Trouble dans la valeur : les images à l’épreuve de la mort de leurs possesseurs

Outline

Text

À l’heure où la sociologie entreprend de forger des outils méthodologiques pertinents pour annexer la question des valeurs à ses champs de recherche1, la question qui se pose à tout historien qui s’interroge sur ces notions est d’emblée celle de sa légitimité. Les historiens ont-ils leur mot à dire dans l’appréciation des valeurs, interrogation d’autant plus aiguë lorsque ceux-ci s’intéressent aux images ? La réponse dépend de la façon dont on considère la notion de valeur, c’est-à-dire les principes au nom desquels sont produites des évaluations. Deux approches s’opposent. La première est une position morale et essentialiste qui vise à dire et prescrire ce que sont les valeurs en soi : il s’agit de dire ce qu’est le bien, le beau, etc. Cette approche normative, héritée en partie de la métaphysique kantienne, ne peut renoncer à dire ce que sont, dans l’absolu, les valeurs. Cette approche ontologique de la valeur exclut d’emblée celle-ci du territoire de l’historien, et en fait l’unique gibier des philosophes.

La seconde approche suppose un renoncement à cet essentialisme, condition sine qua non pour que les historiens puissent s’approprier la question de la valeur des objets. Cette conversion à une forme d’empirisme contribue à mettre au centre de l’intérêt le rapport des acteurs aux valeurs, à redonner une place de choix aux usages, aux discours et aux contextes dans lesquels les jugements de valeur sont élaborés. On s’intéresse alors moins aux valeurs en tant que telles, qu’aux enjeux qui président à leur élaboration. Cette approche ne va pas sans défi, car elle contribue à mettre en avant le fait que les jugements de valeur ne sont pas pris dans des logiques univoques, mais plurielles, selon les acteurs et les contextes dans lesquels ils sont émis. Une telle approche ne peut qu’introduire des failles dans les grands schémas explicatifs proposés par les historiens de l’art pour mettre en lumière la mutation du statut et des valeurs attribués à l’art entre la Renaissance et le début de l’époque moderne. Certes les explications varient selon les auteurs : pour Michael Baxandall, l’évolution majeure qui aurait lieu dans l’Italie du Quattrocento serait celle de la dématérialisation de la valeur de l’œuvre d’art. D’abord soumise à des critères d’évaluation matérielle (matières utilisées, taille, etc.), l’œuvre deviendrait peu à peu le support d’un jugement de valeur qui viendrait en reconnaître la singularité, l’unicité, liée à la main de l’artiste2. Pour Hans Belting, le passage du statut de l’image à celui d’œuvre d’art serait en partie le fait de la défonctionnalisation des images dans le sillage des épisodes iconoclastes au xvie siècle : dégagées de leurs anciennes fonctions religieuses et liturgiques, les images auraient pu supporter un jugement de valeur esthétique3. Bien que différentes, ces études se rejoignent néanmoins sur deux présupposés. D’une part, l’évolution de la valeur des arts serait un principe univoque, quasi positiviste, qui irait dans le sens d’un triomphe progressif du règne de l’art pour l’art. D’autre part, il n’y aurait à partir du xvie siècle qu’une seule valeur admissible pour l’art, fondée sur des critères d’appréciation esthétique dont on postule l’universalité et le partage, du moins dans le monde restreint de l’élite sociale de l’époque moderne. Or, que l’on s’intéresse à la noblesse italienne4, aux élites religieuses de la France moderne, ou au milieu des collectionneurs parisiens du xviiie siècle le constat est le même : lorsque des tableaux sont légués par un membre de l’élite, la valeur intrinsèque attribuée aux œuvres s’efface le plus souvent devant des valeurs particulières connues de leur seul détenteur et de son entourage qui justifient qu’on les donne, que ces valeurs soient familiales, dévotionnelles ou « patriotiques »5. De plus, si l’on déplace le regard des testaments aux inventaires après décès, autre source canonique pour qui cherche à saisir les collectionneurs du passé, le constat est le même : si les œuvres devaient effectivement se plier à une appréciation esthétique à partir du xvie siècle, comment expliquer que dans les inventaires la valeur des images se trouve régulièrement au centre de désaccords, pouvant parfois déboucher sur des procès ? C’est que la valeur attribuée aux images, loin de faire consensus, se trouve au cœur de logiques contradictoires.

La mort d’un membre de l’élite – il s’agira ici des membres de l’épiscopat français du dernier siècle de l’Ancien Régime – constitue un moment privilégié pour saisir la pluralité de ces logiques. À cela plusieurs raisons. La première, et la plus évidente, tient à la production documentaire qui entoure la mort d’un évêque – testaments, inventaires, procès verbaux de vente – et dont l’enjeu est précisément d’attribuer des valeurs aux images. Seconde raison, la disparition du possesseur des images impose une rupture dans l’appropriation quotidienne dont elles faisaient l’objet, et implique que de nouvelles valeurs leur soient attribuées, condition essentielle pour que ces images, un temps immobilisées, réintègrent des formes de circulation diverses – économiques ou sociales. Si le contexte d’un décès contribue ainsi à mettre en lumière la question de la valeur des images, celui-ci projette également sa part d’ombre. Le changement de régime d’appréciation auquel se trouvent nécessairement confrontées les images au décès de leur maître contribue au trouble des acteurs historiques face aux images quant aux valeurs à désormais leur attribuer.

L’image en dispute

Deux exemples nous paraissent résumer la plupart des enjeux associés aux réclamations qui émaillent les inventaires après décès. En 1741, la prisée des meubles de l’archevêque d’Arles, Mgr de Forbin-Janson, est menée par un maître tapissier local, qui prise deux grands tableaux représentant « des animaux de la bergerie » exposés dans l’un des salons de l’archevêché6. Ces tableaux vont être au centre des tensions entre les officiers du bureau des finances d’Aix, sous l’autorité desquels l’inventaire est dressé, et le neveu de l’archevêque, le marquis de Forbin-Janson. Ce dernier demande à ce que ces tableaux ne soient pas vendus car ceux-ci lui appartiennent. Ils n’auraient été que prêtés par le marquis à son oncle l’archevêque. Ces tableaux entrent dans la matérialisation de solidarités familiales, et ne peuvent en conséquence supporter une estimation d’ordre économique. Les agents chargés de l’inventaire soupçonnent néanmoins le marquis d’avoir vendu ces meubles à son oncle. Sommé de fournir les preuves de ce prêt qui fonderait sa légitimité à réclamer les tableaux, le marquis déclare par la bouche de son procurateur qu’il ne possède pas de pareille preuve car « l’on ne voit pas au reste qu’un pareil prest entre proches, et d’un oncle à un neveu se fasse par contrat, ny par convention, non plus qu’entre gens de condition, ny d’amy à amy ». Le marquis ajoute encore qu’il est

inoüy de penser qu’il se soit fait payer à M. l’archevêque le prix desdits meubles, luy qui était son héritier présomptif, d’ailleurs quel est le frère et le neveu qui refuse des meubles à son frère et à son oncle lorsqu’il en a besoin dans un poste aussy honorable que celuy de l’archevêché d’Arles.

Quelques années plus tard, en 1753, à Grasse, les termes du désaccord sont semblables. L’évêque, Mgr d’Antelmy, est mort sans avoir pris de dispositions particulières concernant ses tableaux, ayant néanmoins pris le soin d’instituer le séminaire de la ville en tant qu’héritier universel. Au cours de la confection de l’inventaire, un des neveux de l’évêque, Charles Étienne d’Antelmy, « ingénieur », intervient au motif que les tableaux de l’évêque ne peuvent être compris dans l’inventaire car ils sont des « portraits de famille », appartenant à sa famille depuis plusieurs générations. Le procureur du séminaire, bien que déclarant qu’il ne

s’agit nullement de portraits de famille, consent qu’ils soient remis aud. sieur d’Antelmy en justifiant par lui qu’ils lui appartiennent, ce qu’il a peine à croire, sachant que led. feu seigneur évêque a voulu que lesdits tableaux restassent dans sa succession.

Le procureur de Charles Étienne d’Antelmy répond que

la justification requise est inutile, et qu’il doit être cru sur parolle à l’égard des tableaux qu’il réclame parce qu’on ne passe pas des contrats quant [sic] on acquiert des tableaux.

Le surlendemain, le sieur d’Antelmy revient à la charge

ayant trouvé peu convenable de la part de messieurs les directeurs du séminaire qu’ils ayent tenté de soumettre led. sieur d’Antelmy à prouver que les tableaux dont il s’agit dérivent de la succession de ses ayeuls, le seul aspect de ces tableaux l’indicant évidemment7.

Ces deux situations convergent sur de nombreux points et mettent toutes deux en évidence une opposition qui structure l’appréciation des œuvres. Se trouvent confrontées deux cultures de l’échange, deux économies politiques8. La première est au cœur de la culture aristocratique : c’est celle du don au sein des liens d’amitié et familiaux, entre « proches », « gens de condition », ou « d’amy à amy ». C’est un système familial et d’entraide, fondé sur le don et la confiance, où l’on doit être cru « sur parolle ». S’y oppose ici une autre économie qui transforme le don en marchandise : le don n’en est plus un, il doit s’accompagner de contrat, de convention, de « preuves », de « justifications », aux yeux de ceux qui dressent l’inventaire. On a là l’opposition fondamentale entre deux régimes d’appréciation des images. Le premier, que l’on pourrait qualifier de régime d’emprise, n’apprécie l’image qu’en fonction des enjeux familiaux et sociaux avec lesquels elle fait corps. L’autre est un régime d’objectivation, qui ne traite l’image que comme un objet extérieur et commun9. En effet, la prisée soumet l’image à une triple réduction : une réduction matérielle, une réduction économique, et une réduction de la notion de possession à un lien de singularité entre un défunt et un objet, alors même que les évêques ont entre les mains des images détenues collectivement par sa famille et son lignage et dont ils ne sont que les dépositaires.

L’image objectivée

Valeur incertaine et certification des corps

Actes ayant une valeur judiciaire, les inventaires entendent définir et prescrire une manière d’assigner une valeur aux images, valeur qui n’est pensable que dans le cadre d’une circulation marchande, qui suppose que l’image soit accompagnée de contrats, de billets de reconnaissance, et éventuellement d’un prix.

Mais l’attribution d’une valeur marchande n’a rien de simple et doit faire face à un trouble fondamental : comment donner un prix à une œuvre ? Laurence Fontaine, dans un contexte différent, a souligné que l’économie préindustrielle se caractérise par le règne de l’incertitude quant à la valeur des choses. En l’absence d’un marché structuré et unifié, l’équivoque pèse autant sur la qualité des produits, que sur les prix pratiqués, de même que sur la valeur de l’argent (rognage). L’incertitude pèse donc sur tous les éléments de la transaction, ce qui explique, selon elle, que, sous l’Ancien Régime, la forme dominante de l’économie ne puisse être que celle de la fixation du prix après marchandage10. La fixation d’un prix ne repose donc pas uniquement sur la reconnaissance d’une valeur d’échange qui serait intrinsèque à l’objet.

Dans les inventaires, les manœuvres développées pour réduire la marge d’incertitude et aboutir à un consensus quant à la valeur des images reposent sur des procédures qui ne visent pas d’abord les objets eux-mêmes, mais qui engagent le corps de ceux qui prisent les images. Outre la présence d’un notaire ou d’un greffier qui rédige l’inventaire, l’estimation des objets y est confiée à des priseurs, tâche régulièrement attribuée à des fripiers, des marchands ou maîtres tapissiers locaux qui estiment la majeure partie des biens. Néanmoins il arrive que certaines catégories d’objets défient les compétences du priseur principal. Interviennent alors des experts appelés pour priser un type d’objet particulier : orfèvres, chaudronniers, libraires, parfois des peintres11. Le recours à un expert en tant « qu’agent réducteur d’incertitude »12 entérine le fait que les objets ne disent pas leur valeur de façon transparente, et qu’en matière d’estimation d’objet il n’y a pas de connaissance universelle tant l’incertitude est grande face à leur valeur.

Reste à savoir comment ces marchands locaux, ces maîtres tapissiers, ces peintres deviennent des experts. Ceux-ci sont soumis à une série d’épreuves qui permettent de certifier la valeur de leurs jugements et de fonder une relation de confiance dans la production des qualités attribuées aux objets. Autrement dit, au moment même où l’appel à des experts entérine l’incertitude liée à la valeur des objets, c’est sur la personne de l’expert que se reportent tout un ensemble d’épreuves visant à valider la qualité des appréciations produites. Toute prisée, ou toute expertise, commence par un serment qui engage l’expert envers Dieu et les hommes auxquels il promet de se « bien et fidèlement comporter », en « âme et conscience ». Dans un deuxième temps, la qualité socioprofessionnelle des priseurs ou experts choisis apparaît comme une seconde épreuve de certification : ainsi la qualité de « maître » ou de marchand est régulièrement mobilisée. Il s’agit d’une assurance professionnelle qui garantit que le priseur-expert possède des qualités reconnues par des communautés organisées et réglées. Mais c’est aussi un gage des compétences économiques de l’expert priseur : en choisissant des maîtres ou des marchands locaux, on s’assure la présence d’hommes dont on peut estimer qu’ils possèdent un savoir quant à l’état du marché local. Troisième épreuve à laquelle est soumis l’expert, celle de l’interconnaissance, qui fait de l’expert un homme connu, inscrit dans des réseaux sociaux locaux qui peuvent en certifier la qualité. Ainsi, lors de la succession de Mgr de Langle, évêque de Saint-Papoul, l’appel à un libraire de Carcassonne pour estimer la bibliothèque du défunt est motivé par le Sieur Serre, syndic de l’hôpital de la ville, l’un des héritiers de l’évêque. Celui-ci assure aux officiers de la Sénéchaussée de Castelnaudary que François Hérisson est « très entendu dans la connaissance des livres pour leur estimation », raison pour laquelle il somme les officiers « de vouloir le nommer et luy ordonner de procéder à laditte estimation en Dieu et conscience »13. La recommandation, « agent réducteur d’altérité »14, transforme ici l’expert étranger en homme de confiance dont la qualité est garantie par ceux-là mêmes qui assurent en connaître les compétences.

Des peintres priseurs : signe de la reconnaissance de l’art pour l’art ?

C’est à cette triple épreuve que sont soumis les peintres appelés en tant qu’experts dans les successions épiscopales. Le recours à un expert pour priser les tableaux, loin d’être une constante, apparaît clairement dans un quart des situations étudiées15. Or, ce n’est ni la qualité des tableaux possédés, ni le nombre d’images qui motive l’appel à un peintre, mais la façon dont ceux-ci sont exposés. À Lyon, à la mort de Mgr de Neufville de Villeroy en 1693, ce n’est qu’après avoir déjà estimé l’ensemble des meubles que l’archevêque possédait dans « l’hostel du gouvernement de Lyon » que les officiers de la sénéchaussée entrent dans « l’hostel de l’archevêché ». Tandis que dans les appartements déjà visités, l’archevêque n’avait exposé que quelques tableaux dispersés dans diverses pièces, sans que les officiers jugent nécessaire de faire appel à un peintre, c’est en pénétrant dans une salle de l’archevêché qui comptait onze tableaux qu’ils font appel à Philibert Buron, peintre de Lyon16. Chez son neveu et successeur, François Paul de Neufville, ce n’est qu’en entrant dans la galerie de l’archevêché que l’appel à Daniel Sarabas, peintre, est jugé nécessaire pour estimer les tableaux qui y sont regroupés17. À Vannes, tandis que l’ensemble des meubles de François d’Argouges sont estimés en 1716, c’est en entrant dans l’antichambre des appartements de l’évêque qu’un peintre est « mandé », appartements qui justement concentrent la majorité des tableaux de l’évêque18. Plus que la qualité, plus que le type de sujet, plus encore que le nombre d’images, l’appel à un peintre expert vient répondre à une pratique d’accrochage des œuvres. C’est de leur concentration en un espace donné que naît leur caractère insolite et l’incertitude quant à leur valeur, motivant l’appel à un peintre. Ainsi l’appel à un peintre expert n’est pas en soi le signe d’une progressive reconnaissance de la valeur de l’art en tant que tel. De plus, exception faite de quelques cas à la toute fin du xviiie siècle, il n’y a pas de différence fondamentale entre la façon dont un peintre expert, un notaire, ou un commissaire priseur prise et estime les tableaux. En fait, l’appel à un peintre expert relevait avant tout d’une logique juridique exprimée clairement en 1740 dans le testament du célèbre collectionneur Pierre Crozat : celui-ci demande à ce que sa collection soit prisée par des peintres experts car « en cette qualité leur estimation sont crues en justice »19. Ce n’est donc pas en raison de ses connaissances théoriques ou esthétiques que le peintre est appelé, mais parce qu’en tant que praticien, que professionnel, il dispose d’une parole d’autorité en situation judiciaire à une époque où l’on considère que celui qui fait, est celui qui sait.

Objectivation des images

L’expert peintre est donc appelé en tant que professionnel, détenteur d’un savoir particulier, et les critères avancés pour décrire, puis estimer les images, vont dans ce sens. Ceux-ci se caractérisent par une grande stabilité des années 1660 à la fin de l’époque prise en compte. À la différence des catalogues de ventes dressés lors des ventes publiques au xviiie siècle étudiés par K. Pomian20, les inventaires ne traduisent pas – sauf à la marge – une nouvelle manière d’apprécier l’art. À l’inverse des catalogues de ventes qui reflètent l’autonomisation d’un marché de l’art parisien au cours du xviiie siècle, les exigences auxquelles doit répondre un inventaire après décès restent a priori les mêmes entre la fin du xviie siècle et la fin du siècle suivant. Et si évolution il y a, on la devine essentiellement dans quelques inventaires de saisies des biens des prélats sous la Révolution. C’est que contrairement aux inventaires après décès qui entendaient avant tout dresser un répertoire des meubles du défunt dans un double but juridique et économique, une partie des inventaires dressés sous la Révolution entendent déterminer ce qui, dans les biens saisis, doit être conservé pour alimenter des musées publics. La nature et l’ampleur de la description dépendent donc moins d’un esprit du temps qui verrait s’imposer des catégories propres à un monde de l’art, que des finalités que l’on assigne à la description. Or la finalité première de l’inventaire est de dresser un répertoire d’objets, pouvant éventuellement être vendus sur le marché local.

À ce titre, la qualification objective de l’image est le premier élément mobilisé. La description minimale des images se réfère à la qualité de l’image (tableau ou estampe), au cadre qui l’accompagne, et à l’appréciation de sa taille (« grand », « petit », des mesures plus précises étant parfois présentes). Quand la description est plus développée, elle peut s’accompagner de remarques concernant le support de l’image (cuivre, papier, bois, marbre), sa forme (ovale, carré, rond), ainsi que d’un jugement portant sur l’état de conservation de l’objet (« vieux », « percé », « bon état »). L’image est d’abord réduite à sa qualité d’objet, ayant une forme, un support, une taille, et une qualité.

Les sujets n’apparaissent pas nécessairement. Quand ils apparaissent, ceux-ci sont appréciés sommairement selon des catégories générales de genre : « paysage », « portrait ». Les sujets font bien plus l’objet d’une identification que d’une description. Soumis au régime de l’identification et de la rapidité, les priseurs soumettent ce qu’ils voient à une hiérarchie qui classe les éléments de la représentation. Lorsque François Faure, évêque d’Amiens, meurt en 1687, son inventaire signale un tableau représentant « le sacre de Louis XIV » dans le salon de l’évêché21. Or une description de la ville d’Amiens faite trente ans plus tard signale encore ce tableau à l’évêché, et précise qu’il s’agissait d’une commande de l’évêque, dans lequel il s’était fait « représenté exerçant les fonctions de diacre »22. En effet, François Faure a assisté en tant que diacre au sacre de Louis XIV ; de plus, la date du sacre, le 7 juin 1654, correspond à peu de chose près à la date à laquelle F. Faure prit effectivement possession de son évêché d’Amiens, le 28 juin de la même année23. Plus qu’un simple tableau représentant le portrait du roi au moment de son sacre, l’exposition de ce tableau prend un double sens que la seule identification faite par les priseurs ne permet pas de percevoir. Il est à la fois rappel du rôle tenu par l’évêque lors de la cérémonie royale, mais également l’illustration d’une alliance qui unit le début du règne de Louis XIV et le début de son épiscopat dans un rapport de simultanéité. Or, pour les priseurs cette signification importe peu, la figure du roi suffit à elle seule à résumer le tableau et à l’identifier. Cela étant, la volonté d’identifier les tableaux n’induit pas nécessairement une appréciation sommaire des sujets représentés. On trouve en effet, bien que rares, des cas dans lesquels les sujets sont appréciés plus longuement. Pour autant les sujets ne font pas l’objet d’une description : ils sont alors moins appréhendés comme des instantanés dont il s’agirait de décrire l’organisation, que comme des représentations d’actions. À titre d’exemple, dans la moitié des cas étudiés, les tableaux représentant des nativités sont prisés en tant qu’images représentant « la naissance de Notre Seigneur ». Il ne s’agit donc pas à proprement parler de descriptions, mais d’une même volonté d’identifier des sujets selon deux modalités. Soit l’identification peut se faire au prix d’une simplification qui, loin de prendre en charge une appréhension globale de l’œuvre, ne la qualifie qu’en fonction d’éléments jugés déterminants ; soit cette identification peut se faire narration, les images devenant le théâtre d’actions qu’il faut identifier et non les instantanés d’une scène qu’il conviendrait de décrire. L’identification des sujets fait partie des multiples opérations qui visent à entourer les images de prises qui les rendent reconnaissables, et connaissables, au même titre que leurs qualités matérielles, et qui contribuent à en fixer le prix.

Le prix des images : entre valeur matérielle et valeurs sociales

Des logiques multiples au service de l’assignation d’un prix

Outre la difficulté de toujours rendre compte de l’entremêlement des logiques qui président à l’assignation d’un prix à tel ou tel tableau – et qu’il serait trop long ici d’exposer – on peut distinguer deux régimes dans lesquels des prix sont accolés à des tableaux. Un régime dans lequel les tableaux sont considérés comme des choses, des objets interchangeables au sein d’une catégorie donnée et auxquels on peut attribuer un prix à travers la saisie de tout un ensemble de caractéristiques qui définissent les tableaux en tant que simples choses. Dans cette perspective, l’état de conservation du tableau, son support, son cadre, et surtout sa taille sont déterminants pour asseoir une évaluation économique du tableau. Ainsi, à répertorier les tableaux qui sont systématiquement prisés aux sommes les plus importantes dans les différents inventaires, on observe que ce sont les tableaux qualifiés de « grands » qui remportent la mise, répondant là à la manière dont les peintres eux-mêmes fixaient leurs prix en situation de commande. Autrement dit, les prix sont en première instance la traduction économique d’une appréciation matérielle des tableaux.

Le second régime d’appréciation – concernant beaucoup moins de tableaux – tente en revanche de traduire en termes marchands la saisie des tableaux en tant qu’objets singuliers, uniques, selon des caractéristiques qui en garantissent l’unicité et la non équivalence avec le monde des autres images. Cette unicité de l’œuvre peut être comprise en termes d’attribution et d’authentification des œuvres, pratique qui ne concerne que quelques tableaux au cours du xviiie siècle, mais dont la prise en compte semble de plus en plus essentielle pour expliquer les prix atteints par certains tableaux ; en témoignent les sommes atteintes à Lyon pour un tableau attribué à Mignard que possédait l’archevêque de Lyon en 1731 (1 500 livres), et celles atteintes par deux tableaux de Joseph Vernet prisées lors de la succession de l’archevêque de Bourges, Mgr de Phélypeaux, en 1787 (3 600 livres)24. Cette singularité reconnue à l’œuvre ne vient d’ailleurs pas seulement de qualités intrinsèques qui lui seraient reconnues. Ainsi, à Metz en 1733, l’évêque et ancien aumônier du roi, Mgr du Cambout de Coislin, avait rassemblé dans sa résidence secondaire de Frescaty une véritable collection de tableaux, dont certains pouvaient atteindre des prix extrêmement élevés ; en témoigne un tableau représentant une « Vierge et l’enfant », conservé dans la chambre de l’évêque, estimé 1 500 livres. Il s’agit sans doute du tableau considéré comme un original de Léonard de Vinci que lui avait légué sa tante quelques années auparavant25. Pourtant, c’est un autre tableau qui détient le record en atteignant le double de cette somme. Celui-ci est un portrait du roi – exposé dans la « chambre des étrangers » du château – donné par le souverain à l’évêque, et c’est en mobilisant ce principe que l’expert le prise à 3 000 livres26. Le tableau devient unique et inestimable, non pas en raison de ses qualités intrinsèques, mais en raison de sa valeur sociale, matérialisant un lien qui n’a pas de prix entre le roi et son ancien aumônier.

L’attribution d’un prix à un tableau renvoie à la prise en compte de critères divers que l’on peut par commodité ranger dans deux régimes d’appréciation différents, étant entendu que ces deux régimes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Le résultat en est que se côtoient ainsi au sein d’un même inventaire deux régimes d’appréciations des images. Quel en est le but ?

Requalifier la figure de l’expert

Au vu du fossé qui existe entre les estimations présentes dans les inventaires après décès et le prix auquel se vendent effectivement les tableaux, les historiens et historiens de l’art ont développé une attitude soupçonneuse envers les prix consignés, tentant tour à tour d’expliquer la sous-estimation chronique des œuvres dans les inventaires en vertu d’un faisceau causal qui renvoie l’expert soit à son incompétence, soit à des motivations frauduleuses, soit à des causes légales – la crue27. Si ces explications ne sont pas fausses et renvoient çà et là à des situations rencontrées, les critiques développées envers l’estimation des tableaux renvoient à deux présupposés que l’on peut renverser.

Tout d’abord, s’étonner de la modicité des prix indiqués dans les inventaires, c’est, a contrario, estimer qu’il existe une juste valeur de l’art sur un marché structuré, marché que les experts convoqués seraient incapables de maîtriser. Or des études récentes ont montré qu’il n’existe pas de marché national en matière d’art sous l’Ancien Régime28 : comment concevoir une juste valeur en l’absence d’un marché structuré, si ce n’est en redéfinissant systématiquement la notion de « juste » en fonction des conditions locales. La perception d’un espace économique différencié se manifeste ainsi dans l’inventaire de l’archevêque de Bourges, mené en 1787 par les commissaires priseurs du châtelet, aussi bien dans l’hôtel particulier qu’occupe l’évêque dans la capitale, qu’à Bourges29. Si l’archevêque possède deux cent tableaux répartis équitablement entre ses différentes demeures, la façon dont les commissaires prisent les tableaux varie du tout au tout selon qu’ils se trouvent à Paris ou à Bourges. À Paris, les tableaux sont prisés avec l’aide d’un expert peintre qui estime systématiquement les tableaux en fonction de leurs qualités d’original, de copie, et en vertu de leurs auteurs, ceux-ci atteignant des sommes de plusieurs centaines de livres. À Bourges en revanche, les commissaires font l’économie de l’appel à un peintre priseur, l’origine des tableaux n’étant ni identifiée, ni authentifiée. Les tableaux y sont prisés en lots, atteignant des sommes ridicules. Il est toujours possible d’y voir le reflet de la pratique collectionneuse de l’archevêque qui aurait concentré ses tableaux les plus dignes d’attention à Paris. Mais le fossé qui existe entre les pratiques de prisées faites à Paris ou à Bourges semble bien plus significatif de la reconnaissance de l’existence de deux marchés sur lesquels les œuvres seront revendues. Un marché parisien dans lequel les œuvres entrent dans une économie de la collection, et dont les critères d’attribution et d’authentification sont devenus au cours du xviiie siècle des critères de jugement esthétique et économique30. Les auteurs, la mode, la dynamique du marché local expliquent les prix assignés par exemple à deux marines de Vernet estimées 3 600 livres. À Bourges, en revanche, les tableaux ne sont estimés qu’en fonction d’une économie de la revente locale, les tableaux prisés atteignant des prix moindres : une économie de la décoration, de l’image quotidienne, que les prélats successeurs rachètent le plus souvent en bloc. Autrement dit, l’absence de cohérence dans les prix relevés dans les inventaires répond à l’existence de marchés différenciés dans lesquels interviennent des acteurs et des critères économiques différents.

De plus, dénigrer les valeurs attribuées aux tableaux dans les inventaires comme trompeuses, c’est attribuer à ces valeurs monétaires un rôle dans la fixation de la valeur économique des tableaux, usage qu’elles n’avaient pas. En effet, les prix indiqués dans les inventaires servent à tout sauf à fixer une valeur économique. Issues d’un consensus, ces sommes devaient pouvoir servir en cas de litige devant la justice, mais également servir de mise à prix en cas de vente aux enchères31. Il ne faut pas chercher dans l’assignation d’un prix la fixation d’une valeur économique dans les inventaires, celle-ci se faisant en revanche lors des ventes publiques des meubles au cours desquelles les prix sont fixés après enchères32. Les prix consignés dans les inventaires ne fonctionnent que comme des indicateurs, des indicateurs qui peuvent servir en situation de désaccord, mais qui permettent également d’aiguiller les tableaux vers les différents marchés existants. Ceci se manifeste en particulier en ce qui concerne les tableaux dont les auteurs sont identifiés par les priseurs. Dans nos sources, la rareté du phénomène peut toujours être renvoyée aux limites culturelles des experts. Néanmoins, il est aussi possible d’interpréter ce phénomène non pas seulement en fonction des limites cognitives des priseurs, mais en fonction de l’existence de marchés différents dont les critères de mise à prix ne sont pas les mêmes. Ainsi, de la fin du xviie siècle à la fin du xviiie siècle, les peintres qui font l’objet d’une identification récurrente sont soit les peintres du Grand Siècle, Poussin, Le Brun, Mignard, ou Bourdon, parfois Ph. de Champaigne, soit les peintres italiens canoniques comme Le Bassan, Raphaël, ou Guido Reni. Il s’agit de désigner des tableaux de collection qui ne sont considérés comme tels que parce que le roi lui-même collectionne les tableaux de l’École Française et de l’École Italienne. À partir des années 1750, les peintres identifiés ne sont plus seulement ceux collectionnés par le roi, mais ceux jouissant d’une certaine aura sur le marché de l’art parisien, tels Vernet, J.-F. de Troyes, Greuze. L’identification, accompagnée le plus souvent d’un prix de plusieurs centaines de livres, suffit à désigner ces tableaux comme devant circuler dans des circuits économiques différents de celui de la revente à la criée locale. Simple exemple, mais en 1731, François Paul de Neufville de Villeroy meurt en laissant un tableau de Mignard représentant La Famille de Darius, estimé à 1 500 livres, soit six fois plus cher que le second tableau le plus estimé, et dix fois plus cher que le troisième. Or, ce tableau n’apparaît pas dans l’acte de vente des meubles de l’archevêque, ayant été revendu sur un marché différent et transporté en Angleterre33.

En l’absence d’un marché de l’art, la simple opération de fixation d’un prix suppose que les priseurs assignent aux images différentes destinations, certaines étant destinées à un marché de la collection s’inscrivant alors dans une économie de la distinction des acheteurs, tandis que d’autres sont inscrites dans la circulation des biens de consommation quotidiens, des biens de seconde main. Dans ce contexte, la figure de l’expert, ou du priseur, se trouve requalifiée : ce ne sont pas eux qui fixent la valeur des choses, mais les circuits vers lesquels ils orientent les images. Le prix n’est qu’une prise parmi d’autres qui, comme la taille, le sujet, parfois la qualité d’orignal ou de copie, est utilisée afin d’aiguiller les images vers différents types de circuits qui reconnaissent tel ou tel type de critères comme des arguments économiques valables. La prisée, ou l’expertise, agit donc fondamentalement en tant qu’instance réductrice de l’image à des attributs qu’il est jugé pertinent de mettre en avant en fonction des différentes images et des destinations auxquelles on les destine.

Réduction matérielle et valeur sociale

L’intentionnalité derrière les images

Après avoir appréhendé les images selon leur matérialité, après avoir identifié les sujets et fixé un prix, les experts priseurs se livrent à une autre opération apparemment anodine, mais qui tend à devenir de plus en plus courante au xviiie siècle : la description de la façon dont les tableaux sont concrètement accrochés. Qu’ils soient « suspendus » à la muraille, « accrochés » ou « attachés » aux murs ou aux cheminées comme à Cahors en 174134, ou « attachés dans leur bordure avec des clous et des vis » à Tulle en 176435, les observations concernant les dispositifs d’accrochage deviennent récurrentes dans les inventaires du xviiie siècle. Simultanément, les procédés d’accrochage deviennent des points sur lesquels s’appuient les parties en cas de désaccord autour des images. À Tulle, dans l’inventaire cité, les directeurs de l’hôpital général, héritiers de l’évêque, demandent à ce qu’un portrait du roi présent dans le salon du palais épiscopal soit estimé par l’expert, au titre que ce portrait n’est « ny cloué, ny fiché, mais seulement accroché avec des vis », type de réclamation que l’on retrouverait dans diverses procédures. Pour saisir les enjeux qui se situent très concrètement derrière le tableau, un détour par le droit s’impose.

La coutume de Paris distingue deux statuts que l’on peut accorder aux meubles, soit celui de « bien meuble », soit celui de « bien immeuble ». Cette distinction est essentielle au moment des successions : elle permet de faire la part entre ce que les héritiers peuvent retirer, garder, vendre, et ce qui n’est pas de leur ressort. Le critère essentiel de distinction entre les biens meubles et les biens immeubles est leur transportabilité. L’article XC de la coutume tâche de préciser les cas dans lesquels les meubles sont réputés meubles, et ceux dans lesquels ils sont déclarés immeubles :

Les Ustanciles d’Hostels qui se peuvent transporter sans fraction ni détérioration sont aussi réputez meubles, mais s’ils tiennent à fer et à clou, ou sont scellés en plâtre et mis pour perpétuelle demeure et ne peuvent être transportés sans fraction ni détérioration, sont censés et réputés immeubles comme un moulin à vent et à eau, pressoir édifié en une maison, sont réputés immeubles quand en peuvent être ôtés sans dépecer ou désassembler, autrement sont réputés meubles.

D’abord appliqué à des classes d’objets restreintes, l’article va peu à peu voir son champ d’application s’élargir, et concerner les glaces, les lambris, et les tableaux, enregistrant la progression de ce type de décor dans les demeures privées. Les tableaux se voient alors dotés de droits, non pas en tant qu’œuvres d’art, mais en tant qu’objets dont il s’agit de dire s’ils sont meubles ou immeubles. La distinction entre ces deux statuts repose sur la façon dont les tableaux sont accrochés : les tableaux réputés immeubles sont ceux « cramponnés aux murailles », tenant à « fer et à clou », et qu’on ne peut a priori pas détacher sans dommage. Incorporés à un immeuble, les tableaux sont contaminés par la substance de l’immeuble. Les tableaux « meubles » sont ceux qui ne sont pas incorporés au mur, et qui en ce sens ne prennent pas la nature de l’immeuble auquel ils sont unis. Ainsi, il apparaît que les tableaux ne possèdent pas de droit en eux-mêmes, mais que c’est « la disposition et la manière de placer les choses […] qui les rend meuble ou immeuble »36.

En déterminant de la sorte le sort des tableaux, le droit traduisait de façon matérielle des intentionnalités humaines, car ce qui importe dans la manière d’accrocher les tableaux, c’est qu’elle rend perceptible la destination à laquelle un possesseur vouait une œuvre. En effet, dans le Droit Commun de la France et la coutume de Paris réduits en principes, publié en 1747, puis réédité en 1770 et 177337, François Bourjon, assure que les tableaux et les glaces sont immeubles lorsqu’« ils tiennent à fer et à clou et qu’ils paraissent avoir été posés par le propriétaire pour perpétuelle demeure, parce que dans ce cas, la destination du père de famille les rend tels, mais cessante cette destination marquée, ils restent meubles »38. Ainsi, selon le droit, saisir la façon dont les tableaux sont exposés c’est saisir des velléités humaines et des enjeux sociaux liés à l’immobilisation d’œuvres au sein d’une résidence familiale. L’intentionnalité du tableau se trouve donc derrière lui, et la déterminer suppose que l’on sache concrètement s’il est simplement pendu, cloué, vissé. Néanmoins, dans le contexte épiscopal, l’enjeu n’est bien évidemment pas celui de la patrimonialisation familiale des œuvres, mais celui de la pérennisation d’un décor épiscopal au sein de l’institution.

C’est donc sur la réduction de l’image à son rang d’objet, tenant concrètement aux murs en fonction de vis, de clous, ou de crampons, que s’appuie la détermination de l’image en tant qu’objet ayant une valeur patrimoniale, ou institutionnelle, ou sa détermination en tant que bien meuble pouvant être sujet à des appropriations diverses, économiques, affectives… La réduction de l’image à son caractère matériel n’est pas antinomique avec la reconnaissance de sa valeur : au contraire, c’est sur la base de cette appréhension matérielle que des droits lui sont reconnus, et que s’adossent une partie des principes au nom desquels certains acteurs évaluent les images. L’expert devient ainsi celui qui par l’appréhension matérielle qu’il fait des tableaux devient le médiateur par lequel le matériel et le social s’imbriquent fortement.

Neutralisation de la valeur des images

Ceci a une conséquence directe sur la valeur des images en cas de désaccord : c’est sa neutralisation. À l’opposé des discours familiaux qui ne reconnaissent une valeur à certains tableaux qu’en vertu de critères que seuls les membres de la famille peuvent connaître, la détermination de l’image en fonction de critères matériels, observables par tous, contribue à faire la part entre les valeurs qu’il est légitime de reconnaître aux images et les autres. C’est ce qui apparaît par exemple dans une lettre envoyée par l’économe général à l’économe diocésain de Montpellier, ce dernier ne sachant comment réagir face aux réclamations formulées par les héritiers de Mgr de Villeneuve, revendiquant la possession de la bibliothèque et des tableaux du défunt. Et l’économe général de préciser qu’ « à la vue des objets, s’ils peuvent se détacher et se transporter sans endommager les murs, il est facile de décider la question [je souligne] »39. En objectivant la valeur des images, rôle que le droit renforça encore en leur confiant la tâche de distinguer les statuts des images en fonction des dispositifs matériels qui les retenaient aux murs, les experts en vinrent à devenir les seuls êtres légitimes à pouvoir parler au nom des images, au nom d’objets qu’ils dotaient d’un corps matériel, d’intentions, et de droits afférents.

Conclusion

Constatant les multiples valeurs qui pouvaient être attribuées aux images (familiales, économiques, patrimoniales ou institutionnelles) qui renvoyaient à des régimes d’appréciation difficilement conciliables lors des successions, il semble que le droit ait tenté de donner prise à un jugement équitable en ramenant les images à leur statut de choses, en fonction de critères matériels observables par tous. Dans la pratique, cette observation fut confiée à des priseurs experts qui, qualifiés pour aiguiller les images en fonction des différents marchés sur lesquels ils pensaient pouvoir faire circuler les images, furent renforcés dans leurs rôles, en devenant les arbitres des valeurs qu’il était désormais légitime d’accorder aux images. Ainsi requalifiée, la figure de l’expert devient essentielle, car en mettant à distance les régimes d’emprise, elle tend à invalider les processus reconnaissant aux images des valeurs singulières qui ne peuvent être connues que par ceux-là mêmes qui les assignent. L’expertise tend au contraire à objectiver la valeur des images, au double sens du terme : elle n’entend assigner des valeurs aux images qu’en fonction de critères matériels que l’on veut objectifs et indiscutables. Ce faisant, je crois que l’expertise et le droit, qui tous deux entendent répondre aux problèmes concrets posés par les images, jouent un rôle essentiel dans l’évolution du statut de l’art en ce qu’ils contribuent à transformer des images ayant des valeurs singulières en tableaux, c’est à dire en objets mobiliers ou immobiliers ayant des droits. Ainsi, si l’histoire de la façon dont l’art devient l’art est celle de sa défonctionnalisation et de la dématérialisation de sa valeur, force est de constater que si les pratiques juridiques neutralisent la valeur des images, elles ne le font qu’en renvoyant l’image à son statut de chose, dotée d’un cadre, de vis, et d’un support. En un sens, au moment même où les peintres tentent de faire de leur talent une arme au service de la reconnaissance de la valeur singulière de leurs œuvres, le droit procède à une objectivation et à une re-matérialisation de la valeur des œuvres, ce qui constitue – peut-être – le versant oublié de l’histoire de la progressive reconnaissance de la valeur de l’art pour l’art.

Notes

1 Nathalie Heinich, « La sociologie à l’épreuve des valeurs », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/2, n° 121, p. 287-315.

2 Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento, [1972, trad.], Paris, Gallimard, 1985.

3 Hans Belting, Image et Culte, une histoire de l’image avant l’époque de l’art, [1990, trad.], Paris, Cerf, 1998.

4 Gérard Labrot, Études napolitaines, villages, palais, collections, xvie-xviiie siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1993, « Images, tableaux et statuaires dans les testaments napolitains (xviie-xviiie siècles) », p. 171-193.

5 Patrick Michel, Peinture et Plaisir, les goûts picturaux des collectionneurs parisiens au xviiie siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 379.

6 Arch. dép. Bouches-du-Rhône (dépôt d’Aix), C 4994, inventaire après décès de Jacques de Forbin-Janson, archevêque d’Arles, 1741.

7 Arch. dép. Bouches-du-Rhône (dépôt d’Aix), C 5000, inventaire après décès de Charles-Octavien d’Antelmy, évêque de Grasse, 1753.

8 Laurence Fontaine, L’Économie morale : pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, « Économies politiques et cultures de l’échange », p. 223-253.

9 Sur ces régimes, voir Christian Bessy, Francis Chateauraynaud, « Les ressorts de l’expertise ; épreuves d’authenticité et engagement des corps », dans Bernard Concin, Nicolas Dodier, Laurent Thevenot (éd.), Les Objets dans l’action, de la maison au laboratoire, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1993, [coll. Raisons Pratiques, 4], p. 141-164.

10 L. Fontaine, L’Économie morale , op. cit., p. 254-276.

11 Les études ayant pour objet l’expertise artistique à l’époque moderne ont fleuri sous l’impulsion des travaux de Charlotte Guichard notamment. Dernièrement, voir le numéro dirigé par Charlotte Guichard (dir.), Les Formes de l’expertise artistique en Europe (xive-xviiie siècle), Revue de Synthèse, 2011, t. 132, n° 1.

12 Raymonde Moulin, Le Marché de l’art, mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, [2003] 2009, p. 23.

13 Arch. dép. Aude, B 2156, inventaire après décès de Daniel Bertrand de Langle, évêque de Saint-Papoul, 1774.

14 Selon l’expression d’Antoine Lilti, Le Monde des salons, sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 103.

15 Soit 17 cas sur 80 inventaires estimatifs.

16 Arch. dép. Rhône, Bp 2022, inventaire après décès de Camille de Neufville de Villeroy, archevêque de Lyon, 1693.

17 Arch. dép. Rhône, 10 G 3794, inventaire après décès de François-Paul de Neufville de Villeroy, archevêque de Lyon, 1731.

18 Arch. dép. Morbihan, 1 B 626, inventaire après décès de François d’Argouges, évêque de Vannes, 1716.

19 Cité par Patrick Michel, Le Commerce du tableau à Paris dans la deuxième moitié du xviiie siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2007, p. 87.

20 Krsysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise : xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987, « Marchands, connaisseurs, curieux à Paris au xviiie siècle », p. 163-194.

21 Arch. dép. Somme, 1 B 2487, inventaire après décès de François Faure, évêque d’Amiens, 1687.

22 Louis Douchet (éd.), Manuscrits de Pagès, marchand d’Amiens, t. i, Amiens, A. Caron, 1856, p. 462.

23 Ferdinand Pouy, « Histoire de François Faure, 77e évêque d’Amiens », Mémoires de la société des antiquaires de Picardie, 1876, t. v, p. 137-286.

24 Arch. nat., M.C./ET/XC/515, inventaire après décès de Georges-Louis de Phélypeaux, archevêque de Bourges, 1787.

25 Le testament de la tante de l’évêque, Margueritte-Louise de Béthune, duchesse du Lude, daté du 12 mai 1725 est cité par Mireille Rambaud, Documents du Minutier Central concernant l’Histoire de l’art, 1700-1750, t. ii, Paris, Sevpen, 1974, p. 858.

26 Arch. dép. Moselle, B 3372, inventaire après décès d’Henri-Charles du Cambout de Coislin, évêque de Metz, 1732-1733.

27 Voir notamment Antoine Schnapper, Le Métier de peintre au Grand Siècle, Paris, Gallimard, 2004, p. 189-241.

28 À ce titre voir les communications réunies par Jean-Pierre Lethuillier (dir.), La Peinture en province, de la fin du Moyen Âge au début du xxe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002.

29 Arch. nat., M.C./ET/XC/515, inventaire après décès de Georges-Louis de Phélypeaux, archevêque de Bourges, 1787.

30 Voir P. Michel, Le Commerce du tableau, op. cit.

31 Sur ce sujet voir les remarques de Micheline Baulant, « Typologie des inventaires après décès », dans Adrianus Van der Woude, Anton Schuurman (éd.), Probate Inventories. A New Source for the Historical Study of Wealth, Material Culture and Agricultural Development, Wageningnen, Afdeling Agrarische Geschiedenis et Landbouwhogeschool, 1980, p. 33-42.

32 Je rejoins ici une partie des remarques formulées par Bénédicte Gady, « Les peintres et sculpteurs du roi et l’expertise artistique sous Louis XIV », Revue de Synthèse, 2011, t. 132, n°1, p. 33-52.

33 C’est du moins ce qu’affirme André Clapasson dans son Histoire et description de la ville de Lyon, de ses antiquités, de ses monumens & de son commerce, avec des notes sur les hommes célèbres qu’elle a produits, Lyon, Jean Marie Bruyset, 1761, p. 247.

34 Arch. dép. Lot, B 338, inventaire après décès d’Henri de Briqueville, évêque de Cahors, 1741.

35 Arch. dép. Corrèze, H Dep. 3/6-7, inventaire après décès de François Beaumont d’Autichamp, évêque de Tulle, 1761.

36 Antoine Desgodets, Martin Goupy, Les loix des bâtimens suivant la coutume de Paris, traitant de ce qui concerne les Servitudes réelles, les Rapports des Jurés-Experts, les Réparations Locatives, Douairières, Usufruitières, Bénéficiales, etc., seconde partie, s. l., s. n., 1748, p. 89.

37 Renée Martinage, « Bourjon François », dans Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin, Jacques Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français, xiie-xxe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 126-127.

38 François Bourjon, Le droit commun de la France et de la coutume de Paris réduits en principes, Tirés des Lois, des Ordonnances, des Arrêts, des Jurisconsultes et des Auteurs, et mis dans l’ordre d’un Commentaire complet et méthodique sur cette Coutume, t. i, Paris, Grangé, 1770, p. 426.

39 Arch. dép. Hérault, C 4714, correspondance de l’économat de l’évêché de Montpellier, lettre du 19 mai 1767.

References

Electronic reference

Laurent Regard, « Trouble dans la valeur : les images à l’épreuve de la mort de leurs possesseurs », Les Carnets du LARHRA [Online], 2 | 2012, Online since 24 septembre 2024, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1125

Author

Laurent Regard

Laurent REGARD, agrégé d’histoire, ATER à l’université Toulouse-Le Mirail, poursuit une thèse sous la direction de M. le Professeur Bernard Hours (Université Lyon 3, LARHRA, UMR 5190) portant sur « les collections picturales des évêques en France de la fin du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle ». Y sont analysés les enjeux à la fois religieux, politiques, sociaux et culturels qui sous-tendent la constitution des décors et des « collections » épiscopales sur l’ensemble du territoire.

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI

By this author