Située au croisement de l’histoire ouvrière et de l’histoire des femmes et du genre, cette thèse porte sur les ouvrières en France des années 1968 au très contemporain. Elle s’appuie principalement sur l’étude du personnel de deux entreprises, Chantelle et Moulinex, et leurs usines de Saint-Herblain (Pays de la Loire) et d’Alençon (Basse Normandie), confrontées ponctuellement à d’autres sites des deux groupes et à d’autres entreprises dont Lejaby à Bourg-en-Bresse et Yssingeaux, Renault-Flins ou encore la Manufacture Métallurgique de Tournus.
Les sources écrites nationales et locales – qu’elles soient gouverne-mentales, patronales, syndicales ou féministes, mais aussi privées – croisées avec des sources filmiques et des sources orales permettent une analyse multiscalaire dans une perspective d’histoire « incarnée ». Les contours d’une nouvelle génération d’ouvrières se dessinent, des ouvrières embauchées à l’usine dans les années 1968 et frappées récemment par la désindustrialisation. Étude du très contemporain, cette thèse met en œuvre une approche pluridisciplinaire, où la sociologie et la science politique sont convoquées aux côtés de l’histoire.
L’enjeu de cette thèse est de revenir sur cette génération d’ouvrières qui se façonne d’abord dans le contexte social et politique de l’« insubordination ouvrière »1 des « années 1968 »2. Certaines d’entre elles sont partie prenante du mouvement de Mai-juin 1968, et s’associent à la dynamique en cours dans les grèves ultérieures, jusqu’au tournant de 1981. La séquence historique de cette recherche se clôt à l’heure des fermetures d’usine, au début des années 2000, lorsque les ouvrières sont licenciées, souvent par la même entreprise où elles avaient débuté dans les années 1968. Les trois décennies formant ce cycle sont marquées par des changements profonds dans les discours syndicaux et féministes sur les femmes et le travail, mais aussi par la fin de la séquence historique dite des « Trente Glorieuses ». Le patronat réagit à ce contexte à l’aide d’un « nouvel esprit du capitalisme » qui induit des bouleversements dans l’organisation et la division sexuée du travail. Face à ces évolutions, les accompagnant plus souvent qu’ils ne les devancent, les gouvernements successifs produisent des politiques visant le salariat, les femmes, et plus rarement directement les ouvrières. C’est donc sous la quadruple influence des discours gouvernementaux, féministes, patronaux et syndicaux que les pratiques des ouvrières et leurs propres discours évoluent, au cours de leur carrière.
Tout comme la catégorie de genre permet de penser les rapports entre hommes et femmes, la catégorie de classe permet de penser ici les rapports des ouvrières d’usine à leurs supérieurs et à leurs patrons, mais aussi la manière dont elles vivent, s’organisent ou se mobilisent. Dans cette recherche, les normes de classe et de genre définissent des rôles ou des identités particulières et ce sont les variations de ces normes dans la séquence historique que le concept d’agency, « capacité d’agir dans une situation donnée »3, a permis de saisir dans les pratiques des ouvrières. Un des fils de cette thèse a donc été de comprendre si et comment l’agency des ouvrières produit une reconfiguration des normes de genre et de classe dans la période. Tandis que l’organisation du travail connaît de profondes mutations, les ouvrières de Chantelle et Moulinex effectuent majoritai-rement une longue carrière à l’usine jusqu’à la fermeture, le turn-over cessant au début des années 1980. Elles forment une génération, la génération 1968, d’une part parce qu’elles « connaissent les mêmes évènements au même âge » et « parce qu’elles ont conscience de cette destinée partagée »4 et d’autre part, parce que les grèves de Mai-juin 1968 en constituent l’événement fondateur, car elles ont une réception commune de ses effets, même si elles ne l’ont pas forcément toutes vécu de la même manière.
Temporalités ouvrières, les enjeux de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale
Cette génération d’ouvrières marquée dès ses premières années de travail par le contexte socio-politique du mouvement de Mai-juin 1968, a pu dénoncer plus vivement que la cohorte antérieure le temps du travail – la contrainte du temps dans le travail et la charge mentale – et le temps de travail – le travail salarié et le travail domestique. Pourtant, un second événement marquant, la fermeture de l’usine, les conduit à réenvisager la période des années 1970 avec nostalgie, à l’aune de ce qu’il est advenu des cadences au début des années 2000.
Cette « obsession » du temps pour les ouvrières des années 1968 produit l’émergence progressive d’un discours de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. En ce qui concerne la maternité, les ouvrières de la génération 1968 expérimentent de nouvelles pratiques, participant ainsi d’une reconfiguration des rôles de genre et de classe, respectivement dans les familles et dans la société, sans pour autant remettre en cause fondamentalement la division sexuée du travail. Ces nouvelles pratiques s’inscrivent dans les évolutions qui s’opèrent dans les discours syndicaux concernant la maternité, auxquelles les féministes ont contribué. Progressivement, le souci de la paternité fait son apparition et au milieu des années 1980, les deux grandes confédérations récusent la « spécificité » féminine que la CGT défendait encore dans les années 1968. Pourtant, malgré ces changements dans les revendications, les tâches familiales incombent encore aux mères et le patronat continue d’envisager le travail des ouvrières sous cet angle.
Finalement, le temps du travail n’est pas modifié dans les bouleversements de l’organisation de la production et c’est finalement sur le temps de travail – avec la mise en place du temps partiel, par exemple – que se produisent des transformations ayant pour effet le maintien d’une division sexuée, non seulement à l’usine, mais aussi dans la sphère domestique, ce qui accentue la logique ségrégative de l’activité féminine. Cependant, ce discours de la conciliation coexiste avec un discours de l’égalité qui produit, dans le cadre de nécessités économiques et de la pression européenne, la levée de l’interdiction du travail de nuit. La récupération par le patronat de l’obsession du temps a permis de maintenir la division sexuée sans mettre fin à la double journée, tandis que l’aspiration à l’égalité est utilisée pour rentabiliser les investissements qui l’exigent.
Souffrance et plaisir au travail
Les ouvrières de cette génération ont participé à la visibilisation des conditions de travail dans les années 1968 poussant les organisations syndicales et patronales, mais aussi le gouvernement, à s’en préoccuper, voire à mettre en œuvre des mesures de façon à limiter les mobilisations. Par ailleurs, il apparaît clairement que, dans les années 1968, la division sexuée du travail à l’usine produit des conditions de travail spécifiques qui conduisent à des maux particuliers. Ceux-ci, contrairement aux idées reçues, ne sont pas liés à la « nature » féminine des ouvrières. Ils renvoient au contraire aux conditions de travail, si bien que la « crise de nerfs », cette manifestation de souffrance individuelle extrême, peut être réappropriée collectivement. Le changement de contexte avec l’implication des organisations syndicales et l’institution de cadres ad hoc dans les usines semblent offrir de meilleures garanties quant à la prise en charge des maux du travail. De fait, certains maux, tels que les TMS, sont progressivement reconnus comme de véritables maladies professionnelles. Mais tandis qu’elles dénoncent les maux produits par l’usine, elles trouvent sur leur lieu de travail certaines formes de satisfaction.
L’attachement des ouvrières au produit de leur travail est construit par les entreprises à l’aide d’un discours à la fois interne (journal d’entreprise) et externe (publicité). Cet attachement aux produits fabriqués participe des identités des ouvrières, jusqu’à l’incorporation de certaines normes promues par les directions des entreprises. Du même coup, s’est produite une reconfiguration des rôles de genre et de classe des ouvrières. En effet, même si les « grèves productives » des années 1968 ne sont guère comparables aux SCOP des années 2000, ces deux formes de « contrôle ouvrier » ont cependant en commun ce rapport privilégié au produit qui détermine l’identité des ouvrières. Cet investissement des ouvrières est d’ailleurs alimenté en temps normal par les directions d’entreprise, lorsqu’elles font la promotion interne des produits, mais aussi lorsqu’elles cherchent à reconstituer une ambiance familiale à l’usine, en important du même coup le fonctionnement paternaliste et patriarcal de la famille. À travers le pot de Noël, l’échéance des Catherinettes et les médailles du travail, des tensions de classe et de genre produites par les initiatives patronales de constitution de l’usine-famille s’expriment. Mais c’est surtout avec l’exemple du sport chez Moulinex qu’il a été possible de démontrer à quel point et comment l’ordre patriarcal vient contrecarrer les ambitions paternalistes, cette pratique marginalisant les ouvrières au lieu de renforcer leur attachement à l’entreprise.
Troubles dans le patriarcat ?
Malgré la dynamique des années 1968, l’égalité de rémunération entre les ouvriers et les ouvrières n’est pas atteinte au tournant des années 1980. L’égalité est entravée, d’une part, par des dispositions liées à la division sexuée du travail qui cantonne les ouvrières dans les secteurs de production les moins rémunérés et aux plus basses classifications dans les usines mixtes, et d’autre part, par une sous-évaluation de leur qualification liée à la hiérarchisation des rôles sexués. Yvette Roudy fait voter en 1983 une loi sur l’égalité professionnelle dans laquelle des mesures de rattrapage sont préconisées avec la création de plans d’égalité professionnelle. Moulinex est la première entreprise signataire de ce type de plan, car elle y voit un moyen de sa modernisation. Cependant, les effets de ce plan sont limités car il entre en contradiction avec la volonté des ouvrières de concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale, fabriquant du même coup un fossé entre les mères de famille et les femmes célibataires ou relativisant la place de leur famille. Par ailleurs, les organisations syndicales réagissent de manière différenciée aux mesures d’égalité professionnelle. Tandis que l’ordre patriarcal demeure dans les usines, ces dernières sont de moins en moins concernées par les politiques du genre au travail qui finissent par opérer une distinction de classe entre les femmes susceptibles d’être partie prenante des nouveaux dispositifs et la grande majorité des ouvrières.
À l’usine, les ouvrières de la génération 1968 parviennent à imposer l’illégitimité non seulement de pressions sexuelles qu’elles continuent alors d’appeler « droit de cuissage », mais aussi de brimades touchant à leur intimité. En mettant en avant leur dignité de femmes et d’ouvrières, ou en tournant en dérision certaines pratiques liées à la domination masculine, elles parviennent collectivement à la déstabiliser, ponctuellement. Puis, la nouvelle configuration qu’elles participent à créer, trouve une correspondance juridique avec la condamnation du harcèlement sexuel, puis moral, au début des années 2000, ce qui ne signifie pas pour autant la fin de certaines pratiques de domination. Dans le même temps, dans le cadre de la domination masculine, c’est aussi la virilité des hommes de l’usine qui se construit. Elle peut se traduire par des plaisanteries grivoises ou d’autres types de comportements face auxquels les ouvrières réagissent par la dérision ou la gêne ; elle fait aussi de l’usine un lieu de séduction participant à forger des couples. Enfin, la formation d’un collectif d’ouvrières a une implication directe dans la sphère privée lorsque la question des maris devient paradigmatique à l’occasion des grèves.
Finalement, dans les années 1970, des féministes cherchent à s’adresser aux ouvrières et cela conduit certaines d’entre elles à élaborer un féminisme « lutte de classe ». La diffusion des féminismes dans la société conduit les organisations syndicales à modifier leurs orientations ce que Jane Jenson appelle le « féminisme syndicaliste »5. Enfin, à défaut de se dire féministes, les ouvrières déploient une agency féministe : Catherine Conan, établie chez Chantelle, retient que « les filles étaient, ouais, les filles étaient féministes sans le savoir ».
Les ouvrières peuvent-elles parler ?
Si des figures d’ouvrières syndicalistes émergent dans les usines dans la foulée du mouvement de Mai-juin 1968, la syndicalisation reste minoritaire et se réduit encore dans les décennies suivantes. Au sein des organisations, les ouvrières accèdent peu à des responsabilités et la division sexuée du travail se trouve transposée dans ce cadre militant, où elle est renforcée par les discours et les pratiques des hommes. C’est pourquoi les ouvrières choisissent le plus souvent de s’investir localement, au sein de leurs usines, là où elles se sentent directement utiles. En outre, bien que la discrimination et la répression syndicale se trouvent accentuées du fait du genre des ouvrières, elles parviennent à résister, soit parce qu’elles se sentent soutenues par un collectif, soit parce que le capital militant acquis leur offre des possibilités individuelles. Finalement elles se forgent une identité de genre de syndicaliste à l’usine qui leur convient.
Les configurations des usines Moulinex et Chantelle conduisent, au fil des grèves des années 1968, puis au cours des mobilisations contre les fermetures, à la formation d’un groupe d’ouvrières solidaires. Celui-ci se forge en véritable collectif gréviste au féminin chez Chantelle. Chez Moulinex, les ouvrières participent d’un mouvement mixte bien qu’elles soient mises en avant médiatiquement : en 1978, pour tourner en dérision le slogan de la marque, « Moulinex libère la femme », et à nouveau en 2001, pour susciter l’émotion. Cependant, les ouvrières mettent en œuvre des pratiques et une expression spécifique, révélant le genre de la grève. En investissant un répertoire d’action considéré comme masculin, elles parviennent à en établir des modalités féminines ; de plus, elles détournent de nombreuses chansons ce qui favorise le renforcement de leur popularité tout en leur donnant confiance en elles. Si les films des années 1968 circulent et participent de la contagion de l’insubordination des ouvrières, les documentaires relatant les fermetures de la dernière période s’attachent davantage à montrer la difficulté de cette nouvelle étape pour les ouvrières de la génération 1968, à présent confrontées à la nécessité de la reconversion pour ne pas sombrer dans le chômage.
Enfin, les licenciements des ouvrières de Chantelle en 1994 et de Moulinex en 2001 ont provoqué un désarroi profond des ouvrières d’autant qu’ils se situent après une lutte intense dans laquelle elles ont été largement mises en visibilité par les médias. C’est en reprenant leurs trajectoires de plusieurs décennies dans la même usine, mais aussi en les inscrivant dans le temps plus long des métamorphoses de l’activité des ouvrières au XXe siècle, qu’il est possible de comprendre le genre de la « déstabilisation des stables »6 et leur difficile réinsertion professionnelle. Dans les associations d’ancien-ne-s salariées, elles retrouvent les moments d’échanges interindividuels qui ont participé de la formation de l’ambiance de l’usine qui leur manque tant. En outre, certaines ouvrières sollicitées pour un projet d’écriture, relèvent le défi et parviennent ainsi à rendre publique une parole, au-delà du témoignage : pour sortir d’un enfermement dans une identité de victime ; pour, selon Ripoll dans Nous ne sommes pas une fiction, se remettre debout, retrouver – sinon une liberté matérielle – une souveraineté, une liberté intérieure et une liberté partagée7.
Conclusion
Nous avons donc testé l’hypothèse problématique du déploiement par les ouvrières de la génération 1968 d’une agency collective et individuelle permettant la fabrication d’un sujet collectif, les filles de Chantelle comme les ouvrières de Moulinex, impliquant une reconfiguration de leurs normes de classe et de genre. Si les ouvrières ont pu habiter la norme8 de genre ou de classe sans la subvertir ou y résister, elles n’en déploient moins pour autant une agency d’ouvrières, une agency parfois féministe, parfois de classe, plus souvent à l’intersection des deux, apprenant à habiter une norme pour mieux modifier l’autre9. Fondamentalement, c’est dans la prise de parole collective et individuelle dans la sphère publique et privée que se mesurent les reconfigurations de ces normes de genre et de classe induites par le déploiement de l’agency de ces ouvrières.
Cependant, si la parole des ouvrières est le produit de la reconfiguration de certaines normes de genre et de classe, d’autres perdurent sur l’ensemble de la période, ancrées dans une division sexuée du travail pérenne, malgré les modifications liées non seulement aux bouleversements économiques généraux, mais aussi à la nouvelle manière d’envisager le travail domestique qui s’inscrit désormais dans un discours sur la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. Cette thèse a donc entendu montrer comment le nouveau discours de la « différence sexuelle », forgé dans un contexte d’aspiration générale à l’égalité entre les hommes et les femmes10, accompagne le passage au néolibéralisme. Si le discours a changé, la naturalisation des compétences dites « féminines » théorisée au début du siècle perdure, mais renouvelée car s’appuyant désormais bien davantage sur le travail domestique que sur la dextérité ou l’habileté alors essentiellement mobilisées pour justifier le travail répétitif des ouvrières.
Thèse soutenue à l’Université Lumière - Lyon 2, le 10 décembre 2012.
Jury : Catherine Achin (Université Paris 12), Stéphane Beaud (École Normale Supérieure de Paris), Nicolas Hatzfeld (Université d’Evry), Sylvie Schweitzer (Université Lumière - Lyon 2), Xavier Vigna (Université de Bourgogne), Michelle Zancarini-Fournel (Université Claude Bernard - Lyon 1, Directrice de thèse)