Parler du Guépard relève de gageures.
La tâche est ardue en effet, parce qu’aborder ce roman1, c’est s’attaquer à un monument de la littérature italienne qui a non seulement fait l’objet d’une riche exégèse, mais aussi de polémiques littéraires et politiques comme d’interprétations contradictoires. C’est également s’attacher à une œuvre de fiction qui se caractérise par un souffle historique puissant et par des considérations sur les mécanismes de l’Histoire qui interpellent l’historien. La dernière gageure est de parler du roman et non du film. La précision peut paraître surprenante, mais qui peut vraiment dire que ses souvenirs de l’œuvre proviennent du roman et non de son adaptation cinématographique éponyme réalisée par Luchino Visconti et qui remporta la Palme d’or au Festival de Cannes en 1963 ? Avec Le Guépard, on est en effet confronté à un cas où le film supplante souvent le roman. Bien des gens ont vu le film et n’ont pas lu le livre, parlent du premier en croyant parler du second ou confondent les deux œuvres. Or, le film respecte certes la trame et le message du livre, mais il s’en écarte néanmoins à de nombreux égards, notamment en offrant une vision plus épique, moins nostalgique et plus militante. Si une analyse croisée des deux œuvres s’imposerait donc, nous limiterons cependant notre propos au seul roman2.
Notre lecture du Guépard est celle d’un historien. Rédigeant une thèse sur l’histoire de la noblesse prussienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce roman qui dépeint la vie d’une famille aristocratique et raconte plus globalement le déclin de la noblesse au XIXe siècle, nous parle, nous interroge, nous donne accès à des éléments de compréhension de ce qu’est la noblesse et ses « valeurs » mais suscite aussi bien des réserves quant à son message et à la représentation magnifiée de la noblesse qui est y distillée. Le but de cet article est donc de présenter une brève lecture historienne et historique du roman, une lecture orientée qui cherche non à apporter des conclusions définitives mais à contribuer au débat sur les rapports entre fiction et histoire savante dans la production de l’Histoire. Ce faisant la finalité de notre propos ne réside ni dans la traque d’éventuelles invraisemblances historiques ni dans l’estimation du niveau de fidélité de représentation de l’histoire italienne du roman. Il s’agit bien davantage de voir en quoi cette œuvre de fiction fait œuvre d’Histoire et a souvent été perçue comme telle, mais aussi comment elle peut être lue et utilisée par l’historien. Pour ce faire, trois axes d’analyse seront privilégiés. Dans un premier temps, à travers la restitution du contexte de réception du roman, il s’agira de voir comment ce roman a été considéré comme une œuvre valant Histoire avant, dans un second temps, de proposer quelques pistes de réflexion sur sa conception de l’Histoire et du temps. Enfin dans un dernier temps, nous centrerons notre propos sur la vision que propose le roman de ce qu’est la noblesse et son histoire3.
Avant d’aborder ces trois points, il convient de rappeler brièvement l’intrigue du roman, de présenter son auteur et de tenter de définir le genre littéraire de l’œuvre en question.
Le roman se déroule en Sicile entre 1860 et 1910 et met en parallèle la « grande Histoire », celle de la réalisation de l’Unité italienne et de la difficile intégration de la Sicile au nouveau Royaume, avec l’histoire d’une famille de la haute noblesse, celle des princes et princesses de Salina, qui, sous les coups de butoir de l’Histoire, s’inscrit dans une trajectoire de déclin social.
Dans les quatre premiers chapitres qui s’étendent de mai à novembre 1860, le lecteur suit la réaction de la famille et surtout celle de son chef, le prince Fabrizio4, personnage central du roman, aux événements politiques qui se succèdent à partir du débarquement en Sicile des Chemises rouges de Garibaldi pour chasser les Bourbon et réaliser l’unité de l’Italie sous l’égide de la monarchie piémontaise. Le roman présente autant les conséquences politiques et sociales des événements que la façon dont la famille Salina les perçoit, les intériorise et se positionne par rapport à eux. Le cinquième chapitre constitue une incise dont le but, à travers le récit du chapelain de la famille, le père Pironne, est d’offrir à l’auteur le moyen de disserter sur ce qu’est la noblesse. À travers une scène de bal, le sixième chapitre montre la dislocation du monde nobiliaire : commencé fastueusement sous les ors d’un palais, le bal se clôt sur le constat que ce monde vit là ses derniers instants. Au bal réel se superpose un bal social, celui du bal des élites et de leur remplacement qui s’exprime à travers le mariage de Tancredi, neveu du prince, avec Angelica, fille d’un bourgeois parvenu. Situés bien plus tard, respectivement en 1883 et 1910, les deux derniers chapitres achèvent le récit du déclin. Le septième relate la mort physique du prince Fabrizio et le huitième celle de la mort sociale de la famille à travers la description de l’existence pathétique des filles du prince, célibataires recluses ne s’occupant qu’à rassembler de fausses reliques de saints. L’anéantissement est total, c’est la « fin de tout », la fin de la noblesse et de son monde.
Par-delà la chronique du déclin d’une famille aristocratique laissant penser que l’on a affaire à un roman historique traditionnel, Le Guépard est également un roman sur l’Histoire. Par le biais d’un narrateur omniscient comme par les propos et méditations des personnages dans la narration, l’auteur y distille en effet un jugement sévère sur le Risorgimento présenté comme une révolution trahie et une fausse révolution pour une Sicile toujours dominée, tout en offrant une réflexion sur le rapport au temps, sur le sens de l’action humaine et sur la place de l’individu pris dans le maelstrom historique. Ironique, âcre et désabusé, le ton du roman ne cesse de faire résonner une présence obsédante, celle de la mort voire de la décomposition inextricablement liée au déclin de la famille Salina mais aussi et surtout au passage du temps.
Or l’auteur n’est pas un homme étranger au groupe social et au pays qu’il décrit, mais est un illustre représentant de l’aristocratie sicilienne : Giuseppe Tomasi, duc de Palma, prince de Lampedusa (1896-1957). De même, il n’est pas un écrivain professionnel : Le Guépard constitue son unique roman5, publié de surcroît de façon posthume par ses héritiers en 1958 après que le prince, emporté par la maladie, l’a achevé.
Héritier d’une riche famille aristocratique ayant connu un gros revers de fortune, Lampedusa vit comme un « grand seigneur » sans exercer d’activité professionnelle et passe son temps à lire et à dispenser des cours de littérature à un groupe de jeunes gens. Extrêmement cultivé, c’est un homme sceptique, nostalgique et fataliste, pétri d’un sentiment de supériorité sociale lui faisant porter un regard critique sur l’Histoire et sur son époque qu’il préfère contempler plutôt que de s’y engager6.
Or de tels traits de caractèreet un tel rapport au monde se retrouvent dans le personnage principal du roman qu’est le prince Fabrizio. L’auteur ne cache pas qu’il correspond au portrait de son arrière grand-père et qu’il a mobilisé souvenirs, vécu et histoire de sa famille pour écrire son roman7. Ainsi, non seulement Lampedusa écrit sur un groupe social dont il est issu, mais livre une œuvre fortement teintée d’autobiographie qu’il faut donc autant considérer comme une fiction que comme un « testament » servant à exorciser une situation personnelle. L’adéquation entre souvenirs familiaux, présupposés du roman et positionnement de l’auteur ressort clairement d’un aveu de Lampedusa :
Il y a de nombreux souvenirs personnels et la description de certains milieux est absolument authentique. […] Par rapport aux Princes de Francalanza, le point de vue est totalement différent : Le Guépard est l’aristocratie vue de l’intérieur, sans complaisance mais aussi sans les intentions pamphlétaires de De Roberto. […] Je ne voudrais pas pour autant que tu croies que c’est un roman historique ! On ne voit ni Garibaldi ni personne d’autre : le contexte est celui de 1860 ; le protagoniste, don Fabrice, exprime totalement mes idées8.
Roman historique ou roman sur l’Histoire, roman psychologique et (auto)biographique ou fresque historico-politique, œuvre de combat ou œuvre de repli ? Difficile donc voire impossible d’attribuer un genre précis au Guépard qui s’avère une œuvre inclassable aussi ambiguë que paradoxale. Si ce roman échappe donc à toute interprétation univoque, tel n’en pas toujours été le cas comme l’atteste l’histoire de sa réception.
Une fiction prise pour un traité d’Histoire : la réception du roman
En effet, s’il est aujourd’hui un classique de la littérature italienne et mondiale, une œuvre, commentée, étudiée, inscrite au programme de l’enseignement secondaire, une œuvre qui a remporté un succès tant critique (obtention du prix Stegra, équivalent du prix Goncourt, en 1959) que public (publié en 23 langues à plus d’un million d’exemplaires, il est jusqu’en 1985 le plus gros succès éditorial d’Italie)9, Le Guépard a pourtant suscité de violentes polémiques lors de sa publication faisant de ce roman l’un des « cas littéraires les plus retentissants de l’après-guerre »10.
S’il est un fait que démontre Le Guépard, c’est bien que le contexte de production et de réception d’une œuvre de fiction en détermine la lecture et la compréhension. Si l’on parle souvent aujourd’hui à l’exemple des romans qui abordent la Shoah et la Seconde Guerre mondiale du déplacement des frontières entre la fiction et l’Histoire11, il est patent de constater qu’en matière de réception de la fiction, une confusion des frontières était déjà à l’œuvre cinquante ans plus tôt. Confusion des frontières car à sa publication, Le Guépard a moins été lu comme une œuvre de fiction que comme une œuvre faisant office de leçon d’Histoire et son ambiguïté fondamentale tant de fond que de forme a été éclipsée par une critique le tenant pour un pamphlet remettant en cause l’Italie contemporaine et ses fondements politiques.
C’est ainsi qu’il faut expliquer le refus du manuscrit par plusieurs éditeurs, mais également la campagne hostile que nombre d’intellectuels de gauche ont menée contre ce livre une fois publié. Le Guépard a essuyé un fréquent refus de publication de la part d’éditeurs arguant qu’il était une œuvre « passéiste », « trop classique », et « nostalgique », et surtout située à contre-courant de toutes les préoccupations et expériences littéraires du moment (Néo-Réalisme, Nouveau roman). De plus, dans une période dominée par le magistère sinon communiste du moins de gauche, le fait que ce roman émanait d’un noble a fortement dérouté sinon rebuté tant était fort un sentiment antiaristocratique tenant la noblesse pour une relique et un « ennemi de classe ». Il a alors été commode de voir dans le roman une divagation romanesque complaisante dont la vision de l’Histoire était imputable à un conservatisme immanent à l’aristocratisme de son auteur12. Les intellectuels de gauche ont déplacé l’argumentaire mais sur le plan idéologique posant que ce roman fataliste et non moderne ne correspondait en rien aux standards de la littérature engagée et qu’il était une œuvre revancharde à contre-courant de l’idée de progrès. Les épithètes dépréciatives, négatives voire méprisantes ont ainsi fleuri à son égard : roman « réactionnaire », œuvre « nostalgique » et statique niant l’Histoire, « expression d’un milieu réactionnaire » pour la presse communiste, « un livre de droite écrit pour des gens de droite » pour l’écrivain Alberto Moravia, un roman indifférent aux préoccupations sociales et politiques de la Sicile moderne pour Leonardo Sciascia13. Signe que le roman a été jugé selon des critères autres que littéraires et comme un texte cristallisant les affrontements idéologiques des années 1950, le critique « de droite » Luigi Barzini a loué le roman parce qu’à la chronique de la déchéance de la noblesse et de ses valeurs répondait l’ascension de la bourgeoisie et de ses qualités nécessaires à la société moderne14 !
Or si toutes les critiques ne sont pas infondées, ce qui ressort nettement est que le jugement littéraire est en fait passé à l’arrière plan de jugements qui se sont focalisés sur le message historique véhiculé par le livre, et notamment sur la vision négative qu’il propose du Risorgimento, sans s’interroger sur le fait que l’on avait affaire à une fiction et non à un traité d’Histoire. Le Guépard représente ainsi un bon exemple de la force de la fiction dans la construction d’une interprétation généralisée de l’Histoire, capable de contrecarrer l’interprétation historique et/ou politique des faits. Il faut rappeler que dans l’Italie des années 1950-1960 la bataille pour l’hégémonie culturelle battait son plein. Écrivains, intellectuels et partis politiques
– notamment le Parti Communiste – s’étaient engagés dans une bataille qui comportait des interprétations fortes du Risorgimento. Considéré tant comme le moment de réalisation de l’Unité italienne que comme un moment émancipateur ayant apporté modernité, démocratie et bien être à l’ensemble des Italiens, le Risorgimento fait l’objet d’une véritable mythification, d’autant que la résistance (communiste) au fascisme en a fait une de ses références culturelles et historiques. Or comme le fait remarquer Jean-Paul Manganaro, non seulement « Lampedusa a été le premier […] à donner une vision littéraire critique du Risorgimento »15, mais plus encore il en a « dynamité » le mythe et offert une interprétation négative comme l’illustre le fameux passage du plébiscite d’octobre 1861 où le maire de Donnafugata, rallié au nouveau régime, fausse les résultats et inscrit ainsi la rhétorique positive de l’Unité italienne dans le mensonge.
Dans ce contexte, deux phrases du roman, dont l’une est devenue un aphorisme constamment cité et repris comme schème explicatif de l’Histoire, ont particulièrement retenu l’attention parce qu’elles paraissaient saboter l’image du Risorgimento et son travail de magnification, mais aussi parce qu’elles délivraient une image peu flatteuses des Italiens.
La fameuse phrase, déclinée par la suite au sein du roman, « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change »16, est extraite d’une conversation entre le prince Salina et son neveu Tancredi, prêt à trahir les Bourbons et à épouser la cause de l’Unité pour mieux stabiliser le pouvoir de la noblesse et contrôler le nouvel État italien. Pour que cette phrase prenne tout son sens, il faut lui en ajouter une seconde : « En Sicile peu importe faire bien ou mal ; le péché que nous, Siciliens, nous ne pardonnons jamais est tout simplement celui de faire »17. On le voit, brutalement, un écrivain balayait d’un revers de la main l’idéologie du Risorgimento, mais aussi la confiance dans le progrès et la transformation possible de la société et du pays. Dans un contexte d’utopies politiques fortes, de foi dans le progrès et de construction de l’Italie moderne, ces deux phrases sont apparues comme un travail de sape politique mais aussi comme une ode orgueilleuse à l’immobilisme plongeant l’Italie et ici la Sicile dans la fatalité d’un présent lié à un passé dont elle ne peut se détacher18. De plus, non seulement l’un des épisodes fondamentaux de l’Histoire italienne faisait l’objet d’une réinterprétation, mais émanant d’un noble et non d’un intellectuel de gauche d’une réinterprétation conservatrice. En « trucidant » Lampedusa par le rappel constant de son origine « féodale », la critique de gauche trouvait là un moyen pour disqualifier le roman dans son intégralité.
Il n’est alors pas surprenant que la défense du roman provienne de l’étranger. Certes comme le fait remarquer Dominique Fernandez, le succès du Guépard hors d’Italie a beaucoup à voir avec l’exotisme et la confirmation de stéréotypes sur « l’italianité »19. Néanmoins, le jugement est trop court, car ce que montrent les analyses des critiques étrangers est que ce livre ne pouvait être lu et apprécié qu’en dehors du contexte national et politique italien et en faisant abstraction des implications politiques qu’il soulevait20. En témoigne le fait que l’un des défenseurs du roman ne fut que Louis Aragon, grand écrivain certes mais également « compagnon de route » du Parti communiste français !
Dans deux articles parus dans la revue Les lettres françaises en 1958 et 195921, Aragon recentre l’interprétation du roman sur sa valeur littéraire. Non seulement il rappelle qu’« il ne faut jamais avoir la légèreté de confondre un romancier et ses personnages », mais il estime que « Le Guépard est un peu plus qu’un très beau livre, c’est un des grands romans de ce siècle, un des grands romans de toujours et peut-être (comme on pourrait le dire pour un roman français d’un roman de Stendhal, pour le roman russe d’un roman de Tolstoï) le seul roman italien ». En s’attachant à la fin du roman que « les lecteurs (ou plutôt les critiques) de gauche semblent n’avoir pas vu », Aragon montre également que loin d’être une œuvre fataliste et complaisante envers la noblesse « tout le roman n’est que le roman de la défaite des Salina […] et que ce n’est pas le sommeil de la Sicile, mais la Sicile entraînée dans le courant de l’Histoire en contradiction avec les propos de don Fabrice que nous montre Giuseppe Tomasi di Lampedusa »22. S’il réévalue l’œuvre du point de vue littéraire, Aragon ne nie pas sa capacité à « dire vrai sur l’évolution de la société », mais en tant que roman et pour ce faire, pourfend les interprétations politiquement engagées frappées de cécité. Il écrit ainsi : « pour ma part, je ne sais pas du tout ce que c’est qu’un livre de droite » et poursuit :
Est-il de droite [ = Lampedusa], et s’il l’est, qu’est-ce que cela change […] ! Mais leur œuvre [celle des écrivains de gauche], en font à mes yeux bien plus qu’un Balzac ou un prince de Palerme des réactionnaires pour cette raison qu’ils ne me permettent pas de comprendre le mécanisme du monde social où je vis, et qu’un duc de Palerme, un Balzac […], eux, tout leur art, au contraire est là, comprendre l’évolution de la société23.
Le rapport entre fiction et Histoire est ainsi remis à sa place, le roman est à lire en tant que tel, en tant que clef sur l’Histoire, mais non en tant qu’œuvre d’Histoire.
L’intervention de la figure tutélaire qu’est Louis Aragon surprend le monde intellectuel italien et va agir en faisant baisser le ton et le fond de la polémique24, même si celle-ci ne cessera jamais entièrement comme l’atteste sa reprise dans des termes quasi-identiques lors de la sortie de l’adaptation cinématographique du roman par Luchino Visconti en 196325. Le film en incarnant et en esthétisant le roman va néanmoins contribuer à le populariser et, avec le temps, à gommer sa charge idéologique.
Aujourd’hui, Le Guépard n’est plus un roman faisant polémique. Non seulement le temps a passé et produit une prise de distance ouvrant la porte à des interprétations plus posées et plurielles, mais le contexte politique et culturel a de nouveau changé pour ne pas dire qu’il s’est inversé. La « fin des idéologies », l’effondrement du magistère communiste et son remplacement par le « règne de l’individu », comme les transformations, notamment économiques, de l’Italie, ont conduit à un renversement de perspective : la charge politique et historique du roman passe désormais derrière son analyse purement littéraire et surtout biographique. Ainsi si des polémiques ont ressurgi lors de la publication de sa nouvelle traduction en français en 2007, elles n’ont plus porté sur le message politique désormais lui-même historicisé et rapporté au contexte des années 1950-1960, mais sur la valeur littéraire de l’œuvre26. De même, alors que les critiques des années 1950 renvoyaient Lampedusa avec dédain à ses origines aristocratiques, la critique littéraire s’intéresse aujourd’hui à analyser sa part biographique dans l’écriture et s’intéresse dès lors à définir l’œuvre comme « roman psychologique », « roman biographique » ou « fictionnalisation de souvenirs », ce sans charge idéologique. En témoigne le fait que la biographie de référence de Lampedusa écrite par David Gilmour en 1988 pose Le Guépard comme une œuvre centrée sur une interrogation d’ordre existentiel et explique son succès par le fait qu’il touche aux problèmes universels de la condition humaine27. Le renversement est fort pour ne pas dire qu’il est total, de l’œuvre polémique des années 1950-1960 livrant une interprétation de l’histoire de l’Italie à l’œuvre intime des années 1990-2000 centrée sur l’analyse du « moi ».
Des visions plurielles et originales du temps et des mécanismes historiques
Si la charge polémique et la vision historique passent donc aujourd’hui à l’arrière-plan des analyses du roman, il n’en demeure pas moins que la fameuse phrase « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que d’abord tout change » continue d’être interprétée comme la pierre angulaire de sa vision de l’Histoire et qu’elle est même devenue une maxime universelle abondamment utilisée autant dans les débats publiques28 que scientifiques29. Or, prise trop au pied de la lettre, elle est comprise comme une définition du mouvement de l’Histoire ou de son non-mouvement alors qu’elle se révèle être une phrase à la fois plus complexe et plus banale, mais également mal interprétée.
Nous ne nous mêlerons pas ici du débat italien et surtout de celui propre à l’histoire de la Sicile, chargé d’implications dont nous ne maîtrisons pas les tenants et aboutissants. Ce qui nous intéresse dans le cadre d’une réflexion sur la capacité de la littérature à faire Histoire et à dire l’Histoire, est de s’arrêter sur la signification et les interprétations de cette maxime.
On a vu dans cette phrase une vérité universelle sur le mouvement historique. Or, en fin de compte, cette vérité se révèle banale car qu’est-ce que l’Histoire sinon une constante dialectique entre changement/statisme, mouvement/résistance ? Seulement prise dans le contexte des années 1950 posant la foi dans le progrès et le changement, la phrase a acquis par le fait qu’elle remettait en cause une telle charge idéologique une vision alternative de l’Histoire qu’elle n’a peut-être pas. D’autre part, elle a été interprétée comme suggérant l’immobilité de l’Histoire et le fatalisme. Toute activité humaine serait de ce fait dérisoire face à la mort, garante de l’ordre des choses. Or, une telle vision semble peu compatible avec une idée de l’Histoire comme science de ce qui se détache justement du fatalisme et qui fait comprendre que l’immuable n’existe que dans la bouche de ceux qui le défendent. C’est là qu’il importe de retrouver la dimension biographique du roman comme la différence entre littérature et Histoire. Si les historiens et romanciers écrivent rétrospectivement sur le passé, les premiers ne le considèrent pas comme une évolution linéaire et irrémédiable, mais prennent toujours en compte l’ensemble des choix du possible et montrent le passé comme un processus et non comme un aboutissement. Lampedusa écrivant une œuvre exorcisant sa situation personnelle et décrivant la fin d’un monde dont il fait partie, peut à son aise considérer l’Histoire comme une fatalité et s’intéresser moins au processus en rien inéluctable et monolithique qu’à l’aboutissement, ce qui, pour lui, est tout ce qui compte.
Enfin, dernier point, si on lit le roman jusqu’à son ultime chapitre, on s’aperçoit que cette fameuse phrase a été mal comprise. Loin de montrer l’immobilité de l’Histoire, elle montre doublement l’Histoire en marche. Elle montre l’Histoire en marche en ce que tout a changé. Le dernier chapitre n’est que le récit du naufrage de la noblesse et de ses valeurs. La maxime de Tancredi se lit au début de roman comme la tentative pour maintenir le pouvoir de la noblesse, mais à la fin, elle s’est avérée factice car, comme le dit le prince : « Il avait dit lui-même que les Salina resteraient toujours les Salina. Il avait eu tort. Le dernier, c’était lui. Ce Garibaldi, ce Vulcain barbu, après tout, avait vaincu »30. Elle montre également l’Histoire en marche en ce qu’elle n’est pas l’expression de l’immobilité et du fatalisme mais du mouvement. En effet, le roman a trop été lu à travers le prisme de son personnage principal. Mais si l’on déplace la focale vers son neveu, le prince Tancredi, alors une autre histoire de la noblesse se fait jour. En épousant une riche héritière bourgeoise et la cause de l’Unité italienne pour mieux faire carrière dans le nouvel Etat et en rompant avec bien des codes de son milieu, Tancredi s’adapte aux circonstances et inscrit la noblesse dans une nouvelle trajectoire politique et sociale, même si elle ne correspond pas à celle de son oncle, trop attaché à ses fidélités d’Ancien régime. Mais ce faisant, Tancredi ne représente t-il pas autant un pan de l’histoire de la noblesse européenne du XIXe siècle, celle qui a su participer à la vie politique et renouveler ses assises et qui, de facto, est demeurée l’une des fractions du monde des élites jusqu’en 1914/1945 ?
Mais par-delà la fameuse maxime, un traitement du temps et des mécanismes de l’Histoire plus subtil mais aussi moins explicite, frappe dans ce roman. À savoir que l’Histoire, son mouvement et ses implications surgissent non des « événements » et des épisodes guerriers et politiques, mais des profondeurs des structures sociales et des rapports entre les groupes sociaux. Le Guépard livre une magistrale leçon d’Histoire sociale et culturelle, à l’approche très moderne, en ce qu’il montre en effet que les changements sont le produit d’une transformation qui est sociale avant d’être politique. À ce titre, une importance centrale revient au second chapitre qui décrit l’arrivée et la villégiature de la famille princière sur ses terres de Donnafugata, dans les profondeurs de la campagne sicilienne, à l’issue du débarquement de Garibaldi. Or, alors que l’on pourrait s’attendre à la description de l’immobilité du monde rural éloigné du mouvement de l’Histoire, c’est bien « du fief que vient l’interrogation »31 et surtout la traduction du fait que le monde a changé. Laissons parler le roman.
Au moment de l’entrée de la famille princière dans le village attendue par la foule des paysans respectueusement alignés, tout semble être resté comme avant, ce que confirme l’observation du prince :
Don Fabrizio […] était heureux. Il n’avait jamais été aussi content d’aller passer trois mois à Donnafugata […] parce qu’il aimait la maison et les gens de Donnafugata, le sentiment de possession féodale qui y avait survécu […] ‘Il n’y a rien à dire, tout est comme avant, mieux qu’avant, même.’32
Mais très vite apparaît que, finalement, tout a changé, sans que cela soit pour autant perceptible de façon explicite. Ainsi, à l’issue de la messe d’accueil, le prince : « s’adressant aux autres ( = la foule), ajouta : ‘et après le dîner, nous serons heureux de voir tous nos amis’. Donnafugata commenta longuement ces derniers mots. Le prince qui avait trouvé le village inchangé, fut en revanche trouvé très changé, lui qui n’aurait jamais auparavant utilisé des mots si cordiaux ; et à partir de ce moment commença, invisible, le déclin de son prestige »33. Peut-il y avoir de meilleure traduction du dilemme et de la perte d’autorité que vit la noblesse du XIXe siècle : qu’elle conserve sa morgue et fasse semblant de ne pas attacher d’importance aux événements, alors on l’estime dépassée et condamnée par l’Histoire, qu’elle fasse au contraire preuve d’ouverture et donne des gages à l’Histoire, alors elle est jugée en perte de vitesse et n’étant plus ce qu’elle était. Une parole en apparence anodine, mais rapportée à des événements antérieurs agit plus que les événements eux-mêmes.
La description de cette perte d’autorité et du travail de sape de l’Histoire se poursuit quelques pages plus loin lors de la réception des notables locaux au dîner, dîner auquel est convié don Calogero Sedara, maire de Donnafugata rallié au nouveau régime, bourgeois cupide et inculte, mais en pleine ascension sociale et économique :
‘Papa, don Calogero est en train de monter l’escalier. Il est en frac !’ […] Le prince au contraire ne rit pas, lui à qui, il faut le dire, la nouvelle fit plus d’effet que le bulletin du débarquement à Marsala. Ce dernier avait été non seulement un événement prévu, mais aussi lointain et invisible. À présent, sensible comme il l’était aux présages et aux symboles, il contemplait la Révolution en personne dans ce nœud papillon blanc et cette queue-de-pie noire qui montaient l’escalier de sa maison. Non seulement, lui, le Prince, avait cessé d’être le plus grand propriétaire de Donnafugata, mais il se voyait aussi contraint de recevoir en costume d’après-midi un invité qui se présentait, à bon droit, en habit de soirée34.
En une phrase est non seulement donnée à voir l’une des grandes transformations sociales du XIXe siècle, à savoir le remplacement de « la noblesse » par « la bourgeoisie », mais également, la façon dont les acteurs perçoivent les conséquences de l’Histoire, le prince prenant conscience du bouleversement à l’œuvre non par le débarquement de Garibaldi, mais par l’arrivée d’un notable dans une tenue certes inappropriée mais attestant les nouvelles puissance et ambition de la bourgeoisie.
L’épisode se poursuit les jours suivants avec l’annonce du mariage de Trancredi, neveu désargenté mais ambitieux du prince, avec la belle Angelica, fille de Sedara, alors que tout le monde attendait qu’il épouse Concetta, l’une des filles de la famille princière. Cet épisode fait alors éclater la famille et son unité et renforce son « déclassement », le prince étant contraint de demander la main de la fille du bourgeois pour le compte de son neveu et non l’inverse. Le renversement de situation est fort et cet épisode fera d’ailleurs dire à Visconti que, somme toute : « Le Guépard, c’est l’histoire d’un contrat de mariage »35 !
L’immobilité apparente du début du chapitre s’est avérée fallacieuse, l’Histoire est bien en mouvement mais dans les profondeurs des transformations sociales et économiques et non dans l’explicite de ses soubresauts politiques. La conclusion est tirée par le prince Fabrizio qui, dans l’une de ses nombreuses introspections, entrevoit ce qui est en marche : « La journée avait été mauvaise […] Le frac de don Calogero, les amours de Concetta, l’engouement évident de Tancredi, sa propre pusillanimité, jusqu’à la beauté menaçante de cette Angelica. De mauvaises choses, des petites pierres qui courent et qui précèdent l’éboulement »36. Davantage donc que la fameuse maxime, c’est ce traitement complexe du temps et de ses mécanismes comme la façon dont les acteurs « intériorisent » l’Histoire qui, à notre sens, donnent toute son originalité et sa puissance de la conception de l’Histoire au roman. Reste que cette conception est pour beaucoup centrée sur la noblesse.
Une clef d’accès au monde nobiliaire : un roman entre incarnation et mythification de la noblesse
La lecture la plus évidente du roman, surtout de la part de l’historien de la noblesse que nous sommes, est celle qui relève de la description de ce groupe social. Il faut bien l’avouer, une attitude d’émerveillement a accompagné nos lectures du livre parce que nous y trouvions ce que nous cherchions nous-même à comprendre et à définir. À l’instar de Natalie Zemon Davis qui voyait dans la réalisation d’un film sur le personnage de Martin Guerre, un extraordinaire laboratoire pour l’historien, nous avons lu et compris Le Guépard à la fois comme un roman offrant une représentation de la noblesse telle que la littérature est capable de créer, libérée comme elle est de la rigoureuse contrainte documentaire, mais également comme un témoignage « de l’intérieur », l’auteur du roman étant inséparable de son origine sociale et d’un monde qu’il tente de faire revivre une dernière fois par le truchement de la fiction. Le Guépard est tout cela, car il offre une restitution, une incarnation et une interprétation de la noblesse extrêmement fine, imagée, générale et précise, laissant l’historien admiratif car le roman donne accès à ce que lui-même cherche souvent laborieusement à restituer à travers le travail d’archives. Il faut également ajouter que ce roman qui donne une vision si fine de l’histoire de la noblesse a été écrit dans les années 1950, à une époque où l’historiographie savante ne se préoccupait pas ou peu de faire l’histoire de la noblesse et, prise comme elle était entre les paradigmes marxistes et libéraux, la renvoyait à un statut de relique de l’Ancien Régime dans la société moderne. Deux aspects principaux ressortent plus particulièrement, celui de la reconstitution du mode de vie nobiliaire d’une part, et celui de la définition culturelle de la noblesse d’autre part. Or, ce sont là deux dimensions centrales de la recherche historique sur la noblesse qui permettent que, dans un premier temps d’analyse, travail littéraire et travail historique soient associés.
La dimension centrale liée à la noblesse dans le roman est celle de la famille. Le premier chapitre du livre y est entièrement consacré : figure centrale du chef de famille, autorité paternelle, hiérarchie des enfants selon le rang de naissance et le sexe, rapports entre les générations, soumission/rébellion vis-à-vis de l’autorité paternelle, mais également tableau d’une vie de famille partagée entre services religieux, repas, oisiveté, parties de chasse, bal et somptueux décorum. Et si en parlant de sa famille, le prince Salina emploie plusieurs fois le terme de « Maison », c’est bien de la maison aristocratique dont il s’agit ici, car la famille nucléaire s’élargit à tout un monde, celui de la domesticité, du chapelain, des intendants et des obligés. Si Lampedusa compose donc un tableau précis et exhaustif de la famille nobiliaire et en offre un modèle, c’est néanmoins un modèle qui trouve ses limites en ce qu’il parle de la haute et riche aristocratie, donc d’une fraction de la noblesse au sein de la noblesse et non de son intégralité. Le quotidien de bien des familles de petite noblesse s’en écartait à bien des aspects et le modèle ne vaut donc que pour cette fraction aristocratique dont Lampedusa est originaire.
Second aspect tout aussi fondamental pour l’historien de la noblesse, « les maisons, les objets, les choses » pour reprendre l’intitulé de Christiane Michel37, revêtent une dimension centrale et constituent des personnages à part entière du roman. Elles occupent une importance fondamentale dans le roman, non parce qu’elles constituent le cadre de vie de la noblesse, mais parce qu’elles traduisent son rapport au monde et symbolisent sa pérennité, sa perpétuation, ses modes d’éducation et ses valeurs. Ici les historiens des années 1990-2010 et Lampedusa ne peuvent que s’accorder : la noblesse est autant une formation sociale qu’elle est également le produit de ses palais et de ses objets dans lesquels s’incarnent la mémoire et la continuité de la famille. L’attachement de la noblesse aux objets, transmis de génération en génération, témoins et garants de la continuité familiale, n’est autre chose que la traduction matérielle de son idée de continuité de la lignée. Un tel aspect est particulièrement mis en avant dans le traitement que le roman réserve aux palais, surtout à celui de Donnafugata, que le prince Fabrizio est heureux de retrouver car « Il aimait Donnafugata, le sentiment de possession féodale qui y avait survécu38 » et dont l’épaisseur des murs, la décoration somptueuse, l’espace clos et l’immensité (le prince « avait coutume de dire qu’un palais dont on connaîtrait toutes les pièces serait indigne d’être habité »39) représentent métaphoriquement la permanence de la famille et son exclusivisme comme la possibilité de résistance aux bouleversements de l’Histoire.
Parallèlement à la description du mode de vie nobiliaire, Lampedusa propose également une définition de ce qu’est la noblesse. Or force est ici de constater le caractère « moderne » de sa définition en ce qu’il anticipe ce que la recherche historique ne mettra au jour qu’à partir des années 1980/90, à savoir que la noblesse est avant tout une culture. Pour Lampedusa en effet, la noblesse c’est essentiellement une culture, une éducation et une mémoire. Je ne citerai ici que deux passages, celui du monologue du Père Pironne expliquant ce qu’est la noblesse à un groupe de paysans et les dernières considérations du prince au moment de sa mort :
Les ‘nobles’, comme vous dîtes, ne sont pas faciles à comprendre. Ils vivent dans un univers particulier qui n’a pas été créé directement par Dieu mais par eux-mêmes durant des siècles d’expériences très particulières, de soucis et de joies bien à eux ; ils possèdent une mémoire collective tout à fait solide et ils se troublent donc ou se réjouissent pour des choses qui ne nous intéressent en rien ni vous ni moi mais qui sont pour eux vitales car elles sont en rapport avec leur patrimoine de souvenirs, d’espoirs, de craintes de classe. […] Ils sont différents […] C’est pour ça peut-être qu’ils ne font pas attention à certaines choses très importantes pour nous. […] J’ai vu Don Fabrizio s’assombrir, lui, un homme sérieux et sage, pour un col de chemise mal repassé. Or, ne vous semble t-il pas que le genre d’humanité qui s’inquiète uniquement pour son linge ou pour le protocole est un genre heureux, donc supérieur ? […] Regardez la France : ils se sont fait massacrer avec élégance et maintenant ils sont là comme avant, je dis comme avant parce que ce ne sont pas les latifundia et les droits féodaux qui font l’homme noble, mais ce sont les différences40.
Il était inutile de s’efforcer de croire le contraire, le dernier Salina c’était lui, le géant émacié qui agonisait à présent sur le balcon d’un hôtel. Car la signification d’une maison noble n’est que dans les traditions, dans les souvenirs vitaux ; et lui, il était le dernier à posséder des souvenirs inhabituels, distincts de ceux des autres familles. Fabrizietto [ = son petit-fils] n’aurait que des souvenirs banals, identiques à ceux de ses camarades de lycée […] et le sentiment du nom se transformerait en une pompe vaine rendue toujours amère par la hantise que d’autres puissent déployer leur faste davantage que lui. […] Les tapisseries de Donnafugata, les plantations d’amandiers de Ragattisi, peut-être, qui sait, la fontaine d’Amphitrite subiraient le sort grotesque d’être métamorphosées en terrines de foie-gras vite digérées, en petites femmes de Ba-ta-clan plus éphémères que leurs fards, au lieu de ces choses délicates et pleines de nuances qu’elles étaient41.
Si le romancier et l’historien se retrouvent donc sur les descriptions du mode de vie nobiliaire comme sur la définition de la noblesse que propose le roman, cette même définition fait aussi qu’ils se séparent. Face au roman et à son message, l’historien peut et doit reprendre ses droits. En effet, à bien des égards, Lampedusa livre une vision non seulement magnifiée mais également mythifiée de la noblesse. Cette vision procède autant de (stéréo)types littéraires qui parcourent toute la littérature européenne du XIXe siècle lorsqu’il s’agit de parler de noblesse et qui empruntent une imagerie traditionnelle créée par la littérature et à usage littéraire, qu’elle révèle que Lampedusa demeure l’expression de son milieu et de son discours. A travers son roman, Lampedusa livre une tentative ultime pour légitimer un groupe social témoin de l’histoire européenne mais qu’il estime définitivement condamné par l’Histoire et, pour ce faire, en offre une représentation largement essentialisée.
La noblesse est magnifiée, dans toutes ses manifestations. Elle dispose d’une qualité rare, l’ironie : « La colère et la moquerie sont aristocratiques ; l’élégie, la plainte, non »42 ; elle ne se plaint jamais et fait face aux événements avec indifférence alors que toute l’histoire de la noblesse du XIXe siècle est, entre autres, celle d’une opiniâtre lutte pour la défense de ses intérêts et de ses privilèges : « si vous rencontrez un seigneur plaintif et gémissant, regardez bien son arbre généalogique : vous y trouverez vite une branche de bois mort »43. Pour Lampedusa, la noblesse se caractérise également par une indifférence suprême envers l’argent et les biens matériels (« Ils sont parvenus à une étape vers laquelle tendent tous ceux qui ne sont pas de saints, celle de l’insouciance des biens terrestres44 ») expliquant son déclin à partir du moment où elle se retrouve en concurrence avec une bourgeoisie ne pensant qu’à l’argent, autre stéréotype incarné par le personnage de don Calogero, alors que bien des études ont montré au contraire son âpreté au gain, son sens de l’adaptation économique et l’implication dans la gestion de son patrimoine :
Premier (et dernier) d’une lignée qui au cours des siècles n’avait jamais su faire l’addition de ses dépenses ni la soustraction de ses dettes, il avait de réelles et fortes inclinations pour les mathématiques. […] Aussi finissait-elle par s’annihiler elle-même : cette richesse qui avait réalisé sa propre fin n’était composée que d’huiles essentielles et, comme les huiles essentielles, elle s’évaporait vite. […] Peu à peu, sans presque sans apercevoir, Don Fabrizio exposait à don Calogero ses affaires personnelles qui étaient nombreuses, complexes et mal connues de lui-même ; non par défaut de pénétration, mais par une sorte d’indifférence méprisante à l’égard de ce genre de choses, considérées comme infimes, et causées au fond par l’indolence et la facilité avec laquelle il s’était toujours sorti de mauvaises affaires grâce à la vente de quelques vingtaines de ses hectares parmi les milliers qu’il possédait45.
Quant au rôle historique de la noblesse, il est présenté positivement et en tout cas meilleur que le sort que la bourgeoisie réserve au nouveau Royaume, d’autant que Lampedusa émousse la responsabilité historique de la noblesse : « Chez nous aussi, à présent, on dit aussi en hommage à ce qu’ont écrit Proudhon et un petit juif allemand dont j’ai oublié le nom, que la faute du mauvais état des choses, ici et ailleurs, revient à la féodalité ; à moi donc, pour ainsi dire. Peut-être. Mais la féodalité a existé partout, je ne crois pas que vos ancêtres Chevalley, ou les squires anglais ou les seigneurs français gouvernaient mieux que les Salina46 ». L’acuité historique de Lampedusa s’arrête quand commencerait le moment de dresser le bilan du rôle de la noblesse sicilienne. Il est alors confortable d’activer l’image du grand seigneur indifférent aux choses terrestres car ce faisant, on renvoie la noblesse à une condition historique éthérée et floue. Mais Lampedusa va encore plus loin dans la magnification du rôle historique et le déni de responsabilité. Dans l’une des phrases les plus connues du roman, il fait ainsi dire au prince Fabrizio : « Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront, seront les petits chacals, les hyènes ; et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre »47. L’allusion ici soit à la mafia, soit aux Chemises noires, la phrase fait l’objet d’interprétations divergentes, vient immédiatement à l’esprit et si c’est bien à la mafia que pense Lampedusa, n’oublie t-il pas curieusement, lui si féru d’histoire, que c’est le monde de la grosse propriété foncière, donc la noblesse, qui a contribué à la créer dans les années 1860 pour réprimer les mouvements de partage des terres et maintenir l’influence des notables sur les populations locales48 ?
Roman retraçant le déclin d’une famille noble dans la seconde moitié du XIXe siècle, Le Guépard constitue, pour tous les éléments que nous avons rassemblés et bien d’autres encore, un compagnon pour l’historien aussi incontournable que dangereux.
D’une part, il délivre une description incarnée et une restitution subtile et imagée du monde nobiliaire, de son mode de vie, de ses valeurs et de son univers mental. Il propose, d’autre part, une définition de ce qu’est la noblesse dans laquelle les historiens se retrouvent. Mais en même temps, Le Guépard est un roman, c’est-à-dire une œuvre de fiction et de surcroît une fiction écrite par un noble parlant de son milieu et cherchant à le faire revivre une dernière fois avant qu’il ne disparaisse comme groupe constitué de la scène de l’histoire européenne. S’il propose une vision de l’Histoire et s’interroge sur l’Histoire, ce n’est pas une œuvre d’Histoire. À maints égards, il délivre une vision mythifiée de la noblesse et une vision de l’Histoire relevant de stéréotypes littéraires sinon de mythes littéraires. Car finalement le prince Fabrizio n’est-il pas l’avatar du XXe siècle du mythe du « grand Seigneur » qu’ont incarné avant lui Don Quichotte et Don Juan ?
Le Guépard est donc une œuvre que l’historien doit appréhender avec distance et précaution, qu’il doit recontextualiser et qu’il doit arriver à situer entre les pôles de l’admiration et de la critique, du message historique et de l’œuvre de fiction. Le Guépard montre que les deux, littérature et Histoire ont une force heuristique très forte mais différente : les frontières entre les deux, si elles sont marquées, déterminées et déterminables, ne sont pas pour autant étanches. C’est de leur collaboration que nous pouvons mieux appréhender et restituer une forme plus sûre de réalité historique.