Noblesses et nations à l’époque moderne :

loyautés, hiérarchies et égalité du XVIe au XXe siècle

Texte

A première vue, noblesse et nation semblent être des concepts et des réalités historiques qui s’accordent peu. D’une part, la noblesse s’est longtemps pensée comme une « nation » à part entière définie par des vertus particulières, l’hérédité du sang et des droits spécifiques, mais aussi, d’autre part, comme un groupe social échappant à toute inscription et réduction nationale et dont la fréquente multinationalité s’affranchissait de la logique propre aux États. Si les exemples des familles de la haute aristocratie austro-hongroise aux assises multinationales et évoluant souverainement dans les différents pays européens confirment ce rapport distendu, d’autres familles de plus petite noblesse, notamment dans l’Est de l’Europe, se montrent en revanche tiraillées entre plusieurs loyautés dynastiques quand d’autres, la majorité en fait, n’étaient ni internationales, ni nationales, mais revêtaient une simple dimension régionale voire locale. De même, le fait que, dans le cours du XVIIIe siècle, les nobles conçoivent de plus en plus le service du souverain comme un service rendu à la nation, atteste que le rapport entre noblesse et nation, bien avant le XIXe siècle, se montre plus complexe et divers qu’on ne saurait se le représenter. Associer noblesse et nation ne va donc pas de soi et demande de casser certaines idées reçues, de s’interroger également sur ce qu’est la noblesse dans sa diversité fonctionnelle et sociologique ainsi que d’historiciser un processus fait de multiples déterminants (politiques mais aussi sociaux et confessionnels) et d’une chronologie anticipant les grandes évolutions du XIXe siècle dans la mesure où dès le XVIIe siècle l’affirmation des États modernes contraignit les noblesses à s’adapter à la nouvelle puissance des souverains. Partant du constat que l’histoire des rapports entre noblesse et nation demeure encore largement à écrire, un colloque « Noblesses et nations à l’époque moderne : loyautés, hiérarchies et égalité du XVIe au XXe siècle », s’est tenu du 22 au 24 mai 2013 à l’Institut Historique Allemand de Paris. Cette opération était le troisième colloque d’histoire de la Fondation d’Arenberg. Elle a été soutenue par la DFG-Deutsche Forschungsgemeinschaft, le Deutsches Historisches Institut Paris, la Justus-Liebig-Universität Gießen, l’Université Pierre Mendès France, le CERHIO-Centre de Recherches Historiques de l’Ouest et le LARHRA-Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes.

Organisé par Laurent Bourquin et Martin Wrede, ce colloque s’est posé comme objectif d’étudier sur le temps long, de l’époque moderne au début du XXe siècle et dans un cadre comparé, la tension entre l’identité et les valeurs nobiliaires, ainsi que les processus de construction comme d’appartenances nationales. La mission a été bien remplie, même si le cadre comparatif franco-allemand et l’époque moderne ont constitué le centre de gravité de la plupart des communications.

À l’issue des mots de bienvenue de Rainer Babel (Institut Historique Allemand de Paris) et de SAS le duc Léopold d’Arenberg (Fondation d’Arenberg) au nom des deux institutions porteuses du colloque, Martin Wrede en présenta les deux principales lignes directrices. La première consiste à savoir sur quelles bases la noblesse fondait son identité, lorsqu’elle s’auto-percevait en tant que nation distincte et comment elle transforma cette identité pour devenir une « élite » nationale. En second lieu, il s’agit également de déterminer comment la noblesse a progressivement intériorisé l’idée de nation, en tant que valeur et référence qui lui soient propres, et quelles étaient les tensions et/ou les évolutions entre loyautés dynastiques et confessionnelles préexistantes et loyauté nationale.

La première section intitulée « la noblesse en tant que nation politique et/ou race distincte » fut ouverte par la contribution d’Arlette Jouanna (texte lu en son absence) sur les débats internes à la noblesse française du XVIe siècle sur ses supposées origines germaniques. Selon A. Jouanna, la noblesse française ne s’est jamais considérée comme une « race » jusqu’à ce que les guerres de religion et les débuts de l’absolutisme monarchique ne la conduisent à se présenter comme la descendante des Francs afin de se positionner comme l’héritière des « libertés germaniques » et de la conception allemande de la monarchie. En cela, c’est non une idéologie raciale mais bien plus une idée d’antériorité et d’ancienneté qu’aurait cherché à mettre en avant la noblesse : les « bons Français » seraient ceux qui sauraient perpétuer un idéal de liberté lui-même dérivé du ferment germanique. Si l’hétérogénéité tant sociale que culturelle de la noblesse française a interdit toute généralisation de cette idéologie, il n’en demeure pas moins que les guerres de religion ont été un moment où il est apparu nécessaire à des fractions de la noblesse française de défendre leur identité par une référence à la Germanie. Qu’il y ait des « conjonctures » pendant lesquelles la noblesse cherche à se présenter comme patriotique et à afficher son appartenance nationale a également été le thème de l’intervention de Martin Wrede. À l’exemple de la haute noblesse allemande du XVIIe siècle, M. Wrede exposa combien cette noblesse a développé des voies de légitimation politique et culturelle en faisant référence à l’idée de nation. Alors que dans le premier tiers du XVIIe siècle, la haute noblesse protestante en conflit permanent avec l’empereur catholique, se réclamait de la « nation allemande » pour gagner en espace de pouvoir et de légitimité, les conjonctures tant militaires (guerres de Louis XIV) que politiques (réformes de l’Empire, émergence d’un patriotisme allemand) du dernier tiers du siècle ont au contraire conduit cette noblesse à s’identifier de plus en plus à la nation et à l’empereur afin de conserver son pouvoir et son rang. Même si ce fut de façon progressive et mouvante, la haute noblesse devint ainsi de plus en plus « allemande », et l’un des médias de cette intégration nationale fut souvent la référence aux « libertés allemandes » qui n’était néanmoins pas autre chose qu’une référence aux « libertés nobiliaires ». Pour Hans-Jürgen Bömelburg en revanche, le concept de « nation noble » si fréquemment employé par les nobles polonais autant pour définir la nation polonaise que pour se caractériser eux-mêmes, correspondrait en fait peu aux réalités tant de l’identité sociale et culturelle que de la position politique de la noblesse polonaise. Ce concept laisserait sous-tendre d’une part, la représentation d’une nation polonaise bien plus unifiée qu’elle ne l’était et, d’autre part, une union bien trop artificielle entre nation et noblesse alors que cette dernière était non seulement plurielle mais de moins en moins perçue comme l’incarnation de la nation. L’ambiguïté des relations qui lient la noblesse à l’idée de nation fut la thématique abordée par Marie-Françoise Vajda à l’exemple de la noblesse hongroise au sein de l’Empire des Habsbourg du XVIIIe siècle. En effet, les nobles hongrois se préoccupaient essentiellement de leur pouvoir local et n’exerçaient quasi-exclusivement pas de fonctions politiques locales, ce qui les fit tenir pour des « traîtres à la patrie ». Néanmoins, lors des périodes de conflits avec l’autorité centrale et notamment lors des nombreuses tensions avec l’empereur Joseph II, la noblesse hongroise ou plutôt certaines fractions d’entre elle a su assumer un rôle de représentante de la nation hongroise et de garante de ses libertés et de son identité. La communication de Ronald G. Asch a, quant à elle, permis de prendre en compte un critère supplémentaire dans l’analyse des relations entre noblesse et nation, celui de la confession et du jeu de la multiconfessionalité entre population, noblesse et autorités tutélaires. Sous l’intitulé « West Britons or Irish patriots ? », R. G. Asch exposa les modalités d’identification avec la population catholique et l’histoire du pays que la noblesse anglo-protestante, c’est-à-dire l’élite dirigeante de l’Irlande, a cherché à développer au cours du XVIIIe siècle. Plus on avance dans le cours du siècle, plus cette noblesse protestante s’identifie à la « nation irlandaise » et à sa culture, ce qui l’a alors conduit non seulement à prendre le parti de l’Irlande contre l’Angleterre mais également à tenter d’émanciper politiquement les catholiques.

La seconde section fut centrée autour de la thématique encore peu défrichée des « migrations nobles ». À l’exemple des pays bordant la mer Baltique au XVIIIe siècle, Michael North montra combien cet espace fut le lieu de fortes migrations nobiliaires mais qu’au mouvement d’intégration des nobles immigrés dans une société et un État « étranger » répondit néanmoins le maintien de relations étroites avec leur pays d’origine. Ce n’est ainsi qu’au cours du XIXe siècle, lors de la constitution des États-Nations, qu’une stricte identification nationale avec le pays d’accueil vit le jour. Une identité hybride caractérise également les nobles huguenots installés en Prusse suite à la révocation de l’Édit de Nantes. Pour Silke Kamp, lors des guerres entre la France et la Prusse ces huguenots se trouvaient dans une permanente « situation d’équilibriste » entre les deux pays et leur loyauté rentra souvent en conflit avec l’un ou l’autre, même si leur bilinguisme agit sur le long terme comme un important facteur d’intégration dans la société prussienne. La thématique de la loyauté fut également le fil rouge de l’intervention d’Anne Motta qui, à l’exemple de la noblesse lorraine du XVIIe siècle, exposa l’évolution qui la fit glisser d’une loyauté envers le souverain à une loyauté envers la nation. L’absentéisme du duc régnant et ses velléités de céder ses territoires au roi de France, firent qu’à partir des années 1660, la noblesse le considéra comme un traître et s’identifia de plus en plus avec la nation lorraine ce qui compliqua d’autant l’intégration future du duché dans le royaume de France. Que les migrations nobiliaires constituent un facteur-clef de la compréhension du rapport entre noblesse et nation est une dimension qui ressortit très nettement de l’intervention d’Olivier Chaline sur la noblesse de Bohême à l’issue de la guerre de Trente Ans. Selon O. Chaline, l’histoire de la Bohême ne saurait exclusivement se comprendre comme l’histoire de l’installation dans le pays d’une noblesse allemande étrangère, mais plutôt comme l’histoire d’un mouvement permanent d’installation, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de familles nobles d’origines diverses dont les stratégies d’intégration différaient fortement. Au fur et à mesure, ces familles s’intégrèrent économiquement, culturellement et politiquement en Bohême, entretirent des relations de plus en plus étroites avec la noblesse tchèque et s’identifièrent de moins en moins avec l’autorité et l’État des Habsbourg et de plus en plus avec la Bohême elle-même.

Cinq contributions abordèrent la thématique de « l’internationale de la noblesse à l’époque moderne ». L’exemple des « princes étrangers », c’est-à-dire de hauts aristocrates réclamant la suzeraineté de territoires souverains mais non français, permit tout d’abord à Jonathan Spangler de montrer l’importance du rôle de ces princes dans la constitution de l’identité nationale de la France du XVIIe siècle. D’une part, ils agirent comme une sorte de contrepoint au processus de centralisation et de construction de l’État national ; d’autre part, leur caractère transnational et les réseaux qu’ils s’étaient constitués en tant que diplomates et gouverneurs de régions périphériques furent également instrumentalisés au service de la monarchie et de l’autorité royale. Un processus analogue caractérise les itinéraires biographiques et sociaux des nobles flamands étudiés par Luc Duerloo dont le statut comme l’identité dépendaient de la reconnaissance fluctuante des différentes noblesses nationales. Les réseaux internationaux constituent une dimension supplémentaire dans l’analyse du rapport de la noblesse à la nation. Selon Hugues Daussy, grand tour, correspondance épistolaire et rencontres personnelles ont été autant de facteurs déterminants pour la mise sur pied au XVIe siècle d’une « internationale protestante nobiliaire ». Certes la finalité de ce réseau a fluctué dans le temps : pensé au départ pour œuvrer à la constitution d’un bloc protestant européen, il s’est mué par la suite en lobbying diplomatique cherchant à protéger les protestants des pays dans lesquels ils étaient minoritaires. Il n’en demeure pas moins que, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les nobles protestants se retrouvaient désormais unis par un sentiment de solidarité supranationale voire supra sociale dépassant le cadre national comme les loyautés à leurs souverains respectifs. Les communications de Laurent Bourquin et de Christine Lebeau exposèrent concrètement les stratégies et médias d’intégration de groupes nobiliaires étrangers dans la société et l’État de leur pays d’accueil. Deux facteurs furent particulièrement opérants pour l’intégration des nobles lorrains, flamands, allemands et italiens venus s’installer dans la province frontalière de Champagne aux XVIe et XVIIe siècles : d’une part les alliances matrimoniales conclues dans la noblesse locale qui permirent alors aux générations suivantes de mener carrière dans l’administration et l’armée et, d’autre part, les faveurs royales et notamment la reconnaissance de leur noblesse par lettres de naturalité. Pour la noblesse habsbourgeoise du XVIIIe siècle, son intégration dans l’État semble davantage relever de la politique de la monarchie comme de la réorganisation de ce même État et de la noblesse entreprise sous le règne de l’impératrice Marie-Thérèse.

La conférence du soir tenue par Bertrand Goujon sur les « Arenberg en France et en Europe au XIXe siècle », fut l’occasion de mesurer le rapport que l’une des plus célèbres familles de la haute noblesse transnationale entretint avec la nation entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale. Pour la maison d’Arenberg dont l’identité reposait pour beaucoup sur le cosmopolitisme et la multinationalité, la constitution des États-nations au XIXe siècle représenta un véritable défi. Néanmoins, au cours des générations qui se succédèrent, les Arenberg surent élaborer des stratégies certes ambivalentes et jamais définitives mais cependant pragmatiques et flexibles d’intégration dans la société et l’État national français. Les voies d’insertion nationale passèrent aussi bien par la mondanité parisienne et l’évergétisme local que par l’engagement économique et politique, les mariages dans la noblesse française et l’entrée dans les carrières civiles et militaires. La loyauté comme la relation à la France demeurèrent toutefois fragiles : les Arenberg ne renoncèrent jamais à un mode de vie cosmopolite et conservèrent des propriétés hors de France car plus important qu’une stricte identification nationale était la préservation de l’unité transnationale du lignage.

Plus globalement, le rapport de la noblesse à l’État-nation et à la construction nationale au XIXe siècle et au début du XXe siècle fut l’objet de la dernière section du colloque intitulée « Les noblesses à l’heure de la nation ». Selon Jay Smith, les débats publics qui se firent jour dans la France du dernier tiers du XVIIIe siècle sur la place à conférer à la noblesse au sein de la nation, attestent que, pour leurs auteurs, noblesse et nation n’étaient en rien des notions contradictoires. D’une part la noblesse était tenue pour une composante à part entière de la nation, et, en retour il était spécifié que toute nation avait besoin d’une noblesse. Si de tels débats ne sont en rien propres à la France et à la fin du XVIIIe siècle, ils attestent que la suppression du second ordre en juin 1790 a constitué un événement bien inattendu. Le rapport de la noblesse à la nation ne saurait néanmoins être compris sans référence aux différents modèles nationaux, souvent par ailleurs concurrents, qui ont été élaborés au cours du XIXe siècle, mais également sans référence à la diversité sociale et fonctionnelle de la noblesse. La noblesse prussienne étudiée par Ewald Frie en constitue une bonne illustration.

De l’époque de Frédéric II à la fondation de l’Empire allemand en 1871, les phases progressives de réalisation politique de l’unité allemande et les débats qui la sous-tendent ont placé cette noblesse devant le défi de s’adapter à des contextes nationaux et étatiques très différents tout comme elles ont mis au jour que le sentiment national et patriotique allemand et la loyauté envers le roi de Prusse constituaient des fidélités pas toujours compatibles. De même, l’une des spécificités de la noblesse prussienne réside dans l’importance qui, pour des raisons tant politiques que sociales et longtemps encore après la réalisation de l’unité nationale fit constamment primer son lien au roi de Prusse, fragilisant ainsi le rapport de l’ensemble de la noblesse à la nouvelle nation allemande. Si, curieusement, la période fondatrice de la création du Reich demeura insuffisamment prise en compte, la contribution d’Ewald Frie attira néanmoins l’attention sur un point fondamental, à savoir qu’il convient moins de parler du rapport de LA noblesse à la nation que des différentes fractions qui la composent. Inversement dans sa communication intitulée « la noblesse et les nations de la monarchie des Habsbourg au XIXe siècle », William Godsey passa en revue l’ensemble des différentes conceptions de la nation comme des différents niveaux mêmes de nation qui traversaient la haute aristocratie austro-hongroise. Indifférence à l’idée nationale, positions politiques centrées sur la référence à une nation, nationalisme sont ainsi autant d’attitudes et d’options représentées, même si le lien à la monarchie primait toujours sur le patriotisme national, ce qui en soi correspondait également aux intérêts tant sociaux que politiques de cette haute aristocratie. En comparant le rapport des noblesses allemande et française à la nation au cours du XXe siècle, Eckart Conze fit œuvre de pionnier tant sur le plan documentaire que méthodologique et montra que les situations historiques de départ si différentes entre les deux pays, initièrent des rapports sinon contradictoires du moins marqués de profondes lignes de partage entre l’idée nationale et leurs noblesses respectives.

La discussion finale comme les débats initiés à la fin de chaque section ont donné un aperçu à la fois solide et novateur de la thématique « noblesse et nation » tout en signalant également la nécessité d’ouvrir des pistes de recherche supplémentaires : élargir la question à l’ensemble du XXe siècle, notamment à l’après 1945, mesurer le rôle joué par les appartenances confessionnelles et le rapport entre confession des nobles et celle du souverain dans les différents États européens, davantage prendre en compte l’hétérogénéité sociale de la noblesse et ses conséquences pour la relation des nobles à l’État national et à sa construction, renforcer les études sur la thématique des migrations nobles à l’époque moderne comme au XIXe siècle, analyser le jeu entre loyauté envers le souverain et/ou envers le pays ou la nation dans lequel la noblesse se retrouvait souvent prise, et ce bien avant 1789, sont ainsi autant de futures directions de recherche ou de dimensions à préciser et expliciter.

Une publication des actes du colloque est prévue pour 2014.

Citer cet article

Référence électronique

Thierry Jacob, « Noblesses et nations à l’époque moderne : », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 18 juin 2024, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1083

Auteur

Thierry Jacob

LARHRA, UMR 5190

EHESS, Paris

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