Amman, Jordanie
Photographie Sylvia Chiffoleau, 2017
Lyon est relié à l’Orient par des fils de soie. Au milieu du XIXe siècle, les soyeux lyonnais sont amenés à s’intéresser à la sériciculture syrienne compte tenu d’une demande croissante et d’une volonté d’aller chercher dans les arts de l’Orient des sources d’inspiration pour de nouveaux motifs. L’Empire ottoman s’affirme sur une route de la soie qui ne part plus de Chine ; et les villes industrielles de l’Europe, Lyon au premier chef, en sont désormais les terminus industriels. Les conditions phytosanitaires accélèrent le processus : la production du Sud de la France est alors en crise en raison des maladies parasitaires qui attaquent les vers à soie. Les négociants lyonnais vont dès lors étendre le champ de leurs affaires en Asie, trouvant au Levant, de la montagne libanaise à la Cilicie et jusqu’à Bursa, un contexte particulièrement favorable grâce à une présence consulaire française bien assise et à la protection ancienne qu’exerce la France sur les chrétiens d’Orient. Au-delà de leur implantation économique au Levant, les acteurs lyonnais ont fortement pesé en faveur de l’entreprise coloniale française dans cette région.
Lyon est également relié à l’Orient par des fils de bure. Ce sont des jésuites lyonnais qui fondent la mission de Syrie dès le début du XVIIe siècle, puis qui s’y réimplantent en 1831. Par la suite, ce sont encore des jésuites lyonnais qui sont chargés de fonder une mission de la Compagnie de Jésus en Égypte (1879) et en « petite Arménie » (1881) où, d’Adana à Merzifon, Léon XIII a perçu l’escalade des tensions entre chrétiens et musulmans dès les premiers jours de son pontificat. L’action missionnaire lyonnaise est également très active dans toute l’Afrique, et notamment dans le Maghreb colonial. Ces héritages historiques ont permis au LARHRA de donner une place à la recherche sur l’espace moyen-oriental et maghrébin. Claude Prudhomme, spécialiste de l’histoire des missions chrétiennes, dont il a renouvelé l’approche en la dépouillant de toute démarche apologétique et en l’inscrivant au cœur des sciences humaines et sociales, a ouvert la porte du LARHRA à des chercheuses et des chercheurs travaillant sur le monde arabe. Ils et elles travaillent sur des thématiques variées, et entraînent désormais dans leur sillage des doctorants et des doctorantes qui continuent à se passionner pour cette région, en dépit des soubresauts de l’histoire récente qui en rend parfois l’accès difficile.
À la différence d’un laboratoire « aire culturelle », dont la vocation est l’étude d’un même espace, le positionnement d’un groupe de chercheuses et de chercheurs « orientalistes » au sein d’un laboratoire disciplinaire comme le LARHRA permet de nourrir la réflexion dans un mouvement stimulant de circulation des savoirs d’un lieu à l’autre, et d’une époque à l’autre. Dans chacun des axes du laboratoire, les travaux portant par exemple sur les questions de santé en Méditerranée orientale, ou sur l’histoire de l’environnement dans le Maghreb colonial, ou encore sur les missions en terre d’islam, trouvent à s’alimenter dans la rencontre avec les travaux d’autres membres du LARHRA portant sur des thématiques similaires ou proches, conduites sur le terrain de la France ou de l’Europe. Ils y croisent aussi d’autres espaces géographiques, notamment l’Amérique latine, qui permettent la comparaison. Ils irriguent en retour la réflexion sur des thématiques qui charpentent la différence aréale, telles que les affiliations communautaires, les imaginaires religieux, l’historicité des constructions étatiques, les formes urbaines ou les modalités de l’action publique.
Les guillemets placés sur le terme orientaliste rappellent les pièges dans lesquels l’étude de cette région s’est longtemps enfermée. L’engagement des chercheuses et des chercheurs sur leurs terrains respectifs s’accompagne d’une réflexion épistémologique sur la façon de saisir cette région complexe et ses acteurs diversifiés. Cette réflexion s’est engagée plus résolument à partir de 2012 et la création d’un séminaire, Écrire les modernités arabes, soutenu par le LARHRA et l’IISMM. Il a été plus récemment stimulé par l’inscription, de 2016 à 2018, du sujet du Moyen-Orient contemporain (1876-1980) au programme d’histoire de la préparation au CAPES et à l’agrégation, puis actuellement de la question portant sur Les sociétés africaines et le monde : une histoire connectée. 1900 - 1980, qui inclut bien sûr le Maghreb. La création du groupement d’intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et mondes musulmans en 2013 a largement contribué à ce décloisonnement. Les enseignantes et enseignants du LARHRA ont été étroitement associés à la définition de ces questions, à la préparation des manuels, et à la formation des étudiants. Il est vite apparu que l’appellation généralement utilisée pour qualifier cet espace, « monde arabe », avait un caractère problématique. Le périmètre englobé par cette expression apparaît en effet remis en question aussi bien par le haut que par le bas : entre l’existence d’un « monde musulman » à l’échelle planétaire, tout aussi problématique, et la revendication d’existence d’un « monde berbère » ou de « littératures francophones » à des échelles plus régionales, le paradigme « monde arabe » est apparu trop lié à une époque particulière, celle de l’émergence du nationalisme arabe. Il est sans doute trop réducteur pour rendre compte de l’ensemble des dynamiques sociales et des processus à l’œuvre dans une région qui communique dans bien d’autres langues que l’arabe : le turc, le persan, l’hébreu, le kurde pour ne citer que les langues officielles des États ou d’espaces politiques autonomes avec lesquels le « monde arabe » est en interaction permanente. C’est ainsi un double décentrement qui s’opère, par rapport à des écritures de l’histoire hantées en Europe par les romans nationaux et un nationalisme méthodologique articulé aux constructions étatiques ; par rapport aussi à une perspective régionale qui conduit à ramener compulsivement l’analyse à une religion, l’islam, et à la géographie arabe, voire étroitement arabique, de la genèse de celle-ci.
La dénomination les Orients, au pluriel, ou encore celle d’Alter Orient choisie comme titre à un séminaire du LARHRA donné à l’ENS, assument le caractère fluctuant des contours d’une région définie, selon l’expression de Vincent Capdepuy, par sa « centralité géographique […] au sein de l’espace de l’Ancien Monde », et par le point de vue porté sur elle : l’Orient, c’est d’abord la figure de l’Autre, lentement sédimentée au fil des siècles, dont on peut dire qu’il est autant une construction de « l’Occident » que celui-ci a été élaboré par « l’Orient » comme figure d’altérité radicale. Les âges d’un regain d’intérêt de l’Europe et des Amériques pour les Orients, celui de l’impérialisme, de la colonisation et de la décolonisation, celui du post-colonial, ont contribué chacun à leur manière à façonner une frontière, qui n’est pas seulement géopolitique mais qui traverse chacune des sociétés « occidentale » et « orientale ». Et la métaphore du miroir ne rend qu’imparfaitement compte des porosités à l’œuvre dans chacune d’elles : l’autre n’est pas seulement une figure de soi-même ; il ou elle est un ou une partenaire qui interagit, un passé commun et un avenir possible.
Les chercheuses et chercheurs du LARHRA entendent ainsi assumer l’ensemble des facettes de cet Orient, qui ne se résume pas à ses dimensions géopolitiques. Leur travail invite à rêver d’un Orient autre que celui dont les convulsions informent notre modernité ; où il est possible de jeter les ferments d’autres avenirs possibles. En somme, un projet et une ambition d’historiens et d'historiennes.