Si les rapports entre images et histoire sont suffisamment anciens pour constituer un objet d’étude à part entière1, les travaux qui suivent prouvent, si besoin est, que le chapitre est loin d’être clos. Témoins de la vitalité d’un champ d’étude qui se trouve à la croisée de disciplines aussi diverses que l’histoire, l’histoire de l’art, la sociologie ou l’anthropologie, la variété des objets considérés par les études qui suivent (portraits royaux, peintures et sculptures historico-religieuses, estampes matrimoniales de nature prescriptive, photographies de l’univers carcéral, expertises, enquêtes de sainteté), de leurs cadres de référence tant géographique (France, Provinces-Unies, Savoie), que chronologique (du xvie au xxe siècle) ne peut que renvoyer toute tentative de présentation à son incomplétude, sauf à dresser une série de notices résumant chacune de ces interventions. Persuadés que nous ne saurions mieux présenter les textes que les auteurs eux-mêmes, notre ambition a plutôt été de faire ressortir les points de rencontre entre ces différentes interventions, par delà leurs évidentes particularités qui tiennent autant aux types d’images abordées qu’aux ressources théoriques et sensibles de chacun des jeunes chercheurs qui présentent ici leurs travaux.
Choséité des images et « image-objet »
Les études qui suivent ont en partage une commune volonté de se déprendre d’une approche essentialisante des images. Ni l’identification des sujets, ni la fonction attribuée aux images, ni même l’approche esthétique, ne suffisent ici à résumer les enjeux associés aux images. En refusant de postuler a priori que l’image représente, qu’elle est utile, ou qu’elle signifie, possibilité est donnée de faire l’expérience de la singularité des images en tant qu’objet2. Cette redécouverte, loin d’être assimilable à une posture iconoclaste dont on affuble généralement les historiens dès lors que ceux-ci traitent « d’objets d’art », ne peut se définir comme une simple réduction des images à leur matérialité. Au contraire, l’appréhension des images en tant qu’objets s’inscrit à chaque fois dans une perspective dynamique de création de sens qui transforme ces images en choses, douées d’une singularité.
Ainsi, pour une partie de ces études restituer aux images leur statut d’objet, ce n’est pas seulement avaliser l’évidence matérielle des images, mais c’est peser, à l’aune des contextes d’énonciation, la façon dont les acteurs historiques ont pu assumer et appréhender la matérialité des images pour leur accorder des valeurs d’ordre économique, juridique (Laurent Regard), ou miraculeuse. De façon révélatrice, dans le cadre d’une enquête de sainteté menée dans l’État savoyard du xviie siècle, Michel Merle note que la matérialité des images – état de conservation, intensité des couleurs – pouvait être mobilisée en tant que preuve d’une présence surnaturelle. D’autres études en revanche s’attachent à aborder le caractère objectal des images à la manière de ce que certains médiévistes ont désigné par le terme d’ « image-objet »3. Considérant que l’image ne peut se réduire à la force du message qu’elle transmet, Geraldine Lavieille et Romain Thomas montrent que la plénitude des sens conférés aux images ne dépend que des lieux ou des objets auxquels elles sont attachées, selon l’emplacement qu’elles occupent dans les églises (Géraldine Lavieille), ou bien selon les « dispositifs de bibliographie matérielle » dans lesquelles elles s’inscrivent (Romain Thomas). Autrement dit, ces images ne prennent sens qu’en fonction de lieux et d’objets qui engagent des pratiques de piété, de prière ou de lecture que les images accompagnent et informent. Romain Thomas indique ainsi que les images ne forment pas un simple ornement, mais qu’elles orientent la lecture tout en accroissant son efficacité.
L’intentionnalité des images
Second point commun à la plupart des études qui suivent, la question pourtant classique des pratiques et des usages, bien que présente, semble reléguée au second plan au profit d’un intérêt plus vaste porté aux intentions qui président à la fabrication, à la diffusion ou à l’exposition d’une image. En cela les images sont abordées comme des objets profondément inscrits dans les relations sociales, étant au cœur de logiques complémentaires, voire concurrentes. Elles apparaissent ainsi comme les creusets ou réceptacles de différentes intentionnalités humaines, dont elles sont à la fois l’enjeu et la trace4. Se plaçant du côté des producteurs des images, Romain Thomas montre comment les estampes moralisantes destinées à orner les traités sur le mariage de Jacob Cats au xviie siècle sont l’objet et le support d’intentionnalités concurrentes, le graveur y voyant un moyen de se délasser l’esprit par la vue de belles choses, quand l’auteur ambitionne d’en faire un outil pédagogique. Se plaçant du même point de vue, Audrey Higelin-Fusté révèle que la rencontre entre architecture carcérale et photographie dans la seconde moitié du xixe siècle s’est d’emblée placée sous le signe d’une double préoccupation patrimoniale et esthétique, la photographie apparaissant alors comme le noyau dur d’une nébuleuse d’intentions à la fois institutionnelles, administratives et personnelles. Se tournant vers les récepteurs, Michel Merle signale la présence de portraits royaux considérés comme miraculeux dans la Savoie du xviie siècle, dont l’exposition pouvait renvoyer soit aux vertus miraculeuses effectivement associées aux portraits, soit à des logiques de fidélités politiques et religieuses déployées par différentes institutions. Se situant à la croisée de la production, de la diffusion et de la réception, Geraldine Lavieille analyse la manière dont les représentations du baptême de Clovis dans les églises françaises du temps de la reconstruction henricienne jusqu’à l’absolutisme louis-quatorzien cristallisent des intentionnalités concomitantes qui réfèrent autant à un discours de légitimation du pouvoir souverain, qu’à un rappel des prérogatives de l’Église gallicane dans l’élection du royaume, ou encore à l’articulation d’identités locale, régionale et nationale. De la même manière, Laurent Regard remarque que les disputes qui surgissent autour des images lors des successions épiscopales tiennent justement au déficit d’intentionnalité d’images qui ne sont plus appréhendées que comme des objets, mais que le droit s’emploie à requalifier par une lecture objective de leur intentionnalité.
Cette approche de l’intentionnalité des images nous semble d’autant plus pertinente qu’elle rappelle la non univocité des logiques dans lesquelles les images sont produites, diffusées et exposées. Ainsi, le sens des images, loin d’être un donné, est constamment recréé en fonction de ceux qui la produisent, la reproduisent, la modifient, et l’exposent.
L’agir des images
Troisième point sur lesquels s’accordent les différentes études, c’est l’agir des images. Il en ressort que l’analyse des modes d’efficacité, de « performativité » des images5 ne saurait faire l’économie ni de l’appréhension des images en tant qu’objet, ni de l’analyse des intentions qu’elles cristallisent, ni surtout de l’examen des éléments qui les composent. En effet, la plupart des recherches qui suivent entendent lier dans un même mouvement analyse philologique des images (identification des sujets, de la façon dont ils se composent, des modèles auxquels ils peuvent éventuellement se référer) et appréhension des modes d’action des images. Aurore Chery, dans le cas français, et Michel Merle, à propos de la Savoie, démontrent comment la reconstitution d’une généalogie des images royales ou ducales s’accompagne d’enjeux sociaux et politiques qui très concrètement légitiment la figure du souverain, soit dans une perspective de valorisation de la figure royale face à l’opinion publique (Aurore Chery), soit à des fins de « propagande dynastique » (Michel Merle).
Ce phénomène d’auto-référencement des images amène Romain Thomas à montrer comment des images qui pouvaient dans un premier temps être matériellement et didactiquement liées à des textes s’en dissocient progressivement pour acquérir une logique autonome, aboutissant au constat d’une perte de sens et d’une perte de pouvoir des images. De même, la forte distanciation qui s’élabore lors des Guerres de Religion pour se renforcer au cours du Grand Siècle entre le discours historique et l’iconographie provinciale du roi des Francs témoigne de cette puissance d’agir de l’image qui redonne son sens à un imaginaire national, à un mythe fondateur et créateur d’identité (Géraldine Lavieille).
C’est également en termes de création et de diffusion d’un imaginaire, ou plus exactement d’imaginaires concurrents, qu’Audrey Higelin-Fusté analyse l’évolution des rapports entre photographie et univers carcéral, en reliant systématiquement une analyse serrée de photographies qui révèlent autant par ce qu’elles montrent que par ce qu’elles cachent, à l’état des champs institutionnels, journalistiques et artistiques dans lesquels se situent soit les commanditaires, les photographes, ou les récepteurs.
En conséquence, l’ordre des textes que nous proposons est de nature moins chronologique que thématique, en fonction à la fois des objets et des problématiques abordées. Viennent en premier lieu trois études concernant les images du pouvoir, les deux premières (Aurore Chery, Géraldine Lavieille) abordant les représentations du roi de France, tandis que la troisième (Michel Merle) propose une incursion dans un territoire voisin – la Savoie. La proximité repérée entre ces travaux ne tient pas seulement à la nature des objets pris en considération, mais également à la mise au jour de phénomènes similaires de légitimation du pouvoir par le religieux (Michel Merle et Géraldine Lavieille). De plus, l’article proposé par Michel Merle esquisse une analyse des procédés de certification de la valeur – religieuse – des images ; question qui est au cœur de la réflexion proposée par Laurent Regard. Les différentes valeurs accordées aux images, en fonction d’intentions divergentes, sont ainsi analysées à l’aune des devenirs des collections des évêques français après leur décès. Cette importance des enjeux de valeurs se retrouve dans l’article de Romain Thomas, qui analyse les ambitions concurrentes de différents acteurs autour d’un même objet, le livre imprimé et illustré. Les analyses proposées par Romain Thomas et Audrey Higelin-Fusté, bien que très différentes dans leurs objets (les traités de mariage hollandais du xviie siècle pour le premier ; les rapports entre la photographie et l’architecture carcérale dans la France des xixe et xxe siècles pour la dernière), nous semblent pourtant partager des ambitions similaires, sinon qui se répondent. Alors que Romain Thomas étudie l’objet image dans son intégration à un objet plus vaste – le livre – qui l’encadre et qui s’informent mutuellement, Audrey Higelin-Fusté étudie les relations entre l’objet photographie et l’objet matériel – la prison – qui est figuré : dans les deux cas les évolutions constatées sont à la fois reliées aux transformations de l’objet auquel elles sont liées, ainsi qu’aux rôles qu’on veut leur faire tenir (ambitions éducatives/performatives et finalités de plaisir/artistiques).