Le Corps dans l’histoire qui s’écrit

Enjeux du séminaire-atelier du LARHRA

p. 9-21

Plan

Texte

La mise en place à partir de l’année universitaire 2010-2011 de ce séminaire atelier s’inscrit d’abord dans une stratégie propre à donner au laboratoire une dynamique commune plus forte que par le passé. En effet, après sept années durant lesquelles le LARHRA a surtout été, et c’était naturel, une fédération d’équipes autonomes, il paraît temps de passer à une autre étape. Le séminaire commun est déjà un lieu où tester un nouveau mode de fonctionnement du laboratoire. Il s’y rencontre des chercheurs appartenant à des équipes différentes et travaillant sur des champs éloignés. Par ailleurs, il est aussi l’occasion d’acclimater un nouveau type de rencontres scientifiques moins « guindées » que les habituels colloques et tables rondes. Pourtant les enjeux essentiels ne sont pas être institutionnels mais bien scientifiques. Le but principal de l’opération n’est pas de créer une « culture de laboratoire » et moins encore d’instaurer une quelconque centralisation mais bien de relever un défi scientifique. Le pari est le suivant : prouver qu’au-delà des travaux individuels et légitimes des chercheurs, le laboratoire peut, par le dialogue scientifique entre ses membres, explorer de façon novatrice des questions historiques et mener une réflexion sur nos pratiques. Pour atteindre ces buts, nous essayons de rompre avec les séminaires traditionnels dans lequel un intervenant expose les résultats d’une recherche terminée à un public largement ignorant du sujet et fréquemment muet et d’y substituer des interventions courtes problématiques, centrées sur la réflexion historiographique et propres à susciter le débat. Aussi éloigné de notre habitus qu’elle soit, la formule n’a pas si mal fonctionné pendant la première année. Le but de ce texte s’inscrit dans cette démarche. Faire part en toute modestie et simplicité de réflexions issues des séances du séminaire et des lectures qu’il a motivées pour stimuler et faire réagir.

Le corps : une évidence ?

La première année du séminaire a donné envie de le prolonger. Ce relatif succès n’est sans doute pas étranger au thème choisi. Parmi les sujets susceptibles d’intéresser le plus grand nombre de chercheurs et de se prêter à une réflexion critique sur son objet et les façons de l’aborder, deux ont émergé. A côté de celui retenu, le thème de l’expertise avait été envisagé. Il avait le mérite d’être très fédérateur (du théologien à l’expert médical en passant par le critique d’art, l’ingénieur) très neuf (il n’existe rien sur le sujet) et susceptible d’ouvrir une réflexion sur le métier d’historien auquel, selon les thèmes on accorde ou dénie le rôle d’expert. A ce stade, le défi a paru trop grand mais on peut espérer qu’il revienne à l’ordre du jour.

Le thème du corps ne s’est pas seulement imposé par défaut mais bien parce qu’il apparaît au cœur ou à l’horizon de multiples recherches menées ici et ailleurs. Le corps est au centre des préoccupations des historiens d’art via l’étude du portrait (Philippe Bordes), de la caricature ou de l’espace (Laurent Baridon), des historiens de la santé ou de l’éducation sanitaire ou sportive (Isabelle von Bueltzingsloewen, Olivier Faure, Didier Nourrisson), largement présent dans l’histoire du genre et dans l’histoire de l’intimité qui se développe dans l’étude des écrits du for privé (Anne Béroujon). Le corps s’est depuis les travaux de Kantorowitz fait une large place dans l’histoire du pouvoir monarchique avec l’étude des rituels et de mise en scène du corps des rois ou des reines (Sylvène Edouard). Plus récemment il s’est introduit dans l’histoire des conflits, en particulier ceux des guerres de religion de la fin du XVIe siècle (Nicolas Le Roux, Pierre-Jean Souriac). S’il n’est pas toujours mis en exergue dans l’historiographie, le corps intéresse aussi les historiens du christianisme, cette religion où Dieu s’incarne, où la résurrection des corps est centrale, de même que le martyre et le culte des reliques (Bernard Hours, Yves Krumenacker). Même l’histoire urbaine fait une place au corps (Clarisse Coulomb). On connaît depuis longtemps le succès, surtout à partir du XVIIIe siècle, de la métaphore organiciste qui dote les villes d’un cœur, d’artères et de poumons. On ignore plus que le fait de vivre en ville suppose toute une économie des corps à la fois contraints mais aussi exposés dans des rites comme la promenade dont on connaît les survivances espagnoles et italienens. Bref, tout le monde ou presque au laboratoire semblait être concerné par le corps.

Est-ce à dire pour autant que nous cédons à une simple mode plus générale1. En apparence oui et ce que nous faisons se retrouve partout et pas seulement dans nos périodes et notre discipline. Outre les trois volumes de L’histoire du corps publiée chez Armand Colin en 2005-2006 et en partie prolongée par la toute récente (2011) Histoire de la virilité parue chez le même éditeur on signalera seulement L’histoire du corps au Moyen-Age de Jacques Le Goff et Nicolas Truong2, Les renaissances du corps en Occident (1450-1650) de Sébastien Jahan3. Outre ces synthèse, le corps est aussi découpé en morceaux avec pour en rester au plus récent deux histoires du sein4 et deux histoires du poil5. Le corps violenté puis mort attire tout autant l’attention que le corps vivant. « Corps saccagés » et violences de guerres se portent bien, l’exécution capitale connaît un retour en grâce scientifique. Le mouvement n’est pas prêt de cesser. L’équipe de recherche « Le corps du biologique au culturel » de l’UMR TELEMME dirigée par Anne Carol a bénéficié en 2009 d’une ANR intitulée « Le corps mort : recherches historiques sur les pratiques et le statut du cadavre ». Dans ce cadre, pas moins de trois ouvrages collectifs sont prévus : du dernier soupir au tombeau ; figures de l’anomie mortuaire ; le cadavre et la science. Par ailleurs, le corps attire des chercheurs venus de divers horizons et désormais soucieux de « faire une histoire au plus près du corps6 ». Certes, l’engouement des historiens pour le corps ne leur est pas propre. Si le corps est depuis longtemps présent dans les travaux des anthropologues et de sociologues comme en témoignent les célèbres articles de Marcel Mauss sur les techniques du corps (1936) et de Luc Boltanski sur les usages sociaux du corps (1971), il n’a jamais connu autant de succès que dans les dernières années avec la parution de deux dictionnaires du corps7 et d’une multitude d’autres ouvrages dont il sera question ci-après.

Le corps : du rien au tout ?

Il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur les raisons qui ont permis au corps d’échapper à l’attention des historiens. Héritiers d’une longue tradition intellectuelle qui, depuis Descartes, fait du corps la partie ignoble de l’homme réduit à son esprit qui doit gouverner le corps les historiens n’étudiaient naturellement que les pensées, les actes conscients et délibérés. Sur cette matrice se sont peut être greffées certaines dérives puritaines qu’Alain Corbin a dénoncées en son temps8. Le corps paraissait d’autant plus indigne d’intérêt qu’il semblait relever de la nature, du biologique et donc de l’immobilité, du donné par définition impropre à la démarche historique. De même la plus grande part de la sociologie a, elle aussi, dans le sillage de Durkheim et Weber décrit une société faite d’organisations sociales, de stratégies et d’acteurs largement désincarnés9.

Le corps est d’abord apparu aux historiens dans le prolongement de l’histoire de la démographie et de la vie matérielle. Si l’on exclut les perspectives tracées par Bloch et Febvre pour une histoire incarnée et le beau chapitre que Robert Mandrou consacre à l’Ancien régime des perceptions dans l’introduction à la France moderne10, l’histoire du corps est dans le droit fil de ce que l’on appelait l’anthropologie historique. A la suite de l’histoire démographique les historiens se sont penchés sur l’histoire de la médecine, des soins et de l’assistance, sur celle de l’alimentation en pensant trouver là les explications à la baisse de la mortalité. Ils ont aussi mesuré les conscrits. Scruter l’histoire de la sexualité devait donner la clé d’explication du contrôle des naissances. L’histoire naissante des femmes était surtout consacrée à celle de l’accouchement et des soins corporels prodigués aux jeunes enfants. Néanmoins, chacun de ces champs s’assumait comme tels sans qu’il fut besoin de regrouper tout cela sous l’étiquette d’histoire du corps11 et sans que celui-ci y fut très présent. Les historiens du médical s’intéressaient plus aux discours des médecins qu’aux souffrances des malades, les historiens de l’alimentation plus aux rations alimentaires qu’aux goûts et aux façons de manger, les historiens de la sexualité, sauf exception, plus au comptage des conduites sexuelles qu’à l’étude du plaisir. Bref, les historiens traitaient de l’histoire des fonctions et des pratiques corporelles et l’intérêt pour le corps ne « disait pas son nom 12».

En schématisant à l’extrême on peut distinguer deux autres approches presque contemporaines de la précédente. La première se résume presque entièrement aux travaux d’Alain Corbin parti à la recherche d’une histoire des affects ou dispositifs affectifs qui constituent largement une histoire « corporelle » des sens, des perceptions et des sensations. Après l’odorat, Alain Corbin s’attaque à celle de l’ouïe après avoir exploré partiellement celle de la vue. Présenté comme une part d’une histoire culturelle ou d’une psychohistoire en rupture avec l’histoire braudélienne implicitement soupçonnée de « tranquille abusive et aveugle certitude de la compréhension du passé13 », le projet « corbinien » paraît modeste puisqu’il s’agit de « détecter les comportements sans les décréter, de repérer les contours du pensable, repérer la genèse des désirs, la manière, dont en un temps donné s’éprouvent les souffrances et les plaisirs14 ». En réalité ce programme est beaucoup plus ambitieux. Pour son artisan seule « la connaissance des dispositifs affectifs peut donner un sens à l’étude des institutions, des objets et des pratiques culturelles ». De même, « l’histoire sociale ne doit plus rester sourde à l’expression des affects, ne doit plus taire les réactions élémentaires fussent elles sordides15 ». De façon encore plus large, Alain Corbin dénonce la cécité de l’histoire et s’interroge sur les procédures de mise à l’écart des continents obscurs16. L’entreprise ne se limite pas non plus à la détection des comportements ou des impressions méconnues. En particulier dans le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin montre combien le combat pour la désodorisation est l’un des théâtres de la lutte entre les élites et le peuple dont la puanteur exprime la dangerosité sociale. Même si la chose n’est jamais dite, le corps est bien porteur de significations sociales et vecteur de mécanismes sociaux.

C’est bien sur ce point qu’insistent les trois auteurs majeurs qui ont tant contribué, aussi chez les historiens à légitimer le corps comme objet d’étude. Michel Foucault est le premier à avoir fasciné et irrité les historiens. Or la référence au corps est omniprésente et massive dans toute son œuvre. Pourtant, selon certains, à cette « prolifération sauvage ne correspond aucune analyse ou exploration de la notion ». Le corps y est condamné à une « certaine passivité qui le transforme soit en objet de connaissance soit en cible du pouvoir ». Le corps ne vit que d’une vie léthargique, élémentaire et muette17. Cette indéfintion fut sans doute rassurante et donc féconde pour les historiens dont un certain nombre explorèrent l’histoire des prisons, des hôpitaux, de la médecine. Si la plupart18 revinrent du terrain avec des résultats critiques vis-à-vis des hypothèses de Foucault, le corps était rentré dans leur vocabulaire, faute d’être un concept ou un champ d’études unifié. Au même moment l’œuvre d’Elias, enfin traduite, fit aussi grand bruit car elle permettait de penser l’intégration du corps dans l’histoire. Dans la description de son procès de civilisation, Elias établit l’historicité de la maîtrise des corps. Séduisante sur la plan intellectuel, l’hypothèse donna lieu à moins de recherches de terrain sauf peut être celle consacrées aux cours et aux milieux dans lesquels on pouvait étudier l’étiquette. L’histoire des gestes, des postures au quotidien est naturellement difficile à saisir même si la chose n’est pas impossible. Robert Mandrou dans l’ouvrage cité, Jacques Léonard dans Archives du corps19 avaient montré la voie. Il convient sans doute de la poursuivre en faisant œuvre imaginative. Les historiens ont leu es mêmes difficultés avec l’habitus de Bourdieu. Chacun est convaincu que l’ordre social a une inscription physique, que « c’est là où le naturel des conduites semble le plus avéré que le social est le plus efficace » mais il est bien difficile de repérer historiquement ces habitus et leurs changements. Néanmoins, ces quatre autorités scientifiques incontestées avaient donné au corps ses lettres de noblesse.

Le corps n’en est pas resté là et le grand nombre des publications qui le prennent comme emblème révèlent des ambitions encore plus grandes. Certains, comme Alain Corbin, n’hésitent pas à reprendre l’expression de sensual turn empruntée à l’anthropologue David Howes et à attirer l’attention sur « l’importance qu’il faut accorder à la balance établie entre la vue, l’ouïe et l’olfaction dans la perception du social 20». Après le linguistic turn dans lequel tout était langage, le sensual turn dans lequel tout serait sensation ? Ou, autrement dit, après les stades d’une histoire tout entière économique et sociale puis « culturelle » le temps d’une histoire tout entière corporelle serait-il venu ? Pour exprimer la chose d’une autre manière, faut-il désormais faire intervenir la dimension corporelle dans tout sujet comme on a pris l’habitude d’introduire les différences sociales ou de genre ?

Une autre tendance qui paraît se faire jour consiste à ne plus faire du corps un simple objet de la recherche historique mais bien un acteur agissant de l’histoire telle qu’elle se fait, une tendance dans laquelle le corps remplace l’individu, efface la personne, agit de façon autonome. Introduisant le chapitre sur les massacres de guerre dans le tome III de L’histoire du corps Stéphane Audoin-Rouzeau affirme « A la guerre, ce sont les corps qui infligent la violence, c’est au corps que la violence est infligée » (p. 281). Si la deuxième partie de l’assertion va de soi (encore qu’il paraisse difficile de limiter au corps la violence ressentie), la première paraît beaucoup plus problématique. L’autre exemple plus net et plus constant est celui de l’un des derniers ouvrages d’Arlette Farge intitulé Effusion et tourment : le récit des corps 21 avec en sous titre « Histoire du peuple au XVIIIe siècle ». Tout au long du livre les corps agissent pensent de façon quasi autonome. « C’est le souffle des corps qui sera retranscrit ici eux qui pensent et s’ébrouent, se charment, se perturbent et se font violence ». Plus loin « Les corps bourdonnent et élaborent leur destin » « les corps parlent et cherchent leur voie ». A la limite, Arlette Farge réécrit l’histoire en remplaçant les individus ou les groupes par des corps. Ainsi dans l’atelier de l’écrivain public « on entend le vacarme des corps indignés ou profondément attristés lançant des mots comme on envoie des cailloux contre les fenêtres ». Les corps éprouvent aussi des émotions et des sentiments. Les enfants abandonnés sont « ces tout petits corps sans langage qui font appel. Les corps de ceux qui cherchent à les protéger agissent en corps-mémoire de la vie de la naissance ». Bref, dans cette histoire, « c’est une communauté de corps en échange les uns avec les autres qui procède à l’adoucissement d’une situation douloureuse ». L’histoire du travail est aussi revisitée « le corps au travail devient si courbé que c’est un corps qui se dresse face au monde politique dans la nudité de ses blessures et maladies ». Bien sûr il ne s’agit là que d’un exemple peut être un peu exagéré par le côté lyrique de l’écriture d’Arlette Farge mais il paraît montrer une certaine ambition de réécrire autrement l’histoire en général à partir du corps sans que les enjeux ne soient clairement énoncés.

« Pourquoi toutes ces histoires à propos du corps ? »

C’est en ces termes directs que la médiéviste américaine Caroline Bynum posait déjà la question il y a plus de 15 ans22. Elle y répondait tout aussi vertement que le corps n’était pas un sujet mais presque tous les sujets. Il est vrai qu’à parcourir les livres ou les revues critiques on prend conscience de la polysémie du terme. Sous la rubrique « Histoire du corps », sur la trentaine de comptes rendus regroupés par les Annales en 2010,23 quinze portent sur l’histoire de la médecine dans ses composantes habituelles (maladies, personnel médical, savoir médical), six sur l’alimentation, trois sur la sexualité, autant sur les apparences (peau, vêtement, fards), un sur la violence. Pour prendre les ouvrages les plus extrêmes, on peut se demander avec Dominique Guillo ce qu’il y a de commun entre la description de la façon dont les cellules fabriquent des cellules, les représentations du sang dans une société donnée, les manières de se vêtir dans la France du XVIIIe siècle. S’il est toujours question du corps on conçoit que le contenu des discours et les questions qu’ils posent sont manifestement distincts24. La lecture de l’histoire du corps donne la même impression kaléidoscopique et celle d’un corps en miettes déjà évoqué au début de ce texte. Il est vrai que les maîtres d’œuvre eux-mêmes avouent l’impossibilité d’une synthèse véritable25 et assument de « mesurer le foisonnement des références corporelles que leur variété interdit de rassembler dans une même discipline ou de leur donner une cohérence et une unité a priori 26 ». Dire cela c’est se revendiquer d’une « entreprise qui se fait "en se faisant", qui "prouve le mouvement en marchant" et ne se laisse pas importuner par aucune "inhibition épistémologique"27. En sens inverse, on peut aussi s’offusquer de "l’état d’apesanteur épistémologique" », des indéfinitions préalables qui aboutiraient à une histoire finalement très descriptive faite d’accumulations de citations qui ne font que confirmer la thèse posée et où l’oubli des concepts n’est pas l’occasion d’une avancée herméneutique28. On peut aussi penser que par son évidence sensorielle et sa réalité multidimensionnelle, la notion de corps a tout pour obscurcir les questionnements et les débats qu’elle soulève. Entre les deux, nos collègues sociologues distinguent parfois trois types de corps : le « corps individuel » qui est l’incorporation du soi caractérisant la personne ; « le corps social » exprimant le rapport au monde ; le « corps politique » lieu de la surveillance et du pouvoir29. Outre son pouvoir de clarification la distinction pourrait surtout avoir l’avantage de mieux mettre le corps au centre des interrogations. Elle serait peut être plus herméneutique que les entreprises qui juxtaposent les chapitres qui relèvent de l’histoire de la médecine, des sports, de la sexualité et cetera. Il n’est évidemment pas question ici de nier la richesse stimulante des travaux récents ni de prendre parti mais de se demande s’il est possible et souhaitable de passer à une étape d’une histoire du corps moins morcelée et plus problématisée.

S’il est un secteur que l’histoire du corps a enrichi c’est bien celui des représentations. Si celle-ci a acquis depuis longtemps sa reconnaissance dans bien d’autres domaines, elle acquiert une sorte de prépondérance dans L’histoire du corps. Ceci est en partie du aux orientations des leaders de cette histoire comme Georges Vigarello Jean-Jacques Courtine et Alain Corbin. Dans leur introduction à L’histoire du corps, ils insistent sur le « rôle qu’y jouent les représentations, les croyances, les effets de conscience30 » ou l’importance du corps fantasmé « ensemble de forces et de défaillances, d’actions et d’affections, d’énergie et de faiblesse31 ». Par ailleurs, l’intérêt pour les affects, l’histoire du plaisir et de la souffrance amène naturellement à étudier les discours normatifs sans forcément s’interroger assez profondément sur leur efficacité et leur diffusion. Si les réponses ne sont pas évidentes, la question mérite au moins d’être posée. Certains mettent en garde contre ce qu’ils appellent l’effet Magritte qui consiste à confondre l’image de la pipe, aussi réaliste qu’elle soit, avec la pipe réalité qui seule permet de fumer. Bref, « la représentation n’est pas l’objet représenté 32». Au-delà de son indéniable intérêt, une histoire du corps tout entière centrée sur les représentations peut offrir deux types de danger. Le premier est de privilégier les thèmes où le discours foisonne et d’abandonner les réalités plus ordinaires mais plus répandues. Seules la médecine, les pratiques sportives, la sexualité et, dans une moindre mesure, l’histoire de l’art sont présentes dans les trois tomes de L’histoire du corps. En revanche, la description physique des corps n’apparaît qu’une fois, l’alimentation et le vêtement jamais. Dans l’histoire du corps souffrant au XIXe siècle, le corps massacré supplicié, violenté occupe beaucoup plus de place (36 pages) que le corps du travailleur usé et meurtri (9 pages) et fait jeu égal avec la douleur liée à la maladie. Cette remarque conduit à un autre danger possible celui de faire l’économie de la dimension sociale. L’histoire du corps se conjugue au singulier et non au pluriel alors qu’il est bien évident que les gestes, les pratiques et les représentations corporelles varient selon les milieux sociaux et géographiques et pas seulement selon le genre. Dans un compte rendu de deux ouvrages sur le bronzage, le recenseur de la revue Corps33 montre que les auteurs (Pascal Ory et Bernard Andrieu) voient dans cette pratique une libération des corps en oubliant qu’elle est réservée à ceux qui ont les moyens d’accéder aux lieux ensoleillés et qu’ils confondent un peu vite émancipation corporelle et émancipation sociale.

L’histoire du corps pose aussi la question plus générale des relations que nos pratiques entretiennent avec les questions du présent. On pressent qu’à l’évidence l’intérêt scientifique pour le corps a quelque chose à voir avec la sacralisation du corps dans notre société qui n’admet plus la violence physique et érige en absolu le culte de la forme et de la beauté. Pourtant bien peu d’historiens se positionnent clairement par rapport à ces enjeux actuels. Plutôt que de se proposer de faire avec la distance requise la généalogie de cet envahissement de notre société par le corps, ils donnent l’impression de céder à une mode qu’ils espèrent porteuse. Peu comme Michel Porret s’interrogent sur cette espèce de fascination pour le massacre, la décapitation, le saccage, dans laquelle il voit l’illustration « des sensibilités contemporaines qui tolèrent l’excès de la violence corporelle sur le plan des représentations culturelles mais en font l’absolu tabou des relations interindividuelles34 ». Comme les relations entre passé et présent sont absentes de la réflexion historique, il est peut être bon de regarder du côté des autres sciences sociales. Certes, il n’y a guère à attendre pour nous d’une certaine anthropologie qui fait du biologique ou de l’essence de l’homme la clé d’explication. Ainsi en va-t-il de Françoise Héritier qui fait de l’expérience de la différence des sexes, commune à toutes les sociétés dans tous les temps, le support de pratiques sociales, de représentations et même du fonctionnement de l’esprit humain35. Dans sa tentative pour réfuter le procès de civilisation de Norbert Elias, Peter Duerr accumule toute une série d’indices, pris à différentes époques et dans différentes cultures, pour conclure qu’il existe un fonds commun qui incite à rompre avec l’animalité par la dissimulation de la nudité et de certaines fonctions naturelles. Pour lui « la pudeur entourant la mise à nu des organes sexuels n’est pas un hasard historique mais appartient à l’essence de l’homme 36». Même pour son préfacier, André Burguière, il « laisse de côté l’épaisseur de l’histoire et fait comme si chaque culture ne faisait qu’enregistrer sous un habillage particulier les prescriptions immuables de la nature biologique de l’homme 37». En revanche, il y a beaucoup à retirer des travaux tant ethnologiques que sociologiques (Bourdieu, Lebreton) issus de la filiation de Marcel Mauss qui a défini les techniques du corps comme des faits sociaux variant selon les cultures et donc selon les époques. Une autre orientation de la sociologie paraît utile pour articuler le travail historien avec le présent. Travaillant sur les politiques contemporaines de la santé publique, Didier Fassin parle volontiers de sanitarisation du social et introduit la notion de biolégitmité. Le premier terme rend compte du fait qu’un problème social n’est reconnu que dans la mesure où il s’exprime en termes de santé. Ainsi des immigrés illégaux sans droit peuvent (pouvaient ?) se voir reconnaître celui d’être soignés et même de voir leur séjour légalisé pour cette raison. La notion de biolégitimité prolonge celle de sanitarisation. Elle exprime que désormais les gouvernements ne se sentent pleinement légitimes et ne sont reconnus comme tels seulement lorsqu’ils agissent pour protéger la vie et les corps en luttant contre le cancer, les accidents de la route, le tabagisme38. Etudier comment l’on est passé du biopouvoir à la biolégitimité pourrait être un chantier pour les historiens (et pas seulement ceux de la santé) qui légitimement s’intéressent de plus en plus au XXe siècle.

Si l’on espère avoir prouvé dans ces quelques pages la nécessité pour nous de fréquenter les sciences voisines, il n’est pas question d’abdiquer notre spécificité. Il nous faut historiciser le corps sans doute en nous dégageant des périodisations traditionnelles encore pesantes. Philip Rieder, Vincent Barras et « l’école suisse romande de la médecine », très orientée vers l’histoire from below a émis l’hypothèse qu’il aurait existé au XVIIIe siècle, mais sans doute avant et après, un corps subjectif, propre à chacun, selon sa constitution, son âge, le milieu dans lequel il vit, les habitudes qui sont les siennes39. L’hypothèse laisse entendre qu’aurait pu lui succéder un corps normé par la médecine clinique, discipliné par les grandes institutions tout en sachant qu’il a toujours de la marge entre le prescrit et le vécu. A son tour, ce corps tenu en lisière serait devenu prépondérant mais toujours soumis à des normes très différentes, multiples mais toujours contraignantes.

Ce ne sont évidemment, comme tout ce qui précède qu’hypothèses et réflexions provisoires surtout écrites pour susciter le débat, ranimer les ardeurs éventuellement apaisées, aider ceux qui sont intervenus dans la première année du séminaire à rédiger les work papers qui doivent circuler entre nous.

Notes

1 Pour une revue plus exhaustive de la production récente Rafael Mandressi, « Le corps et l’histoire : de l’oubli aux représentations » in Dominique Memmi, Dominique Guillo, Olivier Martin (dir.), La tentation du corps, Paris, EHESS, 2009, p. 143-169. Retour au texte

2 Paris, Liana Levi, 2003. Retour au texte

3 Paris, Belin, 2004. Retour au texte

4 Damien Baldin, Histoire du sein : approche historique du corps des femmes, Paris, éd du Sandre, 2005, 146 p. Marilyn Yalom, Le sein, une histoire, Paris, Galaade, 2010, 153 p. Retour au texte

5 Marie-France Auzépy, Joël Cornette, Histoire du poil, Paris, Belin, 2011, 350 p. Jean-Marie Le Gall, Un idéal masculin ? Barbes et moustaches (XVI-XVIIIe siècles), Paris, Payot, 2011. Retour au texte

6 Isabelle Renaudet, Eveilleurs de conscience, passeurs de savoirs : élites culturelles, élites médicales. Espagne XIXe-XXe siècles, mémoire de synthèse pour HDR, Aix-en-Provence, 2010, dactyl. Retour au texte

7 Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2010, 1072 p. ; Bernard Andrieu, Dictionnaire du corps en sciences sociales et humaines, Paris, CNRS, 2006. Retour au texte

8 Alain Corbin, Les filles de noces, Paris, Aubier, 1978, p. 7-9 et 534-535. Retour au texte

9 Didier Fassin Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p. 16. Retour au texte

10 Paris, Albin Michel, 1961 (rééd. 1998) Retour au texte

11 A l’exception de d’Edward Shorter, Le Corps des femmes, Paris, Seuil, 1984. Retour au texte

12 « Entretien avec Dominique Memmi et Florence Bellivier » par Bernard Andrieu, Corps, 2011, n° 9, « Corps et sciences sociales », p. 57-61, p. 59. Retour au texte

13 Alain Corbin, Le territoire du vide, Paris, Flammarion, 1990, p. 321 (1e éd. 1988). Retour au texte

14 Ibid. p. 9. Retour au texte

15 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 1986, p. 270. (1e éd. 1982). Retour au texte

16 Id. Les cloches de la terre, Paris, Albin Michel, 1994, p.14 Retour au texte

17 François Boullant, « Michel Foucault : le réseau des corps » in Dominique Memmi et alii (dir), La tentation, op. cit, p. 48. Retour au texte

18 A l’exception du premier ouvrage de Georges Vigarello, Le corps redressé, Paris, Delarge, 1978. Sans doute le premier à placer le corps au centre de son propos. Peu avant Geneviève Heller, Propre en ordre et Tiens-toi droit, Lausanne, éditions d’en bas, 1979 et 1988. Retour au texte

19 Rennes, Ouest-France, 1986. Retour au texte

20 « Ne rien refuser d’entendre », entretien d’A. Corbin avec Vincent Casanova, Philippe Mangeot, Philippe Massenet, Vacarme, n° 35, printemps 2006. www.vacarme.org/ article492.htlm. Retour au texte

21 Paris, Odile Jacob, 2007. Retour au texte

22 Caroline Bynum, « Why all this fuss about the body », Critical enquiry, 1995, n° 1, p. 1-33. Retour au texte

23 N° 1, p. 193-246. Retour au texte

24 Dominique Guillo, « Les avatars de l’organisme dans les sciences sociales françaises », in Dominique Memmi et alii, (dir.), La tentation… op. cit. p. 222. Retour au texte

25 Vol. 3, p. 9. Retour au texte

26 Vigarello cité par Mandressi, art. cit. p. 146. Retour au texte

27 Entretien avec D. Memmi et F. Bellivier, art.cit. p 60-61. Retour au texte

28 Voir le très sévère compte rendu par Jean-Clément Martin dans les Annales, 2010, n° 1, p. 196-202 de L’Harmonie des plaisirs d’Alain Corbin. Retour au texte

29 Didier Fassin, Dominique Memmi (dir.), Le gouvernement… op. cit. p. 16. Retour au texte

30 Vol. 1, p. 6. Retour au texte

31 Vol. 2. p. 8. Retour au texte

32 Jean-Pierre Warnier, « Le corps du litige en anthropologie », in Dominique Memmi et alii (dir.), p. 173. Retour au texte

33 N° 9, Corps et sciences sociales. Retour au texte

34 Compte rendu de Frédéric Chauvaud (dir) Corps saccagés : une histoire des violences corporelles, Rennes, PUR, 2009, Annales, 2010, n° 1, p. 215-222. Retour au texte

35 Pierre Bonte, « Françoise Héritier : une anthropologie symbolique du corps » in Dominique Memmi et alii, (dir), La tentation…, op. cit., p. 95-120. Retour au texte

36 Peter Duerr, Nudité et pudeur, Paris, EHESS, 1998 (éd. allemande 1988), p. 306. Retour au texte

37 Ibid. p. XXVI. Retour au texte

38 En particulier développé dans Les figures urbaines de la santé publique, Paris, La découverte, 1998. Retour au texte

39 Philip Rieder, Vincent Barras, « Corps et subjectivité à l’époque des Lumières, Dix-huitième siècle, 2005, p. 211-223. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Olivier Faure, « Le Corps dans l’histoire qui s’écrit », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2012, 9-21.

Référence électronique

Olivier Faure, « Le Corps dans l’histoire qui s’écrit », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 03 avril 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1145

Auteur

Olivier Faure

LARHRA, UMR 5190 Lyon 3

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