Peut-on s’abstenir de s’interroger sur les raisons qui nous font choisir un sujet de recherche ? Il nous paraît judicieux d’être conscient de l’importance du contexte socio-culturel et politique dans lequel nous évoluons. En effet, il a motivé, consciemment ou pas, non seulement le choix du thème mais aussi l’orientation impulsée au travail. Or, la souffrance liée à la solitude et à l’absence d’amis est si courante qu’en 1960, est créé SOS AMITIE. Les pouvoirs publics s’intéressent à la question puisqu’en 2011, l’antenne de soutien téléphonique a reçu environ 700 000 appels. En 1983, l’INSEE et l’INED initient une enquête sur les pratiques de sociabilité. Ils décrivent et analysent les relations entretenues par les Français avec les personnes extérieures à leur ménage, c’est-à-dire avec la famille, les voisins, les collègues de travail et les amis. Le débat ne reste pas cantonné aux sphères institutionnelles ou universitaires1. La presse témoigne aussi de l’intérêt du grand public pour ces questions à l’heure où les liens familiaux sont de plus en plus complexes et distendus. Ainsi, en 2005, le Pèlerin commande une enquête d’opinion pour étudier l’impact de l’amitié. L’importance quantitative des célibataires motive diverses études portant sur leurs réseaux sociaux et force est de constater qu’ils ont plus d’amis que les couples (3,1 en moyenne contre 1,8). Avec insistance, l’amitié s’invite sur la place publique. La société contemporaine est certes bien différente de la société moderne. Nous avons déplacé la question aux XVIe et XVIIe siècles afin de comprendre comment ces hommes ont connu et vécu l’amitié. Si désormais les raisons personnelles du choix du sujet sont connues, reste à faire partager le travail effectué au cours de notre thèse, des débuts aux conclusions. Cet article se propose donc de présenter la manière dont nous avons abordé le travail, l’angle de travail choisi puis le choix des sources. Les difficultés ne seront pas tues. Enfin, nous conclurons notre présentation par les apports du travail.
Quel angle adopter pour étudier l’amitié ?
La définition de la période chronologique concernée s’est faite assez naturellement. En effet, la place de l’individu dans la société évolue de manière importante au XVIIIe siècle. De plus, Anne Vincent-Buffault a déjà brillamment étudié l’amitié durant ce siècle2. Aussi avons-nous choisi de nous concentrer sur les deux siècles précédents. En ce qui concerne la dimension géographique du sujet, nous n’avons travaillé que sur des exemples français afin de s’assurer de comparer au mieux des éléments comparables. En effet, le terme même d’amitié étant très polysémique, multiplier les langues d’étude auraient posé d’inévitables torts au travail. En outre, le nord de la Loire a été privilégié afin de conserver une certaine homogénéité de culture et de références au sein du territoire français.
Mais qu’étudier exactement lorsque l’on choisit l’amitié comme sujet ? Rappelons tout d’abord que les travaux de recherche d’historiens portant sur l’amitié à l’époque moderne en France, au début de nos travaux, étaient fort rares. Notre approche nous paraît encore à la marge des divers travaux en cours aujourd’hui. En effet, notre volonté était d’écarter de notre champ de recherche toute amitié célèbre comme Montaigne et La Boétie et de privilégier les anonymes. Pourtant, ces amitiés connues étaient nécessaires à plus d’un titre ; non seulement, elles sont – parfois – très bien documentées et elles ont été analysées de manière très détaillée, mais elles sont aussi le témoignage de la manière dont on vit une amitié à l’époque. Enfin, ces amitiés célèbres ont pu faire figure de modèle ou de repoussoir pour qui voulait pratiquer une parfaite amitié. Ainsi, sans constituer le centre de notre recherche, elles font partie intégrante des travaux préparatoires à notre recherche.
Autre point important : nous avons choisi de travailler sur des personnes ne vivant ni dans le cercle étroit du pouvoir royal, ni dans les hautes sphères intellectuelles. L’idée est de tenter de cerner quels étaient le discours et la représentation des « hommes ordinaires » et la concrétisation en acte de l’amitié. Qu’appelle-t-on les « hommes ordinaires » ? On pourrait les définir comme un groupe numériquement très important, l’écrasante majorité de la population, qui ne se revendique pas comme prescripteur d’idée. Il ne s’agit donc pas de personnalités du monde intellectuel, politique ou économique. Pour autant, ces « hommes ordinaires » n’en éprouvent pas moins le désir et le sentiment d’amitié et n’émettent pas moins d’opinions.
Connaître le discours permet de comprendre l’univers moral, ou du moins les attentes des hommes de ce temps, mais un autre choix de notre part était de ne pas verser dans la joute philosophique. L’amitié n’existe que si elle est pratiquée et si elle considérée par un tiers – au minimum – comme une situation amicale. Chercher les faits et gestes, comme autant d’éléments tangibles, apparaît plus que judicieux. L’amitié est une notion complexe que nous avons abordée en nous appuyant sur le vocabulaire employé par les protagonistes eux-mêmes. Il s’agissait véritablement de s’interroger sur la réalité de l’amitié avant même d’étudier la relation. Si deux hommes partagent une relation non dénuée d’affection ou d’estime, doit-on immédiatement parler d’amitié ? Nous ne le pensons pas. C’est pourquoi nous avons toujours choisi de sélectionner une amitié uniquement si l’auteur de la source, à savoir l’un des protagonistes de la relation amicale, employait le terme « ami » ou « amitié ». Naturellement, la question des formules de politesse dans la correspondance a été soulevée.
Il n’a pas été question d’étudier ici l’univers mental et affectif d’un homme en particulier. Le travail proposé se situe à mi-chemin entre micro-storia et histoire sociale. De plus, nous avons aussi exclu les situations particulières. En effet, certains historiens ont choisi de mener leurs travaux sur la pratique de l’amitié par les religieux catholiques. Certains sociologues ont privilégié les lieux clos comme les prisons pour voir comment l’amitié se tissait et évoluait dans puis à l’extérieur du lieu d’incarcération. Nous avons encore une fois privilégié la majorité : ni religieux, ni prisonniers, ni prescripteurs, ces personnes lisent peut-être (nous sommes peu renseignés, ou du moins par pour tous), mais « baignent » en tout cas dans une société où les idées émises par les prescripteurs circulent et sont connues. Ainsi, les livres d’emblèmes ou les ouvrages philosophiques sélectionnés pour notre étude ont tous été réédités plusieurs fois durant la période concernée. La source la plus évidente pour cerner l’ensemble des idées émises au cours du XVIIe siècle est celle éditée par le Bureau d’Adresses. En effet, Renaudot a inventé des conférences publiques où chacun pouvait s’exprimer sur un sujet précis. Il était question non pas de triompher d’un quelconque contradicteur mais d’exposer l’ensemble des opinions communes jugées pertinentes à l’époque.
Si nous avons opté pour les deux premiers siècles de l’époque moderne, on ne peut s’aventurer dans le pays de l’amitié sans avoir mis dans son bagage les auteurs antiques, qui font toujours figure de référence.
En outre, « l’amitié » est un terme si polysémique qu’il est indispensable de commencer par explorer les dictionnaires. Après une lecture attentive de l’univers lexical dans lequel évoluent les « hommes ordinaires », nous avons privilégié un certain type d’amitié à savoir l’amitié-duo. En effet, comme le prouvent les travaux – entre autres – d’Arlette Farge, la notion d’amitié est capitale pour comprendre les relations de clientèle, mais il s’agit ici de l’amitié qui se conçoit et se vit dans le cadre du réseau, qu’il soit politique ou de connaissance. La plupart des travaux d’historiens portant sur le XVIe siècle témoignent de la manière dont les relations sociales étaient pensées et vécues. Pourtant, dans le mythe antique et les dictionnaires de l’époque moderne le visage d’une amitié plus resserrée, qui se développe entre deux personnes et que nous nous proposons donc d’appeler l’amitié-duo, apparaît. Or, l’amitié ne se pense et ne se vit que par rapport à d’autres types de relation. Nous avons donc dû nous documenter non seulement sur le clientélisme mais aussi sur l’homosexualité. En effet, partant du postulat que seuls des hommes peuvent éprouver l’amitié vraie, il faut la distinguer de la relation sexuelle. L’amitié n’est jamais définie comme une relation avec une sexualité commune.
Autre orientation donnée encore une fois par les sources elles-mêmes, celle de ne pas s’intéresser à l’amitié des femmes. Bien que le caractère universel de l’amitié soit clairement affirmé à l’époque moderne, les femmes sont, aux XVIe et XVIIe siècles, jugées incapables d’amitié, à cause de leur faible vertu. Cette incapacité notoire et l’absence de mythe ou même d’exemples littéraires connus et reconnus nous ont conduits à écarter les femmes de notre étude. Pourtant, et nous leur avons consacré un chapitre de notre thèse, les femmes de l’époque moderne ont ressenti, vécu et pensé l’amitié. Mais, contrairement aux hommes, elles ont à l’esprit l’idée de leur infériorité- or l’amitié ne supporte aucunement la médiocrité. Elles pratiquent l’amitié mais doivent constamment partir à la conquête intellectuelle de ce qu’elles pratiquent. Cette situation bien particulière mériterait une étude à part. Sans compter que les sources employées lors de ce travail n’auraient pu être employées de manière égale. En effet, nous avons beaucoup appuyé notre démonstration sur les écrits du for privé, qui sont essentiellement rédigés par des hommes.
Ainsi, nous proposions d’étudier l’amitié-duo aux XVIe et XVIIe siècles en France. La question confessionnelle est écartée, car rien ne nous indique en effet une quelconque différenciation religieuse que ce soit en terme de réflexions philosophiques ou de pratiques, tant au niveau des travaux de nos prédécesseurs que des sources lues.
Le cadre géographique et temporel ayant été choisi et l’angle du sujet exposé, intéressons-nous maintenant aux sources disponibles.
Quelles sources pour soutenir le projet de recherche ?
Les sociologues nous ont beaucoup apporté. Certes, il pourrait paraître curieux de trouver intérêt à lire les travaux de sociologues, portant fort logiquement sur le XXe siècle. Pourtant, leur cheminement intellectuel et leurs interrogations nous ont fort intéressée. Restait à savoir comment faire pour en tirer profit. Quelles sources l’historien peut-il employer ? Quelles méthodes exploiter ? Il ne s’agit pas ici de refaire un condensé du second volume de notre thèse où nous présentions la méthode qui nous avait permis de travailler. Nous resterons donc concis. Des sources très diverses ont été employées. Des traités philosophiques et des mythes antiques permettent de connaître l’origine du débat. La chanson de geste – Ami et Amile3 – offre un beau lien entre l’Antiquité et la période moderne tout en abordant la facette du compagnonnage guerrier de l’amitié. Pour la période plus strictement moderne, nous avons dû élaborer un « corpus » de sources, comme disent les littéraires. Nous avons cherché à maintenir une certaine cohérence à l’ensemble du corpus. Il s’agissait en effet d’éviter qu’un groupe d’opinions soit trop majoritairement représenté tout en sachant pertinemment que parfois, les sources peuvent être plus riches pour un groupe particulier s’ils se sont plus exprimés sur ce sujet. L’idée n’était pas tant de maintenir une stricte égalité entre les différents courants des opinions exprimées sur l’amitié mais d’avoir pleinement conscience de l’effet de source. La démarche est d’autant plus importante au regard de la diversité des types de sources employées. Toutefois, affirmer que la diversité des sources assure la représentation des différents angles de vue sur un même thème n’est pas suffisant. En effet, l’historien sait pertinemment que la nature même de la source oriente le discours. L’intérêt d’un philosophe diffère de celui d’un juriste, les raisons et les buts de l’écriture divergent. La question de l’édition programmée ou pas par l’auteur interfère également sur l’écriture. Véritable point névralgique, le corpus de sources se doit d’être pertinent, représentatif des différents courants de pensées, reflétant le discours majoritaire comme le discours marginal, dans la durée et l’exceptionnel.
Mais pourquoi diversifier les types de sources ? Pour étudier l’amitié, aucune source ne s’impose d’emblée. En effet, elle peut se traquer dans de nombreux documents. Il s’agit ici d’établir pour chaque type de document son corpus, la méthode de travail et le type d’informations recherchées. Le bénéfice de chaque source est bien différent. En effet, la philosophie et la littérature permettent naturellement d’aborder l’image de l’amitié la plus pure. Toutes deux nous dévoilent la norme. Le théâtre se situe au carrefour entre le discours et la pratique en mettant en scène les ambivalences et le double-discours d’une société, entre la norme et la réalité. Les sermons ont permis, quant à eux, de cerner le discours de l’amitié de l’Eglise. Il s’agit d’une adaptation du discours religieux face à la pratique des croyants. Le sermon représente la confrontation avec les errements et les difficultés des fidèles catholiques, exercice de style où il s’agit d’inviter à vivre sa vie plus chrétiennement sans provoquer de rejet chez ses auditeurs. Le sermon est, dans une certaine mesure, comme le théâtre au carrefour de la norme et de la pratique. Quelques actes notariés et éléments liés à des procès sont nécessaires pour cerner la vie quotidienne de l’amitié et ses écarts. Pour étudier l’univers plus direct et immédiat d’amis, nous nous sommes intéressés aux proverbes. Méthodologiquement, le problème de leur emploi dans la recherche historique est assez simple à exposer. Erasme, déjà, leur reprochait qu’on puisse leur faire dire tout et son contraire. De plus, l’époque de création d’un proverbe n’est jamais connue. Sans oublier qu’il est impossible de savoir s’il était couramment employé. Leur seul intérêt réside dans l’éclairage apporté sur les topoï de l’amitié. Les écrits du for privé renvoient eux aussi à la pratique mais également à la manière dont les hommes appréhendent et se souviennent de leurs relations amicales. Ecrits du for privé : le terme français laisse augurer de fructueuses découvertes pour l’intime ou du moins pour la sphère plus privée de la vie. A priori les amis ont une grande place dans ce type de source. Cette hypothèse ne se confirme pas, du moins pas pour les XVIe et XVIIe siècles francophones. Le terme d’Ego-Dokument serait plus juste : l’écrit sert bien ici à se mettre en scène, à parler de soi et à transmettre des informations dans un but bien précis. La présence des amis y est bien marginale. De plus, pour étudier avec profit l’amitié dans ces types de textes, encore faut-il que l’auteur se soit quelque peu lancé dans l’écriture de passages narratifs. Cette condition est rarement remplie. Ceci écarte donc bon nombre d’auteurs et de sources pour notre période. Dès lors, les écrits les plus intéressants pour nous sont aussi les plus connus et même notre participation au projet collectif Les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Age à 1914 ne nous a pas permis d’en trouver des inédits pertinents pour notre sujet4.
Bien qu’ayant délibérément écarté la correspondance, nous reconnaissons que les manuels épistolaires, qui se sont multipliés aux XVIe et XVIIe siècles, en fournissant des modèles de lettres, se sont révélés fort utiles. En effet, ils sont incontournables pour qui veut connaître comment évoluer en honnête homme dans la société. Or, l’ami ne peut être qu’un honnête homme.
L’iconographie a été interrogée de deux manières afin de cerner la mise en scène de l’amitié et les représentations communes. Nous avons notamment étudié les catalogues d’œuvres de quelques artistes. Les banques de données des grands musées européens nous ont été très utiles pour appréhender les représentations de couples d’amis. Nous avons aussi choisi de mettre à profit les livres d’emblèmes, sélectionnés à partir du travail de Châtelain.
Il y a eu beaucoup d’espoirs déçus, de pistes vaines. Nous avons par exemple finalement rebroussé chemin devant le faible apport que nous entrapercevions des nouvelles technologies. Ainsi, la longue mise en œuvre nécessaire avant de pouvoir utiliser pleinement le logiciel Arcane nous a fait renoncer à son usage, d’autant plus que notre corpus n’est pas dévolu à un cercle humain restreint et est plutôt une addition d’« isolés », entretenant chacun des relations propres5. D’autres logiciels ont attiré notre attention. Par exemple, Wordstat est « un logiciel d’analyse de texte pour les réponses à des questions ouvertes, des interviews, des titres, des articles de journaux, des discours, des communications électroniques6 ». QDA Miner, quant à lui, favorise la découverte de cooccurrences avec une analyse faite sur les codes et non sur les mots. Enfin, Nvivo ne propose ni thésaurus, ni analyse lexicographique mais la possibilité d’un codage très souple réalisé de façon libre sur une phrase entière, un paragraphe ou un mot. Il n’offre en revanche aucune possibilité d’analyse statistique, ou de comptage d’occurrence. Les problèmes quant à l’emploi des logiciels sont multiples ; la polysémie d’« amitié » et la polymorphie des mots n’en sont pas les moindres. En outre, bien souvent, la représentation graphique est statique et n’offre qu’un instantané sans prendre en compte les reconfigurations permanentes. Certains logiciels requièrent un prétraitement statistique comme retirer les mots-outils et la mise en place de catégorisation sémantique avec la désambiguïsation des expressions. Nous avons exploré et pesé le pour et le contre avant de choisir de ne pas aventurer au-delà. Le risque était de perdre du temps dans la mise en œuvre pour de maigres résultats. La familiarité avec les sources devait remédier à l’absence de ses logiciels7.
Quels apports ?
Nous avons mené un travail à la croisée des chemins de nombreuses autres disciplines comme la littérature française, la sociologie, la philosophie et l’histoire de l’art. Nous avons ainsi dû nous appuyer sur des travaux de références et de synthèse pour non pas gagner du temps mais pour être sûre de ne pas omettre une facette importante. Ainsi, les livres d’emblèmes ont été sélectionnés à partir de l’ouvrage de Châtelain8. Le travail a ensuite été conçu en trois grands points. L’amitié étant pensée comme un organisme vivant, nous avons opté pour un plan qui permette de suivre l’amitié de sa naissance à sa mort, de sa genèse à la séparation ultime.
L’amitié a été finalement définie comme une relation volontaire et affective entre deux personnes du même sexe, à savoir entre deux hommes, sans qu’il s’agisse d’une relation homosexuelle. Toutefois, malgré une définition très centrée sur un duo d’amis, l’amitié est immédiatement dépassée par des entités et des concepts plus larges qui l’englobent et se confrontent à elle. Omniprésente, l’amitié innerve l’ensemble des multiples champs de la société. Tout d’abord, elle innerve la société car elle est jugée garante de la paix civile. Ensuite, dans la sphère politique, l’amitié provoque d’âpres discussions sur la qualité des rapports entre les différents détenteurs du pouvoir, entre le roi et les nobles notamment. Enfin, dans la sphère religieuse, les clercs prônent la charité, sans exclure des liens plus étroits si et seulement si Dieu est au centre de la relation et la concorde non mise à mal. La charité ne se confond pas avec l’amitié de la concorde civile parce que le but poursuivi est différent : la charité est conçue par Dieu et pour Dieu alors que l’amitié qui tire certes son origine de Dieu a pour finalité l’absence de guerre civile et une fluidité dans les rapports sociaux.
Le discours sur l’amitié relève d’un véritable ostracisme : ni les femmes, ni les non-vertueux ne peuvent prétendre à l’aptitude pour lier amitié. Sans même parler de l’inconcevable amitié homme-femme. La pratique suit-elle ce discours ? Nullement. Les prescripteurs, ceux qui jouent ce rôle ou qui font figure dès l’époque moderne de référence, peuvent eux aussi être surpris à contredire le discours normatif par leur pratique. Dans la vie quotidienne, il n’est pas possible d’établir avec tant de rigueur une barrière nette entre hommes et femmes, vertueux et non vertueux.
La naissance de l’amitié est complètement occultée. Elle n’est pas associée à une sorte de baptême, ni fêtée comme un anniversaire. L’amitié n’a pas de début car elle triomphe non seulement de l’absence et de la distance mais aussi de toute dimension temporelle. Mais si on peut déclarer avoir toujours connu une personne, la mort, lorsqu’elle frappe, rappelle l’individu à sa condition de mortel mais l’incite surtout à chercher à transcender cette étape. En effet, la mort n’est qu’une étape, non pas vers la résurrection ici d’une amitié mais dans le chemin à parcourir pour prouver la perfection de son amitié. La mort ne scelle pas la fin d’une amitié mais plutôt le début d’un nouveau mode d’amitié. La mort ne signifie pas oubli et abandon. Le mode d’interaction change radicalement sans cesser. Ainsi, la mort révèle l’ami. Au moment de l’agonie, la présence de l’ami auprès du malade est cruciale. Après le décès, comment l’annonce de décès est-elle rédigée par rapport aux autres annonces dans l’écrit du for privé ? Le récit suit-il la trame narrative la plus commune au sein de l’écrit du for privé ? C’est parfois seulement de cette manière qu’il est possible de débusquer une affection particulière pour tel défunt tant la pudeur ou l’absence de mentions de tristesse et de désespoir peut surprendre. Autre point important de ce travail : si l’amitié se rêve, se pense en de magnifiques idéaux, son application concrète est très pratique et il serait très malvenu de s’apitoyer sur un décès. Un tel comportement serait indigne d’un bon chrétien.
Pour nous autres contemporains, ce qui peut le plus de surprendre, c’est le véritable utilitarisme de l’amitié. Affiché et revendiqué, ce pragmatisme est très structurant pour la société moderne. On estime à l’époque moderne qu’avoir un ami en tout point identique à soi-même n’a aucun intérêt. Au contraire, que le faible se lie au fort, le fort au faible et que les échanges de bonne pratique naissent entre les deux, mais avec amitié. Voilà pourquoi les historiens qui s’intéressent au clientélisme s’intéresse tant à l’amitié.
Les gens ordinaires n’innovent pas. Les idées antiques sont constamment réactivées et réadaptées. Ces hommes ne philosophent pas sur la notion, ils la vivent simplement. En revanche, l’air du temps, lui, subit de légères inflexions. La liberté des échanges fait craindre l’absence inopinée de l’ami en cas de besoin, surtout dans la première moitié du XVIe siècle. La tendresse des rapports fait redouter la fausseté des sentiments. Le flatteur est la crainte de tous à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. L’amitié est susceptible de souder le corps politique ou de contribuer à sa désagrégation. Les Modernes regrettent amèrement le temps, pourtant mythique, d’Oreste et Pylade ; leur discours convenu nous parle d’un âge d’or de l’amitié dans les temps antiques, et ils regardent avec désespoir la petitesse des relations amicales de leur temps. Néanmoins, les Modernes s’engagent avec fougue, par le biais de traités, et les dictionnaires développent une approche plus pragmatique et moins grandiloquente de l’amitié. Ces hommes ne cherchent donc pas à créer de nouveaux exemples. Ainsi, Montaigne n’est jamais cité. Ce n’est pas son amitié avec La Boétie qui fait figure de modèle à suivre dans la période qui nous intéresse : l’héroïsation de leur relation n’a pas encore eu lieu. En outre, on remarque que la majorité de la réflexion porte sur la vie en communauté et le secours attendu de l’ami. L’art d’être ami est indissociable de l’art de se comporter en société. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, parallèlement à l’omniprésence des représentations allégoriques de la notion dans les emblèmes, la morale chevaleresque disparaît pour laisser place à une vision mettant en lumière la nature déchue de l’homme. L’idéal du noble stoïcien est affaibli face à cette offensive augustinienne. L’amitié n’est plus le ressort de la politique. Mais à la fin du XVIIe siècle, la « réhabilitation de la nature humaine » entre en scène et Saint-Evremond ose critiquer l’amitié d’Oreste et Pylade. L’amitié commence à devenir une valeur privée, dans le sens où elle n’est plus autant un principe organisant les communautés. La norme aurait pu se révéler pesante, pourtant elle n’est pas une chape de plomb. Ce sont les exemples qui peuvent paraître sclérosés, mais pas la norme. D’ailleurs, certains veulent se détacher des exemples, qui sont bien souvent des histoires extrêmement violentes, en aucun cas de la rigueur morale de ces amitiés. Or, la norme insiste surtout sur cette rigueur morale nécessaire à l’amitié et personne ne conteste cette exigence.
La démarche méthodologique a constitué une part importante de notre travail de thèse. Le sujet, qui n’offrait pas de sources évidentes, nous a contraints à réfléchir sur la manière dont nous pouvions répondre aux questions posées. Qui est réellement mon ami ? L’ami est celui qui vous soutient dans la tempête. Les « hommes ordinaires » n’innovent pas vraiment. Point de révolution copernicienne en vue. La définition ne varie guère, les grands problèmes des relations humaines (la peur d’être abandonné, la peur de souffrir) restent identiques. Les remarques relèvent bien souvent du bon sens le plus strict : seul le temps permet de savoir si une amitié est suffisamment forte pour supporter les aléas de la vie, les absences, les échecs et les tensions.