Que l’Histoire nourrisse la fiction a de quoi réjouir : on peut y voir l’antidote au développement d’une culture réductible « à un simple passe-temps routinier destiné à nous distraire durant ces moments de temps libre devenus aussi vides que les heures passées à travailler »1. Si on applique cette perspective à l’édition pour la jeunesse, la fictisation historique, édifiante, se retrouve parée de vertus pédagogiques. Pensez : un roman historique, qui-apprend-des-choses, voilà qui a du sens, de la profondeur, de la résonance ! Après tout, qu’apprend-on en fréquentant des histoires de vampire ? Rien de bien constructif. Qu’apprend-on en découvrant l’Histoire ? Notre background et les valeurs qui sous-tendent notre culture contemporaine. Dès lors, l’Histoire fonctionne à la fois comme un argument commercial (les produits « inspirés d’une histoire vraie » ont la cote) et comme une légitimation éditoriale, rassurante, illustrant l’oscillation des éditeurs, ces Janus tantôt « financial risk-takers » et tantôt « cultural mediators » faisant fonction d’« arbitrators of quality and taste ».
Dans la vaste production pour la jeunesse, quelques périodes historiques sont particulièrement porteuses : les dinosaures dans les documentaires pour garçonnets, le Moyen Âge (autour des « chevaliers » ou des « princesses », selon le sexe de la cible), le xviie siècle (autour des mots-clefs « Molière », « Roi-Soleil » et « Versailles »2) et la Seconde Guerre mondiale (autour des productions stéréotypées dénonçant la traque des enfants juifs). Forte de ce constat, l’offre de fictions historiques crée une « Histoire hashtag » : le roman s’empare de termes-clefs à succès propices au référencement et à la « mise en réseaux » chère à certains pédagogues. À partir de ce « minerai » de base, comme disent les industriels de la viande, il s’agit de broder quelques banalités sur une trame déjà vue et réutilisable pour tout autre sujet. La preuve ? L’actualité peut produire l’émergence sporadique de nouveaux hashtags éphémères, surtout si l’industrie audiovisuelle s’en sert comme d’un argument marketing. Titanic, porté par le centenaire de l’accident, donc la sortie en 3D du film de James Cameron, en est un bon exemple.
À travers cinq exemples liés à ce hashtag3, nous allons déterminer sept stratégies de fabrication de l’Histoire dans l’édition pour la jeunesse, qui, dans leur ensemble, peuvent être appliquées à toute autre fictisation historique4. Pour cela, nous nous appuierons essentiellement sur le péritexte et non sur le texte, notre rôle étant de définir des stratégies éditoriales et non auctoriales, de sorte que les amateurs et professionnels de stylistique gagneront, je le crains, à passer leur chemin. En revanche, les lecteurs curieux des coulisses de l’édition trouveront peut-être, dans les lignes qui suivent, matière à réflexion et à débat.
Stratégie première : convoquer l’Histoire
Comment convoquer l’Histoire, c’est-à-dire l’événement et l’authenticité de cet événement ? En respectant trois règles : montrer que la fiction n’est pas constituée que d’une idée, qu’elle s’appuie sur des preuves attestées ; définir et circonscrire l’élément historique choisi, afin de créer une sensation de déjà-vu chez le lecteur ; laisser entrevoir que la fiction correspond à l’Histoire telle qu’on la connaît.
Montrer l’historicité de la fiction étant une préoccupation fondamentale, rien d’étonnant si tous les titres choisis ici convoquent le mot-clef « Titanic ». En quatrième, trois d’entre eux précisent la chronologie : Le Titanic promet de nous plonger « le soir du 14 avril 1912, après la violente collision avec l’iceberg » ; L’Instinct de vie nous précipite au « matin du 15 avril 1912, à 2 h 20 » ; et l’extrait du Journal de Julia Facchini placé en quatrième de couverture est lui aussi horodaté (« 15 avril 1912, 2 h 20 du matin »). On aurait tort de dénoncer la banalité de tels procédés, en supputant que le marché ne peut absorber des productions aussi semblables sur le fond, sinon sur la forme. En réalité, cette répétitivité signale la conformité du produit aux règles exigibles d’un roman sur un fait historique. Ici, une date historicise et quasiment scientifise, pour ainsi dire, la fiction, lui apposant une manière de norme NE réservée aux fictisations historiques.
Stratégie deuxième : hashtaguer l’Histoire
L’événement étant historicisé, il s’agit ensuite de définir et circonscrire l’événement choisi. C’est ce que nous proposons d’appeler la hashtaguisation de l’Histoire, typique de la fictisation historique pour la jeunesse. Par hashtaguisation, nous entendons la mise en avant de mots-clefs et d’images iconiques, permettant de synthétiser un concept à l’aide du plus petit signifiant possible. Si l’on réinvestit la terminologie de Greimas citée par Ricœur, on pourrait aussi appeler cette hashtaguisation « immédiateté isotopique », au sens où le péritexte vise à réduire toute ambiguïté ou polysémie, écrasant le signifiant sous le poids d’un « thème univoque »5. Mais comment cela se manifeste-t-il concrètement ?
Nous avons signalé la présence de #Titanic dans chaque titre ; toutefois, on pourrait nous reprocher, à raison, d’avoir choisi ces ouvrages précisément pour cette raison. Il convient donc de souligner l’absence, à notre connaissance, de fictions historiques pour la jeunesse sur le Titanic ne mentionnant pas le nom du navire. Surtout, on peut pointer l’art du martèlement éditorial. Les couvertures des cinq titres choisis sont illustrées par une représentation du bateau ; et toutes les quatrièmes mentionnent trois fois le nom du navire, sauf L’Instinct de vie qui se contente d’une double occurrence – la hashtaguisation est aussi ressassement.
À ces hashtags primaires s’ajoutent des hashtags secondaires, qui peuvent compléter le bon référencement du livre : la notion de « SOS » est revendiquée par Bernard Marck (« le premier SOS de l’Histoire est lancé ») et par le titre de Christine Féret-Fleury (S.O.S Titanic) ; l’iceberg est représenté sur deux couvertures ; les illustrations de couverture de Collision et des Dernières Heures… sont marquées par une diagonale descendante se référant à l’avarie du bateau. Ainsi, l’Histoire fictisée se fabrique à travers des figures imposées qui encadrent nettement la fiction. Ces topoi fonctionnent alors comme des mots-clefs ou des symboles à la fois utiles (la signification est rapide à décoder), complémentaires (l’image confirme le stéréotype suggéré par le mot-clef) et nécessaires (l’ensemble des hashtags de couverture attestent l’historicité de la fiction, donc l’authenticité du pacte de lecture proposé).
Stratégie troisième : personnaliser l’Histoire
L’événement étant bien situé et attesté, l’éditeur peut et doit souligner la ficticité du livre, entendue comme l’insertion d’une trame romanesque dans un canevas historique. En effet, notre corpus oscille entre, d’une part, son souhait d’être jugé exact et sérieux, et, d’autre part, la promesse divertissante ou émouvante qui constitue le contrat romanesque.
Cette promesse se manifeste en premier lieu par l’insertion de personnages fictifs. Tom et Léa, héros récurrents de Mary Pope Osborne, sont en première de couverture sur ses deux livres ; chez Christine Féret-Fleury, Julia Facchini est résumée en première par une photographie sépia de l’héroïne avec chapeau à plume, disposée dans un cadre ovale ; un garçon et une fille courent sur le pont représenté en première du livre de Gordon Korman ; et, si nul personnage n’est identifiable sur la couverture de Bernard Marck (on n’y voit que des hères sombres, serrés dans des barques), le texte de quatrième s’ouvre par : « Passagers : Jack, Ruth, Douglas ».
Le contrat est clair : il sera question de faits historiques, mais, promis, l’émotion sera au rendez-vous grâce à des personnages clairement identifiés. En témoigne l’usage des marqueurs d’émotion dans les textes de quatrième. Ces marqueurs peuvent ressortir des topoi verbaux : « Le Titanic sombre dans les eaux glacées » chez Bernard Marck ; « Vis avec Julia la nuit dramatique où le Titanic a coulé », propose S.O.S Titanic ; « la violente collision » et « le terrible naufrage » sont aussi au programme des « Carnets de la Cabane magique ». L’usage d’adjectifs de dramatisation (glacé, dramatique, terrible) peut être renforcé par une ponctuation forte, entre interrogations à suspense (« Prêt à revivre la traversée du Titanic ? » ; « Comment imaginer qu’à quelques milles d’ici un navire aussi énorme soit en perdition ? » ; « Qui menace le plus les passages du Titanic ? Un redoutable criminel ou la terrible banquise ? ») et exclamations saisissantes (« Le paquebot heurte un iceberg. Catastrophe ! » ; « Un autre danger se profile : les icebergs ! »).
Voici donc deux signes de fictisation : la personnalisation et l’émotisation, c’est-à-dire l’adjonction de sentiments à l’objectivité affichée. La fictisation de l’Histoire fonctionne sur la suppression de la distance historique (éloignement temporel et recherche de la véracité factuelle) par l’injection d’émotions personnalisées ; mais la simplicité a priori de cette stratégie oblige les éditeurs à être ingénieux pour valoriser la spécificité de la fiction qu’ils commercialisent.
Stratégie quatrième : packager l’Histoire
On l’a vu, la fictisation historique procède de tensions entre isotopie et singularité. Il s’agit certes de saturer le produit avec des codes clairement intelligibles, qui rassurent le consommateur sur le bon respect des normes socioculturelles ; mais il s’agit aussi de démontrer son originalité relative, afin de lui donner envie d’acheter ce livre-ci plutôt qu’un autre. Comment actionner ce mythique buy-button dont rêvent les neuromarketteurs ?
Deux stratégies de séduction matérielle sont à l’œuvre dans les ouvrages de notre corpus restreint. La première forme de packaging surligne la fictisation. Le produit se présente comme un roman, avec bandeau de présentation (Bernard Marck) ou codes traditionnels de l’édition pour la jeunesse (pour Gordon Korman, couverture colorée, jeunes héros en avant et en action, dessins de type manga). La seconde forme de packaging appuie l’originalité par le design. Le produit peut alors être doté d’une lourde couverture cartonnée embrassant des pages jaunies et sciemment mal massicotées (S.O.S. Titanic) ; et il peut être orné d’une couverture à trou (« Les Carnets de la Cabane magique »), afin d’insister sur l’aspect ludique d’un ouvrage conseillé « dès 7 ans ».
Dès lors, la mise en forme de l’Histoire fictisée attire l’attention sur une triple problématique éditoriale : assurer la visibilité d’un ouvrage ; permettre à ses cibles potentielles d’être intéressées ; donner des gages de conformité entre ses attentes potentielles (didactisme, conformisme, divertissement). « Pour vivre et prospérer, l’entreprise doit vendre ses produits : il faut, pour cela, qu’elle sache quoi vendre et à qui »6, rappelle Armand Dayan. C’est pourquoi, sur le secteur ultraconcurrentiel de l’édition pour la jeunesse (10 000 nouveautés annuelles, on l’a dit) et de la production événementielle (arrivée massive d’ouvrages pour un anniversaire commémoratif appuyé par l’audiovisuel), le packaging n’est pas un détail du livre. De même que forme et fond sont liés, texte édité et objet livresque participent pleinement d’une même logique commerciale, donc culturelle.
Stratégie cinquième : authentifier l’Histoire
Autre tension qui parcourt la fictisation historique : Histoire et fiction. La fiction est nécessaire à la mise en appétit fictisante (sinon, on se contenterait d’acquérir des documentaires). Néanmoins, il faut aussi assurer au lecteur, et surtout au prescripteur (parent, enseignant, médiathécaire…) susceptible d’acheter l’ouvrage, que le produit est conforme à l’Histoire officielle.
Pour cela, deux stratégies d’authentification sont utilisées. La première investit les codes universitaires : aux annexes savantes (« Pour en savoir plus » in : Le Titanic ; « Pour aller plus loin » et « Un historien raconte » in : S.O.S Titanic ; biblio-filmo-sitographies ; images d’archive et décryptage) peuvent s’ajouter, au cœur de l’histoire, des insertions encyclopédiques. Ainsi, dans Les Dernières heures du Titanic, une représentation en « coupe du Titanic », p. 10, ouvre le récit que ponctuent des informations en gras (« Le Titanic était équipé de vingt canots de sauvetage, il en aurait fallu deux fois plus », etc., p. 34-35, etc.), selon le code de la collection. La seconde stratégie d’authentification procède du making of. Ainsi, L’Instinct de vie se conclut par une « note de l’auteur » dont l’incipit résume la tension ici décrite : « Voici une histoire vraie. Enfin presque… ». Cela fait écho au postlude de S.O.S Titanic, expliquant que, « si certains personnages de ce livre appartiennent à la fiction, d’autres ont réellement existé ».
En associant plusieurs stratégies authentifiantes, les éditeurs marquent le sérieux et la crédibilité de ces fictions vraies. Mais cet argument n’est pas que pédagogique : il est aussi culturel, puisqu’il rejoint l’idée curieuse qu’une « histoire inspirée de faits réels » est plus prenante qu’une fiction non historique. L’addition de ces arguments éditoriaux et leur traduction dans un objet-livre permettent à l’authentification de l’Histoire, qu’elle soit l’essentiel (« Les Carnets de la cabane magique » flirtent avec le documentaire) ou le détail (la série de Gordon Korman accorde une part prépondérante à la fiction), d’espérer avoir un impact éditorial commercial. Pour cela, une condition s’impose : viser le bon public, id est cibler l’Histoire.
Stratégie sixième : cibler l’Histoire
Contrairement à une affirmation répandue, les livres pour la jeunesse sont de plus en plus contraints, limités, pré-censurés par crainte de choquer les prescripteurs, donc de se couper d’acheteurs potentiels7. Cibler l’Histoire, c’est donc l’adapter au public visé, et surtout à l’image que s’en font les adultes responsables. Car, certes, voir des éditeurs tenter en masse de faire de l’argent sur les centaines de morts du Titanic a quelque chose d’horripilant ; mais c’est avant tout surprenant, lorsque l’on pense à cette tragédie dont l’issue peut attrister les enfants, voire les choquer. Comment, dès lors, rendre l’Histoire acceptable selon les critères du Code de gnangnantise en vigueur dans une grosse partie de la production pour la jeunesse ?
Trois stratégies sont utilisées. Pour les plus jeunes, le fondu au noir : Tom et Léa s’envolent en cabane magique juste avant que le bateau ne sombre, car « personne ne changera la fin de l’histoire du Titanic ». Pour les plus grands, le pas de côté : afin que soit décrite la fin du Titanic, les héros de L’Instinct de vie et de S.O.S Titanic reviennent à terre grâce au Carpathia. Pour les amateurs de fiction, l’effet Playmobil : reprenant le cadre imposé (un bateau), Gordon Korman raconte toute autre chose (« un assassin se cache sur le Titanic ») ; et en avant les histoires ! Au point que l’éditeur, on l’a vu, pose la question en quatrième de couverture : « Qui menace le plus les passagers du Titanic ? Un redoutable criminel ou la terrible banquise ? ».
L’Histoire ciblée est donc une Histoire racontée en respectant les codes de bonne conduite propres aux produits pour jeunes publics. En effet, pour toucher cette cible, il est fortement déconseillé de faire mourir le héros, qui moins est par un redoutable mélange de noyade et d’hypothermie. Cette stratégie narrative est aussi une manière de réécrire l’Histoire en y faisant triompher l’anodin et l’indolore, le sentimentalisme niais remplaçant l’émotion macabre. La mort réelle n’est certes pas tabou : elle est fictisée, festivisée8, rentabilisée, parfois au nom d’un rémunérateur « devoir de mémoire », parfois au nom d’un grandiloquent « devoir de témoignage » (la Julia de Christine Féret-Fleury devient écrivain en notant ses souvenirs directs du naufrage). L’important reste de la rendre ingérable par la plus grande cible possible.
Stratégie septième : éditorialiser l’Histoire
Jusqu’ici, nous avons esquissé quelques stratégies permettant de fictiser l’histoire du Titanic à destination de la jeunesse. Or, pour que l’Histoire soit vraiment rentable – car tel est l’objectif central de sa fictisation –, encore faut-il l’éditorialiser, c’est-à-dire l’intégrer à une logique plus large de publications. Deux grandes stratégies permettent d’éditorialiser l’Histoire, id est l’insérer dans des processes sinon industriels, du moins mécaniques.
La première stratégie consiste à intégrer la fictisation à une collection. Le packaging de « Mon Histoire » est aisément reconnaissable ; en effet, le volume se termine par des publicités pour d’autres fictisations historiques similaires, autour de « la guerre de Cent Ans », « l’année de la grande peste », et « Marie-Antoinette » toute fofolle, dans l’extrait proposé, parce qu’elle va se marier (ce qui est, suppose-t-on, censé faire rêver les jeunes lectrices, réputées être les seules à consommer du livre après dix ans
– chacune de ces histoires, comme celle du Titanic, est donc racontée via le journal intime d’une fille). Ainsi, l’éditorialisation de l’Histoire écrase la spécificité événementielle au profit d’une logique industrielle : tout fait de notoriété assez importante pour justifier un livre doit pouvoir être raconté selon les mêmes codes et formats, avec les mêmes ingrédients visant le même public. La raison en est simple : hic et nunc, il n’est de best-sellers pour la jeunesse qu’en série. Les hashtags évoqués au début deviennent interchangeables.
La seconde stratégie d’éditorialisation consiste à intégrer la fictisation historique à une série. C’est le cas des produits siglés Mary Pope Osborne (volumes 16 de « La Cabane magique » et 11 des « Carnets de la Cabane magique ») ; et c’est le cas de Collision, de Gordon Korman, fiction intégrée à la série « Titanic ». La fictisation de l’Histoire a donc aussi pour vocation à susciter une consommation collatérale, incluant les autres volumes de la série, mais aussi plus largement le reste de la production de l’éditeur. D’où les pages promotionnelles invitant à « donner votre avis et à retrouver l’agenda des nouveautés sur le site www.Lecture-Academy.com », chez Hachette ; ou à « donner tes impressions sur la série ou nous parler de tes propres voyages, réels ou imaginaires » en adressant un courrier à Bayard Éditions.
Ce continuum éditorial conduit à considérer la fictisation comme une manière de réduire l’Histoire au rang d’attrape-lecteurs, au même titre que l’est la promesse d’une scène SM dans un roman de porn mum exploitant la veine sentimentalo-érotique ouverte par Cinquante nuances de Grey.
En conclusion, examiner quelques stratégies de fictisation de l’Histoire à destination des jeunes lecteurs revient à rappeler le but de tout storytelling, donc de l’art de raconter une histoire : « Capter l’émotion et les désirs »9. Passer de l’Histoire à l’histoire, nihil novi sub sole. Le rapport entre « fait historique » et mise en récit peut être interrogé dès les premiers mythes ; et les modes de consommation culturels modernes ont fait fructifier l’art du réinvestissement narratif – Jean Baudrillard citait ainsi ces touristes qui « consomment, sous forme rituelle, ce qui fut événement historique [et est désormais] réactualisé de force comme légende »10. Plus gourmands que leurs ancêtres, les ritualisateurs et les réactualisateurs de l’Histoire qui sévissent actuellement dans l’édition pour la jeunesse permettent de comprendre la « légende » ici évoquée dans une double acception : récit d’événements formidables, et sous-titrage permettant de vivre dans l’illusion que l’événement historique raconté nous est contemporain, en « neutralisant » la distance qui nous sépare de lui11.
La fictisation pour la jeunesse passe donc par l’application de codes narratifs et de filtres visant à policer l’Histoire afin de la rendre émouvante, désirable, morale, heureuse, bref consommable. L’objectif affiché : permettre au jeune lecteur de tirer un bénéfice intellectuel (lecture), social (culture commune) et moral (réécriture des faits en fonction de la doxa en vigueur). L’objectif réel : inciter l’acheteur, adulte ou adolescent, à consommer de l’Histoire fictisée, c’est-à-dire adaptée aux exigences du marché de l’entertainment. Le but n’est même pas idéologique ; il relève strictement du business. Dans cette perspective, le fait historique hashtagué fonctionne comme une marque impactante (« Titanic », « Roi-Soleil », « Molière »), que les entreprises culturelles ont vocation à décliner à la manière des licences. Dès lors, l’Histoire est si bien esthétisée, si bien investie par la fiction, qu’elle devient une fiction comme les autres. Elle n’existe dans le marché éditorial que dans la mesure où elle peut être « artialisée » et devenir « un instrument de légitimation des marques et des entreprises » en l’espèce éditoriales12. En d’autres termes, l’ordre chronologique s’est inversé. Les faits historiques, jadis présentés comme premiers, ne font que succéder à leur mise en fiction préalable.
Bref, dans notre corpus, l’Histoire paraît être avant tout un ingrédient commercial malléable à merci, selon des stratégies dont nous avons présenté ici quelques éléments. Objectera-t-on que quelques textes résistent encore et toujours à l’impératif économique, donc à sa cohorte de normes ? Nous voulons bien le postuler. Ce nonobstant, pour mieux donner à apprécier les exceptions, nous avons pensé qu’il était plus logique de proposer une vue d’ensemble des cas les plus fréquents. Cela ne nie pas la possibilité d’une île, sur laquelle survivraient des fictisations originales, inattendues, dissonantes. Au reste, l’existence de règles récurrentes et de procédés convenus n’empêchera jamais un écrivain, prié de s’adapter aux exigences du marché, de répondre, comme Maurice Cury : « S’adapter, s’adapter… Je voudrais que, parfois, on s’adapte à moi. »13.