France et Pays-Bas du Nord, devenus par la suite Provinces-Unies, sont traditionnellement opposés de façon quasi-caricaturale : monarchie absolue catholique et protectionniste d’un côté, république calviniste libérale de l’autre ; à la première la lutte contre les dissidences religieuses, à la seconde la tolérance et l’acceptation des confessions minoritaires. Ce schéma binaire, qu’il conviendrait évidemment de nuancer, ne doit cependant pas masquer l’intensité des échanges ayant existé entre les deux pays tout au long de l’époque moderne. Le volume présenté ici, qui constitue les actes d’un colloque s’étant tenu à Lyon en 2007, entend éclairer ces liens dans le domaine du religieux : « nous voudrions nous demander comment et dans quelle mesure ce qui se produit dans un des deux pays a des répercussions sur les idées, la piété ou les pratiques religieuses de l’autre » (p. 10). Ainsi formulée, l’ambition affichée rattache clairement l’entreprise au champ de l’histoire connectée ou de l’histoire transnationale – plutôt d’ailleurs qu’à l’histoire comparée qui, si elle est évoquée dans l’introduction, n’est vraiment illustrée que par la communication de T. Nicklas sur les pacifications religieuses.
Le volume aborde donc les circulations d’idées, de doctrines et de pratiques religieuses entre France et Pays-Bas du Nord en portant une attention soutenue aux vecteurs humains (pasteurs, réfugiés, mais aussi voyageurs, étudiants…) et matériels (livres et imprimés, gravures…) de ces transferts ainsi qu’aux liens affectifs et familiaux ayant pu unir les individus et expliquer l’intensité des échanges. Il s’attache également à replacer les relations religieuses dans un faisceau de relations économiques, commerciales, diplomatiques, militaires, artistiques, scientifiques, intellectuelles… Le cadre géographique envisagé, s’il donne évidemment une place de choix à la France et aux Pays-Bas, s’élargit dans quelques communications à d’autres espaces européens (Londres, la principauté d’Orange), voire à des espaces extra-européens (Indonésie, Antilles), flirtant alors avec la world history.
L’organisation de l’ouvrage, largement chronologique, est claire et la lecture est facilitée par de courtes introductions de partie qui résument les communications et balisent la progression. La première partie est consacrée aux relations unissant les deux protagonistes dans la seconde moitié du XVIe siècle, soit au moment des guerres de religion françaises et de la révolte des Pays-Bas contre la domination espagnole. M. Weis ouvre le propos par un bilan historiographique des relations entre calvinistes de France et des Pays-Bas lors de ces conflits. H. Daussy développe le cas emblématique de Louis de Nassau, cadet du prince d’Orange, qui s’engagea très activement dans la politique française entre 1569 et 1574, tandis que J. Becker propose un détour par Londres pour étudier l’influence sur la France de la constitution ecclésiastique donnée par Jean a Lasco à l’Église néerlandaise installée dans la capitale anglaise. T. Nicklas mène pour sa part une analyse comparée du traité de Nîmes de 1575 et de la pacification de Gand de 1576.
La seconde partie est celle qui tente le plus explicitement de mettre à jour l’imbrication des motifs religieux, politiques et économiques dans les relations entre la France et les Pays-Bas du Nord (quitte à perdre parfois un peu de vue la perspective religieuse). On y suit l’ambassadeur Benjamin Aubery à La Haye (C. Martin) avant d’observer les médailles scandaleuses réalisées aux Provinces-Unies pour se moquer de Louis XIV (F. Charton). Le lecteur s’embarque ensuite pour les Antilles (G. Lafleur), où la colonie française, fortement protestante, entretenaient des liens étroits avec les marchands hollandais, avant de lever l’ancre pour l’Indonésie hollandaise en compagnie de missionnaires catholiques (J.-P. Duteil).
La troisième partie s’arrête sur la question du jansénisme qui, s’il naquit entre les deux espaces, dans les Pays-Bas du Sud, s’épanouit en un réseau européen dont la France et les Provinces-Unies furent deux pôles majeurs. A. Berlis et D. Schoon examinent les interactions entre théologiens des deux pôles dans l’élaboration des idées jansénistes, avant que soient étudiées les circulations de gravures (C. Gouzi) et d’imprimés (J. Guilbaud). Vient ensuite une quatrième partie, moins unifiée thématiquement, de laquelle émergent la figure de Samuel Bochart, pasteur normand du XVIIe s. que ses pérégrinations conduisirent aux Pays-Bas (L. Daireaux), et celle, plus connue, de Pierre Jurieu (P. Bonnet). F. Moreil puis A. Eurich esquissent pour leur part un double tableau de la principauté d’Orange et de sa difficile situation d’enclave appartenant aux stathouders calvinistes en plein royaume catholique. Enfin, dans une ultime partie est abordé le thème du soutien apporté par les Provinces-Unies aux minorités religieuses. N. Muchnik s’écarte un instant du rapport entre calvinistes et catholiques pour envisager les relations entre la communauté judéo-ibérique d’Amsterdam et ses homologues implantées en France. H. Bost met en lumière l’interaction entre les protestants français du Refuge installés à Amsterdam et ceux restés en France malgré la révocation de l’édit de Nantes, tout comme P. Duley-Haour qui, à partir de la correspondance d’Antoine Court, analyse l’action des différentes places du Refuge et leur participation au débat sur la tenue d’assemblées au Désert. Y. Krumenacker revient sur la question des Églises de la Barrière et de leur soutien aux protestants du Nord de la France au cours du XVIIIe siècle G. Lieppe révèle le rôle joué par la chapelle de l’ambassadeur de Hollande à Paris dans la vie des communautés protestantes d’Ile-de-France, le soutien aux coreligionnaires ayant amené certains ambassadeurs moins prudents que les autres à la limite de l’ingérence dans les affaires de France.
La conclusion rédigée par Olivier Christin se révèle des plus stimulantes. Après avoir souligné les apports du volume en matière de connaissance de l’internationalisation des conflits religieux à l’époque moderne par la mise à jour d’une foule d’acteurs plus ou moins anonymes ayant profité de conditions historiques inédites grâce à la diffusion de l’imprimerie, il s’interroge sur ce qu’il nomme joliment la « grammaire de l’empathie » (p. 395). Comment comprendre en effet que des individus se soient sentis assez touchés par la situation d’inconnus vivant très loin d’eux – et ne parlant souvent pas la même langue – pour tenter de leur venir en aide ? La plupart des communications ont révélé que, plus que d’un sentiment de commune humanité (à l’œuvre en particulier dans les grandes affaires des Lumières), le désir d’assister ces coreligionnaires du lointain se fondait théologiquement dans la participation à une communauté immatérielle de ceux qui avaient reçu la vraie parole de Dieu. O. Christin revient aussi sur l’expérience de l’exil, partagée par un grand nombre d’individus à l’époque moderne et présentée dans ces pages comme étant « à la fois épreuve religieuse, condition juridique et occasion d’écriture » (p. 398). Paradoxalement, en poussant à l’exil des communautés entières ou bien des individus à la conscience tourmentée par le principe du cujus regio, les politiques de censure et de persécution permirent une accentuation de la circulation internationale des idées. Celle-ci nourrit en retour un discours politique comparatiste sur les vices et vertus des diverses formes de gouvernement.
Les communications, les introduction et conclusion forment donc un ensemble de belle qualité, même si l’on peut regretter la faible participation de chercheurs néerlandais et la part somme toute limitée laissée à l’historiographie néerlandaise.