L’idée de ma thèse est née de l’envie de travailler sur des images, en historien. La proposition qui m’avait été faite, à l’origine, d’étudier le thème du mariage, m’a immédiatement séduit, parce qu’elle s’intégrait parfaitement à une approche d’anthropologie historique avec laquelle j’étais familier pour avoir suivi, un peu avant, un cours d’anthropologie de la Grèce antique, mais aussi un cours d’ethnologie à l’Université Paris I. Il y a eu, immédiatement après, la rencontre, totalement fascinée, avec le travail de Christiane Klapisch-Zuber sur le Sposalizio, le thème du Mariage de la Vierge, dans la Toscane des XIIIe et XIVe siècles. Dans cette étude, l’historienne cherche à la fois à relier l’iconographie du Sposalizio avec les rites de charivari pratiqués par la jeunesse, mais aussi à expliquer la présence importante de ce thème dans les églises toscanes, sur l’espace d’un siècle, par une volonté de « propagande » de l’Église pour imposer aux fidèles le rôle de l’Église dans le rite nuptial.
Pour ma part, j’avais envie d’examiner ce qu’il en était dans les Pays du Nord, à partir du XVe siècle. Non seulement il s’agissait de l’autre foyer de la Renaissance artistique, mais en plus cet espace était particulièrement intéressant sur le plan de l’histoire religieuse, des réformes et de leurs conséquences, pour l’institution matrimoniale, puisqu’à l’époque elle est au cœur d’un processus de réhabilitation et de cristallisation confessionnelle de dispositions dogmatiques et disciplinaires. Je comptais m’intéresser ainsi, dans une optique comparatiste, à la fois aux Provinces-Unies, aux Pays-Bas espagnols, et au Saint-Empire. Ayant quitté la France pour occuper un poste de lecteur à l’université de Cambridge, c’est là-bas et surtout à Londres, à l’institut Warburg, que j’ai entamé mes recherches, certainement le lieu idéal pour un sujet ainsi défini puisqu’il abrite à la fois une iconothèque très riche et une bibliothèque organisée en partie selon des thématiques anthropologiques.
Dans ce tableau un peu idyllique plusieurs éléments m’handicapaient pourtant : une reconversion récente vers l’Histoire, après des années passées à étudier la Physique quantique, m’avait vu passer l’agrégation mais en sautant la case « maîtrise d’Histoire », et je me retrouvais sans vraie méthodologie pour faire de la recherche. À cela s’ajoutait mon expatriation qui me tenait éloigné de mon directeur de thèse (ou de Master à l’époque). En outre, mes premières recherches ont dû se cantonner à l’espace germanique puisqu’à ce moment-là je commençais tout juste à apprendre le néerlandais sans être encore capable de lire la langue moderne, encore moins celle du XVIIe siècle.
Pourtant, je me suis lancé, en prenant exemple sur la recherche de Christiane Klapisch-Zuber, dans l’étude de thèmes iconographiques précis : vétéro- ou néo-testamentaires, comme les Noces de Cana ou le Mariage de la Vierge, mythologiques, ou encore des scènes de genre comme les fameux mariages paysans, depuis Bruegel l’Ancien jusqu’à Jan Steen un siècle plus tard. Mon propos était double : enquêter sur les distinctions confessionnelles dans l’iconographie, faire une sorte d’anthropologie des usages de l’image, articulant rites nuptiaux et statut social. L’idée était de restituer l’expérience visuelle moyenne des noces, dans ces espaces, pour les divers groupes sociaux et confessionnels. Mais j’avais également l’intuition que d’autres types d’iconographies devaient faire partie de mon corpus, notamment les mariages mystiques.
Rapidement, pourtant, j’ai eu l’impression que l’élan initial s’était essoufflé. D’abord, au bout de quelques mois, j’ai découvert une thèse de la fin des années 1980, celle de Myriam Greilsammer, dont le propos était en partie celui que je m’étais fixé : faire de l’anthropologie historique du mariage dans les Pays-Bas, avec des images. Mais j’avais aussi l’impression d’accumuler des études de cas, sans fin, au double sens : sans terme et sans finalité. Car ce qu’il est intéressant de faire dans le cadre d’un article n’est pas forcément extensible à l’échelle d’un travail de thèse. Enfin, l’enquête prédominante pour les peintures me laissait insatisfait, parce qu’elle me permettait souvent difficilement, voire pas du tout, de relier ces images à un contexte social, fût-il de production ou d’usage.
Au fond, petit à petit, j’en suis venu à m’intéresser essentiellement aux imprimés illustrés, plus susceptibles de faire l’objet d’une contextualisation fine, parce qu’on pouvait souvent – pas toujours – retrouver à la fois leur contexte de production, leur fonction (destination fonctionnelle originale) et leurs usages. Quant à la délimitation géographique du sujet, la découverte des ouvrages de Jacob Cats pour les Provinces-Unies, la richesse de la relation texte-image qui s’y faisait jour, mais aussi la découverte d’épithalames illustrés, me convainquirent assez vite de laisser de côté l’aire germanique, où j’avais pourtant trouvé des livres de festivals princiers particulièrement riches. J’abandonnais un espace aux fonctionnements politiques, culturels, sociaux complexes, pour me consacrer exclusivement à l’aire néerlandaise, Pays-Bas espagnols et Provinces-Unies, pour laquelle le corpus semblait suffisamment riche. Là encore pourtant, une difficulté restait liée à l’inégal traitement historiographique des deux aires : les Pays-Bas espagnols du XVIIe siècle demeurent, à l’exception de certains thèmes surinvestis, le parent pauvre de l’histoire, parce que c’est aussi un siècle noir. À l’inverse l’historiographie des Provinces-Unies du Siècle d’Or est profuse.
À ces difficultés originelles s’ajoutaient celles de la cohérence globale du sujet. Si ma thèse porte sur la symbolique matrimoniale et ses usages pluriels, les champs historiographiques dont relevaient les diverses images que j’incluais peu à peu à mon corpus restaient disjoints. En discutant de mon sujet avec l’historien du mariage Donald Haks, tout semblait lui paraître logique jusqu’à ce que j’aborde la question du mariage mystique et des usages métaphoriques du symbolisme matrimonial : preuve que, s’il s’agissait bien, à l’époque, d’objets qui se pensaient ensemble, comme je crois l’avoir montré dans cette étude, il s’agit aujourd’hui de domaines plus difficilement concevables de façon unitaire.
Curieux de tous les objets qui traitaient du mariage, j’ai constitué mon corpus progressivement. La contradiction méthodologique initiale qui visait à chercher les sources par thème iconographique tout en voulant restituer leurs contextes d’usage s’est résolue par un abandon progressif de cette inépuisable quête thématique. Je partais plutôt à la recherche d’imprimés ou, au sens plus général, d’objets, dans les trois directions qui définissent aujourd’hui le plan de ma thèse : les discours prescriptifs, les images manipulées au moment des noces, les usages métaphoriques de la symbolique matrimoniale. Les questions initiales – la recherche des distinctions confessionnelles, des distinctions sociales – s’enrichissaient donc d’une interrogation sur l’usage métaphorique des images et d’une autre, formulée désormais de manière plus claire, sur le fonctionnement de l’image dans la culture des Pays-Bas. La délimitation spatiale et chronologique s’est aussi affinée : les Provinces-Unies au XVIIe siècle étaient un espace dont l’histoire était suffisamment riche pour permettre une histoire sociale, confessionnelle et politique interagissant avec la symbolique matrimoniale. Le corpus que je constituais pas à pas était lui-même très riche. Dans ces conditions, les Pays-Bas espagnols n’étaient plus pour moi qu’une pierre de touche, quoiqu’ils fussent importants pour comprendre l’ensemble des enjeux confessionnels ou plus généralement culturels dans les Provinces-Unies.
Dans cette optique, dès que je trouvais un objet qui me permettait de répondre, même partiellement, aux questions entêtantes qui sous-tendaient cette recherche, je tâchais d’établir un corpus sériel. Cela a été possible dans de nombreux cas. Celui des épithalames illustrés, d’autant plus intéressant que l’iconographie qui s’y déploie présente un caractère confessionnel parfois très net ; ou celui des médailles de noces.
L’enjeu de la thèse a donc été autant la recherche du corpus que la construction progressive et concomitante du sujet, la découverte (à l’origine parfois fortuite) de telle ou telle catégorie de sources permettant d’esquisser parfois une nouvelle direction du sujet. Le cas le plus évident est celui du corpus réuni pour le dernier chapitre, politique, de ma thèse. Images passées totalement inaperçues dans l’historiographie pour ce qu’elles pouvaient apporter à la connaissance des représentations du système politique des Provinces-Unies, les gravures de pamphlets ou de feuilles volantes mettant en scène le mariage entre le prince d’Orange et la Patrie, la Hollandse bruid, c’est-à-dire la Fiancée hollandaise, qui a donné à ma thèse son titre, ces gravures, donc, étaient pourtant fondamentales pour qui s’intéressait à l’usage métaphorique du lien matrimonial dans l’espace politique. Ce symbolisme est d’autant plus intéressant qu’il rappelle, dans le cas des monarchies française et anglaise, pour lesquelles il a fait l’objet de plusieurs études, celui du mariage du prince avec son royaume. La différence fondamentale, qui devenait donc la question centrale, était bien sûr que cette symbolique intervenait dans le cas d’une république.
Si cette présentation de l’enchaînement de mes recherches est un peu confuse, c’est un fait exprès. Elle reflète ce qu’ont été mon état d’esprit et ma vision du sujet pendant une bonne partie des années que j’y ai consacrées. J’ai beaucoup erré : géographiquement, entre différentes capitales ou grandes villes européennes ; institutionnellement – valait-il mieux passer mon temps dans les grandes banques de données iconographiques, dans les cabinets, d’estampes, dans les salles des livres anciens des bibliothèques, dans les archives ? J’ai donc beaucoup erré, aussi, intellectuellement. Si ma recherche suivait des fils conducteurs – à savoir les questionnements que j’ai évoqués, certains présents dès le début, les autres formulés en cours de route – du moins le résultat final n’a-t-il que peu à voir avec mes idées de départ, notamment parce que je n’avais pas même conscience, à l’origine, de l’existence de pans entiers de cette documentation, parti que j’étais pour en exploiter une autre.
Dans ces conditions, le plan s’est imposé de lui-même, quoiqu’au bout d’un temps certain : cherchant à restituer, au moins partiellement, la culture visuelle du mariage dans les Provinces-Unies et les enjeux symboliques qui s’y attachaient, il me fallait étudier les objets dans leur contexte de production et d’usage, et donc selon leur nature, plutôt que selon l’iconographie qu’ils portaient. D’où, d’abord, l’intérêt porté aux producteurs de discours généraux sur l’institution du mariage, et à l’usage qu’ils faisaient des images ; puis, dans un deuxième temps, à l’emploi, à la manipulation des images dans le cadre des noces, qu’il s’agisse de celles des élites urbaines ou de celles des princes ; enfin, dans un troisième temps, à l’usage métaphorique de la symbolique matrimoniale, qui montre comment une multitude de liens sociaux, religieux, politiques dans la société des Provinces-Unies sont pensés en termes matrimoniaux.
Au terme de cette enquête, j’ai abouti à un certain nombre de conclusions, dont je voudrais ici formuler l’essence. Parti pour étudier les images en historien, j’ai mobilisé un corpus de sources très divers (des livres et des brochures illustrés, des feuilles volantes, mais aussi des peintures et des médailles), et j’ai montré comment ces images, dans la société des Provinces-Unies au XVIIe siècle, avaient pu être au cœur d’enjeux sociaux, religieux et politiques, tantôt particuliers, tantôt globaux, tantôt dérisoires, tantôt cruciaux. Le thème du mariage a été une pierre de touche pour comprendre ces pratiques de l’image. Le mariage, je l’ai défini comme une expérience anthropologique fondamentale, c’est-à-dire banale, vécue par chacun, comme acteur ou spectateur. Du coup, la symbolique qui y a trait a vocation à infuser toute la culture visuelle de la société néerlandaise, et c’est le fonctionnement même de cette dernière qui s’y articule.
Je tiens à reprendre les quatre axes principaux qui ont servi de fil directeurs de ma recherche. Ma première interrogation a porté sur les usages confessionnellement différenciés des images dans l’espace des Provinces-Unies, ponctuellement comparé à celui des Pays-Bas espagnols. J’ai montré qu’en réalité, la symbolique matrimoniale employée par réformés et catholiques emprunte dans la plupart des cas à une topique profane ou biblique commune, quoique les interprétations de tel ou tel lieu puisse diverger. En revanche, les différences sont cruciales dès qu’on touche aux usages confessionnels de la symbolique du rite nuptial confessionnel. Chez les réformés, si l’iconographie du rite nuptial n’apparaît jamais dans les discours prescriptifs, en revanche, elle est présente sur la page de titre de certains épithalames hollandais destinés à des couples mariés à la Kerk (Église réformée). Ici, il ne s’agit pas d’une expression théologique mais bien de la manifestation sociale d’une visibilité confessionnelle, à une époque où la société n’est pas encore très confessionnalisée. Pour les catholiques, c’est l’inverse : l’iconographie du rite catholique est très présente dans les discours prescriptifs, au moins dans les Pays-Bas espagnols, mais la documentation ne laisse percevoir aucun usage catholique de cette sémiotique dans l’espace public, ni même semi-public, lors des fêtes nuptiales. J’ai interprété cet état de fait comme une forme d’auto-censure, due à la proscription officielle de toute expression ouverte du culte catholique. Lorsque la sémiotique catholique fait irruption dans l’espace public, ce n’est jamais à l’initiative des catholiques : elle a alors une valeur ironique ou commémorative.
Les distinctions sociales, quant à elles, ne sont mobilisées par les producteurs de discours prescriptifs que pour exprimer une morale unique : le semblable doit aller avec le semblable. Le message est donc similaire, quel que soit le statut. À l’occasion des noces, c’est encore un fonds commun de symboles banals qui est constamment sollicité, mais des stratégies de distinction peuvent être mises en œuvre par les divers acteurs : matériaux coûteux, ou iconographie originale, surtout au sein des milieux qui maîtrisent le mieux les codes et sont donc capables aussi de les détourner – monde des artistes, des littérateurs, du livre. Les noces princières sont l’occasion pour le prince et surtout pour ses partisans de déployer une symbolique où est négocié autant son statut social au sein de la société des princes européens, que son statut politique dans la République des Provinces-Unies.
J’ai abordé ensuite la question des usages métaphoriques du symbolisme nuptial et l’articulation de la théorie de la métaphore à la connaissance du monde social. Sur ce point, ma thèse revendique deux acquis. D’une part, la symbolique nuptiale est polysémique et partout présente dans l’espace visuel aux Provinces-Unies : si le geste de la dextrarum iunctio est employé en tout lieu pour évoquer toutes sortes de liens sociaux comme l’amitié, la symbolique du mariage (dont la jonction des dextres n’est qu’un élément), intervient pour incarner aussi bien l’alliance que la conclusion de la paix entre deux entités individuelles ou collectives. D’autre part, la symbolique matrimoniale intervient métaphoriquement pour permettre de penser l’entrée en religion, le lien religieux de l’âme à Dieu et de l’Église à Dieu. Elle est mobilisée également dans des documents de nature politique.
Le dernier enjeu de l’enquête a porté sur le fonctionnement des images matrimoniales et leur efficacité. J’ai conclu que les réflexes cognitifs du lecteur-spectateur sont sollicités surtout sur le plan des affects. À propos du fait social qu’est le mariage, et des expériences sociales qu’il met en œuvre et qui ressortissent aux relations familiales, aux sentiments, à l’intimité, les créateurs d’images jouent sur le rire, la honte, la peur, le réconfort, etc. Ressort particulièrement utilisé par Adriaen van de Venne dans les ouvrages de Jacob Cats, l’humour est lié à la culture de la moquerie et surtout de la honte. Les usages métaphoriques religieux du symbolisme matrimonial permettent, de leur côté, de proposer aux klopjes (vierges spirituelles) et aux béguines ou, dans les Pays-Bas espagnols, aux religieuses, un cadre familial symbolique, un imaginaire affectif grâce auquel elles peuvent trouver leur place dans le monde par homologie avec les femmes mariées. Quant aux usages métaphoriques politiques, ils jouent aussi sur les sentiments, sur la symbolique de la cour amoureuse et les relations entre les sexes, en montrant au lecteur-spectateur un modèle pour penser la place de la Patrie vis-à-vis des pays étrangers, pour penser la place du prince d’Orange vis-à-vis de la Patrie, pour penser sa propre place face au prince et à la Patrie.
Une telle enquête, menée sur le thème du mariage dans les images, pourrait être comparée, à mon sens, avec le même type d’enquête sur d’autres notions banales, employées souvent de façon métaphorique. La notion de corps en est un exemple, qui se prête, comme ont pu le montrer plusieurs historiens, à l’expression des identités individuelles et collectives. La polysémie du terme, très présent dans le vocabulaire des Français pendant l’Ancien Régime, s’étend dans les domaines politique, physique, médical, juridique, architectural, pour n’en citer que quelques exemples. Le caractère plastique du corps anatomique est également propice à exprimer toutes les déformations et donc aussi bien une physiologie qu’une pathologie du corps politique, juridique, etc. Pourtant, la notion de mariage employée dans un sens métaphorique a ceci de plus, selon moi, qu’elle organise le monde social, religieux, politique, dans un système dynamique d’interrelations, là où la métaphore du corps se rapporte à l’essence des choses ou des êtres. Elle apporte donc quelque chose d’autre.