L'historien de l’Antiquité est confronté à un problème de sources spécifique à l’époque qu’il étudie que résume H.‑I. Marrou dans son ouvrage, De la connaissance historique. Évoquant les relations entretenues par l’histoire ancienne avec ses documents, l’historien écrit que « nous travaillons le plus souvent sur des sources littéraires, toujours trop sommaires, au demeurant secondaires ou tertiaires (car Tite-Live par exemple n’a pas élaboré son histoire sur des documents originaux, mais s’est contenté de refaire le récit de ses prédécesseurs, Polybe ou Valérius Antias) ; le peu de sources primaires que nous possédons est représenté par les documents archéologiques, les inscriptions, les papyri découverts au hasard des fouilles, en vertu donc d’une sélection arbitraire »1. Le problème, si c’en est un, des sources en histoire ancienne peut donc se résumer ainsi : des sources de toute façon lacunaires avec une scission entre celles qui sont considérées comme primaires, donc plus sûres, mais sujettes au hasard des découvertes et à un arbitraire des découvreurs dans leur sélection de ce qui peut être digne d’être élevé au rang de source, et celles qui associent à leur caractère lacunaire le fait d’être souvent fondées sur des interprétations, des lectures, des jugements, et donc moins sûres. Il s’agit dans le deuxième cas de sources littéraires appartenant au genre historique ou à d’autres genres littéraires. Certaines sources de l’historien de l’Antiquité appartiennent donc à la fiction quand les sources dites primaires relèvent, elles, plus nettement de la science historique.
Nous nous demanderons bien évidemment ce que l’on peut considérer comme une source « sûre ». Disons pour le moment, à ce stade de notre réflexion, que c’est celle qui semble permettre à l’historien d’établir un savoir, d’affirmer une connaissance sur un pan de l’histoire ancienne, peu contestable, le document en question rendant compte d’un fait enregistré dans son état brut, sans être passé par le prisme nécessairement déformant d’un auteur, donc du jugement et du sentiment d’un homme. Comment comparer, en effet, la valeur, en termes de reconstruction d’une vérité historique, d’une inscription enregistrant de manière administrative un acte officiel, comme le vote d’une loi ou d’un sénatus-consulte, avec celle d’un texte écrit par l’historien Tacite dans ses Annales sachant que l’auteur rompt très vite avec sa déclaration d’objectivité affirmée en ouverture de sa chronique2 ? L’autre question que nous pouvons soulever est celle de savoir si cette difficulté posée par les sources est propre à l’histoire ancienne. Concernant sa dimension lacunaire, très probablement. H.-I Marrou affirme d’ailleurs, dans le même passage de son essai, que l’histoire contemporaine rencontre le problème strictement opposé à celui auquel se heurtent les antiquisants : « le chercheur succombe sous le poids des archives accumulées et désormais trop bien conservées ; les problèmes intéressants deviennent inabordables, parce qu’ils supposeraient des dépouillements pratiquement infinis, ou du moins hors de proportion avec les résultats espérés »3. En revanche, sur la question du degré de « sûreté » des sources, il ne nous semble pas que le problème soit très différent d’une période à l’autre. Les historiens ont toujours à composer avec des sources plus fidèles que d’autres au regard de l’événement historique qu’il faut comprendre et éventuellement restituer.
Notre démarche sera la suivante : à partir de trois cas d’étude pris sur un thème précis d’histoire romaine, nous analyserons certaines caractéristiques des sources dont dispose l’historien de l’Antiquité, que ces dernières soient des sources primaires ou secondaires. Ensuite nous interrogerons la fabrique du réel que de telles sources peuvent autoriser. En interrogeant cette idée même d’une fabrique du réel, nous nous demanderons alors jusqu’où nous pouvons aller en histoire ancienne et si la finalité de l’historien de l’Antiquité, en raison même de la nature des sources dont il dispose, ne se trouve pas davantage dans la recherche d’une vérité historique allant au-delà de la seule reconstitution de faits réels. Enfin nous nous demanderons si nous sommes là face à une spécificité de l’histoire ancienne dans son entreprise de restitution, de compréhension d’une vérité historique lointaine. Avant d’entrer dans le cœur de cette réflexion, un mot du thème choisi comme domaine commun aux cas d’étude qui serviront de base à nos propositions de conclusion : il s’agit d’un thème d’histoire politique dans la Rome des débuts du Principat. Les problématiques communes aux trois cas d’étude analysés sont celles posant les questions de l’évolution des institutions politiques au moment où le premier Princeps de Rome, Auguste, achève la transition entre la République et ce qui va devenir le régime impérial, de la définition de ce nouveau régime appelé communément le Principat, et de la nouvelle répartition des forces politiques dans la Rome impériale en construction.
Sources primaires et sources secondaires : quelle définition du Principat ? Trois études de cas
Auguste, dans les années qui suivent sa victoire sur Marc-Antoine à la bataille d’Actium, c’est-à-dire entre 31 et 27 av. J.-C., aménage la transition politique entre l’ancienne République romaine et ce qui deviendra, au terme d’une construction couvrant les premières décennies du Ier siècle de notre ère, le régime impérial. Cette transition politique, appelée Principat, du nom de son organisateur Auguste qualifié de Princeps Senatus, va concilier une restauration républicaine (Res Publica Restituta) fondée sur un rétablissement essentiellement formel du fonctionnement normalisé des institutions républicaines et l’affirmation d’un pouvoir personnel fort s’apparentant à une forme de monarchie militaire. Par cette phrase nous affirmons déjà ce que nous croyons être une vérité historique. Nous reviendrons, dans la dernière partie de notre étude, sur la valeur d’une telle analyse du régime augustéen et nous nous interrogerons sur son identification à une possible vérité, à un possible réel, historiques. Mais, pour le moment, voyons, à travers les trois cas d’étude annoncés en introduction, comment les sources, les documents, les traces de ce passé politique romain ont contribué, malgré ou grâce à toute leur imperfection de sources antiques, à définir ainsi le Principat augustéen et à établir ce qui nous semble être aujourd’hui une vérité historique.
Sources littéraires et sources épigraphiques dans une démarche complémentaire de reconstitution du réel. Première étude de cas : les honneurs funéraires votés à Germanicus en 19 ap. J.-C.
Longtemps, le régime mis en place par Auguste au terme d’une séance sénatoriale qui eut lieu le 13 janvier de l’année 27 av. J.-C. a été conçu comme une dyarchie entre le sénat et le Princeps dans le cadre d’un nouvel agencement politique qui laissait de côté le populus Romanus déjà mis à mal dans les dernières décennies de la République romaine marquées par une succession de guerres civiles et de luttes individuelles ou claniques entre deux imperatores, ces généraux qui finissaient par occuper toute la place sur la scène politique. Cette conception du populus Romanus désormais évincé des rapports de force politiques a été, entre autres mais quand même principalement, héritée de l’analyse du système politique augustéen faite par le célèbre historien allemand, Théodor Mommsen4. Sur quelles sources se fondait Th. Mommsen ? Essentiellement des sources littéraires qui, en effet, semblent sous-entendre que le peuple disparaît de la scène politique. L’exemple des honneurs funéraires votés au neveu de l’empereur Tibère, appelé à succéder à ce dernier et mort dans des circonstances obscures, est à ce titre tout à fait révélateur. Voyons comment l’historien Tacite décrit le processus de prise de décision de l’ensemble d’honneurs funéraires votés à ce prince de la famille impériale : Honores, ut quis amore in Germanicum aut ingenio ualidus, reperti decretique : « Chaque sénateur, selon la force de son affection pour Germanicus ou de son imagination, inventa et fit voter des honneurs »5. Th. Mommsen n’avait donc pas de difficulté à s’appuyer sur un exemple comme celui-ci pour prouver que les décisions, et notamment dans ce cas précis, les décisions honorifiques concernant les membres de la famille impériale, résultaient d’un processus décisionnel n’ayant que deux interlocuteurs : le Prince et le sénat, le premier validant ou rejetant en dernier lieu les propositions émises par le second. Le peuple qui, jusqu’à présent, était l’organe qui officialisait et légitimait le processus décisionnel résultant de la collaboration entre le Sénat et les magistrats semble bien absent désormais d’un tel processus. Mais, au tout début des années 80, un document épigraphique retrouvé dans le sud de l’Espagne est venu remettre en cause une telle analyse. Ce document intitulé la Tabula Siarensis6 précise, différemment que ne le fait Tacite, la nature exacte du processus décisionnel. Au terme du recensement de toute la liste des honneurs votés, enregistrés, inscrits sur une plaque de bronze, reproduite et diffusée dans tous les lieux stratégiques de l’empire romain, le texte de l’inscription mentionne le vote d’une loi :
Utique M(arcus) Messalla M(arcus) Aurelius / Cotta Maximus co(n)s(ules) designati cum magistratum inissent primo quoque tempore cum per / auspicia liceret sine binum trinumue nundinum prodictione legem ad populum de honoribus Germanici Caesaris ferendam cur <ar> ent
(« Que les consuls désignés Marcus Messala et Marcus Aurelius Cotta Maximus, dès qu’ils entreront dans l’exercice de leur magistrature et dès le premier instant où leurs auspices le leur permettront, sans attendre le deuxième ou le troisième marchés, fassent en sorte de soumettre au peuple une loi sur les honneurs de Germanicus César »).
Que conclure de cette contradiction entre les deux sources ? On touche du doigt la différence de valeur en termes de fidélité à la vérité historique entre une source primaire et une source secondaire. Là où l’inscription reproduit fidèlement l’acte officiel et donne une image réelle de ce que fut l’ensemble du processus d’honneur à la mémoire de Germanicus, Tacite ne mentionne que ce qui lui semble important, à savoir l’attitude des sénateurs, qui est la classe à laquelle lui-même appartient, dans la célébration de la mort d’un membre de la domus Augusta. La formalité juridique du vote de la loi ne lui importe pas, précisément parce qu’il ne s’agit que d’une formalité et non d’un acte décisionnel. Mais en omettant cette ultime phase du processus, il induit l’historien d’aujourd’hui en erreur. La source primaire vient donc combler les lacunes de la source secondaire, qui, bien qu’étant une source de nature historique, ne rendait que partiellement compte d’une vérité institutionnelle. La science historique à laquelle correspond l’épigraphie romaine vient combler les faiblesses, en termes de reconstitution d’une vérité qui concerne l’évolution des rapports institutionnels au début du Ier siècle de notre ère, de la fiction que représentent les Annales de Tacite.
La littérature historique antique et la définition d’un régime politique. Deuxième étude de cas : Dion Cassius et la définition du Principat augustéen
Dion Cassius, historien d’origine grecque, entreprend au début du IIIe siècle de notre ère la rédaction d’une Histoire romaine. Il appartient aux élites parfaitement romanisées de l’empire puisqu’il est issu d’une famille sénatoriale. Sa situation familiale le prédestinait donc à suivre le cursus honorum. Il prit les fonctions de consul suffect à Rome en 205-206. Il fut toujours très proche des empereurs. En 222, il reprit des fonctions, après 16 ans d’absence, en tant que proconsul d’Afrique puis partit pour la Dalmatie entre 223 et 225 et la Pannonie supérieure entre 225 et 229 afin de mater des émeutes de soldats. En 229, il fut consul éponyme avec l’empereur lui-même, honneur suprême du cursus honorum.
Cette description de la carrière politique de cet historien et de ses liens avec le pouvoir impérial permet de dégager deux caractéristiques principales de sa conception du régime mis en place par Auguste deux siècles avant. Pour Dion Cassius, le Principat d’Auguste est une monarchie militaire et tout ce qui relève de la restauration formelle des institutions de la République n’est qu’une supercherie destinée à calmer la population et les élites et assurer au Prince un consensus garant de la Pax Romana. Si l’historien analyse de cette manière les premières années et décennies de fonctionnement du Principat, c’est parce qu’il connaît l’évolution ultérieure de ce régime qui, à l’époque où il écrit, aura clairement rompu ses dernières attaches avec la République. Deux extraits de son œuvre suffiront à nous montrer comment Dion Cassius conçoit le Principat. Le premier relate le discours qu’aurait tenu Auguste devant le Sénat romain le 13 janvier de l’année 27 av. J.-C., séance au cours de laquelle il remit officiellement la direction de la Res Publica entre les mains des sénateurs et du peuple, mettant ainsi officiellement un terme aux guerres civiles et à la série de dysfonctionnements institutionnels auxquels elles avaient conduit, y compris la formation du triumvirat auquel Auguste, quand il n’était encore qu’Octave, avait participé. Cette opération de restitution de la Res Publica est refusée par les sénateurs et la séance se conclut par un compromis donnant à Auguste la direction de toutes les légions romaines pour une durée de dix ans. Dion Cassius conclut ce très long passage de reconstruction du discours d’Auguste et des discussions qui s’en sont suivies avec les sénateurs par la phrase : « De cette manière sa suprématie fut ratifiée par le sénat et le peuple »7. Tout est dit dans cette condensation : on a bien à faire à une suprématie (et le régime d’Auguste sera régulièrement qualifié de monarchie par l’historien) mais cette hégémonie, pour caler au mot grec employé dans le texte, se fait sur la base d’une entente, d’un consensus avec le peuple et le sénat, consensus dont les fondements reposent sur la mascarade entendue de tous de la restauration des institutions de la République. Le deuxième extrait illustre cette « hypocrisie » augustéenne dans le cas précis de l’organisation des élections de magistrats, rétablies à dates régulières par Auguste dès cette année 27 av. J.-C. Voici comment Dion Cassius décrit ce retour à des élections régulières :
Le peuple et la plèbe se réunissaient à nouveau pour les élections, et cependant ils ne faisaient rien qui ne plût pas au prince. C’était lui qui choisissait et sélectionnait une partie de ceux qui occuperaient les charges et il laissait les autres être choisis par le peuple et la plèbe, conformément à la tradition, de sorte que ne soient pas élus ceux qui seraient impropres à la tâche ou qui étaient issus de l’intrigue ou de la corruption8.
Le double jeu d’Auguste est ici clairement démontré. Cette vision du Principat comme un régime fondé sur un mensonge politique est une définition qui reflète bien l’état d’esprit des élites politiques de l’époque impériale avancée qui avaient parfaitement intégré l’évolution du Principat vers une monarchie affirmée et relisaient par conséquent l’époque de fondation à la lueur de cette évolution. L’historien du XXIe siècle peut avoir du Principat cette image proposée par un autre historien, certes plus proche des événements décrits, mais aussi plus fortement influencé par son contexte d’écriture et donc peut-être moins apte à l’analyse distanciée.
On rencontre là les limites de l’objectivité historique, et ceci est bien sûr également valable pour la source qu’est devenue pour nous l’historien Tacite, décrites par A. Prost. Il écrit que
les vérités de l’histoire sont relatives et partielles pour deux raisons fondamentales et solidaires. D’une part, les objets de l’histoire sont toujours pris dans des contextes, et ce que l’historien en dit est toujours référé à ces contextes […]. D’autre part, les objets de l’histoire sont toujours construits à partir d’un point de vue lui-même historique. […] C’est pourquoi, l’histoire qui prétend à l’objectivité et tend vers elle ne saurait jamais l’atteindre. L’objectivité implique, en effet, une opposition entre sujet connaissant et objet connu qui caractérise les sciences où l’observateur n’est pas impliqué comme personne dans sa recherche. Au sens strict, l’objectivité est impossible en histoire comme en sociologie ou en anthropologie. Plutôt que d’objectivité, il faudrait parler de distanciation et d’impartialité9.
La possible mise en série par l’épigraphie. Troisième cas d’étude : les inscriptions d’arcs de triomphe et la dédicace SPQR
Notre dernière étude de cas nous amène à nouveau du côté de l’épigraphie afin de réfléchir à la question des mises en série de sources dans le but de reconstituer un réel historique. Dans la dernière partie du Droit Public Romain10, Th. Mommsen évoque, nous l’avons déjà dit, l’idée d’une évolution très nette du rôle politique, notamment législatif, du peuple dès la fin de l’époque républicaine. L’intervention politique de ce dernier connaîtrait une baisse sensible compensée par un accroissement du rôle du sénat. Cette modification institutionnelle trouverait un écho linguistique dans l’émergence et le développement, dès la fin de l’époque cicéronienne, de l’expression Senatus Populusque Romanus. Cette expression se développerait dans la littérature tardo-républicaine et dans l’épigraphie honorifique de l’époque impériale. Or, l’étude des arcs de triomphe a été entièrement renouvelée par un travail d’A. Wallace Hadrill11 qui considère qu’en ce qui concerne ce type d’honneurs, le changement entre la République et l’Empire ne réside pas dans le contenu de l’honneur mais dans l’installation d’un processus honorifique. En imposant une tradition honorifique, Auguste ébranle d’ailleurs la tradition républicaine d’affirmation de soi. C’est cette même raison qui explique la confiscation du triomphe par la famille impériale. Ce processus honorifique fait intervenir le sénat et le peuple, comme en témoigne l’apparition à l’époque impériale de la mention SPQR absente des arcs républicains, l’objectif étant là encore d’assurer le consensus de la société romaine autour du princeps. Les arcs de triomphe sont donc, à l’époque impériale, des monuments honorifiques érigés à la suite d’une décision officielle du sénat et du peuple romain. Sous la République, ils correspondaient à une entreprise individuelle pas même soumise à l’approbation du sénat. A. Wallace-Hadrill remarque que nombre de chercheurs laissent entendre que ces arcs étaient dressés sur l’ordre des empereurs eux-mêmes et lorsqu’ils admettent qu’il s’agissait d’une décision SPQR, ils ramènent cette réalité à un pur détail technique. En réalité, c’est bien à une réalité institutionnelle qu’il est fait référence. Le fait que cet honneur devienne un élément caractéristique de l’ensemble du système honorifique mis en place autour de la personne du prince et des membres de sa famille donne à la participation populaire, dans l’octroi de cet honneur, toute son importance. Cependant, la plupart du temps, quand des sources littéraires mentionnent des arcs triomphaux, dont nous avons encore la trace archéologique et sur lesquels nous voyons l’expression SPQR, elles omettent l’élément populaire dans la décision d’attribution. Nous retrouvons ici la complémentarité des sources évoquée dans notre premier cas d’étude. C’est bien la preuve que la participation du peuple est régulièrement négligée dans les sources littéraires en raison de sa qualité de sanction formelle. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’a pas lieu12. Les conclusions tirées de cette étude pour la période augusto-tibérienne peuvent être reconduites pour des arcs postérieurs. Nous aurions ainsi la preuve du maintien de cette activité législative du peuple (du moins dans un contexte honorifique si ce n’est dans la production du droit) bien après 96 ap. J.C13, même s’il est évident que, pour les arcs tardifs, la mention SPQR n’a certainement plus qu’une valeur symbolique.
Dans ces trois études de cas, le Principat augustéen se révèle de manière contradictoire : chez Dion Cassius, il apparaît comme une monarchie se refusant à dire son nom et se donnant des apparences de régime restaurant les usages institutionnels de la République ; chez Tacite, tout semble se jouer dans les rapports de force qui s’instaurent entre le Prince et le sénat ; quant aux témoignages épigraphiques, ils semblent conforter l’idée d’une restauration des usages institutionnels de l’ancienne République sans exclure que l’intervention régulière du populus Romanus en dernière phase des processus décisionnels ne soit désormais plus qu’une étape formelle. Vers quelle fabrique du réel l’historien qui tente de reconstituer, de comprendre la réalité du nouveau régime mis en place par Auguste au tout début de notre ère peut-il alors se diriger ?
L’histoire de l’Antiquité romaine : la fabrique du réel et la recherche du vrai
Sources primaires, sources secondaires, fiction et histoire dans une démarche complémentaire de reconstitution du réel historique
Chacun des documents que nous avons évoqués dans la première partie de cette étude apporte sa contribution à la définition du régime que met en place Auguste dans les années 30-27 av. J.-C. Tacite nous dit sa vision du principat augustéen en dévoilant une de ses caractéristiques qui fut le renforcement d’un dialogue entre le sénat et le Princeps, dialogue qui donnait au peuple sa place, à la fois originelle et fondamentale, de force politique de légitimation et non de décision. Ceci, c’est la fin de la Tabula Siarensis qui nous le dit. Tacite et l’inscription sont donc complémentaires en ce qu’ils dévoilent tous les deux, chacun avec ses caractéristiques de source primaire et de source secondaire, leur vision de la vérité historique. Le Principat augustéen, à la lumière de ces deux sources, fut bien ces deux réalités en même temps : un renforcement du dialogue entre le Prince et le sénat et le retour à un respect scrupuleux de la formalité comitiale à travers laquelle le peuple valide, entérine et fait advenir dans le droit romain, le fruit d’un tel dialogue. Tacite, l’historien sénateur insiste sur la première caractéristique ; l’inscription, qui enregistre froidement l’acte administratif, met en avant la seconde. Dion Cassius, historien lui aussi sénateur, mais d’origine grecque et appartenant à un IIIe siècle où la dimension monarchique du pouvoir impérial s’est clairement affirmée depuis Auguste, annonce les mutations à venir. Cette anticipation passe par une déformation du réel projet politique augustéen mais dans sa déformation du réel met en exergue les caractéristiques en germe de ce nouveau régime politique, celui d’être au fond une monarchie militaire. Il atteint ainsi une forme de vérité. Nous reviendrons très vite sur cette différence que nous proposerons entre réel et vrai. Enfin, la série des inscriptions de dédicaces d’arcs de triomphe, grâce à une réinterprétation récente, permise, entre autres, par une découverte épigraphique comme celle de la Tabula Siarensis, permet de révéler, là encore, la nécessité, à l’époque impériale, d’un recours institutionnel à la sanction par le peuple d’une décision honorifique prise de concert par le Prince et le sénat. Le regroupement de ces sources primaires et secondaires permet de définir le Principat comme nous l’avons fait plus haut : un pouvoir monarchique fondé sur l’auctoritas du princeps, reposant elle-même sur un pouvoir essentiellement militaire et religieux et légitimé au moyen d’un consensus qui passe nécessairement par une consultation régulière du peuple, instance de légitimation politique et non de décision, ce qui est peut-être sa fonction essentielle depuis la fondation de la République romaine. D’où la valeur et la vérité de l’expression Res Publica Restitua, pilier de l’idéologie augustéenne. En quoi ces sources nous ont-elles permis de travailler à une reconstitution de faits historiques, donc à une fabrique du réel ? Le terme fabrique vient du latin faber qui désigne l’artisan. L’historien de l’Antiquité travaille à une reconstitution des faits historiques comme un artisan qui assemble, rapproche, des matières, en l’occurrence les sources, pour aboutir à un travail fini qui est ici pour nous la compréhension de ce que fut le Principat augustéen.
Pour ce faire, il nous faut nous attacher à ce que H.-I. Marrou appelle l’« être » du document.
Tout le problème critique, c’est-à-dire l’ensemble des opérations que l’historien fait subir au document avant de l’utiliser dans l’élaboration de sa connaissance du passé, se ramène en dernière analyse à déterminer la nature, l’être de ce document : nous cherchons à savoir exactement ce qu’il est, en lui-même et par lui-même. À la notion, au fond surtout négative d’enquête critique […] il me paraît utile de substituer la notion positive de compréhension du document : cette recherche vise et aboutit en fait à établir ce qu’est en réalité le document. Inutile de souligner que souvent son être réel se révèlera tout autre chose que ce qu’il paraissait de prime abord, autre chose souvent que ce que son auteur souhaitait qu’il parût. […] La connaissance de l’être réel du document nous apprend à le lire comme il doit être lu, à n’y pas chercher ce qu’il ne contient pas, à ne pas l’étudier sous un point de vue déformant14.
Ainsi, il ne faut pas voir chez des auteurs comme Tacite ou Dion Cassius tout ce qu’ils ne disent pas de conforme à la Res Publica Restituta d’Auguste mais comment leur déformation participe de la restitution d’une vérité historique. Qu’en est-il des faux, notamment en épigraphie ? Une inscription sur laquelle butent bon nombre d’historiens travaillant sur le règne de l’empereur Tibère, co-régent puis successeur d’Auguste, mentionne des improbae comitiae (comices irréguliers ?) ayant encadré l’élection au consulat de Séjan, préfet du prétoire sous Tibère ayant mené contre lui une conjuration15. La formulation improbae comitiae contient un solécisme puisque comitium étant un nom neutre, sa déclinaison ne peut en aucun cas donner un pluriel en –ae. Cette énorme faute de latin a pu faire penser à une inscription fausse. Mais quoi qu’il en soit de cette étude critique du document à laquelle l’historien de la période devra nécessairement s’atteler, cette inscription dans toute son imperfection révèle une chose sur la période qu’elle concerne : les élections consulaires nécessitaient encore des réunions comitiales, constat qui n’était pas une évidence parmi les historiens actuels il y encore peu. Là encore c’est à l’être du document qu’il faut s’intéresser pour l’utiliser comme outil dans notre compréhension et notre entreprise de restitution du passé. Citons là encore Marrou : « Un faux certes est un mensonge, mais l’historien averti peut, grâce à une sympathie qui lui permet de comprendre, sans être dupe, ce crime parfait […] utiliser la vérité que l’acte d’avoir menti renferme au sein de son être »16.
L’Énéide, une fiction qui atteint du vrai plus qu’il ne fabrique du réel. L’origo de Rome et la définition de la romanité
Dans son dernier ouvrage17, F. Dupont montre comment la notion d’origine de Rome relève avant tout d’une anthropologie de l’imaginaire romain et que, par conséquent, il est moins important de rechercher par l’archéologie les traces des débuts de Rome que de voir dans un récit mythique tel l’Enéide, comment les Romains ont conçu leur origine. Cette grande épopée des débuts de Rome fait de la fondation de la cité le résultat de toute l’errance d’Enée depuis la guerre de Troie. Rome, fondée par Romulus, premier roi fratricide, est une cité fondée par un peuple d’errants, d’apatrides et de criminels. Elle devient lieu d’asylum, c’est-à-dire lieu d’hospitalité18. Ce mythe, écrit par le plus grand poète romain dans un contexte idéologique de légitimation du principat augustéen en cours de fondation, dit plusieurs choses, outre l’inscription d’Auguste dans une généalogie des fondateurs de l’Vrbs et donc sa prédestination à venir sauver Rome et à la refonder après une période de crimes fratricides, les guerres civiles. Cette fiction renseigne l’historien sur la manière dont le pouvoir politique romain conçoit sa propre origo et son rapport aux autres. Rome a fait de la question de son origine, d’abord et avant tout, une pratique rituelle. De cette conception de l’origo de Rome telle que la conçoivent les Romains vont découler des questions aussi cruciales que la diffusion de la citoyenneté romaine dans l’empire, la définition de l’identité romaine et le rapport entretenu par les Romains et les autres, les étrangers. Sur l’origo de Rome, ce que révèle l’Enéide c’est qu’elle repose d’abord sur des pratiques rituelles. Ce qui définit les Romains ce sont avant tout des usages, des rituels. Un exemple de ces pratiques est le pèlerinage des nouveaux consuls et le sacrifice qu’ils réalisent à Lauinium, cité gardienne des Pénates du peuple romain en tant que lieu d’arrivée d’Enée quand il aborde les rives du Latium au terme de son périple. Connaître l’origine de Rome et la manière dont les Romains conçoivent leur origine n’est pas une donnée vérifiable par des sources premières, comme les vestiges archéologiques19. Ce que dit aussi le mythe c’est que tout Romain se définit comme descendant d’un étranger. À partir de là, Rome a toujours conçu les nouveaux citoyens de l’empire comme se définissant à la fois par une ciuitas et leur adhésion à la romanité. D’où le rapport entretenu par les Romains avec les autres, les acceptant tout en les intégrant. Un document épigraphique, une source première vient confirmer le mythe : ce sont les Tables Claudiennes, inscription découverte à Lyon au XVIe siècle qui retranscrit le discours de l’empereur Claude devant le sénat romain pour demander la citoyenneté romaine pleine et entière pour les Gaulois de la Gaule Chevelue.
Quand la fiction comble les lacunes de l’Histoire. Les démarches de la romancière Françoise Chandernagor et de l’historien Christian Goudineau
Nous venons d’approcher, à travers les remarques faites sur les enseignements de l’Enéide, ce qui semble être à nos yeux la distinction entre la reconstitution d’une vérité historique et la fabrique d’un réel historique. Rétablir à travers les convergences et les divergences de sources primaires et secondaires la réalité institutionnelle du Principat augustéen c’est établir ce qui semble être à nos yeux un réel historique. Interpréter un mythe comme celui de l’Enéide sur le plan de la définition de l’origo et de l’identité romaines ce n’est pas établir des faits, c’est définir une vérité qui se situe au-delà du réel identifiable à travers des faits. L’interprétation par Florence Dupont du mythe va trouver dans des faits (le déplacement des consuls ou le discours de Claude, qui eux sont attestés par des sources primaires et relèvent donc de faits historiques) la preuve de ce que le mythe semble définir à ses yeux de vrai et qui correspond à l’imaginaire collectif des Romains quant à la perception de leur identité. Cette vérité peut se dire à travers le non réel propre au mythe tout en se vérifiant dans d’autres faits réels et reconnus
Cette fiction qui touche au vrai à défaut de se fonder sur du réel n’a pas d’âge, preuve en est le nombre de fictions écrites de nos jours et qui entreprennent de recréer une vérité antique. Un exemple très récent apparaît dans l’excellente trilogie de Françoise Chandernagor sur la descendance de Marc-Antoine et de Cléopâtre. Dans la postface du premier volume, la romancière commente et analyse sa démarche. Une de ses dernières phrases nous semble la plus explicite. Elle écrit : « Jamais je n’ai entrepris un roman historique sans me donner d’abord, par une longue recherche, les moyens de penser que j’étais dans le vrai ; car, pour oser abolir la distance des siècles et reconstruire, à sa manière, le passé, il faut plus que des connaissances : il faut la naïveté du conteur, la témérité de l’explorateur, la folie du voyant et la foi du charbonnier »20. La fiction invente, ment, c’est sa fonction première mais, à travers ses mensonges touche à une vérité et éventuellement même se fonde sur du réel. Un peu plus haut elle écrit en effet : « Ai-je pris des libertés avec les événements ? Très peu. Même l’histoire de la moustiquaire de Cléopâtre est vraie : le poète Horace s’en fait l’écho »21 Mais un poète dit-il vrai ? Où plutôt s’il dit vrai, se fonde-t-il pour autant sur des faits réels ? Quel est ce vrai dont s’inspire la fiction ? Même constat, toujours dans cette analyse de la romancière, concernant les descriptions physiques des personnages. Elle dit s’être appuyée sur les études de statues. Mais la part de vérité est soumise à la délicate entreprise d’identification de la statuaire antique22. Pour conclure sur sa démarche, nous la citons à nouveau quand elle dit avoir dû parier lorsque l’Histoire hésitait23.
Une démarche identique se retrouve cette fois chez un historien, Christian Goudineau, qui depuis quelques années écrit des romans historiques à partir de grands faits divers de l’Antiquité romaine. Nous pourrions dire pour qualifier sa démarche qu’il fait entrer la fiction dans l’Histoire afin de combler certains manques de cette dernière. Ainsi dans son dernier roman24, il reconstitue le procès d’un noble gaulois de la cité de Vienne arrivé aux plus hautes sphères des élites impériales romaines et proche de l’empereur Caligula mais dont la chute fut vertigineuse à la suite de l’accusation portée contre lui d’avoir été mêlé à l’assassinat de l’empereur. La fiction lui permet de dire une partie de la vérité de cette époque : les ascensions des élites locales des régions parfaitement romanisées de l’empire, les jalousies qu’elles ont engendrées dans la vieille nobilitas romaine et le climat de compétition et de délation politiques qui régnait dans l’entourage de l’empereur. En faisant de Valerius Asiaticus le père du futur empereur Néron, il invente certes mais ce mensonge, cet éloignement par rapport au réel, du moins celui que l’on croit avoir à notre disposition concernant la généalogie de Néron, dit la vérité des rapports de force, des enjeux relationnels et des stratégies dynastiques dans l’entourage de la famille impériale. Tacite n’a pas décrit autre chose et a très probablement atteint la même vérité en déformant aussi très probablement certains faits, ou du moins en rapportant des rumeurs non vérifiées mais qui l’arrangeaient dans sa recherche de la vérité25. Et pourtant Tacite était historien, non romancier. Pour en revenir à Christian Goudineau, faute de sources, seule une fiction pouvait peut-être dire tout cela à la fois et atteindre ainsi à la vérité. Elle s’appuie sur quelques faits vrais et connus par les archives, notamment le procès de Valérius Asiaticus, mais fabrique non pas du réel mais de la vérité historique à partir de ce qui définit la fiction, à savoir l’invention d’un auteur. Nous pourrions peut-être même dire qu’entreprendre une démarche d’historien de l’Antiquité c’est tout autant travailler à une fabrique du réel pour rechercher la vérité que fabriquer du vrai sur la base d’une recherche du réel et d’une invention de l’irréel.
Une spécificité de l’histoire ancienne ?
En guise de conclusion, nous voudrions citer cette longue réflexion de P. Ricœur :
Nous attendons de l’histoire une certaine objectivité. […] L’objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre. […] Nous attendons par conséquent de l’histoire qu’elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l’objectivité. […] Cette attente en implique une autre : nous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire. Il s’agit donc d’une subjectivité impliquée, impliquée par l’objectivité attendue. […] Ce n’est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l’historien ; nous attendons que l’histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l’histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même mais de l’homme. […] C’est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d’historien26.
À travers cette définition que le philosophe propose de l’histoire comme démarche objective et de l’historien comme celui qui fait preuve d’une qualité de subjectivité, nous pouvons donc esquisser l’hypothèse suivante. Les sources primaires, enregistrant les faits réels de l’Antiquité, et les sources secondaires, rendant compte de ces mêmes faits (ou d’autres) nécessairement déformés par la subjectivité des historiens anciens ou la narration de faits imaginaires, sont les matières premières des historiens actuels de l’Antiquité qui, à travers elles, doivent mener un travail objectif, au sens où Ricœur l’entend ici, de fabrique du réel, de recherche du vrai, de fabrique du vrai et de recherche du réel. L’Histoire, en effet, est-elle recherche, fabrique du vrai ou du réel ? Évidemment les deux si toutefois les deux sont dissociables surtout si l’on adopte la position relativiste de la connaissance historique qui est celle d’H.-I. Marrou : « La certitude historique n’est jamais qu’une vraisemblance qui ne paraît pas raisonnable, que l’on n’a pas de raison suffisante de contester »27. Parce que la science historique vit de ce relatif rapport au réel et au vrai, elle est elle-même une source qui doit être envisagée dans cette relativité pour et par les historiens futurs.