Nous présentons dans cette contribution l’itinéraire de Pierre Arnal, ambassadeur de france à Caracas du 3 mars 1952 au 27 mars 1955. Nous avons privilégié la notion d’itinéraire car, comme nous le verrons, il s’agit de montrer le cheminement suivi par l’acteur dans un espace d’accueil durant une période courte. Durant ces trois années où Pierre Arnal se trouve au venezuela, il est question pour la france de rétablir son influence en Amérique latine et de renouer ses relations culturelles avec un pays dont l’économie pétrolière rayonnante attirait l’attention de toutes les grandes puissances. La période durant laquelle cet itinéraire se développe est intéressante en ce qu’elle offre de nombreux exemples de ruptures et de transitions, tant au niveau de la politique intérieure et extérieure vénézuélienne que dans les grandes lignes adoptées par la diplomatie française au Venezuela.
Cet article s’inscrit dans un cadre de recherches plus large visant l’élaboration d’une thèse qui retrace les relations politiques et culturelles franco-vénézuéliennes et leur évolution depuis 1870.
Afin de comprendre et de décrypter le type des relations que la France et le Venezuela ont établi depuis les années 1945-1947, nous nous sommes intéressés aux représentations collectives des relations franco-vénézuéliennes et à la manière dont ces représentations ont été instrumentalisées et mises au service de la diplomatie culturelle. Nos travaux de recherche s’inspirent des études menées par P. Renouvin et J.-B. Duroselle en 1964 ; revisitées depuis par les historiens de l’histoire culturelle.1 Ces études marquent un tournant dans l’histoire des relations internationales. Renouvin considère que quand bien même l’étude de l’histoire diplomatique (initiatives et intentions des gouvernements) est fondamentale à l’étude des relations entre deux États, il est plus important encore de repérer les influences qui ont orienté le cours de l’action diplomatique : « Les conditions géographiques, les mouvements démographiques, les intérêts économiques et financiers, les traits de la mentalité collective, les grands courants sentimentaux2 ». C’est ce que l’auteur définit comme « forces profondes »3.
Les correspondances de M. Arnal intéressent par leur clarté et la richesse analytique de la société vénézuélienne. En effet, elles offrent des rapports détaillés à propos des volets politique, économique et social du Venezuela. Ainsi, nous retrouvons des avis pertinents sur les possibilités d’investissement des capitaux français, sur le coût de la vie quotidienne et sur le style de vie des élites vénézuéliennes. Surtout, l’ambassadeur Arnal contribue à refonder des liens qui avaient été distendus par l’événement de la Seconde guerre mondiale. Ce dernier aspect est essentiel car il permet de démarquer l’itinéraire de ce diplomate de celui des autres ambassadeurs français en mission à Caracas. Notamment, parce que c’est lui le premier à s’atteler à la reconstruction d’une passerelle stable dans la durée : celle de la coopération culturelle institutionnalisée. Pierre Arnal offre une information complète à un moment historique crucial, tant sur le plan de la politique internationale que sur celui de la politique intérieure : la bipolarisation mondiale dans un contexte de guerre froide, la reconstruction de la France et les complications dérivées d’une volonté de décolonisation des territoires de l’Union ; la prospérité économique pour le Venezuela liée à un vaste programme de modernisation. Côté vénézuélien, les Archives du Ministère des Relations Extérieures à Caracas conservent les traces de l’intention exprimée du gouvernement français, par l’intermédiaire de son Ambassadeur, de donner cours à des projets stratégiques afin de porter un remède à la régression du prestige français et de son influence culturelle et politique au Venezuela4.
L’on observe ainsi une claire évolution dans les relations diplomatiques entretenues par la France et le Venezuela depuis l’arrivée de M. Arnal à Caracas. Cela pourrait s’expliquer, d’une part, par la conduite avisée de M. Arnal qui rend assez rapidement compte des obstacles que la France devra surmonter afin de conclure des accords économiques avec le Cabinet de Caracas. D’autre part, par la volonté déployée dans la conclusion des projets conçus dans le cadre d’une stratégie de diplomatie culturelle. Cette volonté s’est exprimée au travers de ses réalisations : l’ouverture du Lycée Pascal de Caracas, la modernisation des espaces culturels français à Caracas et la création d’un journal publié en langue française, Le Carnet de Caracas « au service de l’amitié franco-vénézuélienne ». Des initiatives de ce type seront reprises et renforcées par les successeurs de M. Arnal. La France demeure un modèle de culture et de raffinement pour les élites vénézuéliennes et Pierre Arnal sait en rendre compte de ce fait. Par ailleurs, les questions géopolitiques qui inquiètent le monde à cette époque font que les deux pays trouvent un terrain d’entente et un intérêt à la promotion de la francophonie au Venezuela.
La ligne de politique étrangère, relancée et assumée plus tard par de Gaulle (1962), poursuit comme principal objectif la coopération avec les pays du Tiers monde. La France se tourne vers les pays de l’Amérique hispanique et vers le Brésil, en considérant qu’ils font partie d’une aire culturellement proche à la France et redonnant de l’importance au concept de la « latinité ». Cette nouvelle politique prône le sentiment d’amitié que la lie la France à l’« Amérique latine » à travers la mise en place d’une aide culturelle et scientifique. Le but étant la participation des ressortissants français à la formation d’un capital humain capable de contribuer au développement de la région.
Il est tout à fait envisageable que la ligne d’action de Pierre Arnal et les informations par lui développées et transmises au Ministère des Affaires Étrangères aient été fondamentales pour la préparation des accords qui ont été conclus quelques années plus tard et qui allaient dans le sens de la coopération. En effet, ce n’est qu’après la visite du Président de Gaulle en 1964 que l’on assistera à la matérialisation des efforts déployés dans le sens de la diplomatie culturelle avec l’installation d’une Commission Mixte franco-vénézuélienne et l’engagement des négociations visant la signature d’un accord de coopération culturelle, scientifique et technique. Cet accord, finalement signé en 19745, aura permis à la France de retrouver son rayonnement dans un pays qui avait complètement basculé sous l’influence culturelle des États-Unis, principal partenaire économique du Venezuela depuis les années 1920.
Au Venezuela, comme dans d’autres pays d’ailleurs6, des initiatives individuelles avaient été prises à la faveur de l’action culturelle française par des hommes agissant de façon plus ou moins isolée. Particulièrement importante fut l’action, par exemple, des congrégations religieuses et des institutions d’enseignement par elles fondées officieusement7. Mais aussi celle des Vénézuéliens venus compléter leur formation scientifique en France dès la fin du XIXe siècle. Toutefois, ce type d’échanges s’était toujours opéré à la marge d’une politique étrangère entre les États, et impliquait rarement une participation directe des envoyés diplomatiques.
Afin de mieux comprendre l’itinéraire de Pierre Arnal, il convient donc de faire un point sur les affinités historiques autour desquelles les mondes diplomatiques vénézuélien et français tiennent leurs diverses représentations des relations entre les deux pays. Nous aborderons ensuite les actions concrètes exercées dans le sens de la diplomatie culturelle par l’Ambassadeur Arnal lors de sa mission à Caracas et nous terminerons par un exposé de ses impressions sur la réception que les Vénézuéliens réservèrent à ces réalisations.
Un bref détour historique
L’historique des relations franco-vénézuéliennes qui nous est présenté sur le site internet de l’Ambassade de France au Venezuela, met en avant la question de l’héritage des Lumières en parlant d’un type de relations caractérisées par la fidélité, l’excellence et le dynamisme8. En ce sens, un bref détour de la période abordée s’impose afin de rendre compréhensible de l’ensemble des représentations collectives mobilisées dans l’intention renforcer les liens entre la France et le Venezuela. Ces représentations envisagent les possibles points communs à ces deux Républiques « sœurs » dont la naissance fut inspirée des idées révolutionnaires.
Beaucoup d’historiens, en France et au Venezuela se sont d’ailleurs intéressés aux rapports entre le mouvement d’Indépendance hispano-américaine9 et la France10. Les précurseurs du premier, en effet, tenaient leurs idéaux de la philosophie des Lumières11 avec lesquels ils entrèrent en contact grâce à la lecture d’ouvrages qui arrivaient en contrebande et provenaient pour la plupart des Antilles. Des traductions de ces ouvrages commencèrent également à circuler dans les principales villes du Venezuela. Ces jeunes imprégnés des idées révolutionnaires et du romanticisme, complétaient généralement leur parcours à travers des voyages en Europe et aux États-Unis. Seules les classes sociales les plus privilégiées voyageaient12.
En effet, l’éducation et l’accès à la connaissance étaient réservés à une élite dont l’origine et la pureté de lignée comptaient – avec la censure, bien entendu – parmi les principales contraintes que devaient surmonter tous ceux qui aspiraient à accéder à la culture lettrée à l’époque de l’ancienne Capitainerie vénézuélienne. Les blancs étaient, d’ailleurs, les seuls autorisés à être admis à l’Universidad Real y Pontificia de Santa Rosa, inaugurée le 11 août 1725 et qui devint plus tard l’Université de Caracas.
En haut de la pyramide de l’organisation sociale coloniale se trouvaient les blancs. à l’intérieur de ce groupe, on pouvait distinguer trois sous-groupes : les « blancs-criollos » ou « mantuanos » formaient la classe dirigeante de l’économie coloniale ; leur noblesse était fondée sur leurs richesses et ils pouvaient accéder à des postes relativement importants de l’organisation politique et administrative coloniale. Venaient ensuite les « blancs-péninsulaires » qui conformaient ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la « bureaucratie coloniale » – leurs revenus procédant directement de la couronne espagnole. L’on retrouvait enfin les « blancs d’Orilla » (de bord), descendants des blancs créoles voire parfois procédant de l’union d’un blanc créole et d’une indienne. Subordonnés à l’autorité de deux groupes précédents, ils travaillaient dans le commerce et l’artisanat.
À cette contrainte d’appartenance de classe s’ajoutait, nous l’avons dit, la censure. Bohorquez-Moran explique : « Aristote et saint Thomas d’Aquin constituent les références fondamentales de l’enseignement officiel et leur mise en cause publique est tout à fait impensable. Pourtant, on lit sous le manteau Locke, Newton, Spinoza, Leibniz, Descartes, Gassendi et autres penseurs européens qui figurent en tête de la liste de livres interdits par l’Inquisition »13.
Avec la fondation de la maison commerciale Guipozcoana, les vassaux du roi Charles III pouvaient désormais faire le commerce des épices et de nombreuses autres marchandises nationales et étrangères sans limitations officielles, à l’exception des vins et des liqueurs. Les livres « français », sévèrement censurés dans la Péninsule Ibérique, commencèrent à arriver en abondance. De tels ouvrages ont enrichi de manière extraordinaire la vision culturelle des Vénézuéliens et des Américains en général. Les jeunes appartenant aux classes privilégiées de Caracas et de Mérida – villes où étaient situées les Universités royales – ont ressenti le besoin de « se mettre à jour ». Les élites créoles se sont ainsi imprégnées de l’esprit du siècle qui avait envahi toute l’Europe14. À cet égard, l’exemple du Libertador Simon Bolivar, éduqué par deux des Vénézuéliens les plus cultivés de l’époque, Simon Rodriguez et Andrés Bello, est souvent cité15. Mais celui de Francisco de Miranda dont le génie fut souvent occulté dans la Caracas du XVIIIe siècle et dont le rôle historique fut évincé par celui de Bolivar qui était d’origine mantuano, est encore plus surprenant. Miranda, un blanc d’Orilla, réussit à rayonner de son vivant avec plus de force dans les cours européennes, à Paris et à Washington16.
La note ci-dessous, préparée à l’occasion de la visite officielle du Ministre des Relations Extérieures du Venezuela à Paris en octobre 1955, confirme que le Venezuela est perçu par la France comme un pays fier de sa tradition républicaine. Elle décrit aussi le contexte dans lequel la mission du diplomate français doit se dérouler ayant comme objectif principal le rétablissement des relations avec un pays qui attire par son économie flamboyante. À cet égard la France se heurte à un obstacle majeur : l’influence dominante des États-Unis.
Au cours des 25 dernières années, l’extraordinaire développement économique du Venezuela, intimement lié et confondu avec la découverte du pétrole, est la marque saillante qui distingue ce pays des autres Républiques de l’Amérique Latine. Malgré sa récente accession à la vie économique moderne, le Venezuela, fidèle à ses traditions, et fier à juste titre de son indépendance conquise au milieu du XIXème siècle avec Simon Bolivar, a su conserver une physionomie propre en conciliant certains modes de vie souvent archaïques avec les exigences et les impératifs de la technique moderne. Grâce à la perception d’importantes redevances sur l’exploitation du pétrole [en 1954 le Venezuela venait au deuxième rang des producteurs mondiaux avec les U.S.A., avec 97 millions de tonnes], le budget de l’État, la balance commerciale et celle des Comptes accusent des rentrées excédentaires. Pour ces mêmes raisons, conjuguées avec l’impulsion donnée par le gouvernement du Général Perez Jiménez, des plans de modernisation et d’équipement dans le domaine économique et social sont en voie de réalisation. L’exploitation récente et méthodique du sous-sol, riche en minéral de fer de haute qualité, a donné naissance à une industrie sidérurgique qui pourrait, le cas échéant, se substituer aux réserves pétrolifères […].
Les relations avec la France sont cordiales. C’est à Caracas que vient de se tenir, sous la présidence de M. Pineau et de M. Maurice Faure, Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, la 4ème Conférence des Chefs de Mission en poste en Amérique Latine.
Aux Nations Unies, le Venezuela aligne le plus souvent sa position sur celle des États-Unis […]17.
À la lumière de ce témoignage, il devenait donc pertinent de s’interroger sur la portée d’une véritable influence culturelle de la France au Venezuela. Au-delà d’un imaginaire propre à la jeune République vénézuélienne – née en 1830 –, et des concepts réinventés et ré-introduits par les hommes de lettres français et hispano-américains pour se rapprocher – tels que celui de latinité –, il convenait de savoir quels étaient les liens forts entre ces deux États, de mesurer leur importance et leur visibilité. Dans quelle mesure l’influence du modèle de civilisation et de progrès français qui, depuis l’Indépendance jusqu’à la fin du XIXe siècle, a été maintes fois revendiqué par les élites vénézuéliennes désireuses de garder des affinités avec la France, a-t-il prévalu sur le modèle de modernité et de progrès provenant des États-Unis ? Or, cela sera davantage développé dans notre travail de thèse. Pour ce qui est du thème retenu pour notre contribution en revanche, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que les correspondances de M. Arnal soulèvent cette même question. L’ambassadeur lui-même s’inquiète de savoir si la France peut vraiment compter sur le sentiment d’admiration que les « frères de Bolivar »18 disent lui porter.
Lorsque M. Arnal arrive en 1952, il retrouve un pétrolier et minier en plein essor. En effet, des gisements naturels de pétrole avaient été repérés dès la fin du XIXe siècle mais ce n’est qu’avec le Reventon I que le bitume vénézuélien jaillit en abondance rendant opérationnel le puits Zumaque I (le 14 décembre 1922) et attirant la convoitise des plus prestigieuses compagnies pétrolières américaines et européennes19. Dans ses rencontres avec les membres du gouvernement et le Ministre des Relations Extérieures, il est prévenu de l’attachement que les Vénézuéliens semblent vouer à la République française. Cependant, nous le verrons, dans les faits, la France ne paraît pas exercer un rôle déterminant. Ainsi, dans le compte rendu sur les célébrations réalisées à l’occasion de la fête nationale française, l’Ambassadeur note :
Comme chaque année, le 14 Juillet a donné lieu à diverses manifestations de sympathie à l’égard de la France. Mais il semble que cette fois ces manifestations se soient faites plus nombreuses et plus chaleureuses. […] L’absence prolongée quoique toute fortuite d’un Ambassadeur de France avait semblé confirmer les milieux officiels ou autres dans leur opinion que l’influence française subissait ici une éclipse. […]. Il s’en faut de beaucoup que nous puissions aujourd’hui, trois mois après mon arrivée, nous déclarer satisfaits. Il reste dans le public beaucoup d’incompréhension, dans la presse beaucoup de préventions, contre notre pays qu’une certaine propagande jalouse persiste à représenter comme décadent et fatigué. Néanmoins notre Fête Nationale au Vénézuéla est un bon thermomètre de l’atmosphère dont notre Pays y est entouré, cette fête ayant été traditionnellement chère aux descendants de Simon Bolivar et de Francisco de Miranda. Il est donc réconfortant de constater que dans tous les milieux elle a été cette fois célébrée ou commentée dans une ambiance, semble-t-il, plus chaleureuse que l’année dernière20.
Il convient de souligner que, encore une fois, on fait référence au passé historique qui a permis de tisser les premiers liens entre deux Républiques, la française et la vénézuélienne. M. Arnal met l’accent sur le poids que les Vénézuéliens devraient accorder à la France en tant que source des idées révolutionnaires des héros de l’Indépendance vénézuélienne, Simon Bolivar et Francisco de Miranda. Toutefois, il s’agit-là plutôt d’une représentation symbolique à partir de laquelle l’on essaye de recréer des liens permanents.
Pendant tout le long de l’exercice de sa fonction à Caracas, l’ambassadeur Arnal suit la stratégie de la diplomatie culturelle au pied de la lettre. En l’espace de trois mois il réussit à envoyer à la Direction d’Amérique des informations précises et chiffrées au sujet du positionnement de la France au Venezuela. Le jour de la fête nationale lui offre l’occasion de faire le bilan sur l’évolution de l’influence française depuis son arrivée à Caracas. Désagréablement surpris par le peu d’intérêt que le 14 Juillet éveille au Venezuela, il rapporte néanmoins à son Ministère les indices d’une relative amélioration des relations entretenues par les deux pays. Malgré l’enthousiasme apparent de ses dépêches, Arnal ne dissimule pas son insatisfaction à l’égard du traitement qu’il reçoit en contrepartie des efforts déployés en matière des relations culturelles, afin de faire évoluer l’opinion publique vénézuélienne dans ces années 1950.
Note de presse du journal quotidien El Universal, Caracas, Venezuela, 14 juillet 1952 (AMAE21). © Auteur.
Toutefois, ce n’est pas tant la question culturelle qui inquiète le gouvernement français que la question relative au pétrole. En effet, la probabilité de concrétiser des accords économiques avec le Venezuela figure comme une priorité dans la stratégie française du pétrole dans les archives diplomatiques consultées. Dans une communication du 21 janvier 1952 adressée à l’Académie de la Marine, Jean de Courdier, Administrateur en Chef de la Marine, fournit des commentaires variés et abondants à propos du ravitaillement énergétique de la France ; il énumère les faits relatifs à la crise persane et ses principales incidences dans le domaine pétrolier ; il rappelle la précarité des sources du Moyen-Orient en rapportant les affaires françaises d’Abadan et d’Égypte ; et, en dehors même de l’hypothèse d’un conflit, il énonce l’intérêt majeur pour la France de s’assurer, du moins pour partie de ses besoins en pétrole brut, des sources indépendantes du Moyen-Orient22.
Cette dernière considération nous mène à la deuxième partie de notre contribution, où nous tenterons d’exposer les principaux aspects qui configurent la diplomatie culturelle et l’accueil que le gouvernement vénézuélien réserve aux œuvres culturelles de la France au Venezuela.
Le rayonnement culturel français : un enjeu de géopolitique
Alain Plantey, dans son ouvrage De la politique entre les États, principes de diplomatie, offre un bel exemple des réflexions que lui, en tant que diplomate, développe à propos de son activité, de sa carrière et des stratégies qui animent les esprits politiques de son époque. Le rôle du Général de Gaulle fut en ce sens fondamental puisque c’est lui qui met en place les règles d’une politique extérieure qui poursuit la conquête d’une place hégémonique pour la France dans le concert des grandes puissances mondiales. Le passage suivant sert à illustrer ces propos :
Selon Charles de Gaulle, en politique ou en stratégie, il n’existe pas de vérité absolue. Mais il y a les circonstances, c’est-à-dire ces événements quotidiens qui commandent la vie des peuples. La diplomatie est œuvre du temps : le succès de ses initiatives est coûteux en efforts, en délais, en approximations, l’information est difficile à réunir et lente à méditer ; les distances restent longues à franchir surtout si elles sont culturelles. La puissance est fruit de la patience23.
En ces années d’après-guerre, dans un pays situé au nord de l’Amérique du sud, le boom pétrolier et l’expérience dictatoriale quasi ininterrompue, donnaient naissance à un État providence avec des caractéristiques singulières. Les premiers essais démocratiques du Venezuela avaient déjà eu lieu en 1945, mais ils furent très écourtés par la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958). Néanmoins, malgré la dictature, le rêve providentiel de l’État vénézuélien semblait s’accomplir grâce aux richesses produites par la rente pétrolière et minière. L’entrée du Venezuela dans le mode de production capitaliste s’est faite de la main de l’ « or noir » et du fer, exploités sous la modalité de concessions pétrolières et minières.
À peu près dans le même temps, le 20 janvier 1949, le président des États-Unis Harry Truman emploie pour la première fois le mot « sous-développé ». Le Venezuela fait partie de ces pays non-industrialisés, ce qui confère à sa force de travail, majoritairement employée par l’État (fonctionnaires et forces armées) mais aussi par les compagnies pétrolières étrangères, des caractéristiques particulières. Quoi qu’il en soit, la situation politique, économique, culturelle et sociale des Vénézuéliens est désormais orchestrée par les fluctuations du marché pétrolier mondial.
Dans une lettre du 17 juillet 1952, l’Ambassade de France fait part de l’intention de son gouvernement d’ouvrir un Lycée franco-vénézuélien à Caracas pour le mois d’octobre, concurremment avec un Comité Vénézolano-Français. En ce sens, M. Arnal prie le Ministère des Relations Extérieures « de bien vouloir lui faire part des formalités requises pour l’inscription de ce nouvel Institut au Ministère de l’Éducation Nationale »24. La réponse officielle à cette requête se fait attendre puisqu’elle est datée du 14 octobre 1952. En outre, elle semblerait correspondre à une pure formalité administrative car elle ne fait que préciser l’accomplissement de la tâche ministérielle par l’énumération des informations sollicitées. Un premier bordereau aurait été, selon le Ministère des Relations Extérieures, élaboré et expédié par la Direction de l’éducation secondaire, supérieure et spéciale du Ministère vénézuélien de l’Éducation Nationale à un Comité Vénézolano-Français25. Ceci semble être confirmé par une lettre du 29 août 1952 adressée au Ministère des Relations Extérieures par le Ministre vénézuélien de l’Éducation, Simon Becerra. Dans cette lettre il certifie que l’envoi des informations requises au Comité Vénézolano-Français a déjà été réalisé. Pourtant, l’Ambassadeur de France au Venezuela n’est pas mentionné alors que c’est lui qui se trouve à l’origine des correspondances échangées. Il semblerait donc que les informations n’aient pas circulé dans le sens espéré par lui. De plus, une lettre de la Chancellerie vénézuélienne du 21 août 1952 informe l’Ambassadeur de la transmission de sa requête au Ministère de l’Éducation et s’engage à lui faire connaître la réponse dès que possible.
Faut-il croire que ce retard est dû à l’une des innombrables incompréhensions administratives qui caractérisent les institutions et les comportements des Vénézuéliens, ou à des ressemblances avec la bureaucratie administrative de tous les États ? De tels agissements expliqueraient-ils le désarroi de Pierre Arnal à l’égard des promesses tenues par le Ministre vénézuélien des Relations Extérieures, M. Gomez Ruiz, et des revendications faites par lui en faveur de la latinité lors de leur première rencontre à Caracas ? Faut-il attribuer les retards, le dédain et le manque de clarté dans les réponses envoyées à l’Ambassade française à un désintérêt de la part du gouvernement vénézuélien pour la création d’un lycée français à Caracas ? ou bien, est-ce tout simplement imputable aux vacances scolaires ?
Les correspondances archivées à Caracas sous le dossier n° 216 de l’année 195226 démentiraient l’argument d’un désintérêt de la part du gouvernement vénézuélien aux échanges culturels avec la France. Ainsi, dans une lettre du 27 juin 195227, l’Ambassadeur français informe le Ministère des Relations Extérieures de la décision de son gouvernement « d’accorder deux bourses […] à des étudiants vénézuéliens désirant terminer leurs études en France »28. Pour la désignation des deux candidats, le gouvernement français et son Ambassade à Caracas proposent la formation d’« un Comité mixte composé de délégués vénézuéliens du Ministère de l’Éducation Nationale et des professeurs de la Mission Universitaire française, [qui] se réunirait sous la présidence de l’Ambassadeur de France »29. À ces fins, le choix des dossiers se fit sous l’avis des Délégués vénézuéliens et le Ministère des Relations Extérieures fut prié de demander au Ministre vénézuélien de l’Éducation « de désigner un fonctionnaire de Son Ministère ainsi qu’un Représentant du Conseil de Réforme de l’Université […] en vue de réunir le plus tôt possible le Comité projeté »30. Pierre Arnal insiste sur l’intérêt que le gouvernement vénézuélien a « à ce que les candidatures parviennent dans le plus bref délai à Paris »31.
Le Ministère des Relations Extérieures apporte à cette proposition une première réponse dans une lettre du 18 juillet 195232. Le délai de 15 jours est bien inférieur au mois qui s’écoule entre la demande de l’Ambassade française à Caracas sur les formalités à accomplir pour la création du lycée franco-vénézuélien (17 juillet 1952) et les premières informations transmises (le 21 août 1952). Non seulement les correspondances entre les deux Ministères vénézueliens (Relations Extérieures et Éducation) sont expédiées rapidement, mais la désignation des deux fonctionnaires vénézueliens appelés à faire partie du Comité d’évaluation est faite dès la première réponse du Ministère de l’Éducation Nationale33. L’hypothèse d’un retard à la requête de M. Arnal sur les conditions nécessaires à l’ouverture d’un lycée français à Caracas à cause des vacances scolaires semble donc exclue. Il apparaîtrait plutôt que les entraves administratives posées à l’ouverture de ce lycée soient dues à une procédure bureaucratique plus longue et complexe que celle nécessaire à la désignation des bénéficiaires des bourses signalées.
Une autre explication possible à ces décalages entre la manière dont M. Arnal avait imaginé le déroulement des démarches administratives pour l’ouverture du lycée français et l’accueil effectif à sa proposition est donnée par le fait que la question culturelle, certes fondamentale, n’était pas une question prioritaire dans ce contexte des années 1950. La priorité du gouvernement français était focalisée sur la renégociation de l’accord commercial de navigation de 1936, dans l’obtention de la « Clause de la Nation la Plus Favorisée »34 et des conditions d’exportation favorables aux marchandises de luxe : notamment le champagne, les vins et cognacs. La priorité du gouvernement vénézuélien était celle d’échanger son pétrole contre les dollars et de donner cours à une politique proposée par l’intellectuel Arturo Uslar Pietri « sembrar el petróleo »35, ce qui signifie : semer le pétrole ; c’est-à-dire développer d’autres secteurs économiques, comme celui de l’agriculture, afin de sortir du modèle mono-producteur fondé sur un produit condamné à l’épuisement.
Malgré tous les retards dus, de toute évidence, au rythme naturel de fonctionnement de l’administration, le « Lycée Pascal » a ouvert ses portes pour la rentrée scolaire 1952. Aujourd’hui il est connu sous le nom de « Colegio Francia » et, comme tous les lycées français, il est conformé par des classes qui accueillent les Vénézuéliens et des classes réservées aux Français qui sont, en général, les enfants des diplomates ou des ressortissants français ayant établit leur résidence à l’étranger36.
Au-delà de ce constat, l’on remarque un sentiment de déception chez le diplomate français dans ses correspondances. M. Arnal exprime le sentiment d’avoir déployé des efforts en vain. La manœuvre culturelle sur laquelle il comptait pour réussir un rapprochement économique avec le Venezuela paraît piétiner. Trois mois se sont écoulés après l’ouverture du lycée français sans que le thème des négociations économiques soit relevé. À la suite de ces contretemps l’ambassadeur français se rendait à l’évidence, témoignant que la France n’était plus considérée par le gouvernement de Perez Jiménez comme « le » modèle culturel de « civilisation » et de progrès. M. Arnal manifeste également son agacement envers les malentendus provoqués par une attitude distante des membres du gouvernement vénézuélien :
[…] Nous attendons beaucoup. Sur toute la ligne nous sommes demandeurs.Nous poursuivons l’octroi d’une concession pétrolière de 200.000 hectares. Nous désirons la conclusion d’un accord commercial susceptible d’augmenter notre chiffre d’affaires dans cette zone-dollar. Nous voudrions faire précéder d’un accord aérien l’installation prochaine d’Air-France dans cet important secteur de la Mer Caraïbe ; enfin nous nous efforçons d’obtenir la sympathie du Venezuela comme des autres pays de l’Amérique latine sur le plan des Nations Unies où nous avons besoin de sa voix [...].
Je néglige à dessein les affaires culturelles qui ne mettent en jeu que dans une faible mesure l’action du gouvernement, aussi bien que les affaires privées dont certaines sont pourtant d’envergure et exigent l’actif concours des pouvoirs publics […]
Dès mon arrivée, je me suis donné beaucoup de mal pour essayer de placer les problèmes énumérés plus haut et sur lesquels je devais avoir à négocier, dans une atmosphère de bienveillance et d’amitié. Or si sur le plan personnel j’ai réussi à établir avec les membres du gouvernement des relations confiantes quoique distantes – distantes de leur fait - je sens que les relations officielles restent froides et cela, en premier lieu, me semble-t-il, pour des raisons purement protocolaires […]37.
Cette lettre contient également bon nombre de suggestions destinées à obtenir la satisfaction des demandes que la France présente auprès du gouvernement du Venezuela. Cependant, la situation politique intérieure du Venezuela (dictature militaire, guerre froide, priorité donnée aux accords économiques avec les États-Unis dont les conditions sont plus avantageuses), s’accordent mal avec les exigences d’une France qui manque de ressources financières et qui prétend jouer le rôle de grande puissance dans un pays où elle fait figure de pays décadent. Pierre Arnal réalise les difficultés que son gouvernement doit surmonter pour être à la hauteur des puissances anglo-saxonnes :
1° L’envoi, d’accord avec la Chambre de Commerce France-Amérique Latine et le Comité France Amérique, d’une mission d’industriels, de commerçants ou d’économistes, à l’instar de celles que la Grande Bretagne, la Belgique et la Hollande ont envoyées ici assez récemment […].
2° L’envoi d’un Navire-École, tel que le « Jeanne d’Arc » ou de tout autre navire de guerre qui toucherait la Martinique. Les Hollandais ont récemment fort bien exploité les goûts du Gouvernement de la Junte pour les choses militaires en faisant relâcher à La Guaira un destroyer de la Marine de guerre hollandaise […].
3° L’organisation par le Comité France-Amérique de réceptions spéciales en faveur de l’Ambassadeur du Venezuela à Paris, par exemple en Bourgogne (Ordre du Taste-vin) ou à Reims (visite des caves de Champagne) avec si possible participation d’une personnalité politique et de hauts fonctionnaires du Département38.
Dans une lettre du 25 août 1952, Pierre Arnal explique également l’âpre situation qu’il a dû surmonter par rapport à diverses manifestations de la presse vénézuélienne :
Il en résulte à coup sûr que notre situation est encore, ici, fort difficile et qu’à côté de solides amitiés, qui se manifestent surtout dans les milieux intellectuels ou de la société (la sympathie des femmes élégantes qui demandent toujours à Paris les mots d’ordre de la mode nous est très précieuse) nous avons encore beaucoup de détracteurs. J’ai déjà indiqué les motifs des préventions de l’opinion officielle contre nous. Attachés à un régime autoritaire et militariste, les dirigeants actuels se méfient de nos tendances libérales et du régime démocratique tel qu’il est appliqué dans l’occident de l’Europe. Il y a là l’un des éléments de leurs préjugés et de leurs critiques contre la France. J’ai eu l’occasion de dire précédemment que s’ils entrÉtiennent jalousement et non sans fanatisme le culte qu’ils ont voué à leur « Libertador » ils paraissent avoir complètement oublié les sources auxquelles ont puisé leurs grands ancêtres […]39.
Son avis à moitié exprimé sur les censures imposées par le régime militaire de Marcos Perez Jiménez en 1950 est juste. Ce gouvernement a écrasé les partis politiques vénézuéliens qui avaient obtenu leur légitimation en 1936. Comme nous l’avons déjà signalé en introduction, durant les années qui précédèrent l’arrivée de l’Ambassadeur Arnal au Venezuela, deux coups d’état eurent lieu (le premier, impulsé par le mouvement révolutionnaire civico-militaire du 18 octobre 1945 contre le gouvernement du général Medina Angarita ; le deuxième, intervenu le 24 novembre 1948, lorsque devant les exigences de l’armée vénézuélienne le Président Rómulo Gallegos, qui avait été candidat pour le parti populaire de l’Action Démocratique, s’est vu forcé à déposer sa démission.
Ces précisions nous mènent ainsi à notre dernière partie, où nous souhaiterions ébaucher un tableau comportant l’état des mentalités qui domine le paysage politique vénézuélien en ce début des années 1950, et décrire comment Pierre Arnal arrive à avoir un avis du pays plus ajusté à la réalité arrivant à la fin de ses fonctions.
Les méfiances envers une France hésitante
Les inconvénients que l’on vient d’évoquer, provoqués par une attitude, certes regrettable, de la part du gouvernement vénézuélien, semblent avoir démotivé l’ambassadeur Arnal dans son action culturelle. Néanmoins, la lecture d’une lettre estampillée « très confidentielle » du 19 août 1952 nous interpelle et nous emmène à enquêter sur la portée de la question culturelle comme une priorité politique de la Représentation diplomatique française au Venezuela. Elle offre par ailleurs des arguments pour fonder la thèse que les relations entre la France et le Venezuela se sont tissées autour des liens construits à partir d’un outil intellectuel. Selon notre point de vue, ces liens ont servi à la construction d’un « outil culturel » propice au renforcement d’un autre type de relations (commerciales et économiques). La nécessité éprouvée par les différents gouvernements qui se succèdent au Venezuela, de se démarquer des autres pays de l’Amérique Latine en tant que berceau et porteur d’idées révolutionnaires, a contribué à dessiner les contours des relations basées dans l’admiration des idées révolutionnaires et républicaines françaises et des valeurs d’indépendance. Le contexte vénézuélien et les difficultés imposées par le gouvernement militaire n’ont pas anéanti l’admiration envers la France et son influence dans les enjeux de la politique intérieure vénézuélienne.
Le peu d’intérêt que les affaires culturelles suscitaient après l’incident du lycée français est expressément constaté par M. Arnal. Il a l’impression d’avoir déployé des efforts en vain car le gouvernement vénézuélien ne paraît pas séduit par l’ouverture d’un centre d’enseignement franco-vénézuélien.
En effet, l’enthousiasme manifesté par le Ministre des Relations Extérieures vénézuélien envers l’hégémonie culturelle française et la tradition latine semble ne pas avoir dépassé le stade du discours. Les produits de luxe continuent à être appréciés des élites Vénézuéliennes mais la culture anglo-saxonne a réussi à prendre le dessus des influences en provenance de « la vieille Europe ».
Les Forces Armées vénézuéliennes avaient pris le pouvoir en 1948 dénonçant que l’Action Démocratique – premier parti politique du pays – reproduisait les vices du passé en capitalisant les résultats de la révolution de 1945 et en instaurant le sectarisme politique40. Elles procédèrent à la dissolution du parti par décret, à la clôture de tous ses bureaux, et à la suppression de toutes ses formes de corporation et de publicité41. Elles déclarèrent de manière catégorique que leur but n’était pas celui d’instaurer, ni ouvertement ni de manière dissimulée, une dictature militaire et qu’elles n’avaient pas assumé le pouvoir afin de porter atteinte aux principes démocratiques ; bien au contraire, elles déclarèrent vouloir obtenir leur application effective et, à cette fin, elles s’engagèrent à préparer des élections ouvertes à tous les citoyens, dans des conditions d’égalité42. Mais ces déclarations n’ont pas abouti à des élections libres comme la Junte l’avait promis. Le coup d’état du 24 novembre 1948 fut suivi par l’assassinat du Président de la Junte de gouvernement intérimaire le 13 novembre 1950, le lieutenant-colonel Carlos Delgado Chalbaud, ancien ministre de la Défense nationale et ami de la France43, mort dans des mystérieuses conditions. Certains témoignages de l’époque s’accordent pour dire que la disparition physique de Delgado Chalbaud aurait facilité l’ascension au pouvoir de Marcos Perez Jiménez. Le climat de la guerre froide, les hésitations politiques de la France dans le choix de son camp – atlantique ou soviétique –, et le poids encore significatif du parti communiste français, déterminèrent de la part du gouvernement militaire des réticences à l’égard du gouvernement vénézuélien.
À son arrivée au Venezuela, Pierre Arnal était dans l’impossibilité d’expliquer comment des « fanatiques au culte du Libertador44 », selon ses propres mots, dédaignent les relations avec l’État qui a été le berceau des idées inspiratrices du mouvement d’Indépendance vénézuélienne. Ce n’est que vers la fin de sa mission (1955) que ses dépêches prendront un autre ton et qu’il comprendra la portée du régime instauré.
Pour les représentants du gouvernement militaire de Marcos Pérez Jiménez, les factions d’opposition politique s’inscrivaient dans la division des familles politiques vénézuéliennes qui opposaient jadis les « godos » (conservateurs) aux « libéraux » (les rouges). La suspicion que Pierre Arnal a pu ressentir de la part d’un gouvernement caractérisé par ses persécutions politiques, par l’utilisation de la torture, par l’incarcération et la mort infligée aux représentants de l’opposition politique45, était tout à fait compréhensible. En effet, c’est au cours de sa fonction que Pierre Arnal arrive à se faire une idée claire des mentalités des membres du gouvernement militaire. Dans une note sur la politique extérieure du Venezuela rédigée pour la Conférence de Mexico du 27 septembre 1952, il informe du nationalisme outrancier des Vénézuéliens, voire des sentiments xénophobes dont il peut témoigner46. La deuxième partie de la dépêche remarque que l’un des aspects entravant le bon déroulement des projets, que le corps diplomatique français espérait développer au Venezuela, était précisément la méfiance envers toute forme de représentation trop démocratique :
À cette méfiance se rattache le dédain marqué assez souvent à l’égard de nos institutions culturelles et même de nos réalisations artistiques ou intellectuelles, l’indifférence à l’égard de notre langue, le déclin de notre influence. Dans ce domaine, bien entendu, pèsent encore d’un poids très lourd les conséquences de notre défaite de 1940, des longues années d’isolement qui l’ont suivie et le rapprochement que la guerre a amené entre les États de l’Amérique latine et les États-Unis. Dans la mesure où l’on a pris des habitudes de contact avec le grand voisin du Nord, où l’on a adopté ses habitudes, ses autos, ses frigidaires, sa technique médical et pharmaceutique, ses ingénieurs et où l’on se sent commercialement – à cause du pétrole – de plus en plus solidaire de ses grandes entreprises, on a tout naturellement beaucoup moins de tendance à cultiver les amitiés françaises. […]47.
Le bilan est assez exact. Pierre Arnal est peut-être aussi loin d’imaginer ce que se vit à l’intérieur du pays. Il méconnaît sûrement les détails des événements de l’histoire politique vénézuélienne récente et les enjeux du pouvoir, déterminés par une tradition de caudillos48. Plus important encore, l’expression d’un jugement de valeur à l’égard des institutions et du gouvernement vénézuélien ne relève pas de ses fonctions. Il n’en reste pas moins que, durant son séjour au Venezuela, il a pu se convaincre de l’ampleur de la tâche à accomplir par la France pour percer à nouveau, de manière déterminante, dans l’atmosphère politique et sociale vénézuélienne. Pour la diplomatie française le sentiment d’être confrontée à l’influence prépondérante des États-Unis l’emporte. Cette influence est facilement perceptible dans les choix qui marquent la quotidienneté vénézuélienne. Pierre Arnal fait mention des styles de vie, des biens de consommation mais également des débuts de la diffusion d’une culture de masse à l’Américaine qui, comme par tout ailleurs dans le monde – y compris en France49, se fait de plus en plus présente depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Déjà cinq ans avant son arrivée à Caracas, le Service diplomatique français avait réalisé un premier constat. En ayant envoyé à Caracas une circulaire du Service d’Information annonçant la suppression des émissions France-Presse en espagnol transmises depuis Buenos-Aires et à destination des postes de l’Amérique Latine, en raison des compressions budgétaires50 il obtint une réponse de totale indifférence. À cette circulaire, le service de Caracas répondit par un premier télégramme indiquant que les émissions de l’AFP n’avaient jamais été utilisées au Venezuela, « faute de crédits51 ». Puis, suite à une demande de précisions de la part de la Direction d’Amérique du ministère des Affaires étrangères, le Service reçoit un deuxième télégramme expliquant que les informations d’origine étrangères reproduites par les services de presse écrite et radiotéléphonique vénézuéliens étaient presque exclusivement celles distribuées par les Agences américaines UP et AP52.
Le dernier paragraphe de la dépêche du 19 août 1952 de M. Arnal est révélateur de l’importance que la France sera obligée de donner à la question culturelle pour assurer son influence au Venezuela : « Il n’y a pas lieu de se décourager […] Les succès ne seront nombreux, ni aisés ; mais il est également indéniable que nous comptons dans le pays […] de très fidèles [...] amis. Ils nous aideront […]. Il nous appartient de ne pas les décevoir »53.
Pour comprendre la véritable portée de l’action de l’Ambassadeur Pierre Arnal au Venezuela en matière culturelle, il est nécessaire de tenir compte de la situation intérieure du pays qu’il décrit de la manière suivante dans son Bilan de deux ans de mission au Venezuela : « À côté des progrès enregistrés dans le domaine de la modernisation et de la transformation du milieu physique, comme on aime ici à s’exprimer, ceux du développement de la culture apparaissent comme assez minces »54. Les réalisations françaises, bien que minces aux yeux de l’Ambassadeur Français, constituent cependant un patron de politique culturelle et seront reproduites dans les années à venir :
Nous avons à l’Université deux Professeurs, l’un de Lettres, l’autre d’Histoire de l’Art. Position privilégiée. Aucun autre pays ne dispose officiellement comme la France de chaires à l’Université de Caracas. Il faut bien se garder de laisser se perdre cette tradition. Mais la Faculté des Lettres ne compte guère que 120-150 étudiants sur 5 000, total des élèves de l’Université. Pour le grand public, nous avons créé un Centre Culturel vénézuélien-français. Cet institut n’est pas très florissant. La faute n’en est pas à son jeune Directeur, dynamique et compétent. Mais la maison qui l’abrite est totalement dénuée d’agrément. Pas de salle de Conférence, locaux minuscules dans une assez vieille villa de huit pièces55.
Les remarques à propos des styles de vie des Vénézuéliens des années 1950 et les suggestions suivantes au sujet du public que les réalisations culturelles françaises au Venezuela espèrent attirer deviennent particulièrement importantes :
Le manque de confort, le caractère un peu primitif de cette installation dans une ville où la croissance tient du prodige, où le luxe et le snobisme s’étalent, ne peut que rebuter de plus en plus le public que nous désirons atteindre. Les conférences, soirées de cinéma, qui y sont organisées n’attirent guère désormais qu’un nombre insuffisant de personnes. La bibliothèque, d’ailleurs assez pauvre, n’est pas assez fréquentée (2.000 livres prêtés en 1953). Seuls les cours de français qui réunissent 250 élèves environ justifient les dépenses assez considérables que cette maison culturelle coûte au budget du Département.
Il y aurait donc intérêt à reconsidérer la formule de notre Centre culturel, à lui trouver, bien que cela soit difficile, de nouveaux locaux aussi modernes et avenants que ceux des Centres similaires britannique et américain. Il faudra y attirer d’autres visiteurs que les membres de la colonie française [...]. C’est moins par notre langue et notre littérature que par notre art, notre peinture, nos films que nous intéresserons la Société de Caracas. La jeunesse s’est en effet depuis longtemps détournée du français au profit de l’anglais. Il faut tenir compte de cette situation et réagir contre l’abandon de notre langue. Dès mon arrivée ici, ce fut mon souci essentiel56.
Les Alliances françaises reprendront la formule des initiatives qui trouvent leur origine dans l’action de Pierre Arnal. À Mérida, à Caracas, des bibliothèques richement équipées, l’organisation d’un ciné-club et d’espaces consacrés à la promotion d’artistes, à la réalisation de concerts ainsi que des journées consacrées à la francophonie fleurissent aujourd’hui.
Les réflexions contenues tout au long du Bilan de deux ans de fonction au Venezuela de l’Ambassadeur Arnal sont accompagnées d’autres remarques tout aussi importantes relatives à la situation politique intérieure, à la politique extérieure du gouvernement de Pérez Jiménez, à la situation économique et aux informations de presse, dont nous avons déjà cité certains passages et nous continuerons à en citer, car ils permettent de confirmer nos hypothèses. Elles apportent, en effet, une vision objective, réfléchie et bien documentée sur la situation du Venezuela.
Dès la fin de ses fonctions comme Ambassadeur de la France au Venezuela, la portée des réalisations à l’initiative desquelles se trouve Pierre Arnal est fortement ressentie et appréciée. Dans un numéro du 15 février 1955 de la revue Le Carnet de Caracas « au service de l’amitié franco-vénézuélienne » et dont M. Arnal a été un important support, consacre sa première page à annoncer le départ de « l’Ambassadeur que le Venezuela regrette ».
Conclusion
La période en question est cruciale car, à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, la France a besoin de se reconstruire et de recouvrer un prestige terni par sa défaite de 1940. La production pétrolière au Venezuela est prometteuse. Le dictateur Perez Jiménez se consacre à la promotion de grandes œuvres d’infrastructure mais il est cependant tourné vers le nouvel exemple de progrès et modernité : les États-Unis, qui sont en outre les principaux acheteurs des concessions pétrolières vénézuéliennes. Il s’agit d’une période trouble où le gouvernement se trouve dans les mains des militaires ; où les méthodes de violence, torture et persécution des membres des partis politiques sont très présentes. Néanmoins, l’action de Pierre Arnal est fondamentale pour le gouvernement français car il réussit à poser les bases qui dicteront le cours d’un nouveau rapprochement franco-vénézuélien, caractérisé par des relations plus égalitaires (car la France se voit dépossédée de son statut de puissance culturelle hégémonique) et le Venezuela se trouve au sommet de son essor économique et basé sur le compromis d’un échange avantageux pour les deux États.
Au Venezuela, les nouvelles relations politiques avec la France, se réalisent ainsi sur la base d’une influence culturelle et intellectuelle qui sera concrétisée par la signature du traité de coopération scientifique signé à Caracas le 15 novembre 1974.