L’histoire des organisations patronales

Bilan et nouvelles perspectives

p. 19-25

Texte

L’histoire des organisations patronales – on entend par là les structures collectives, quelle que soit leur forme (syndicats patronaux, associations patronales, chambres de commerce, think tanks, etc.), ayant pour fonction de défendre les intérêts des entreprises et de leurs dirigeants – a longtemps été un domaine de recherche peu fréquenté par les historiens français dont les travaux restaient peu nombreux en comparaison de ce que l’on pouvait observer dans d’autres pays tels que l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon ou l’Italie où une vague de travaux s’étaient développée des années 1960 aux années 1980 voire le début des années 19901.

Plusieurs types de facteurs ont joué de manière convergente pour expliquer cette faible propension à étudier le patronat organisé. En premier lieu, l’influence directe et indirecte du marxisme jusqu’aux années 1980 mais aussi, de manière apparemment paradoxale, celle de la théorie économique standard ont contribué au désintérêt pour cet objet de recherche. Dans le cadre analytique du premier tel qu’il prévalait alors, les intérêts de classe des détenteurs du capital étaient déterminés par leur position objective dans les structures économiques et sociales et leur coordination était assurée, selon les auteurs, par les institutions financières, l’appareil d’État, les cartels, les trusts, les multinationales ou encore les réseaux sociaux. D’un autre côté, l’individualisme méthodologique de la théorie standard réduisait l’action collective des patrons à la somme de leurs intérêts économiques individuels. Dans les deux cas les organisations patronales ne se voyaient donc attribuer qu’un rôle mineur. En second lieu, de nombreux chercheurs en sciences sociales jugeaient les structures patronales moins attractives que les organisations de travailleurs ; les milieux patronaux, quant à eux, ont longtemps privilégié la discrétion et une certaine méfiance à l’égard d’un milieu universitaire qui leur semblaient nourrir des préjugés à leur égard sinon manifester de l’hostilité. Les difficultés d’accès aux archives des organisations patronales ont ainsi constitué un obstacle réel, même s’il pouvait être contourné partiellement en recourant à d’autres sources.

Ce manque d’intérêt pour les organisations patronales en France a eu pour conséquence une vision durablement faussée et réductrice de leur histoire qui s’appuyait essentiellement sur une vague de publications parues dans les années 1900 puis dans les années 1920. Cette présentation se retrouve notamment dans les ouvrages de Roger Priouret et de Georges Lefranc2 qui ont longtemps constitué des références majeures lorsqu’il s’agissait de traiter des origines du mouvement patronal. Selon cette présentation les patrons français se seraient organisés assez tardivement d’abord pour lutter contre les initiatives libre-échangistes de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, puis pour faire face à l’essor des mouvements ouvrier et socialiste et à l’interventionnisme de l’État social républicain dans le domaine économique et social à partir de la fin du XIXe siècle. Ce récit qui a longtemps privilégié une approche par le haut, confédérale et parisienne s’inscrivait également dans une perspective téléologique et normative selon laquelle, sous la contrainte des mutations et des crises sociales, économiques ou politiques et de la concentration industrielle, le mouvement patronal serait passé d’un état de dispersion impuissante à une structuration confédérale efficace et représentative. Dans le tableau qui était présenté, Lyon « ne para[issait] avoir joué dans les tentatives d’organisation patronale qu’un rôle insignifiant »3 alors qu’elle était la ville qui, hors Paris, concentrait le plus grand nombre de syndicats patronaux en 19004.

Cependant, l’intérêt tardif des historiens pour les organisations patronales en France ne doit pas occulter l’existence de travaux pionniers. Dans un premier temps, le thème a beaucoup plus mobilisé les politistes ou les sociologues dans le cadre de travaux portant sur la représentation des groupes d’intérêts ou cherchant à saisir les mutations du capitalisme. Des sociologues du travail ont abordé le patronat organisé comme un acteur des relations professionnelles. Du côté des historiens, la part des travaux consacrés à la France était réduite au sein des recherches conduites entre les années 1960 et le début des années 1990 dans plusieurs pays européens. En revanche, l’essor de l’histoire des entreprises, des élites politiques et économiques ainsi que de l’histoire sociale du patronat ont apporté des éclairages intéressants sur un certain nombre d’organisations. Plus récemment, depuis le milieu des années 1990 un ensemble de travaux ont directement pris pour objet les organisations patronales et contribué à renouveler leur histoire5.

C’est dans ce contexte de renouvellement historiographique qu’a émergé l’idée d’un programme de recherche plus articulé qui a été lancé et animé par Danièle Fraboulet (Paris 13 - CRESC EA 2356), Clotilde Druelle-Korn (Limoges - CRIHAM), Michel Margairaz (Paris I Panthéon-Sorbonne, IDHE UMR 8533), Pierre Vernus (Lyon 2 - LARHRA UMR 5190) et, plus récemment, Cédric Humair (Université de Lausanne). Plusieurs manifestations internationales ont été prévues. Leur objectif était d’établir, dans une perspective comparative internationale et interdisciplinaire, un bilan des recherches sur les organisations patronales, de faire émerger une communauté de chercheurs, jeunes ou plus confirmés, et d’ouvrir de nouvelles de recherches.

Après une journée d’étude tenue le 11 juin 2010 à Paris 13 qui a permis d’établir les premiers contacts et de faire un bilan historiographique, archivistique et sémantique, un premier colloque international s’est déroulé les 9 et 10 juin 2011, aux universités Paris 13 et Paris I-Panthéon-Sorbonne. Cette manifestation a été consacrée à La genèse et aux morphologies originelles des organisations patronales en Europe. Sa thématique a été déclinée sur plusieurs échelles (locale, régionale, nationale et européenne) et dans un temps long courant des années 1830 au début des années 2000. Ses actes ont été publiés en 20126. Un second colloque a eu lieu les 21 et 22 juin 2012, également aux universités Paris 13 et Paris I-Panthéon-Sorbonne avec pour objet l’étude des Formes et moyens d’action des organisations patronales dans la sphère publique7. Il s’agissait, toujours en variant les échelles d’études, d’analyser les formes d’action et les moyens utilisés, les incidences des relations entretenues avec les acteurs publics sur les organisations patronales, la manière dont ces dernières ont pu ajuster leurs structures pour répondre à l’évolution de leurs interlocuteurs publics et, enfin, de tenter d’évaluer les résultats des pratiques observées. La majorité des intervenants à ces deux colloques étaient des collègues étrangers.

Afin d’élargir le réseau de chercheurs déjà constitué, une session d’une demi journée a été organisée par Danièle Fraboulet, Cédric Humair et Pierre Vernus dans le cadre du World Economic History Congress qui s’est tenu à Stellenbosch (Afrique du Sud) en juillet 2012. Elle était constituée de deux tables rondes portant respectivement sur les XIXe et XXe siècles et rassemblant des communications concernant outre la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Russie, la Suède et la Suisse.

Un troisième colloque se tiendra à Lyon les 20 et 21 juin 2013 sur Les organisations patronales et les autres organisations collectives (Europe XIXe-XXe siècles). Plus précisément, il s’agira d’étudier les rapports qu’entretiennent les organisations patronales avec d’autres organisations telles que les syndicats de salariés, les partis politiques, les clubs de réflexion et les think tanks mais avec aussi les organisations patronales d’autres secteurs ou les chambres de commerce. C’est la nature précise de ces relations (contrôle, alliance, orientation, influence, confrontation...), leur forme (financement, négociation collective, échange de service…) et leur évolution qui seront analysées8. Un dernier colloque sera organisé en juin 2014 sur le thème Les organisations patronales et la régulation des marchés.

De ces premiers résultats un certain nombre d’enseignements peuvent déjà être tirés. Nous nous contenterons d’en évoquer quelques-uns. Alors que les études antérieures avaient privilégié le cadre national, la prise en compte des différentes échelles d’organisation, notamment locale et régionale, ainsi que la perspective comparative permettent de préciser et de nuancer la chronologie de la structuration patronale. En amont de l’arc chronologique couvert, il apparaît non seulement que l’organisation du patronat français a été moins tardive qu’on ne l’a souvent écrit, notamment à partir des années 1860, comme le suggéraient déjà les travaux menés sur la région lyonnaise, mais surtout qu’elle s’inscrirait dans une chronologie partagée avec d’autres pays européens où s’observe aussi l’importance des années 1860-1900. Cette période marquée par des difficultés économiques puis par la montée du protectionnisme et de l’intervention étatique est également celle qui voit émerger et se densifier un noyau d’organisations nationales. Cette similitude chronologique tendait à être dissimulée par l’attention excessive accordée aux décalages des dates d’apparition des premières confédérations nationales.

En relation avec cette révision de la chronologie, il semblerait aussi que la figure du permanent patronal émerge en France plus tôt que ne le laissaient supposer les premiers travaux qui leur ont été consacrés et qui portent essentiellement sur les années 1900 et postérieures9.

L’approche comparative permet également de dégager la complexité des processus de création et d’évolution en raison de la diversité des paramètres en jeu, qu’il s’agisse de la nature du cadre juridique, de la nature de l’État, de la persistance plus ou moins durable des structures corporatives, des structures des secteurs économiques concernés, du poids de ces derniers au sein de l’économie régionale ou nationale, de la nature des relations sociales, du cadre politique, etc. Il convient aussi de prendre en compte l’influence de modèles nationaux ou étrangers, mais aussi celui d’individus qui jouent le rôle de catalyseur à un moment donné. De plus, les formes locales de regroupement patronal permettent de souligner que leurs logiques de fonctionnement ne reproduisent pas systématiquement celles des structures nationales, fédérales ou confédérales.

Par ailleurs, les études rassemblées soulignent la diversité des fonctions exercées et des services offerts par les organisations patronales (conseil juridique, fiscal, information économique, production de statistiques, conseil technique, etc.). Elles mettent également en évidence le fait que les fonctions économiques ont constitué des incitations plus précoces que les fonctions sociales qui ne seraient devenues prédominantes que dans un second temps face à l’essor du mouvement ouvrier et de la législation sociale. En effet, les organisations patronales n’étaient pas seulement des acteurs des relations industrielles mais également des institutions visant à réguler la concurrence entre les entreprises au sein de secteurs d’activité ou d’espaces géographiques plus ou moins étendus et, plus globalement, des groupes de pressions visant à façonner l’environnement dans lequel agissent leurs adhérents. Elles étaient donc une composante importante des systèmes productifs locaux, régionaux, nationaux et aujourd’hui européens dont elles ont contribué à façonner les spécificités à moyen et long terme selon des modalités qu’il reste encore à explorer.

En effet, les travaux rassemblés suggèrent de nouvelles approches ou l’approfondissement de certaines questions. Il conviendrait par exemple d’étudier plus systématiquement les processus de construction et de réajustement des identités et des intérêts professionnels ou sectoriels, de prolonger la réflexion sur les déterminants du pouvoir d’influence d’une organisation qui n’est pas la simple traduction de son poids économique et social – dont la mesure et la perception n’ont rien d’évident – mais ressort de mécanismes faisant intervenir en particulier les représentations que les contemporains se faisaient des activités représentées. Enfin, toute compréhension plus synthétique de l’histoire des organisations patronales passe par la constitution d’une base de données sinon exhaustive permettant au moins de disposer de vues transversales générales à certains moments-clés dans lesquelles les études de cas pourraient être insérées. On le voit, le champ est loin d’être épuisé.

Notes

1 Pour une vue synthétique de ces travaux voir Luca Lanzalaco, « Business Interest Associations », The Oxford Handbook of Business History, Oxford - NewYork, Oxford University Press, 2007, p. 293‑315 ; Youssef Cassis, « Conclusion », Genèse des organisations patronales en Europe (19e-20e siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 331‑ 335. Retour au texte

2 Roger Priouret, Origines du patronat français, Paris, Grasset, 1963 ; Georges Lefranc, Les organisations patronales en France, du passé au présent, Payot, Paris, coll.« Bibliothèque historique », 1976. Retour au texte

3 Georges Lefranc, Les organisations patronales en France…, op. cit., p. 32. Retour au texte

4 Ministère du commerce et de l’industrie, Annuaire des syndicats professionnels, commerciaux et agricoles, Paris, imprimerie nationale, 1900. Retour au texte

5 Pour une présentation détaillée de ces travaux voir : Pierre Vernus, « Présentation du projet », Les organisations patronales. Une approche locale (XIXe-XXe siècles), Lyon, Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, coll.« Cahiers du Centre Pierre Léon d’histoire économique », n˚ 1, 2002, p. 7‑20 ; Patrick Fridenson, « Introduction », Les permanents patronaux  : éléments pour l’histoire de l’organisation du patronat en France dans la première moitié du XXe siècle, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’université de Metz, 2005, p. 5‑23 ; Danièle Fraboulet, Quand les patrons s’organisent. Stratégies et pratiques de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) 1901-1950, Villeneuve d’Ascq, Presses du septentrion, coll.« Histoire et Civilisations », 2007, p. 17‑19. Retour au texte

6 Danièle Fraboulet et Pierre Vernus (dir.), Genèse des organisations patronales en Europe (19e - 20e siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Pour une histoire du travail », 2012. Retour au texte

7 Programme consultable à l’adresse suivante : http://calenda.org/208749 (30 décembre 2012). La publication des actes est prévue au printemps 2013 chez le même éditeur. Retour au texte

8 Appel à contribution consultable à cette adresse : http://afhe.hypotheses.org/1249 (30 décembre 2012). Retour au texte

9 Olivier Dard et Gilles Richard, Les permanents patronaux  : éléments pour l’histoire de l’organisation du patronat en France dans la première moitié du XXe siècle, Metz, Centre de recherche histoire et civilisation de l’université de Metz, 2005. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Danièle Fraboulet et Pierre Vernus, « L’histoire des organisations patronales », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 19-25.

Référence électronique

Danièle Fraboulet et Pierre Vernus, « L’histoire des organisations patronales », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1216

Auteurs

Danièle Fraboulet

CRESC Sorbonne Paris Cités Paris 13

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Pierre Vernus

LARHRA, UMR 5190

Lyon 2

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