« Au(x) pays » : espaces familiers, mobilités entravées et lien social autour de la Jordanie

p. 61-76

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Editor's notes

Cet article a été rédigé à partir de la synthèse du colloque Tenu à Lyon, les 4 et 5 novembre 2011. Organisateurs : Philippe Bourmaud, Véronique Bontemps. Intervenants : Hala Abu-Zaki, Luigi Achilli, Philippe Bourmaud, Norig Neveu, Lucas Oesch. Discutants : jour 1 : Karine Bennafla, Eric Verdeil ; Jour 2 : Julien Bret, Eric Verdeil.

Text

La Jordanie est un des parents pauvres des études moyen-orientales. Les participants au colloque des 4 et 5 novembre 2011 se sont réunis dans l’idée que ce territoire était néanmoins le lieu de phénomènes intéressant l’étude des circulations et des migrations, et qu’il constituait un point d’ancrage éclairant pour étudier ces phénomènes à l’échelle régionale. On cherchera ici surtout à rendre compte de la discussion comme un état de nos recherches, en préalable à la mise en place d’un projet d’enquête collective plus vaste.

La journée du vendredi 4 a consisté en l’exposition de travaux, à partir d’une problématique posée en introduction par Véronique Bontemps sur le thème de « mobilités entravées et transnationalisme ». Cette introduction avait pour objectif de présenter le point de départ du projet et de le situer par rapport aux travaux sur les frontières, d’une part ; sur les mobilités transnationales, d’autre part.

Mobilités et transnationalisme

Le projet se fonde sur un double constat : d’une part, celui que l’espace du Proche-Orient apparaît aujourd’hui morcelé par de multiples frontières fortement marquées dans l’espace à grand renfort de barbelés et de tours de contrôles (frontières fermées, frontières contestées ou disputées, frontières au statut parfois ambigu), parfois sur des espaces très réduits. D’autre part, ces frontières sont d’importants lieux de passages pour des populations dispersées, réparties de part et d’autre au gré des aléas de l’histoire régionale. Ces mobilités transfrontalières sont anciennes et s’adossent à des crises régionales qui ont occasionné des départs forcés et massifs (la Nakba de 1948 ; l’exode de 1967 ; plus récemment, les différentes guerres du Golfe, la crise syrienne…) Or, si la réalité de ces migrations forcées est relativement bien connue, moins connue (ou en tout cas moins étudiée) est celle de l’enchâssement de ces migrations contraintes avec des pratiques de mobilités ordinaires : visites familiales, voyages d’études, visites médicales, voyage religieux, etc. C’est sur ces pratiques de circulations ordinaires, ainsi que les liens qui se nouent à travers elles, que nous souhaitons nous pencher en particulier.

Pour ce faire, nous avons choisi de partir de la notion de mobilité entravée ; une notion dont nous souhaitons nous servir pour discuter les récentes études sur les mobilités et migrations suscitées par les approches transnationales, qui ont depuis les années 1990 renouvelé les études sur les phénomènes migratoires, dans la lignée du courant post-moderne et des théories de la mondialisation. Le grand apport de ces approches est de permettre de sortir d’une vision uniquement binaire de la migration (entre un ici et là-bas), pour rendre compte de dynamiques s’inscrivant, pour citer Alain Tarrius, dans des « territoires circulatoires ». De multiples enquêtes de terrain ont permis de dépasser des schémas qui tendent à présenter les migrants comme des individus « déracinés » et sans ancrage, qui devraient s’assimiler ou s’intégrer dans un « contexte d’arrivée » : elles ont montré, au contraire, l’importance des ancrages locaux comme condition même de l’adaptation au « pays d’arrivée », et surtout, de l’articulation des migrants à différents réseaux transfrontaliers – une notion qui devient centrale.

Or l’aire régionale dans laquelle nous nous situons est caractérisée par des courtes distances, paradoxalement extrêmement difficiles à franchir du fait des nombreux obstacles à la circulation. Dans ce contexte, les populations qui se déplacent sont directement confrontées à des dispositifs frontaliers, souvent extrêmement contraignants. En parlant de mobilités entravées, nous estimons ainsi important de remettre la notion de frontières et de dispositifs frontaliers comme obstacles à la mobilité au centre de notre interrogation – et par là, de prévenir ce qui nous apparaît comme l’une des dérives possibles du transnationalisme : à savoir qu’en mettant l’accent sur le franchissement des frontières, la fluidité et l’efficacité des réseaux, cette approche peut tendre à minimiser l’obstacle bien réel que celles-ci représentent pour les populations.

Nous faisons l’hypothèse que les obstacles aux frontières et les difficultés que les populations rencontrent à les franchir sont des expériences structurantes, souvent constitutives de la manière dont les gens vivent leurs pratiques de mobilité, les liens qu’ils maintiennent et les processus de socialisation qui se construisent à travers elles. Il ne s’agit pas ici de rejeter les apports des perspectives transnationales mais plutôt de se placer sur un autre plan, pour y introduire une variation d’échelle qui distinguerait différents registres de transnationalisme, du plus proche au plus lointain. Nous supposons que notre terrain – le Proche-Orient – engage des pratiques de ce que nous appelons un transnational proche, où les circulations sont directement confrontées aux dispositifs frontaliers.

Un douanier au milieu du jardin ? Passe-muraille et migrations forcées

Notre première hypothèse est donc que les expériences de mobilité dont nous parlons se situent dans une tension entre, d’un côté, des mobilités ordinaires et régulières entre des espaces proches ; et de l’autre,  la difficulté des passages, à la fois spatiale et temporelle : la traversée de la frontière représente souvent une épreuve et une expérience de la domination.

La deuxième hypothèse que nous souhaitons tester à partir de l’exemple de la Jordanie est que ces pratiques de circulation, plus ou moins régulières et plus ou moins difficiles contribuent à redéfinir des « pays », c’est-à-dire des ensembles de relations se spatialisant diversement, et dont les ressorts seraient des liens relationnels intimes s’actualisant par-delà les territoires limités par les frontières. Ni préexistants aux phénomènes de circulation, ni totalement produit par eux, ces pays sont le produit d’interactions évolutives. Lors de cette journée, nous avions l’ambition de nous pencher sur les différents ressorts sociaux constitutifs de ces pays imaginés. Nous cherchons à les identifier à travers les différentes formes de mobilités aux frontières de ce qui constitue l’actuel état jordanien ; ainsi qu’à travers les « nouvelles frontières » que ces franchissements produisent à l’intérieur même de la Jordanie.

Pour ce faire, la perspective historique apparaît indispensable. Autour de la Jordanie, nous partons du constat de l’existence de mobilités qui préexistent au fait frontalier. À ces mobilités se sont enchâssés des exodes largement fondateurs comme celui, paradigmatique, des Palestiniens qui devinrent réfugiés en 1948, et qui sont aujourd’hui les insider / outsider de l’espace national jordanien.

Cela doit nous amener, à partir du contexte jordanien et proche-oriental, à discuter les approches transnationales des migrations de deux manières qui se recoupent :

  • Premièrement, à travers une question d’échelle, d’où la nécessité de distinguer divers registres de transnationalisme.
  • Deuxièmement, à travers la question même de la référence au cadre de l’Etat-nation que présuppose l’adjectif « national », et qui n’est pas pertinente dans tous les contextes – notamment quand, comme dans le nôtre, on est face à des espaces naguère intégrés socio-économiquement ou par des liens familiaux, et qui ont été scindés par le tracé des frontières. Il s’agirait donc de se situer sur un autre plan pour saisir d’autres cadres d’appartenance construits par les pratiques effectives des acteurs, à travers leurs passages de frontières.

Ce faisant, il s’agissait aussi lors de ce colloque de contribuer aux travaux sur la Jordanie qui invitent à se déprendre de l’image orientaliste d’une « identité jordanienne » essentialisée dans sa composante tribale et opposée à une « identité réfugiée » ; mais bien de la voir comme un espace fondamentalement traversé par les multiples pratiques d’appropriation des populations qui l’habitent ou qui l’entourent ; une problématique dont les enjeux rejoignent ceux du pôle international et interdisciplinaire Espaces, travail, mondialisation, ainsi que l’a rappelé Eric Verdeil (cf la présentation du pôle en annexe à ce texte).

Les travaux présentés lors de la journée de vendredi ont portés sur différents aspects concernant les mobilités autour de la / en Jordanie : à partir des espaces urbains (les camps de réfugiés palestiniens) et leurs frontières (Lucas Oesch et Luigi Achilli) ; à partir de questionnements portant sur l’imposition des frontières dans la région, et les effets d’entraves comme de stimulateurs de commerce informel que celles-ci ont représenté (Philippe Bourmaud) ; à partir de la présentation d’une ville, Maan, vue comme un carrefour à la fois commercial et religieux à la période ottomane (Norig Neveu) ; à partir de la question de la « famille dispersée » ou transnationale, et de la Jordanie comme centre des possibilités de rencontre (Hala Abou-Zaki).

De ces différentes présentations, plusieurs lignes directrices ont émergé.

Réplications de la frontière : les horizons de vie des réfugiés

Tout d’abord, une réflexion sur le dispositif des « lignes » frontalières (ou points frontaliers) : quels dispositifs matériels, quels ordres et quelles législations régissent le franchissement (ou le non-franchissement) de ces seuils ? Comment les frontières étatiques se sont-elles constituées, comment ont-elles été circonvenues dès leur début et comment ont-elles essaimé leurs effets dans la profondeur des territoires ? Les deux présentations de Lucas Oesch et Luigi Achilli ont abordé la production de frontières internes à la ville – celle des camps – qui sont censées représenter, matériellement ou symboliquement des différentiels (de temporalité, de statuts, nationalité, de richesse…) mais sont à l’heure actuelle de plus en plus brouillées. Lucas Oesch s’est penché sur la production et reproduction de ces frontières « internes » à travers l’angle de l’aménagement urbain. Il s’est demandé, en particulier, comment les politiques publiques contribuent à la (re)production ou au brouillage des frontières à travers non pas une stratégie mais un « dispositif » ou une série de « tactiques » d’aménagement urbain. La frontière interrogée concerne aussi celle qui sépare le camp lui-même des quartiers informels environnant, avec la question de savoir lequel est l’excroissance ou la rationalisation de l’autre. Luigi Achilli s’est quant à lui intéressé aux relations entre les mobilités dans la ville (Amman) ou dans l’Etat (la Jordanie), en tout cas à l’extérieur du camp de Wihdat, et les mobilités transnationales des réfugiés, au-delà des frontières de la Jordanie.

Deux types de frontières sont envisagées ici : les frontières aujourd’hui « internationales », celles qui séparent la Jordanie des Etats voisins (Israël et Territoires palestiniens occupés, Syrie, Arabie Saoudite, Irak) ; des frontières dites « internes », c’est-à-dire intérieures aux espaces urbains, plus ou moins visiblement marquées dans l’espace. Le questionnement est précisément celui du maintien, du renforcement ou du déplacement de ces frontières à travers deux angles d’approche différents : celle de la continuité / discontinuité des espaces et des politiques d’aménagement urbain ; celle des pratiques des acteurs, ancrées dans un faisceau de représentations que ces mêmes pratiques contribuent à transformer. Les deux communications contribuent à casser l’image de réfugiés assignés à un espace fixe et envisagé uniquement en termes de contraintes mais voient l’espace du camp comme un espace lui-même en transformation, emboîté dans d’autres espaces (urbains et nationaux), et imprégné de représentations elles-mêmes en mouvement.

Sur les deux plans de la production des espaces urbains comme des pratiques des acteurs, les deux communications mettent en évidence différentes échelles de mobilités et de production des frontières : des mobilités dans la ville / dans l’espace national jordanien et des mobilités à l’échelle « internationale » ou prenant des horizons lointains1. Comme l’a fait remarquer Eric Verdeil dans ses commentaires sur les deux interventions, ces mobilités « externes » ou « internationales » sont connectées à deux enjeux majeurs : la fondation de la famille et permettre une ascension sociale ; cette ascension sociale étant elle-même connectée à l’accès à de nouveaux espaces sociaux (sortir du camp, bâtir une villa dans un quartier chic…) et donc permet de construire des espaces intermédiaires au sein même du territoire jordanien.

Pour autant, l’existence de mobilités transnationales pour les réfugiés palestiniens ne doit pas mener à une vision de déplacements fluides et faciles à réaliser. Il faut prendre en compte la difficulté des confrontations avec les dispositifs frontaliers (difficultés à obtenir un visa, etc.) et se souvenir que ces réseaux transnationaux sur lesquels peuvent s’appuyer les réfugiés sont les effets de dispersions anciennes, éventuellement reconverties en réseaux d’opportunités – et que ces mêmes réseaux peuvent aussi conduire à bloquer des mobilités (voir l’exemple, donné par Luigi Achilli, d’un de ses informateurs, Muhannad Tibi2, que son frère souhaite voir rester dans le camp pour s’occuper de sa mère malade), avec un partage « transnational » des tâches pas toujours bien accepté ou bien vécu.

Les commentaires d’Eric Verdeil font ressortir trois orientations majeures à poursuivre :

  • L’importance de reconstituer l’histoire des mobilités liées à la dispersion régionale des Palestiniens, afin de voir comment ces mobilités passées structurent les mobilités actuelles en termes de contraintes ou d’opportunité ; et parallèlement, l’objectif de documenter les confrontations avec les dispositifs frontaliers.
  • Dans l’espace urbain, lier l’histoire de ces mobilités avec l’emboîtement des « espaces de mobilité » pour les réfugiés.
  • Mettre en rapport les mobilités internationales avec les mobilités internes à la ville ou à la Jordanie ; par là, voir comment elles se construisent conjointement et comment apparaissent avec elles des espaces ou « pays » intermédiaires.

En d’autres termes, faire varier les échelles de mobilités sur le plan spatial (comprendre comment les mobilités beyond borders s’articulent aux mobilités internes), temporel (comment les mobilités passées informent les mobilités actuelles), et celui des catégories d’appartenance. Une catégorie à reprendre pourrait être celle de « translocal », qui permettrait de désigner des types de mobilités et de pratiques en lien avec ces mobilités qui se situent régulièrement au-delà du local tout en y étant fortement ancrés.

Réappropriations des espaces frontaliers et des circuits régionaux

Un autre angle d’attaque pour aborder, dans une perspective historique, la (re)production de ces frontières et les pratiques qui s’y nouent, est d’envisager les pratiques de contournement qui supposent des familiarités transfrontalières et de la familiarité avec l’espace frontalier lui-même (l’espace en tant que tel, ou encore les acteurs qui sont partie prenantes du dispositif). Cet angle d’attaque constituait un des points focaux des présentations de l’après-midi.

Dans sa présentation sur le commerce du haschisch et sa répression pendant la période mandataire, Philippe Bourmaud s’est intéressé aux pratiques de contournement des dispositifs de sélection aux frontières, ainsi qu’aux processus de familiarisation (connaître pour contourner les et « se jouer des » frontières). Il a présenté les nouvelles entraves créées par les frontières, mais surtout, réciproquement, les possibilités nouvelles de sociabilité et d’échanges qu’elles offraient. A travers l’exemple du transit de psychoactifs illicites à la frontière transjordano-syro-palestinienne à la période du Mandat britannique, on voit que l’imposition de frontières ne s’est pas faite « d’un coup d’un seul », mais qu’ont subsisté des porosités et des circulations illicites s’appuyant, de fait, sur des sociabilités transfrontalières. Dans ce contexte, la Transjordanie apparaît comme position de repli, « ventre mou » des ordres mandataires, une position en apparence marginale, mais déjà, en réalité, centrale, et qui la rend stratégique pour l’économie régionale.

Karine Bennafla a noté, dans ses commentaires aux différents exposés, la mise en évidence d’un phénomène classique : le fait que le renforcement du contrôle frontalier, loin de produire des frontières fermées, produit au contraire des mobilités en encadrant ces dernières. Les frontières sont également des régulateurs de flux, qui passent par des villes « carrefours » comme la ville de Maan à la fin de la période ottomane présentée par Norig Neveu : un carrefour de commerce, un carrefour de pèlerinage, mais aussi un lieu d’immigration de notables palestiniens qui venaient faire des affaires. D’où l’idée, relevée par Karine Bennafla, de « circulations plurielles ».

Dispersions et connectivités : la fabrique des pays en décalage des Etats

Un autre thème abordé par cette journée concerne, plus directement, les pratiques et mobilités par delà les frontières (inter)nationales, envisagées selon deux angles distincts : à partir du camp de réfugiés palestinien pour Luigi Achilli, à partir de la famille dispersée pour Hala Abou-Zaki. Ici se pose la question de la manière de comprendre la dispersion, comme résultat d’un processus contraint mais également comme fenêtre d’opportunité. Luigi Achilli montre que les frontières du camp sont connectées à d’autres frontières, comme celles, géopolitiques et sécuritaires, qui empêcheront par exemple les réfugiés de prendre un visa pour les USA ; que le franchissement de frontières « internationales » peut être le moyen d’entamer une carrière réussie menant éventuellement à la sortie du camp. Enfin, que l’identification à un espace commun, ancien mais en grande partie imaginé (le Bilad al shâm) peut représenter un moyen pour les réfugiés palestiniens (pourtant nationaux) de se repérer dans l’espace national.

Dans le cas de la famille dispersée décrite par Hala Abou-Zaki, l’examen de destins de familles de Palestiniens répartis dans divers pays « autour de la Jordanie » permet de discuter la notion de famille transnationale, « à distance » ou dispersée à la lumière du contexte régional, et d’interroger aussi bien les représentations de la famille que celles de la nation et du nationalisme. Ce questionnement a, de fait, constitué l’un des principaux axes de la suite du colloque, dans la matinée du samedi 5 novembre. Cette matinée avait pour objectif de lancer des pistes de recherche sous la forme d’un brainstorming collectif. Ce compte-rendu n’a pas pour ambition, à ce stade, de constituer un argumentaire très structuré mais plutôt de restituer autant que possible l’esprit de nos discussions.

Entre le proche et le connu : esquisses d’une typologie du familier

Des présentations des différents intervenants ressortent trois entrées majeures autour de la Jordanie : un questionnement sur les frontières, un autre autour des circulations et déplacements, un troisième autour de la construction de territoires ou espaces familiers par ces circulations. L’enjeu était de chercher à articuler ces différentes entrées généralement pensées séparément, et de discuter de la pertinence de la focalisation sur la Jordanie – ou bien de celle d’ouvrir éventuellement à d’autres espaces.

La première réflexion a porté sur la notion même d’« espace familier » : qu’entend-on ici par familier ? Julien Bret, synthétisant les réflexions, mettait l’accent sur les deux grands ordres d’acception qu’on pouvait donner à ce qualificatif :

  • le familier au voisinage du familial, c’est-à-dire comme domaine domestique dont l’archétype serait l’unité familiale : le proche et l’immédiat, le champ de l’affect, les relations sociales caractérisées à la fois par les obligations réciproques et une possibilité de relâchement des conduites ; ce qui pourrait définir la sphère de l’intimité. Mais aussi une proximité spatiale, sociale et psychologique, pas toujours confortable : la famille constitue « d’évidence » un registre de connexion et de transnationalité pour voir ce qui s’opère à travers les phénomènes de diasporisation, dans laquelle se reconstitue encore des formes de familiarité et des liens familiaux privilégiés, mais aussi des phénomènes de sélection. Et comme c’est un enjeu « d’évidence », il convient de questionner les espaces familiers à travers les redistributions spatiales de l’institution familiale, sans les y réduire. Si le phénomène des familles transnationales est manifeste chez les Palestiniens de Cisjordanie qui ont tous de la famille en Jordanie, il n’est pas l’unique registre de familiarité régionale qui puisse caractériser la Jordanie, loin de là ;
  • le familier comme domaine du connu maîtrisable ou anticipable : cette définition cognitive du familier est tout aussi ambivalente que la première, parce qu’un espace peut être connu, reconnaissable sur plusieurs modes : la Jordanie présente au monde un visage proche-oriental familier, à tel point que les personnes familières de la Jordanie sont surprises de voir qu’au cinéma, les villes et les paysages de la région ressemblent toutes à la Jordanie (ou plutôt que la Jordanie peut efficacement évoquer tout paysage proche-oriental) – seul pays « stable » où les cinéastes puissent aller tourner.

A cet effet d’échelle de familiarité, du mieux au plus mal connu, il faut ajouter le caractère construit et la dimension d’appropriation lorsqu’on parle d’un lieu familier : ce que rappelle Julien Bret en revenant sur l’hypothèse de continuité, spatiale et temporelle, du Proche-Orient, qui conduit à considérer que toute la région semble recouvrir un caractère de familiarité pour ses habitants, en dépit d’un morcellement territorial déjà ancien ; familiarité que reconstruisent, à leur tour, à leur façon, les immigrés venus d’au-delà de cet espace.

Sur cette base, suggèrent Julien Bret et Luigi Achilli, un travail de réflexion collectif, à travers le programme de recherche envisagé, pourrait consister à cartographier les concepts et qualificatifs, tant émiques qu’étiques, qui tournent sémantiquement autour du familier (familier, domestique, confort / confortable, intime, etc.) ; et à le faire en articulation avec la construction des objets de recherche des différents chercheurs impliqués.

Le familier dans la contrainte

Le premier axe qui s’est dégagé des propositions des participants consistait à creuser l’idée que les entraves aux mobilités constituaient moins un obstacle aux processus de familiarisation avec le pays, que des circonstances construisant la familiarité. Le gouvernement jordanien met en avant l’existence propre de l’Etat, et cherche à le déprendre des influences des pays voisins, quoique nombre de ses résidents y aient leurs attaches. Vis-à-vis de ces derniers, la signification de la frontière est de renforcer l’appartenance jordanienne de ceux qui ont le passeport du pays, et d’inviter les autres à mettre de la distance entre leurs fidélités politiques et nationales et leur vie en Jordanie. C’est ce que résument divers slogans de l’Etat jordanien : « La li-l-watan al-badil ! » (non au pays alternatif / à la nation de rechange), à destination des Palestiniens de Cisjordanie ; ou « Al-Urdun awalan » (la Jordanie d’abord), mis en avant au début des années 2000 contre l’importation de la seconde Intifada, puis des divisions de l’Irak dans le royaume hachémite ; ou encore « Kulluna-l-Urdun » (nous sommes tous la Jordanie) qui affirme la volonté d’afficher une identité nationale commune malgré ses diverses composantes – à commencer par sa composante palestinienne. Instrument de sélection des voyageurs, la frontière est du même coup un lieu de familiarisation avec le pays, auquel on est invité à s’identifier, ou bien au profit duquel on est invité à faire taire ses attaches régionales.

L’Etat jordanien va ainsi à l’encontre de la constitution d’espaces familiers alternatifs au découpage frontalier officiel. Pourtant, il est patent que les mobilités, si entravées soient-elles, sont importantes aux frontières jordaniennes, ne serait-ce qu’à cause de sa centralité géographique. Et précisément, ces mobilités aux frontières contribuent à tisser les trames de pays en décalage avec le découpage entre Etats, et la réaffirmation d’une identité nationale par l’Etat jordanien à travers les slogans cités ci-dessus. La Jordanie comme Etat (bureaucratie, administration, police, personnel aux frontières…) entre en interaction (en « jeu », comme le chat joue avec la souris) avec ces pays décalés ou « autres ».

Luigi Achilli propose d’articuler la question du familier avec celle des dispositifs frontaliers et de la subjectivité politique dans les camps de réfugiés de Jordanie : il s’agirait de voir comment les nouvelles formes de mobilité, dans leur confrontation à ces dispositifs aux frontières, contribuent à produire les subjectivités politiques dans les camps et les formes d’identification, déplaçant les frontières du familier.

Véronique Bontemps propose d’envisager ces dispositifs frontaliers à partir d’une ethnographie du pont Allenby (frontière avec la Cisjordanie) et de ses procédures sécuritaires, comme quelque chose de très inconfortable mais de familier, y compris dans la présence et le travail des divers services de renseignements ; et Stéphanie Latte souhaiterait inaugurer une recherche sur la construction de la zone aéroportuaire d’Amman, à la fois zone de transit internationale où tout est fait pour produire chez le voyageur le sentiment d’être comme chez lui et d’être à l’aise, suivant des procédures familières ; et comme lieu d’un travail constant de construction de cette impression pour une autre population, celle des employés de l’aéroport, pour qui les espaces, contraintes et lieux de passage familiers ne sont pas les mêmes.

Ces deux propositions constituent potentiellement un binôme, parce qu’elles illustrent d’abord l’ambiguïté axiologique du familier, qui n’est pas nécessairement agréable, mais n’est pas non plus déroutant puisqu’il correspond à une possibilité connue d’avance ; et parce qu’elles montrent également comment le confort et l’inconfort, le sentiment d’être chez soi ou au contraire d’être dans un lieu déplaisant et à fuir, sont construits, pour partie intentionnellement.

Cette dimension construite soulève la question des modalités de l’incidence des dispositifs frontiers et de leur démultiplication dans la profondeur des pays sur la familiarisation avec le pays. Si ce processus résulte toujours en la maîtrise individuelle d’espaces, de réseaux de relations locales et de codes sociaux, ce type de connaissance est parfois un effet délibéré, recherché par les concepteurs de ces dispositifs à des fins diverses : c’est ce que l’on pourra appeler l’ingénierie du familier. Produire la familiarité avec les lieux, par la formation de paysages-types ou par les dispositifs de confort, est la tâche aussi bien des développeurs-aménageurs des camps de réfugiés que Lucas Oesch entend continuer à étudier, que des concepteurs des hôtels de santé (hôpitaux quatre étoiles qui se multiplient du fait de l’attractivité médicale de la Jordanie à travers la région) que souhaite analyser Philippe Bourmaud.

Un carrefour établi sur une superposition de familiarités

Norig Neveu propose une autre piste de réflexion autour de la notion de familiarité comme espace connu, en proposant de réfléchir sur la construction archéologique de l’espace jordanien et son recyclage dans la construction des expériences touristiques du pays. Ces deux constructions ont en commun d’impliquer des populations qui ne connaissent initialement pas directement le pays, mais qui, par la médiation de la connaissance scientifique ou du travail de mise à l’aise et de guidage des tour-operators et en amont, des concepteurs du tourisme jordanien. La familiarité n’est en définitive pas cette connaissance intime, fondée sur une proximité culturelle, qui distingue le connaisseur du pays du touriste perdu, portant sur les espaces qu’il traverse un regard de touriste, c’est-à-dire de surprise naïve ; et en Terre sainte, l’archéologue et le touriste munis de leur Bible ont, depuis le dix-neuvième siècle, constitué des prétendants à ce qu’on pourrait appeler une contre-familiarité avec le pays, des détenteurs de la seule connaissance qui importerait à qui les traverse, celles des noms et des sites associés à l’histoire et à la religion. Il faudrait voir quels sont les « pays » constitués ici dans ce dialogue (si dialogue il y a du reste !)

A travers cette réflexion sur les horizons du familier, nous cherchons à articuler un travail sur les échelles et les fréquences de migration à une interrogation sur les processus de familiarisation – qui passent par des étapes et des espaces particuliers (zones frontalières, aéroports, hôtels… mais aussi camp comme horizon d’un prétendu transitoire). Processus qu’il nous semble pertinent d’étudier à partir de la Jordanie, parce que nous partageons l’hypothèse de travail que la Jordanie était devenue la principale plaque tournante et le carrefour du Proche-Orient, idée fondée non seulement sur la possibilité, parfois incommode mais existante, d’y accéder pour tous les ressortissants de la région, mais également sur le déplacement d’un certain nombre de secteurs d’activités économiques et stratégiques vers la Jordanie depuis le début des années 2000.

Une multiplicité de formes de processus de familiarisation sont à l’œuvre et se superposent en Jordanie. Certains, comme la route du pèlerinage de La Mecque ou comme les circulations familiales, ont une longue histoire ; d’autres sont le fait de crises politiques violentes (Nakba) ; d’autres enfin dérivent d’un déplacement récent des fonctions circulatoires régionales. Le fait est que le morcellement territorial des provinces arabes de l’Empire ottoman, devenues les Etats mandataires, et l’incompatibilité de visas pour circuler entre certains de ces Etats ont renforcé la position de carrefour des Etats où tous les habitants de la région peuvent se rendre : la Jordanie, au centre du dispositif régional, est particulièrement concernée par cette superposition des circulations.

Nous avons émis l’hypothèse qu’historiquement, la Jordanie se serait substituée discrètement au Liban et surtout à Beyrouth, métropole arabe des années 1960, comme point de rencontre des populations du Proche-Orient et croisement de multiples mobilités : l’idée, qui s’appuie sur des expressions réifiées comme celle de « carrefour du Proche-Orient », est à étayer. Elle est aussi à interpréter, en réfléchissant au caractère parfois politiquement inavouable de ce qui en fait un carrefour, et en tout cas à la dissimulation du régime jordanien sur ce rôle du pays : depuis les accords de paix avec Israël en 1994, le royaume hachémite occupe une place importante dans le dispositif sécuritaire régional co-patroné par Israël et Washington. Cette situation s’est renforcée après le 11 septembre 2001 puis l’occupation de l’Irak d’avril 2003, quand la Jordanie s’est muée en sous-traitant de la violence sécuritaire et de l’économie de guerre pour l’armée américaine et son fournisseur privilégié, le Qatar. La Jordanie est devenue un point de production et de transit pour les hommes, notamment les mercenaires des compagnies américaines de sécurité engagées en Irak, pour les armes et les marchandises, pour les informations, et bientôt pour les capitaux, à mesure que les banques libanaises, quittant Beyrouth marginalisée depuis la guerre civile, se repliaient sur Amman. Cette géopolitique se superpose à l’importante présence des vagues successives de réfugiés pour faire de la Jordanie un carrefour, ou plutôt pour y relocaliser un grand carrefour régional préexistant.

En réfléchissant comparativement avec les autres carrefours et plaques-tournantes d’un grand Moyen-Orient, de Dubaï à Sanaa, il nous est apparu que l’approche comparative est pertinente, mais qu’elle ne devrait pas être poursuivie simplement par souci de la comparaison. La Jordanie devient carrefour à l’intérieur d’une histoire, celle d’un morcellement et de la naissance des Etats post-ottomans du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale. Dans cet espace, le carrefour de naguère était le Liban, qui a usé jusqu’à la corde de l’image que lui conférait cette fonction jusqu’à la Guerre civile. Etudier la translation du carrefour libanais vers le carrefour jordanien, en voyant quelles circulations se sont croisées, dans quels contextes politiques, économiques et culturels, dans chacun de ces sites, nous est apparu comme une approche possible pour concilier l’exigence de cohérence de l’objet du programme de recherche et la démarche comparatiste.

Eric Verdeil rappelle que la place de carrefour de Beyrouth est perdue, économiquement, face à un Dubaï qui devient l’emporium de l’Asie de l’ouest et de l’Afrique, le grand hub aérien, etc., toutes fonctions que Beyrouth occupait avant 1975. La déqualification de Beyrouth comme carrefour est donc aussi le résultat des logiques et de vitesse de circulation (on peut parler aussi de débits) d’hommes, de marchandises et de capitaux.

De fait, c’est la conjoncture régionale qui définit les carrefours du Proche-Orient. Ces derniers n’ont pas de fixité dans le temps. Ils se déplacent et, selon le territoire où ils se situent, ils définissent pour ceux qui sont amenés à les fréquenter les conditions de familiarisation avec cet espace, qui en font un « pays autre ».

Appendix

La Jordanie entre pays et frontières et le pôle international et interdisciplinaire : espaces, travail, mondialisation

Depuis 2009, un groupe de chercheurs appartenant à différents laboratoires de l’ISH de Lyon, praticiens de différentes disciplines, et engagés dans des recherches sur des terrains internationaux s’est constitué. Il vise à développer une réflexion croisée sur « la configuration de régimes économiques polycentriques liés à des espaces de mobilités, migratoires et circulatoires multipolaires informés par des ordres urbains et politiques à la fois locaux et globaux. » Quatre grandes thématiques ont été identifiées :

  1. Migrations, mobilités, travail et mondialisation ;
  2. Dynamiques des régimes économiques et ordres politiques pluriels ;
  3. Villes internationales et mondialisation des échanges économiques ;
  4. Individu, mondialisation et reconnaissance. Enfin, de manière transversale, une réflexion lie les questions épistémologiques et méthodologiques dans un contexte d’internationalisation de la recherche.

La journée d’étude sur la Jordanie constitue dans cette perspective une occasion d’approfondir différents thèmes. En premier lieu, en s’intéressant à cette région du monde, la journée permet de rééquilibre une approche principalement soutenue par des réflexions portant sur l’Asie orientale et méridionale d’un côté et l’Europe de l’autre. Ensuite, la problématique proposée articule plusieurs thèmes directement liés aux questions soulevées par ce groupe de recherche. L’incidence des dispositifs spatiaux que sont la ville, la frontière ou le carrefour dans leurs liens à la mobilité transnationale renvoie par exemple aux thèmes 1 et 3. Ces mobilités présupposent et en même temps construisent un ordre économique basé sur l’exploitation des différentiels frontaliers, tout en étant inscrites dans un système de détermination macroéconomique plus large qui reconfigure la région et ses liens avec d’autres espaces (thème 2). L’introduction d’une réflexion sur la scalarité du transnational, et sur l’opportunité de distinguer un transnational proche d’un transnational lointain est également très heuristique. Cette notion de proche renvoie alors à la question qui traverse toute la journée des registres du familier (le familial, le linguistique, le culturel). Sur ce dernier point, l’un des apports de la journée pourrait aussi être de nature épistémologique. On sait à quel point la réflexion critique sur l’orientalisme s’est construite à partir des expériences politiques et en même temps personnelles de l’exil et de la circulation, à partir de, et entre, pays et villes de cette région. Ainsi, la proposition d’une « cartographie des concepts et des qualifications, tant étiques qu’émiques, qui tournent sémantiquement autour du familier » représente une opportunité majeure pour le Pôle.

Notes

1 Avec ce paradoxe que ce qui est le plus proche géographiquement n’est pas nécessairement le plus accessible : pour preuve, l’impossibilité pour une majeure partie des habitants de Wihdat de se rendre en Palestine. L’intervention de Luigi Achilli montre aussi le rapport entre ces mobilités beyond borders et les mobilités dans la ville / dans l’espace jordanien, la réussite d’une carrière dans le Golfe (ou en Corée, en Chine, aux USA…) permettant une ascension sociale et éventuellement la sortie camp.

2 Nom et prénom ont été modifiés pour la publication.

References

Bibliographical reference

Philippe Bourmaud, Véronique Bontemps and Eric Verdeil, « « Au(x) pays » : espaces familiers, mobilités entravées et lien social autour de la Jordanie », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2012, 61-76.

Electronic reference

Philippe Bourmaud, Véronique Bontemps and Eric Verdeil, « « Au(x) pays » : espaces familiers, mobilités entravées et lien social autour de la Jordanie », Les Carnets du LARHRA [Online], 1 | 2012, Online since 04 avril 2025, connection on 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1154

Authors

Philippe Bourmaud

LARHRA, UMR 5190 Lyon 3

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Véronique Bontemps

Institut français du Proche-Orient

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Eric Verdeil

Pôle Espaces, travail, mondialisation ISH, Lyon

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