Rien n’est plus évident que la diversité du judaïsme et pourtant rien n’est plus difficile à accepter dans la perspective classique de l’unicité du judaïsme. Dès ses origines, le peuple juif a toujours voyagé et a souvent choisi de s’installer hors de ses attaches territoriales, hors même du royaume de Judée si âprement souhaité. Il se trouve alors confronté à d’autres cultures et l’acculturation qui en résulte prend au cours des siècles des voies d’expression extrêmement diverses. Les exemples sont nombreux et le concept de glocalisation, entendu comme alliant les tendances générales aux réalités locales, est une constante dans l’histoire du judaïsme. Peuple juif comme rhétorique religieuse, peuples juifs nés des mouvements de population, et judaïsme, ces trois expressions recouvrent des réalités différentes toutes empreintes de la complexité du fait juif. La notion de « trajectoire » pénètre de fait ce champ de réflexion tout en côtoyant sans cesse celle de l’acculturation, notion intrinsèque, voire essence même du phénomène communautaire juif. Cette multiplicité du judaïsme est souvent difficile à appréhender dans la singularité du judaïsme telle qu’elle est le plus souvent perçue par les non-juifs et souvent aussi, pour d’autres raisons, voulue par les juifs eux-mêmes.
Dès ses origines historiques, puis en raison de la dispersion dictée par Rome au premier siècle, le peuple juif, tout ou partie, s’est toujours déplacé, fruit de choix ou conséquence de contraintes. La diaspora1 décidée donc par Rome en 70, couronnant ainsi sa victoire sur la révolte juive et pensant résoudre le « problème », oblige les Juifs2 à l’adaptation de leurs traditions. Celles-ci concernent tout autant la vie quotidienne que la vie religieuse, l’une se mêlant de fait à l’autre. Elles se confrontent aux réalités imposées localement et doivent commencer à s’inscrire dans une démarche de survie en trouvant de nouvelles voies d’expression. Le temple de Jérusalem vient en l’occurrence d’être détruit. Privée de centralité religieuse et politique, la religion des Juifs se restructure faisant de cette restructuration une nécessité vitale : l’hébraïsme organisé autour du trio terre-roi-temple disparaît au profit du judaïsme centré sur la Torah et son étude3.
Les vicissitudes de l’histoire contraignent dès lors les Juifs à se déplacer d’un pays à un autre, d’une région à une autre. Mais l’image imposée du « Juif errant », née dans l’Europe médiévale, se superpose à des faits moins connus. Car, bien avant que la diaspora ne soit ordonnée par les Romains, les Hébreux d’abord, puis les Judéens et enfin les Juifs4 ont souvent fait le choix de s’installer dans des régions bien éloignées de leur terre d’origine. Citons pour exemples, la ville d’Éléphantine5 en Égypte et le nord de l’Afrique avec, plus précisément aux alentours du IIIe siècle, les provinces de la Cyrénaïque6 et de la Tripolitaine7. Des Judéens vivent aussi en Perse au VIe siècle avant J.-C., et il existe en Syrie au Ier siècle avant J.-C. deux importantes communautés juives à Antioche et à Damas. Philon d’Alexandrie avance le chiffre d’un million de Juifs habitant en Égypte, soit un huitième de la population et à Rome, au commencement du règne d’Auguste, on compte plus de huit mille Juifs. Enfin, les montants confisqués par le propréteur Flaccus collecteur des impôts, en 62, font envisager qu’au moins cent quatre vingt mille Juifs vivent en Asie Mineure à cette même époque8.
Le philosophe Abraham B. Yehoshua définit cette prédisposition : « le syndrome de l’exil », en expliquant que « le peuple juif a été conçu en exil » et, en employant une représentation symbolique, que la « Torah a été donnée au peuple dans le désert et non sur la terre d’Israël »9. C’est ainsi que pour A. B. Yehoshua la notion de peuple existe dans l’histoire juive avant la notion de peuple sur une terre. Mais voulu ou non, choisi ou non, le contact avec d’autres populations, lié à la dispersion des Juifs, crée par le fait une multitude de façons d’être juif. Cet « être juif » est souvent connu comme faisant partie d’une entité globale qui ne prend pas en compte la diversité qui la compose. L’observation et l’analyse de cette acculturation rendent compte d’une dimension cultuelle et culturelle juive qui semble sans limite et qui rencontre sans cesse la notion de trajectoire en la percutant ou en l’accostant.
La diversité des thèmes, qu’ils soient sous-jacents ou clairement exprimés dans les éléments du corpus d’archives retenu pour la présente étude, confirme l’importance d’un concept qui stigmatise l’expérience juive, un concept qui se ramifie de la manière suivante : parcours-itinéraire-trajectoire. Ces notions comme une permanence de « l’objet judaïsme », ainsi que le définit Jean-Christophe Attias10, trouvent leur écho dans les trois paramètres majeurs qui jalonnent l’histoire juive et l’histoire du judaïsme: dispersion-exil-séparation. Cette triple expérience est elle-même indissociable de la triple aspiration qu’elle nourrit : unité-rassemblement-retour. L’histoire juive est d’une certaine manière l’histoire des tensions entre ces différents paramètres et son analyse permet d’en approcher tout à la fois les aspects spirituels, poétiques, littéraires, politiques en les confrontant aux vécus des peuples et des individus.
À la fois nécessairement complémentaires et inévitablement opposées, ces tensions façonnent l’identité juive et en constituent l’essence même.
Quelques nécessaires éléments de sémantique
La simple distinction, récurrente et classique, concerne le monde juif ashkénaze11 et le monde juif séfarade12. Mais avant 1945, l’espace culturel et religieux d’un juif ashkénaze polonais vivant dans un shtetl13 ne recouvre pas la même réalité que celle d’un juif qui vit à Riga dans les pays baltes, ou que celle d’un autre vivant à Vienne, encore que leur socle commun, et c’est déjà primordial, soit leur langue : le yiddish14. Et que dire de la multitude d’horizons partagés par les Séfarades. Le terme aujourd’hui est trompeur, car il signifie Espagne en hébreu et il désigne à l’origine les juifs originaires de ce pays (expulsés en 1492) et ceux du Portugal (expulsés en 1496). C’est par extension, depuis environ 60 ans, que le terme englobe tous les juifs issus des pays méditerranéens, Maghreb inclus, et, d’une manière plus générale encore, tous les juifs vivant dans le monde musulman. Sont donc assimilés à la sphère séfarade les juifs originaires d’Irak, d’Iran, de Syrie, du Liban, du Yémen et d’Égypte alors que leurs traditions sont radicalement différentes. Tous les juifs du monde musulman sont donc aussi surnommés séfarades par facilité de langage alors que leur espace culturel et liturgique est très éloigné de celui des judéo-espagnols lui-même multiple. Mais le judaïsme ne se résume pas non plus uniquement à ces deux entités déjà multiples. Ainsi les cultures et les traditions juives d’Amsterdam, de Chine, d’Inde, de Provence, des régions du Pernambouc et d’Amazonie au Brésil, d’Éthiopie, d’Argentine ou de Tombouctou, en passant par celles de Philadelphie, de Tallinn, Livourne, Oujda ou Annaba15 témoignent toutes, à leur façon, des interrogations quasi millénaires du judaïsme tout en nous faisant percevoir les cultures du monde entier. Peuple juif de l’unité et peuples juifs de la diversité... qu’importe, tant l’ouverture au monde semble être source de survie et d’enrichissement, élément constitutif de ce que Chantal Bordes-Benayoun appelle « l’expérience de l’unité dans la diversité »16.
Et pourtant, ramener cette pluralité planétaire à la modeste échelle locale de notre secteur géographique compris entre Saône et Rhône s’avère une réalité tout à fait vérifiable.
Alors aux questions posées sur ce qu’est le judaïsme, est-ce une religion, une culture, une histoire, une mémoire ? Peut-on être un juif athée, un juif laïc, un juif historique, un juif avec une identité nationale ? Les réponses ne peuvent être ni simples ni précises tant les possibles existent, cohabitent, s’affrontent, et se retrouvent comme autant de trajectoires. Et qu’est-ce ici qu’une trajectoire humaine sinon un alignement plus ou moins continu d’expériences identitaires ? La notion de trajectoire appliquée au monde juif révèle un assemblage singulier d’expériences fondatrices souvent complexes, quelquefois paradoxales et pourtant complémentaires: l’exil, la dispersion, l’unité17. L’ordre de ces expériences est réversible et interchangeable selon le temps de l’histoire retenu pour l’étude. Si l’on considère le concept de trajectoire comme ayant nécessairement une origine de création et un point final d’impact, la trajectoire constituée par l’histoire du peuple juif apparaît nébuleuse quant à sa finalité.
Les présentes recherches examinent les pratiques juives au cours des cinquante dernières années, les facteurs identitaires et spirituels qui conduisent à la construction d’une communauté et la façon dont de nouvelles structures communautaires trouvent leur place dans le paysage juif lyonnais. Leur étude et leur analyse permettent de déterminer en quoi des évolutions sont perceptibles dans les pratiques du judaïsme à Lyon et ce à travers un corpus constitué, entre autres documents, des bulletins communautaires. Ils permettent de repérer les différents minhaggim18, ensembles de pratiques et de coutumes des communautés, leurs fonctionnements et leurs transformations. Les dimensions anthropologique et sociologique sont incluses dans la perspective de ces recherches et intégrées dans la démarche historique. Elles témoignent d’une recherche favorisant la microhistoire qui délaisse, sans la négliger, l’étude générale ou de masse, pour se rapprocher des individus. Ainsi, l’analyse est conduite dans une perspective résolument pluridisciplinaire qui seule restitue la dimension multiculturelle et où l’analyse des phénomènes d’acculturation est pertinente.
L’émergence des premiers axes de réflexion
De la diversité des questions autour de ce qu’est le judaïsme, l’historiographie rend compte. Cependant la production autour de l’évolution des pratiques et de leur constitution dans un cadre multiculturel est plus restreinte. Ce constat a permis d’investir ce champ de recherches. L’intérêt s’est porté sur l’observation des pratiques du judaïsme au cours des cinquante dernières années, sur la teneur des discours et des messages transmis, sur les facteurs identitaires et spirituels qui conduisent à la construction d’une communauté et sur la façon dont les nouvelles structures trouvent leur place dans le paysage juif lyonnais. L’étude se consacre donc à l’analyse des pratiques religieuses et communautaires à Lyon et dans l’agglomération lyonnaise entre 1945 et 2000 à travers un corpus constitué des bulletins des communautés et d’archives privées comprenant des textes de travail de deux rabbins lyonnais sur deux périodes distinctes.
Les quatre communautés les plus anciennes de Lyon et de son agglomération sont la Grande Synagogue, dite Tilsitt car située sur le quai Tilsitt- Lyon 2ème, avec l’Association du Consistoire Israélite de Lyon créée officiellement en 1857, la Synagogue Neveh Shalom ou Névé Shalom, anciennement synagogue dite de la rue Montesquieu (Consistoire Israélite Sépharade de Lyon depuis 1970) créée en 1909, la communauté de St Fons créée en 192719 et la synagogue de la Fraternité, communément appelée aujourd’hui synagogue Malherbe car localisée rue Malherbe (Consistoire Israélite de Villeurbanne) créée en 194520. À leurs côtés existent depuis les années 1980-1990 deux nouvelles communautés : la Synagogue du mouvement orthodoxe Habad-Loubavitch créée en 1986 et la Synagogue Brit hashalom de la Communauté Juive Libérale de Lyon, créée en 1990. Ces deux communautés ont la particularité d’être des communautés non-consistoriales, c’est-à-dire ne faisant pas partie des communautés gérées et répertoriées par le Consistoire central et régional21, cette institution créée par Napoléon Ier pour administrer le culte israélite disait-on alors en France.
L’identité de ces communautés est mouvante22 et leurs pratiques religieuses et communautaires changent au cours des cinquante dernières années avec comme vecteur principal de communication interne écrit, les bulletins d’informations. C’est sur eux que repose la transmission des messages et des valeurs déterminés par les instances religieuses et laïques dirigeant ces communautés. Leur étude et leur analyse permettent de déterminer en quoi des évolutions sont perceptibles dans les pratiques du judaïsme à Lyon. Les responsables de l’édition des bulletins font des choix rédactionnels en accord avec les autorités rabbiniques, dont les responsabilités sont souvent confondues et proposent aux lecteurs des articles qui révèlent l’importance qu’ils veulent accorder à certains thèmes dont le traitement diffère selon les décennies.
Messages spirituels, prescriptions de la pratique religieuse, informations culturelles et historiques, transmission d’une identité – certains diront d’une mémoire–, relais de données politiques et sociales, constituent les éléments principaux donnés aux fidèles dans les bulletins et les sermons. Ils permettent de repérer les différents minhaggim des communautés, leur fonctionnement et leur évolution en fonction des fidèles qui les fréquentent. Les minhaggim correspondent à un projet commun qui incluT le plus souvent une volonté de perpétuer et de transmettre des coutumes, des traditions, des rites, et de diffuser ou de vivre un judaïsme répondant aux attentes et aux traditions religieuses et culturelles dans lesquelles les membres de cette communauté se reconnaissent. Leur composition est-elle empirique ou répond-elle à un mécanisme ou à un processus établi ? Un des aspects fondamentaux de l’étude se propose de tenter de décrypter la façon dont ces minhaggim se constituent, ce à quoi ils répondent précisément, et de quelle manière ils sont révélateurs non pas d’une façon de vivre le judaïsme, mais bien des façons de vivre le judaïsme23. Ces transformations s’inscrivent dans un mouvement général d’évolution religieuse qui dépasse le simple cadre du judaïsme et permet de déterminer quels nouveaux chemins peuvent encore s’ouvrir, pour quelles raisons et de quelles manières.
Parmi ces lignes d’évolution citons, dans ce premier temps de construction de la réflexion, celles qui ont trait à la notion du licite et de l’illicite dans divers domaines, à l’apparition de nouvelles pratiques comme la fête de la mimouna24 (célébrant la fin de Pessah, la Pâque juive), à l’importance plus grande accordée à certaines fêtes et célébrations, aux questions de l’autorité avec le rôle du rabbin, de la place et du rôle de la femme. La dimension de l’identité religieuse sera aussi abordée afin de comprendre de quelle manière les juifs lyonnais se définissent compte-tenu de leurs origines géographiques diverses et des traditions diversifiées selon les obédiences auxquelles ils appartiennent. Se disent-ils encore prioritairement séfarade, ashkénaze, oriental, ou plutôt orthodoxe, libéral, laïc ? Les réponses marqueront peut-être, ou non, une tendance à se considérer et à se situer par rapport au choix d’une relation spirituelle plus que par l’attachement à leur origine géographique, le lien se distendant de plus en plus avec celle-ci.
La consultation d’un corpus abondant permet d’établir de nombreuses thématiques qui se révèlent dans leur complexité et leur densité. Il n’appartient pas encore de les hiérarchiser, elles sont donc ici présentées dans un ordre qui ne présage pas de leur importance réelle ou supposée que seule la poursuite du travail mettra en place.
La rivalité, tout au moins les tensions entre les communautés traditionnellement issus du monde ashkénaze, d’une part, et de la sphère séfarade, d’autre part, domine les bulletins dans les années 1960-1970, en tout cas l’un d’eux. Il ne convient pas de généraliser cette rivalité. Nombre d’articles témoignent aussi d’une volonté de tempérance afin de juguler les effets négatifs de cette ambiance délétère sur la solidarité communautaire. La cacheroute et la place qu’elle tient dans les bulletins communautaires est un des axes de réflexion permettant de voir en quoi les principes du licite et de l’illicite ainsi que l’inflation des interdits interfèrent de façon quelquefois contradictoire avec une société de plus en plus sécularisée. Si cacheroute et prescriptions attachées à la célébration des fêtes sont liées, les articles qui leur sont consacrés sont en mettre en parallèle avec l’apparition ou le développement de rites « nouveaux » tels que la hiloula25 et la mimouna.
À ces « nouvelles » coutumes qui trouvent une place dans les pages des bulletins s’ajoutent d’autres pratiques qui selon les décennies apparaissent, disparaissent et reviennent sous des formes nouvelles. C’est le cas de l’éducation des filles qui témoigne de l’importance du rôle qui leur est accordé et dont l’analyse sera pertinente. Cette question de l’éducation entre dans une problématique plus large où intervient celle des mariages mixtes, de la transmission du judaïsme, de la crainte de l’assimilation et de son corollaire récurrent : la disparition des juifs et du judaïsme. De façon régulière, les bulletins se font l’écho des mariages mixtes considérés le plus souvent comme le problème important auquel il est nécessaire de trouver des solutions. Cette régularité atteste à la fois l’importance qui lui est accordée et le fait qu’il demeure irrésolu décennie après décennie. Le thème relatif à la Shoah, ou à la guerre, ou à l’Holocauste selon le vocabulaire employé lui-même selon les décennies, est un de ces vastes sujets qui attise la réflexion et dont la place dans cette étude est légitimée par celle qu’elle occupe, selon les décennies, dans la liturgie, les pratiques rituelles et la vie communautaire.
Tout un faisceau d’autres éléments contribue aussi à la constitution de l’identité des communautés lyonnaises : la réflexion sur la refonte des pratiques synagogales, sur les choix opérés en matière de rites, de prières, de cantilation26. Ces questions primordiales n’apparaissent pas dans les pages des bulletins, ou à peine en filigrane, alors qu’elles sont souvent la substance même des offices et donc au cœur de la pratique. Le travail d’enquête ouvrira la compréhension de la mise en œuvre progressive de ces changements et d’en appréhender les enjeux. Cette volonté de rendre plus vivant, plus accessible le culte et donc le suivi des offices, est-ce un moyen de lutter contre la désaffection des synagogues dont il est commun de se plaindre, ou s’agit-il simplement de se mettre au diapason des nouveaux arrivants issus de la vague migratoire des années 1960 ?
Par ailleurs diverses décisions sont prises pour répondre aux nécessités de la pratique du judaïsme qu’il s’agit d’harmoniser face au nombre grandissant de juifs arrivés nouvellement en France en général et à Lyon en particulier : la création d’un livret familial juif, l’harmonisation de la formation et de l’accréditation des mohalim (circonciseurs), l’ouverture de nouveaux mikvaot (pluriel de mikvé, bain rituel)... Tout cela semble s’inscrire dans la détermination d’un minimum commun à respecter, dans lequel il est d’usage, voire indispensable, de se reconnaître. Ce minimum commun est quand à lui relativement facile à déterminer tant qu’il est possible pour cela de faire référence à un cadre reconnu : les textes.
L’identité juive au sens large, sa construction, ses transformations, ses mutations, sont au centre du sujet. En ce sens, l’évolution du vocabulaire est à prendre en compte dans cette diversité de la constitution identitaire. Les mots prédication, temple, baptême, communion, messe de deuil ou du souvenir sont peu à peu, dès les années 1960, remplacés par un vocabulaire plus « juif », comme Le Bulletin du consistoire (1960) l’indique : « ... dites bien désormais brit mila, ou circoncision, ou nomination (pour les filles), bar mitsva, ou téfilin, limoud ou meldar (en judéo espagnol) ou yartseit (en yiddish) ou alors anniversaire de deuil ». L’arrivée des juifs d’Algérie, qui utilisent largement les termes francisés pour indiquer les actes rituels, va paradoxalement en relancer l’usage.
D’autre part, si les textes à teneur spirituelle sont plus nombreux dans les années 1947-1970, et s’ils se raréfient au profit de documents retranscrits à l’identique d’une année sur l’autre sur les procédures qu’il convient d’appliquer lors de telle ou telle fête, peut-on en conclure qu’une certaine orthopraxie a conquis les territoires de réflexion ? Oui dans certains cas et non tant se sont ouverts depuis les années 1980-1990 les champs de possibilités avec l’émergence de nouvelles communautés et de nouveaux moyens de communication et d’information.
Les minhaggim, une trajectoire entre histoire, anthropologie et sociologie
Ce questionnement incluant la constitution des minhaggim permet de considérer les pratiques et leur signification non seulement comme des rituels, mais comme ayant un sens pour elles-mêmes tout en ouvrant l’espace du religieux à l’espace privé et à l’espace social. L’étude de l’évolution des pratiques religieuses et communautaires autorise un questionnement multiple qui s’ouvrira nécessairement sur d’autres méthodes et d’autres sources et documents27. Un questionnaire ne se substituera pas à une approche impliquant les méthodes de la sociologie participante. Cette dernière permettra d’observer les comportements et les pratiques sur le terrain. Ces dimensions anthropologiques et sociologiques sont à prendre en compte et à intégrer dans la démarche historique. Ce point de vue qui s’attache aux destins particuliers permet d’éclairer les caractéristiques du monde environnant. Il augure de l’importance des routes et des chemins de traverse qu’il s’agira de prendre afin de tenter de dresser le paysage en constante mutation des communautés juives lyonnaises.
L’étude du mode de constitution des communautés juives installées à Lyon et dans l’agglomération lyonnaise offre un terrain privilégié de réflexion. Les plus anciennes d’entre elles sont les héritières de communautés créées en suivant le rythme de l’histoire des juifs de France et des flux migratoires. À partir des années 1960 et jusqu’aux années 2000, l’éclosion de communautés nouvelles témoignent des réalités d’un monde juif pluriel qui tente de répondre à des besoins et des nécessités identitaires et spirituelles diverses. L’enjeu semble n’être plus de savoir « qui est juif ? », ainsi qu’en attestait l’usage du terme israélite, mais bien désormais « comment est-on juif ? » 28. La communauté juive, mais plus exactement les communautés juives de l’agglomération lyonnaise se présentent donc comme le microcosme d’un judaïsme contemporain qui offre à l’historien des trajectoires diverses à analyser. Dans la même perspective que le phénomène de l’acculturation du judaïsme, la diversité des trajectoires se rencontre et se côtoie dans un constant balancement entre différence et similitude, unité et dispersion, exil et destin commun. De multiples tensions existent entre les entités nationales et les entités religieuses, des tensions liées aux contradictions de leurs enjeux. Et si la déterritorialisation imprègne de fait l’histoire du judaïsme et des communautés, le cas français et plus précisément l’étude du cas lyonnais contemporain devrait apporter quelques éclairages nouveaux. Les transformations des plus anciennes communautés de Lyon, les créations de nouvelles communautés, les aspirations des juifs lyonnais seront à prendre en considération pour tracer l’évolution des pratiques religieuses et communautaires. Peut-être sera-t-il possible dans les prochaines années d’observer une mutation, une nouvelle façon d’être juif et de vivre son identité juive dans un équilibre entre des traditions identitaires générationnelles, les nécessités locales et la récupération de modes de pensée de mouvements spirituels qui ne sont pas nécessairement issus de leur champ culturel d’origine. Plusieurs voies et voix communautaires juives existent déjà à Lyon et dans son agglomération.
Chaque communauté, à sa façon, selon son histoire, ses objectifs spirituels, son implication locale et dans le monde, cherche à façonner un judaïsme qui tente de donner du sens pour ses fidèles, du sens au monde qui abrite ces communautés, au pays qui les accueille et qu’elles ont fait leur, à la ville dans laquelle elles sont nées. Les grilles d’interprétation changent, s’amenuisent, quelquefois même disparaissent, tandis que d’autres apparaissent ou s’accroissent sur la scène du religieux. Certains éléments prédominants à certaines époques et chargés de sens se « folklorisent ». Tout un patrimoine symbolique, et a fortiori religieux, dérive, s’adapte et se ré-invente au cours de ces cinquante dernières années29. « L’objet judaïsme » est mouvant et têtu, composé de concepts variés et d’expériences fondatrices et complexes, elles-mêmes générées autour d’identités diverses où l’exil, la dispersion, les territoires, mais aussi le partage, les textes, les espérances sont à mettre en regard d’une idée d’unité peut-être fantasmée.
Comment ce « fait juif », comment cet « être juif » n’en finit-il pas de fasciner, d’évoluer en de multiples formes ? Comment cet être polyforme qui se veut unique ne l’est-il pas ? Pourquoi continue-t-il de se prétendre comme faisant partie d’un seul corps ? Dans quel dessein, pour quelle perspective, messianique pour certains peut-être, humaniste pour d’autres, dans quel imaginaire cultivé à l’infini ?