Envisagée autant dans sa globalité que dans sa diversité, la noblesse a fait l’objet de monographies et de synthèses irremplaçables depuis la fin des années 19601. Plus récemment la recherche sur le groupe social a connu un second souffle avec les approches nouvelles du modèle de l’État moderne. Sous l’influence de l’historiographie anglo-saxonne en particulier2, l’absolutisme a été réévalué et est apparu plutôt comme un pouvoir négocié et sans cesse ajusté. De ce fait l’attitude de la noblesse face à la centralisation, ainsi que sa présence effective dans les institutions afférentes à l’exercice du pouvoir (armée, administration et cour)3 occupent une place importante dans les travaux consacrés à la rencontre entre les élites locales et l’État moderne. Notre étude des relations entre noblesse et pouvoir princier dans les duchés de Lorraine et de Bar, des années 1620 à 1737, s’inscrit dans ce champ historiographique qui revisite les notions de service, d’engagement et de fidélité. Le cas d’un État frontalier exposé à la convoitise des pays limitrophes et confronté à des ruptures politiques importantes, permet de s’interroger sur les effets des influences extérieures et d’une conjoncture troublée dans la construction/déconstruction identitaire de la noblesse, ainsi que sur son rapport au pouvoir.
Comme dans toutes les autres monarchies, la noblesse occupe dans la Lorraine ducale une place de premier plan dans la sphère politique, et en partie parce que le territoire dominé par la maison de Lorraine est de faible superficie, elle bénéficie d’une proximité privilégiée avec le duc. Au début du XVIIe siècle se détache au sein du second ordre une élite composée de moins d’une centaine de lignages formant l’ancienne chevalerie, au caractère féodal très marqué. Face à un pouvoir encore indécis jusqu’à la fin du XVe siècle, le groupe a gardé une certaine autonomie, visible dans le paysage à travers le maillage important de maisons fortes, et perceptible dans le domaine des institutions par la survivance des Assises, sorte de cour des pairs qui a pour ainsi dire disparu partout ailleurs en Europe.
Tout au long du XVIe siècle l’autorité ducale a cependant progressé aux dépens des prérogatives de la noblesse la plus ancienne. Le pouvoir central consolidé a contraint les gentilshommes à s’accoutumer à d’autres modes de participation à la puissance publique et à accepter dans leurs rangs des hommes nouveaux, peuplant l’administration naissante. Obligée de réfréner son inclination pour l’indépendance, l’ancienne chevalerie a fini par considérer le service comme un moyen de maintenir son rayonnement politique et de continuer à manifester sa supériorité sur le reste de la société. Prendre part aux responsabilités aux côtés du duc, dans un État de mieux en mieux structuré, s’est imposé peu à peu comme un idéal compensatoire. Le service est ainsi devenu la pierre angulaire de l’honneur de l’ancienne chevalerie.
À peine ajusté cet équilibre est brisé par les ondes de choc qui traversent la Lorraine durant un long XVIIe siècle4. Dans la perspective de l’entrée en guerre ouverte contre les Habsbourg, le cardinal de Richelieu fait occuper les duchés à partir de 1633. Ce moment crucial du passage de la paix à la guerre, de l’unité entre les principaux représentants du pouvoir à leur dispersion, de la gestation de l’État au raz-de-marée institutionnel, constitue une rupture dans le paysage politique des duchés dont nous voulons observer les conséquences sur la relation entre la noblesse et le duc. De par sa position au sein de l’appareil d’État, la noblesse est directement concernée par cette configuration politique soudainement et durablement troublée, compliquant et déstabilisant les jeux de pouvoir. L’exil des ducs Charles IV (1624-1675) et Charles V (1675-1690), ainsi que l’irruption de la souveraineté française (1633-1661 puis 1671-1697) bouleversent le rapport entre les deux parties. Comment dans ce contexte lourd les nobles les plus engagés peuvent-ils sauvegarder leur sens du devoir et observer l’impératif de la fidélité, alors même qu’ils sont devenus étrangers chez eux et qu’ils sont brutalement privés de la faveur princière ? Contrainte de choisir une allégeance en 1634 puis en 1670, sollicitée par des puissantes concurrentes au moment de l’emprisonnement de Charles IV par les Espagnols en 1654, la noblesse lorraine est déstabilisée et sa loyauté glisse dans les méandres de l’infortune. Conflits politiques et dilemmes personnels ou familiaux l’amènent à repenser son échelle de valeurs et à se redéfinir.
Alors que l’histoire contemporaine a largement analysé les jeux de pouvoir dans cet espace mouvant pendant les grands conflits du XXe siècle, les chercheurs ont rarement abordé la question délicate de la position des élites dans les moments de perturbations, et notamment face à l’occupant à l’époque moderne. Pourtant, bien que les contextes soient très différents, des choix se sont posés de la même manière pour les acteurs du pouvoir. L’historiographie portée jusqu’au début du XXe siècle par le courant lotharingiste5 a appréhendé la noblesse comme un ordre uniforme et surtout uni derrière son duc dans les périodes les plus sensibles, hissant ses membres au rang de héros de la nation. Ce mouvement a négligé les limites du « pacte tacite » entre la noblesse et son maître car il a sous-estimé le goût inné des gentilshommes pour la liberté, ainsi que leur attachement à des intérêts plus personnels et lignagers. L’idée d’une noblesse tout à la cause de son duc a été amendée par une histoire plus récente6, mais aucune étude d’ensemble n’a été entreprise sur sa place réelle dans les mécanismes du pouvoir, ni sur ses attitudes politiques. L’hypothèse de départ est que durant cette longue période d’intranquillité que traverse la noblesse au XVIIe siècle, les liens de fidélité constitutifs de sa relation avec le prince se sont affaiblis et que l’altérité a fini par provoquer l’altération de l’ordre.
Afin de prendre la mesure des changements, nous avons voulu saisir la singularité du groupe, ainsi que les principes mêmes qui fondent sa relation au pouvoir à l’avènement de Charles IV dont le règne occupe une grande partie de la période observée. Notre étude se prolonge ensuite de l’année 1634 à la paix de Ryswick (1697) alors que la longue éclipse de l’État lorrain fait voler en éclat la conception nobiliaire de la souveraineté et la pratique traditionnelle du service. L’étude des comportements nobiliaires ainsi que les moyens déployés par le groupe pour maintenir sa domination sont au cœur de cette séquence. Le retour de la paix et l’arrivée du duc Léopold à la tête de ses États en 1697, jusqu’à la cession définitive de son patrimoine à la France en 1737, délimitent la dernière partie. La volonté de renouer avec le passé, autant du côté du duc que de celui de la noblesse, amène à évaluer la part de l’héritage légué par les ancêtres dans la renaissance des duchés, et de voir comment les notions de service, de devoir et de fidélité ont traversé les épreuves. Le dernier soubresaut survient en 1737, échéance historique qui met un terme à la relation séculaire entre noblesse et pouvoir princier dans le cadre des duchés.
Notre étude s’appuie sur une documentation variée mais éparse et très inégale. Aux manques dus aux méfaits du temps, s’ajoute la dispersion des archives liée aux errances de la famille ducale. Nous avons parcouru les dépôts des différents lieux où les ducs – en particulier Charles IV – ont séjourné pendant leur exil : les archives des villes de Besançon, Bruxelles, Luxembourg et Bar-le-Duc n’ont apporté que des bribes d’informations. Les Archives Départementales de Nancy, celles de Metz dans une moindre mesure et les fonds parisiens concentrent l’essentiel du corpus.
Pour délimiter le groupe des nobles sur lequel devait porter notre analyse, nous avons identifié ceux qui étaient honorés par le duc par la détention d’emplois, de charges ou autres gratifications, comme les pensions, les anoblissements et les distributions de terres et de titres : à cette fin, les états de l’Hôtel ont été systématiquement dépouillés, de même que les lettres patentes, les comptes des trésoriers, les listes nominatives relatives aux différentes institutions, tels que le Conseil et les cours de justice. Les mêmes noms tendaient à revenir, faisant émerger les membres du second ordre dépositaires d’une part de la puissance publique et actifs dans les différents cercles du pouvoir. Ces enquêtes ont été étoffées grâce à des recherches menées dans les généalogies enfermées au cabinet des titres7, et complétées par les nobiliaires élaborés durant la période étudiée. Sans toujours parvenir à résoudre les problèmes de l’identification et donc des effectifs, nous avons fixé un corpus d’environ 500 familles pour lesquelles la masse d’informations est très inégale, et dégagé des trajectoires individuelles. La législation ducale, complétée par les notes personnelles du duc Léopold, a permis de suivre l’évolution du pouvoir à l’égard de la noblesse, ainsi que sa perception du monde nobiliaire. La correspondance a aussi représenté un pan important de notre corpus : l’éloignement physique du prince, la dispersion des nobles et l’installation d’agents français sur le territoire ont imposé d’abondants échanges écrits. Le fonds de Vienne8 est de ce point de vue d’une richesse inépuisable, de même que les archives conservées à Vincennes et surtout au ministère des Affaires Étrangères9. Outre la correspondance, tous les écrits émanant de nobles, tels que libelles, manifestes, remontrances, mémoires, traités sur l’ordre, griefs des États Généraux… ont fait l’objet d’une lecture attentive afin de repérer et comprendre les prises de position. La littérature relative aux différents règnes a également été analysée. Seul le croisement de sources objectives et de documents privés disparates a permis d’approcher la complexité de la relation entre la noblesse et le prince, dans la dimension du service mais aussi dans sa part plus informelle.
Dans cette étude la noblesse est envisagée comme le groupe de ceux qui exercent le pouvoir plutôt qu’en tant que groupe social. Sortes de personnages-phares, les individus retenus constituent le cercle restreint des serviteurs, véritables acteurs du pouvoir. L’historien étant tributaire des sources, la haute et moyenne noblesse a produit davantage d’archives que la petite noblesse rurale, en grande partie exclue de ce travail. Se tiennent également à la périphérie de notre réflexion les Grands qui rayonnent dans d’autres cours, tels que certains membres de la dynastie régnante implantés en France ou dans l’Empire. À l’inverse, les nobles étrangers installés dans les duchés - et d’autant plus s’ils se fondent avec la noblesse locale - sont pris en compte. Trois échelles se sont imposées pour pénétrer le second ordre dans la perspective qui était la nôtre : nous avons envisagé la noblesse, soit dans son ensemble, soit par le biais de la famille, soit à partir des individus. Cette variation des focales est fonction des situations analysées mais elle est aussi tributaire des sources disponibles.
Une secousse de près de soixante ans ne pouvait épargner ni la noblesse, ni le pouvoir princier. La relation entre les deux parties a connu des transformations inéluctables au cours du XVIIe siècle. Les épreuves auraient pu renforcer les liens entre la noblesse et son maître mais l’inverse s’est produit. Au moment où l’ancienne chevalerie a été confrontée à des souverainetés rivales, et par conséquent dans l’obligation de redéfinir sa position à l’égard du service, elle n’a pas trouvé en Charles IV le soutien qui l’aurait encouragée à poursuivre ses efforts. L’insécurité provoquée par l’absence du duc a été aggravée par la remise en cause des institutions existantes et par l’ouverture de l’ordre : dans les moments de répit avec la France (1661-1670), le duc a obligé l’ancienne chevalerie à renoncer à ses libertés séculaires, refusant de rétablir le tribunal des Assises, aboli de fait par l’administration française, et confiant le pouvoir judiciaire à des serviteurs choisis dans une noblesse récente. Dès lors le sens du devoir pouvait être réinterprété. 5 à 10 % des nobles seulement ont maintenu un engagement exclusif dans le service princier. Sur le champ de bataille les membres des anciennes familles ont côtoyé des anoblis qui alternaient service armé et service judiciaire exercé dans la nouvelle cour souveraine. Pour la majorité des gentilshommes, le vide politique est devenu un espace de liberté. Le devoir envers les siens l’a parfois emporté et a provoqué un repli sur la sphère familiale et patrimoniale ou/et a ouvert de nouvelles perspectives pour illustrer son nom dans la guerre ou au service d’un souverain plus puissant. La conjoncture a ainsi accru la mobilité d’une partie des nobles, avides d’honneur et habitués à fréquenter les cours étrangères. Outre la perte de confiance à l’égard du pouvoir, liée au comportement de Charles IV, dont rend compte le marquis de Beauvau dans ses Mémoires publiés en 1687, la durée des troubles a eu raison des fidélités à l’égard de la maison de Lorraine : elle explique aussi les ralliements plus nombreux à la France lors de la dernière occupation (1671). Pour les jeunes générations l’indépendance du pouvoir ducal n’est alors plus qu’un souvenir lointain entretenu par les plus anciens. Charles V, prince sans territoire, n’était connu que du petit noyau de Lorrains présents à ses côtés, sur le champ de bataille, ou dans son gouvernement du Tyrol octroyé en 1678 par les Habsbourg.
La reconstruction des duchés annoncée par le retour du duc Léopold dans ses États en 1697 portait en elle la possibilité de restaurer une relation abîmée. Cependant, entre une noblesse désenchantée, affaiblie et divisée, et un prince partagé entre tradition et modernité, des liens d’une autre nature sont nés. Le besoin impérieux de l’ancienne chevalerie d’être revalorisée, ainsi que l’érosion de ses effectifs, ont facilité la double tentative de réintégration et de renouvellement du second ordre, conduite par Léopold. L’habileté à faire coopérer les élites nobiliaires explique largement la réussite politique du duc. Ce dernier a ressuscité le bienfait dont la noblesse a longuement été privée et l’a placé au cœur de la relation. La quête de la faveur a fini par primer sur la défense des anciennes prérogatives, définitivement reléguées aux vieilles lunes, et a accru la dépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui a repris sa marche vers l’absolutisme. Dans cette renaissance en trompe-l’œil, la cour a joué un rôle essentiel en tant que centre du gouvernement et comme lieu privilégié de la distribution des honneurs. En retrouvant un cadre qui lui était naturellement dédié, l’ancienne chevalerie a eu l’illusion de la puissance avant de réaliser qu’elle devait partager l’espace aulique avec des nouveaux venus, étrangers et anoblis. Incapable pour la plupart de ses membres de répondre aux exigences nouvelles d’un État en voie de modernisation, elle a dû réévaluer ses prétentions et admettre dans ses rangs, administrateurs, juges et financiers, mieux formés et plus à l’aise dans les institutions en plein essor. Près de quatre cents individus ont été anoblis pour leur dévouement. Le rapport de force interne au second ordre s’est inversé en faveur de ces derniers, et les clivages étaient alors plus que jamais liés aux fonctions exercées dans les différentes strates du pouvoir. La dissociation de plus en plus nette entre service du prince et service de l’État a fait reculer la part de l’affectivité dans la relation, désormais réservée à un cercle intime, composé au gré du prince. Cette nouvelle conception du service, plus « technique », a éloigné une partie des nobles qui continuent à tenir les postes honorifiques à la cour mais qui se recentrent davantage sur leur autorité domaniale. Après l’expérience de l’exil, le climat cosmopolite favorisé par le prince élevé à Vienne a élargi l’espace nobiliaire et a redonné un souffle à la grande noblesse, toujours prête à servir mais se sentant à l’étroit dans les duchés. Lorsque, suite aux préliminaires de Vienne de 173510, le fils et successeur de Léopold, François III, a désarrimé l’État lorrain de son territoire en 1737, il a affranchi la noblesse des obligations envers sa maison. Les gentilshommes ont alors pu rejoindre les réseaux qu’ils avaient construits au fil du temps, indépendamment de leur maître, et qui leur donnaient l’opportunité de se fondre dans de plus grands ensembles politiques.
Les épreuves ont incontestablement modifié le paysage nobiliaire lorrain, tant d’un point de vue spatial que social, mais l’ordre s’est moins altéré que recomposé. En effet, la noblesse a pu maintenir sa domination grâce à son renouvellement, et les valeurs d’honneur et de fidélité sont restées un moteur au sein du groupe : les nouveaux venus les ont adoptées et les plus aventureux, à leur tour en quête d’un destin européen, les ont attachées au service accompli dans les cours étrangères.
Si notre analyse a fait ressortir l’ancrage local d’une noblesse vivant dans un petit État frontalier, elle a aussi montré sa vitalité et sa mobilité croissante. Une partie des gentilshommes, ainsi que les institutions qui leur sont dédiées – cour et académie notamment – sont davantage tournés vers l’Europe à l’aube du XVIIIe siècle. Le dépassement est inhérent à la vie sur les confins, et la circulation imposée par les évènements a familiarisé de bonne heure la haute noblesse lorraine avec les monarchies voisines. L’intégration et la reconnaissance dans les autres cours d’une noblesse aux particularismes marqués, mériteraient une étude à part entière. C’est probablement dans le passage du local au transnational11 que se situe l’entrée de la noblesse lorraine dans le siècle des Lumières.