personnel soignant vis-à-vis des patients.
Là où cette réorganisation apparaît problématique dans l’affaire du règlement de l’Hôpital Saint-Louis, c’est lorsqu’elle tend à isoler les patients de leur famille. Même si le harem (sultanien ou autre) a connu bien des transformations depuis le monde ottoman du seizième siècle, l’explication déjà évoquée de Leslie Peirce sur l’opposition entre le ‘amm et le khass est ici éclairante. Le khass, domaine de propriété, est en pratique le domaine de la maison et de la maisonnée, non de l’individu autonome. Cette notion est spécialement pertinente dans la maladie, qui souligne les obligations mutuelles au sein de la famille. Isoler les patients au moyen des dispositions d’un règlement intérieur revient à trancher ces liens familiaux dans un moment crucial ; une telle option est moins possible à Jérusalem qu’ailleurs dans la région, en raison de l’importance de l’offre de soins.
Les propositions alternatives de changement du règlement intérieur, pourtant, ont toutes deux un caractère très invasif pour les patients – celle du Dr Tissot, qui apparaît surtout soucieux de montrer à la société de Jérusalem qu’il préserve l’intégrité de sa direction médicale de l’établissement, plus encore que celle du comte de Piellat. Le projet que soumet le médecin de l’hôpital compte en effet 50 articles, et est rédigé dans un souci extrêmement procédural. Il faut dire que les deux projets n’ont pas le même modèle, et qu’ils reproduisent des règlements adoptés dans des contextes culturels déjà fort différents. Si le comte de Piellat et Outrey s’inspirent librement du règlement adopté en 1899 pour l’Hôpital Giffard (ou Hôpital Français du Taksim), à Istanbul27, le Dr Tissot reproduit fidèlement, en revanche, celui d’un hôpital parisien, en insistant sur les questions d’attribution des deux parties du personnel, qui posent depuis longtemps problème dans le fonctionnement de celui de Jérusalem. Outrey a beau jeu de décrire certains articles de ce dernier projet « comme impraticable dans ce pays ou inadmis-sibles. Quelques-uns étaient incompatibles avec les habitudes locales ; d’autres allaient à l’encontre des conditions où peuvent fonctionner les établissements similaires à Jérusalem28. »
Dans le projet du comte de Piellat, l’intimité des malades dépend d’abord de leur condition : l’article 4 stipule que « [les] malades sont répartis en salles commues ou en chambres particulières selon la catégorie à laquelle ils appartiennent ou la maladie dont ils sont atteints. » Le Dr Tissot annote cet article en marge : « Ajouter : les malades seront répartis par les soins du médecin. » A cette logique médicale, dans laquelle le médecin, à travers son annotation, perçoit une occasion pour les religieuses de s’attribuer des prérogatives d’ordre médical, s’ajoute une dimension économique, réservant le confort de l’intimité aux patients aisés : il est en effet immédiatement précisé, à l’article 5, que « [les] malades au titre gratuit soignés sur leur demande en chambre particulière auront néanmoins à payer à titre de frais d’entretien à l’Hôpital une redevance », exception que récuse en marge le médecin, pour qui seule la nature de la maladie et donc l’avis du médecin peut justifier l’isolement dans une chambre spéciale dans un hôpital dont la vocation est de soigner gratuitement les indigents29.
Cette question du traitement privé des malades aisés dans des hôpitaux à but caritatif se retrouve un peu partout au Proche-Orient à l’époque : l’idée est toujours qu’il faut persuader la population de se faire soigner à l’hôpital, ce à quoi, du point de vue du personnel, la plupart se refuse, en raison tantôt du caractère missionnaire de cette institution, tantôt du peu d’intimité dont on y jouit, tantôt de l’éloignement de leur famille que les malades y subissent. Pour dépasser ces préventions, le personnel s’efforce le plus souvent de persuader des notables de se laisser hospitaliser, donnant ainsi l’exemple. La condition d’une telle manœuvre est de rendre l’institution acceptable pour cette catégorie de patient, et la préservation de l’intimité au moyen de chambres individuelles est un élément dans ce sens. Pour le Dr Tissot, pour qui tout n’est que manœuvre visant à installer un rival, ces considérations sont étrangères.
Les familles en visite sont l’objet d’une attention toute particulière dans le projet du médecin, qui, tout à sa querelle avec les religieuses infirmières, ignore ici aussi le point de vue des patients. L’article 11 de son projet subordonne complètement à sa décision la sortie des malades : nul compte n’est tenu, en la matière, du vœu du malade ou de sa famille. Sans doute est-ce surtout l’expression du souci du Dr Tissot de réaffirmer son autorité contre les religieuses, dont il conteste déjà le contrôle sur les admissions, et sur la délivrance des billets de sortie. L’effet produit est cependant d’abord autoritaire. De la même manière, l’article 22 du règlement qu’il propose exige de la sœur surveillante qu’en cas de refus de la prise d’un médicament par un malade, elle en réfère au médecin de l’hôpital. Le sens de cette disposition apparaît au vu des plaintes de Tissot sur les empiétements des religieuses dans l’ordre de la pharmacie et notamment de leur tendance à « accommoder » les traitements, prétextant de besoins urgents et des absences répétées du médecin titulaire, et aboutissant au résultat évoqué par l’évêque Blyth ci-dessus. Ce que cet article révèle, c’est que les Sœurs de Saint-Joseph ont coutume non seulement de décider du traitement, mais de le négocier avec le patient. Le résultat est, là encore, d’imposer la volonté autoritaire du médecin, cette fois pour assurer le suivi des traitements.
Surtout, toute une série d’articles du projet Tissot, visant à imposer un régime alimentaire strict, ont pour effet de couper des patients leurs familles d’une manière particulièrement problématique. L’article 26 stipule que « [l’]observation rigoureuse du régime prescrit étant essentielle pour obtenir une prompte guérison, les malades ne peuvent, sous aucun prétexte, exiger d’autres aliments que ceux désignés dans le présent règlement, ni s’en faire apporter du dehors. Sont exceptés cependant les confitures, les fruits cuits, les biscuites, avec l’autorisation écrite du médecin. » L’article 42 ajoute que les religieuses et les employés « ne permettent l’entrée d’aucun objet de consommation alimentaire ou médicale destiné à un malade, à moins d’une autorisation écrite du médecin. A cet effet ils sont tenus de fouiller toutes les personnes qui sont admises à visiter les malades. » L’article 44 renvoie implicitement aux connivences pouvant exister entre le personnel local de l’hôpital qui assistent les religieuses et les familles des patients : « Il est défendu aux infirmiers sous peine de renvoi immédiat, de procurer aux malades ou de leur laisser procurer aucun aliment ou médicament autres que ceux prescrits à la visite30. » Ce que ce contrôle signifie d’autoritarisme en pratique s’éclaire si l’on considère la mise en application des mêmes principes à l’hôpital missionnaire anglican de Naplouse, où les infirmières soumettent les membres de la famille en visite à une fouille en règle, et confisquent les confiseries, fruits secs et autres douceurs que ces derniers amènent à leurs proches hospitalisés : le personnel des hôpitaux proche-orientaux, appliquant un modèle disciplinaire rodé en Europe, se heurte à des pratiques culturelles qui interdisent à la famille de laisser seuls les malades, et imposent au contraire de maintenir les liens d’obligation et d’affection qui ordonnent la vie dans le khass31. Dans le projet du Dr Tissot, le paternalisme culturel qui vise à inculquer les règles de l’hôpital aux patients et aux familles est un instrument pour définir et consolider le périmètre de décision du médecin contre les religieuses. Cette préoccupation est précisément ce qui rend ses suggestions culturellement inapplicables, car constituant une forme de violence envers les patients dans une situation de concurrence où l’imposition trop autoritaire d’un modèle médical étranger risque seulement de faire fuir la clientèle.
La conclusion de cette affaire et le départ du Dr Tissot montrent à un premier niveau de lecture que ce sont bien les religieuses, grâce à leurs relations de longue durée avec le propriétaire de l’hôpital et aux convictions catholiques de ce dernier, qui dirigent l’hôpital, et qui continuent à exercer certaines prérogatives du médecin, du moins jusqu’à la fermeture de l’hôpital au début de la Première guerre mondiale.
De façon plus fondamentale, qu’est-ce que ces querelles d’attribution montrent de la part de la sphère publique et de la sphère privée à l’hôpital ? Une première idée est que le personnel de l’hôpital, médecin et religieuses confondus, a tout intérêt à ce que la vie de l’hôpital ne soit pas considérée comme relevant de la sphère publique. Il en va de leur capacité à administrer l’institution, et de leur exposition à la concurrence en cas de scandale ou de réputation dégradée. De ce point de vue, peut-être l’insensibilité culturelle manifestée par le Dr Tissot, beaucoup moins présent et moins populaire que son prédécesseur le Dr Mauchamp, a-t-elle contribué à la désaffection enregistrée par l’hôpital. Ses congés répétés n’ont pas manqué d’être remarqués par les patients et par suite par les habitants. Cependant, il y a lieu de penser que le maintien des Sœurs de Saint-Joseph comme personnel sans formation spécifique a joué un rôle plus important sur le long terme pour ternir la réputation de l’institution.
En second lieu, l’affaire des propositions de règlement intérieur montre, dans les deux projets, un souci d’ordonner l’hôpital pour les patients, ne laissant qu’une place réduite à l’intimité de ces derniers. Faute d’avoir eu sous la main le règlement initial, je ne puis que prendre pour argent comptant le discours du comte de Piellat et celui du Dr Tissot, qui entendent améliorer et préciser un règlement devenu inopérant. Le fait est que les deux projets tendent tous deux à délimiter l’espace de liberté individuelle des malades, mais que celui du médecin pousse plus loin, en tendant à sectionner les liens unissant les patients au monde extérieur d’une part, à leur famille et donc à leur « sphère privée » d’autre part. La vision qui s’en dégage est celle d’une sphère surveillée, coupée autant que possible de l’extérieur, échappant par ailleurs aux réseaux d’obligations familiales et de bon voisinage qui ordonnent les sociétés du Proche-Orient. Le résultat semble être de rendre l’hôpital un espace aussi étranger que possible, et à Jérusalem, ce n’est pas viable. Cette histoire souligne en creux les accommodements imposés au fonctionnement des hôpitaux à l’européenne par les normes sociales et culturelles des pays où ils sont implantés, au Proche-Orient et ailleurs.