Un prieuré est, à l’origine, un monastère dépendant d’une abbaye, une sorte de maison satellite des grands ordres moyenâgeux. Il est dit séculier ou régulier selon qu’il est confié à un prieur issu du clergé séculier ou régulier. Un prieuré conventuel est un véritable monastère non érigé en abbayes et, dès lors, placé sous l’autorité d’un prieur claustral. Lorsque le prieuré est autonome, le prieur claustral est élu par les religieux. Lorsqu’il est une simple dépendance d’une abbaye, le prieur est nommé par l’abbé de tutelle. Au fil des siècles, de nombreux prieurés cessent d’être conventuels pour devenir de simples « bénéfices ecclésiastiques », sans qu’aucune forme de vie monastique ne subsiste en leur sein. Ils sont tenus par des prélats, de simples clercs, des nouvelles congrégations ou des laïcs, qui se contentent de percevoir les bénéfices. À l’époque moderne, les derniers prieurés conventuels sont tenus en commende et abritent de petites communautés monastiques. En 1606, l’évêque François de Sales1 dénombre cinq prieurés conventuels dans le diocèse de Genève. Parmi ces maisons, quatre sont issues de la grande vague d’implantations monastiques qui se produit autour de l’an mil2. Il s’agit des prieurés de Talloires, de Peillonnex, de Bellevaux-en-Bauges et de Contamine3. L’étude que nous avons réalisée porte sur la place qu’occupent ces maisons dans la vie quotidienne des habitants du diocèse de Genève-Annecy à l’époque moderne.
Intérêt du sujet
Pourquoi étudier l’histoire des prieurés conventuels ? Nous sommes en droit de nous poser la question quand on sait que beaucoup de choses ont déjà été faites concernant l’histoire des ordres religieux en Savoie4. Mais il n’existe aucune étude qui concerne spécifiquement les prieurés conventuels. La mise en relation des diverses informations concernant l’histoire de chaque monastère nous a permis de noter un certain nombre de différences, mais également de nombreuses similitudes. Nous avons donc essayé de mettre en place une réflexion globale sur le sujet, afin de définir si leurs parcours respectifs s’inscrivent dans une trame générale.
Cette approche chronologique n’est pas le seul axe de réflexion de notre étude. En effet, ce qui nous intéresse dans ce travail, c’est de comprendre l’influence qu’ont ces institutions sur la vie économique, politique, religieuse et sociale des hommes qui vivent à proximité d’un prieuré. Bien qu’ils soient moins illustres que les grandes abbayes et qu’ils jouissent d’une moins grande renommée, ces petits monastères font réellement partie de la vie de la population. Nous avons donc voulu mesurer leur influence et leur impact sur la vie quotidienne d’une localité, d’une région ou encore d’un pays.
Les sources à disposition
La bibliographie est conséquente sur le sujet. Elle se compose d’outils méthodologiques, d’ouvrages généraux, d’articles de revues, de travaux universitaires, d’un grand nombre d’ouvrages spécifiques, et de nombreuses sources imprimées. Mais pour mener à bien nos recherches, nous avons surtout rassemblé un corpus très important de sources manuscrites. Ces documents sont de natures très différentes : nous trouvons notamment des mémoires, des documents comptables (journaliers, inventaires, livres de comptes…), des actes notariés, des procès verbaux de visites, des rapports officiels envoyés à la Cour de Turin et de très nombreuses pièces de correspondance. Tous ces documents sont conservés dans différents fonds d’archives en France et à l’étranger.
Aux Archives départementales de l’Ain, nous avons trouvé quelques documents intéressant notre étude dans la série H, consacrée au clergé régulier sous l’ancien régime. Aux Archives départementales de la Savoie, nous avons collecté de très précieux renseignements en dépouillant les très nombreux documents en rapport avec notre sujet. Ces derniers sont conservés dans différentes séries. La sous-série 4B regroupe les archives saisies ou recueillies par le Sénat. La série C contient les fonds des administrations de l’Ancien Régime jusqu’en 1793. La série F centralise les fonds d’archives d’origines privées. Enfin, la très précieuse série SA, dont une partie seulement est conservée aux Archives départementales de Chambéry, est constituée des papiers de la Cour de Turin, restitués à la France en application de l’article 7 du traité de Paris du 10 février 1947. La seconde partie de la série SA est conservée aux Archives départementales de la Haute Savoie. Là, nous avons également pu dépouiller un très grand nombre de documents, répartis dans plusieurs séries. La série B renferme les actes dressés par les avocats fiscaux provinciaux. La série C contient les documents de l’administration provinciale. La série E est composée des archives communales déposées. La série G regroupe les documents issus des différentes administrations du clergé séculier. Les archives qui concernent les affaires du clergé régulier dans le diocèse d’Annecy sont rassemblées dans la série H. La série J, constituée en 1945, est destinée à recevoir les « documents entrés par voie extraordinaire », c’est-à-dire, en pratique, ceux qui ne sont pas versés par l’administration et qui sont entrés aux archives après la constitution des séries classiques. La série L regroupe les documents des administrations et des tribunaux de la période française, entre 1792 et 1815. Enfin, la série Mi contient les différentes archives microfilmées. À tout cela, il convient d’ajouter que nous avons consulté les mappes et les tabelles du cadastre sarde.
Les Archives d’État de Genève conservent également un grand nombre de documents intéressant les prieurés, notamment pour la période d’avant la Réforme. Ces archives sont regroupées dans différents fonds comme ceux du Notaire Humbert Perrod, de la Chambre des comptes, des Titres et droits de la Seigneurie, ou encore des Archives du Département du Léman. De plus, les Archives d’État de Genève possèdent plusieurs collections, comme celle des pièces historiques, celle des procès criminels ou enfin celle des manuscrits historiques. Les Archives d’État de Turin5 conservent un grand nombre de documents précieux pour notre étude. Ils sont répartis dans différents fonds comme celui de l’Economat général des bénéfices vacants6, celui des Pays7, celui du Matériel ecclésiastique8 et, enfin, celui du Matériel politique des affaires internes9. Ce dernier renferme de précieuses lettres, riches en renseignements et adressées à la Cour par des particuliers10 ou par les évêques du diocèse11. Enfin, un grand nombre d’archives sont conservées à Annecy par l’Académie Salésienne12. Répertoriés dans différents cartons thématiques, ces documents se sont révélés très importants pour l’élaboration de cette étude.
Les axes de recherche
Une fois le travail de documentation et de dépouillement terminé, nous avons décidé d’articuler nos recherches autour de trois grands axes de réflexions.
Dans un premier temps, nous avons souhaité remettre le sujet dans son contexte en évoquant la fondation, la vocation et l’évolution des prieurés au Moyen Âge. Nous avons cherché à apporter des réponses à un certain nombre de questions : Comment s’organise l’implantation ? Répond-elle à un réel besoin de la vie religieuse ? Quels sont les ordres monastiques présents dans le diocèse de Genève ? Comment s’organise la vie au sein des différents monastères ? Quelle est leur vocation initiale ? Quel est leur impact dans les paroisses ? Et enfin comment évoluent les prieurés conventuels à l’époque médiévale ?
Dans un second temps, il nous a semblé indispensable de dresser un historique de l’évolution générale des prieurés conventuels à l’époque moderne, à partir de l’histoire particulière de chacun d’entre eux. Pour cela, nous avons organisé nos recherches autour de différentes problématiques : Quelles sont les conséquences pour eux de l’introduction de la Réforme à Genève et des invasions qui l’accompagnent ? Quelle est l’action des premiers évêques réformateurs pour impulser le redressement des monastères ? Comment se comportent les religieux à la fin du XVIIe siècle, période de l’apogée du renouveau catholique ? Quelle est leur place dans la religiosité du siècle des Lumières ? Quelle est l’attitude du clergé séculier et du pouvoir civil à leur égard ? Quel regard porte la population sur ces établissements d’un autre âge ? Et enfin comment et pourquoi les prieurés conventuels disparaissent-ils ?
Une fois cette approche chronologique achevée, nous avons cherché à traiter le sujet de manière plus thématique. Nous avons donc étudié la place qu’occupent les prieurés conventuels dans la vie économique, politique et religieuse à l’époque moderne. Pour mener à bien cette recherche, nous nous sommes donc posé plusieurs questions : Comment sont exploitées les terres dépendantes d’un monastère ? Comment les prieurés exercent-ils leur rôle de seigneur ? Quel est leur rôle dans la vie paroissiale ? Comment se déroule la gestion des recettes ? Ces dernières ont-elles une source de conflit ? Et enfin quelles sont les différentes charges des prieurés ?
L’organisation de la thèse
Suivant les axes de réflexion que nous venons de définir, nous avons organisé notre étude en trois grandes parties. Le premier ensemble de chapitres traite de l’installation, du fonctionnement et de l’évolution des prieurés conventuels à l’époque médiévale. Leur implantation se fait autour de l’an mil, dans le but de redresser la vie religieuse dans une région fortement désorganisée par les guerres et les invasions successives. Tenus par des moines bénédictins ou par des chanoines réguliers de Saint Augustin, les prieurés conventuels occupent rapidement une place très importante dans la vie quotidienne des paroisses qui les accueillent. Mais, bientôt, les premières difficultés surviennent. L’idéal initial d’ascétisme et de clôture des religieux cohabite assez mal avec le système féodal. Dès la fin du XIIe siècle, on constate des dérives dans le fonctionnement des monastères et dans le comportement des moines. C’est le début d’une longue crise qui s’accentue durant tout le Moyen Âge. À partir du XIIIe siècle, l’élan monastique s’essouffle. De plus, les seigneurs exercent un contrôle laïc de plus en plus fort sur les monastères, par le jeu de l’avouerie, puis de la commende. Chaque prieuré se voit confié à un prieur commendataire chargé de la gestion des biens du monastère. La généralisation de ce système favorise encore le déclin des prieurés à la fin du Moyen Âge.
La seconde partie de cette étude porte sur l’évolution des prieurés conventuels durant les trois siècles de l’époque moderne. Au XVIe siècle, déjà affaiblis par plusieurs décennies de crise, ils doivent faire face à l’onde de choc de la Réforme qui s’abat sur le diocèse de Genève et le décapite. Victimes des invasions bernoises, les monastères de Contamine et de Peillonnex sont détruits par des incendies. La situation des prieurés qui ont survécu à ses profonds bouleversements est de plus en plus préoccupante, mais les premiers évêques réformateurs du diocèse de Genève sont trop affairés à endiguer la Réforme et ne sont pas en mesure de s’intéresser à leur sort. Ce n’est qu’après la reconversion du Chablais, que l’on note les premières tentatives de redressement du clergé régulier. Ange Justiniani13 et Claude de Granier14 essayent notamment de relever le monastère de Talloires, mais sans succès. Malgré ce manque de résultat, on peut dire que ces évêques sèment les premières graines de la Contre-Réforme. Au début du XVIIe siècle, la situation des prieurés conventuels semble désespérée. Rongées par les conflits internes et par des manquements à la règle, ils ne correspondent plus à la spiritualité de l’époque moderne. François de Sales essaye de les redresser, utilisant tour à tour plusieurs stratégies, avec un succès relatif. À sa mort, la situation a quelque peu évolué, mais les progrès sont lents et l’on note bientôt la suppression du prieuré clunisien de Contamine. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on croit possible que les prieurés trouvent leur place au sein d’une Église catholique profondément renouvelée. Après une réformation difficile mais réussie, le monastère de Talloires semble devoir prendre une place importante en devenant la première abbaye bénédictine érigée dans le diocèse de Genève. Dans le même temps, le prieuré de Peillonnex connaît une renaissance spectaculaire. Le tournant du XVIIe siècle laisse donc augurer un espoir de voir les prieurés conventuels tenir une place dans l’apogée de la Contre-Réforme. Mais cette vague d’optimisme cède rapidement sa place au « Reflux 15 » et au retour de la décadence. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les prieurés conventuels se trouvent à nouveau dans une situation catastrophique. Par les abus et les troubles qu’ils occasionnent, les religieux s’attirent l’antipathie des pouvoirs publics, des instances religieuses et de la population. Ils apparaissent comme des institutions passéistes au sein d’une société en pleine mutation, bercée à la fois par le courant encyclopédiste et par la nouvelle économie. L’Église, elle-même, s’oppose aux religieux par l’intermédiaire de son représentant dans le diocèse : l’évêque Biord16. Convaincu de l’inutilité des moines et soucieux de récupérer une partie de leurs possessions, afin d’augmenter les revenus de son clergé séculier, il œuvre à la mise en place d’une vaste politique de regroupements et de suppressions des monastères17. Avec la Révolution Française, les derniers prieurés conventuels sont supprimés. Ils disparaissent après huit siècles de présence dans le diocèse de Genève. Les chanoines et les moines sont dispersés, leurs biens sont saisis, vendus ou détruits.
La troisième partie de ce travail est consacrée à l’étude de la place des prieurés conventuels dans la vie des paroisses. Ils sont les « maîtres de la terre » car ils gèrent des domaines étendus et variés. Largement dotés lors de leur fondation, ils possèdent des terrains proches du monastère et en acquièrent d’autres, plus éloignés, au hasard des ventes et des legs. Ces domaines ecclésiastiques n’étant pas soumis à un quelconque partage, ils ne font que s’étendre au fil des années. Nous avons ensuite tenté de définir si les prieurés sont les « maîtres des hommes ». Pour ce faire, nous avons analysé la façon dont sont gérées les seigneuries dont ils ont la charge. Garant du maintien de l’ordre sur ses terres, le prieur n’exerce pas la justice lui-même, mais ses officiers agissent en son nom et, dans l’esprit des hommes de l’époque moderne, le prieuré est le siège de la seigneurie. Enfin, nous nous sommes intéressés à la place des moines dans la vie religieuse afin de savoir s’ils sont les « maîtres des âmes ». Les prieurés bénédictins sont déchargés très tôt de leur mission pastorale. Néanmoins, ils gardent une mainmise sur la vie spirituelle des paroisses, usant de leur droit de nomination. Les chanoines de Saint Augustin jouent, quant à eux, un rôle plus direct dans la vie paroissiale puisque c’est l’un d’entre eux qui y officie comme prêtre. Les monastères conservent une grande importance en tant que lieu de dévotion et de pèlerinage, mais c’est surtout leur mission d’assistance aux pauvres qui les conforte au centre de la vie des fidèles. Nous avons ensuite cherché à étudier les différents revenus perçus par les prieurés. Ces recettes sont d’abord liées à l’exploitation des terres. Elles sont complétées par différents droits banaux, qui composent la fiscalité seigneuriale. Enfin, les prieurés jouissent de revenus liés à leur action religieuse. Source de nombreux conflits tout au long de la période, les recettes sont le plus souvent perçues en nature et permettent aux monastères de faire face aux nombreuses charges liées à leur fonctionnement. En tant qu’administrateur, le prieur commendataire est tenu de pourvoir aux dépenses de son monastère. Les revenus de la mense sont divisés en trois parts. La première est allouée à subsistance des religieux. La seconde va à l’entretien des bâtiments. La troisième part des revenus est utilisée pour couvrir les dépenses liées au rôle charitable du prieuré. Ces charges ont tendance à augmenter tout au long de l’époque moderne, mais les revenus augmentent également de manière significative, ce qui permet aux prieurés d’accroître toujours un peu plus leur richesse et donc leur assise sur la région qui les entoure.
Conclusions
Par leur puissance, autant que par leur « décadence18 », les prieurés conventuels suscitent de nombreuses critiques et nombre de leurs opposants souhaitent leur disparition. Parmi les ennemis des monastères, on compte le clergé séculier. Si les évêques du XVIIe siècle entendent réformer les prieurés, leurs successeurs se dressent bientôt contre eux. Ils veulent à la fois reprendre le contrôle spirituel des paroisses et en récupérer les revenus. Ils sont soutenus dans leur entreprise par la Cour de Turin. Car l’époque moderne, c’est le début du despotisme éclairé. La mainmise des religieux sur leur territoire courrouce le pouvoir civil qui se montre de plus en plus méfiant à leur égard. Il tente de réduire leur puissance financière en accroissant son contrôle sur les monastères, allant jusqu’à les placer sous tutelle à la fin du XVIIIe siècle. C’est également la fin du système féodal, qui achève sa mutation avec les grandes réformes engagées par les rois de Sardaigne au XVIIIe siècle. La justice devient l’apanage de l’administration centrale, et les édits d’affranchissement de 1762 et de 1771 mettent fin aux différentes taillabilités. Ces profonds changements modifient la place qu’occupent les prieurés au sein des paroisses et les quelques religieux qui subsistent n’ont plus grand-chose à voir avec leurs aînés qui furent les maîtres de régions entières. On a coutume de dire que c’est la Révolution française qui signe l’arrêt de mort des monastères de Savoie, mais, à mieux y regarder, la disparition des prieurés était déjà actée plusieurs années avant que le premier soldat français ne mette le pied à Chambéry. Les moines, qui s’y trouvent encore attendent la mort et, avec elle, la fin de leur monastère. Associée au pouvoir de l’Ancien régime et mise à terre par les révolutionnaires, l’Église catholique est dépourvue de l’héritage des vieux prieurés, au profit de la république naissante. Après avoir été vendus comme biens nationaux, les prieurés sont aménagés en fabriques. En extrapolant quelque peu, on peut voir dans ces transformations le symbole du passage de l’ère de la domination religieuse à l’ère de l’industrialisation qui va dominer le XIXe siècle. Ce XIXe siècle qui sera celui du développement économique et d’une autre révolution, industrielle cette fois, qui va imposer un nouveau mode de vie à ses contemporains. Le monde change de maître. La spiritualité laisse sa place au libéralisme. Les paysans deviennent des ouvriers qui travaillent pour des patrons dont certains se comportent comme des nouveaux seigneurs. Un monde s’écroule, un système prend la place d’un autre.