À propos d’un partenariat et d’une exposition sur le Palais du Travail (Villeurbanne)

p. 27-39

Plan

Texte

Au premier semestre universitaire de l’année 2011-2012 se sont tenue au Rize à Villeurbanne une exposition et une série de manifestations scientifiques et culturelles autour du Palais du travail, bâtiment emblématique sis au centre de la ville, face à la mairie, dans le quartier des Gratte-ciel. Aujourd’hui, le Palais du travail abrite essentiellement le Théâtre national populaire qui a ouvert ses portes après une longue période de travaux pour donner des représentations dans une salle totalement rénovée. C’est dans ce cadre que le maire de Villeurbanne a demandé au Rize de revenir sur l’histoire de cette construction originale et de l’ensemble du projet urbain des années 1930, dus à la volonté du maire d’alors, le socialiste Lazare Goujon. Comme maître d’œuvre de l’exposition, du catalogue1 et d’une journée d’étude en février 2012 consacrée à une interrogation sur « Quels sont ces Palais pour le peuple ? Modèles, circulations et réseaux »2, le LARHRA a été l’un des principaux partenaires des manifestations villeurbannaises autour du Palais du travail. Nous revenons dans ce texte sur les principaux acquis de cette expérience.

Généalogie d’un partenariat et valorisation de la recherche

Au départ, il y a une volonté forte, celle de la municipalité et du directeur du Rize, de nouer des relations avec les laboratoires de recherche de la région Rhône-Alpes. Le Rize est le nom d’une institution culturelle originale de Villeurbanne (nom masculinisé du cours d’eau la Rize, qui traversait la cité, aujourd’hui souterrain). Elle rassemble le service des archives municipales, une médiathèque, une salle de conférences et une salle d’exposition, des bureaux pour le personnel municipal de la culture et pour des chercheurs. Le Rize propose en effet à des étudiants, recrutés sur projet, un système original de résidence, du master (stage rémunéré) au doctorat (bourse CIFRE) avec la mise à disposition d’un bureau individuel et des ressources du lieu. Dédié au départ à la mémoire villeurbannaise, l’institution s’est ouverte à l’ensemble de l’histoire et des cultures dont les mémoires sont une des composantes.

Le LARHRA a été un des premiers laboratoires à s’intéresser au projet culturel du Rize dans le cadre de la valorisation de la recherche sur l’histoire sociale, culturelle et politique de la ville, axe d’étude d’une de ses équipes. Une première collaboration a été construite pour une exposition consacrée à une cité villeurbannaise, la cité Olivier de Serres aujourd’hui rayée de la carte (mais dont le nom reste trente ans plus tard très présent dans les mémoires), car la ville a été pionnière pour la destruction des barres d’habitat social dégradé (la première l’a été en 1978, un an après l’arrivée de Charles Hernu à la tête de la municipalité)3. L’exposition présentée au premier semestre de l’année 2010-2011, Olivier de Serres, radiographie d’une « cité ghetto »4, répondait à l’une des préoccupations du Rize : construire une histoire commune aux Villeurbannais à partir d’histoires et de mémoires plurielles, parfois antagoniques. Le très nombreux public venu voir l’exposition l’a démontré : anciens habitants de la cité – pour la plupart des migrants du Maghreb, leurs voisins qui avaient pétitionné contre les difficultés nées d’une cohabitation conflictuelle (et qui se sont parfois reconnus dans les textes des pétitions – anonymées – affichés dans l’exposition), les édiles et les habitants du quartier… L’exposition et le petit journal qui l’accompagnait ont été complétés par une journée d’étude en janvier 2011 consacrée à Immigration et logement en France 5 réunissant des chercheurs de toutes disciplines, des responsables municipaux de l’urbanisme et des habitants de la ville. La rencontre a permis de faire le point sur les rapports qu’entretiennent les politiques de logement avec les flux migratoires et sur les enjeux de l’urbanisme contemporain.

L’année suivante, le LARHRA a de nouveau été sollicité, à la demande du maire de Villeurbanne et du directeur du Rize, pour aider à replacer l’histoire du Palais du travail dans le contexte plus vaste du projet de la création du centre urbain de Villeurbanne. Il s’insérait dans un processus de construction des bourses du travail, palais du travail, salles des fêtes, palais du peuple, maison du peuple… de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avec la production de modèles architecturaux, mais également de formes de militantisme et de sociabilités autour du travail. En effet, le Palais du travail, inauguré à Villeurbanne, en 1934, est partie prenante de ce vaste mouvement de constructions dont le peuple, rêvé ou réel, devait être le bénéficiaire.

Construire un partenariat entre deux institutions aussi diverses qu’un centre culturel municipal et un laboratoire universitaire n’est pas chose aisée. Si le point d’accord immédiat a été celui de transmettre des connaissances dans un langage accessible à un large auditoire et de ne pas établir de flux financiers entre ces deux établissements publics, on a vite constaté que les manières de voir et de faire étaient loin d’être identiques. Les logiques propres à la communication culturelle d’une ville et celles de la recherche de longue haleine n’ont ni la même temporalité, ni les mêmes requis, ni la même langue. La connaissance des attentes et des exigences réciproques de chaque partenaire demande du temps et des compromis. Mais, en fin de compte, la collaboration a été fructueuse : nous pensons que chacun a appris de l’autre et que le but du LARHRA dans ce partenariat, faire connaître une recherche vivante car tournée vers l’extérieur, a été atteint.

Généalogie d’une recherche : des mots aux bâtiments

La première démarche a été, outre le repérage des dossiers consacrés au Palais du Travail dans les archives municipales de Villeurbanne – facilité par un classement et une indexation remarquables dus au travail de l’archiviste municipale et du personnel de son service –, de s’interroger sur le sens des mots. « Palais du travail », l’expression n’est pas banale, surtout dans le contexte actuel d’un chômage de masse, et la recherche a consisté à en chercher les origines et les modèles.

Le palais a partie liée avec l’Ancien Régime, des palais royaux aux palais des aristocrates. Au XIXe siècle, avec le développement du libéralisme et de l’industrialisation, des bâtiments imposants incorporent le symbole monarchique du Palais : à Lyon, la construction à partir de 1853 du Palais du Commerce (dit aussi Palais de la Bourse) dans la presqu’île, aux Cordeliers, réunit le musée d’art et d’industrie, la compagnie des agents de change et des courtiers en soie ainsi que la chambre et le tribunal de commerce, le conseil des prud’hommes et le siège du Crédit Lyonnais. Créé en 1858, le Palais social de Godin dans l’Aisne (ou familistère de Guise), utopie sociale en actes, englobe l’ensemble des activités (travail, habitation, loisirs, écoles)6.

Pendants des Bourses du commerce, les Bourses du travail, appelées parfois ultérieurement Palais du peuple, ont été fondées à partir de 1887 (Paris) et 1889 (Saint-Étienne). Si le lieu sert de réunion aux associations corporatives légalisées en 1884 (loi Waldeck Rousseau), il comporte aussi des bureaux de placement et des cours de formation à l’attention des ouvriers et des ouvrières qui veulent améliorer leur condition et les Bourses prennent alors le nom de Palais des cours collectifs. Les municipalités républicaines à la fin du XIXe siècle ont construit pour les bourses du travail des bâtiments imposants qui comptaient rivaliser avec la splendeur des bourses du commerce et de l’industrie.

« Le besoin dans notre cité de cette nouvelle Maison du peuple était indiscutable étant donné le développement considérable des organisations ouvrières dans une ville industrielle comme la nôtre […]. Dans ce nouveau Palais du travail, nous espérons que côte à côte, les militants des diverses écoles sauront s’apprécier, se connaître et s’aimer ; que ce sera là que fraterniseront enfin tous ceux au cœur humain et généreux qui luttent pour l’affranchissement de l’Humanité et l’émancipation des Travailleurs7. »

Cet extrait du discours prononcé par le délégué des « Ouvriers en voiture » le 13 juillet 1902, à l’occasion de la pose de la première pierre de la future Bourse du travail de Saint-Étienne après un défilé en ville, drapeaux syndicaux, drapeaux mutualistes et drapeaux rouges en tête, résume les différentes appellations et l’utopie des objectifs de ce nouveau bâtiment ; ce dernier est également le symbole dans l’espace urbain de la place prise, sous la IIIe République, par le mouvement ouvrier qui « englobe toutes les formes de pensée, d’organisation et d’action – mutuellisme, coopération, syndicalisme – qui sont le produit de l’initiative spontanée appliquée au fait ouvrier » (Annie Kriegel). Ajoutons à ces trois piliers celui du parti – socialiste – encore en ébauche à la fin du XIXe siècle.

La notion de coopération a pris son origine chez les « socialistes utopiques » des années 1830, dans l’articulation entre production et consommation. Nées au début du XIXsiècle dans la région lyonnaise, les premières coopératives, comme les sociétés de secours mutuels, ont été créées par des ouvriers de métiers. Ouverte après les insurrections populaires de 1831 et 1834, la première coopérative de consommation à l’enseigne du « commerce véridique » (à Lyon, sur les pentes de la Croix Rousse) a pour vocation d’assurer aux ouvriers l’approvisionnement en produits à moindre prix et de constituer, grâce aux bénéfices, un fonds de prévoyance.

Après l’affirmation de la République, une séparation s’organise entre mutualité, coopération et organisations ouvrières. Outre les caisses de secours pour faire face aux grèves ou à la maladie, les syndicats se préoccupent également de formation professionnelle et d’éducation (dans des cours publics et gratuits, des conférences ou dans les universités populaires). Les bourses du travail, palais du peuple ou palais du travail du second XIXsiècle et du premier XXe siècle, sont l’avers des bourses, chambres ou palais du commerce construits sous le Second Empire. La législation du dernier tiers du XIXe siècle (dont la loi de 1884, dite Waldeck Rousseau, sur les syndicats) a permis, tout en garantissant peu ou prou l’ordre social, la légalisation progressive et la nationalisation – au sens d’intégration dans la nation et le compromis républicain – des organisations ouvrières. À partir de 1890, se développe un mouvement syndicaliste révolutionnaire au sein de la CGT après l’adoption de la Charte d’Amiens en 1906, partisan de l’autonomie syndicale et de la grève générale qui changerait le monde – « le grand soir » – et en même temps hostile au socialisme parlementaire et municipal, même si les situations locales sont plus complexes qu’il n’y paraît. Ce socialisme municipal est incarné par Albert Thomas, maire et député socialiste, partisan d’un réformisme moderne. Présent dans l’action du gouvernement d’union sacrée pendant la Grande Guerre, ce réformisme fut refoulé après la Révolution russe de 1917, suivie par la scission de 1920 entre parti socialiste et parti communiste et par la scission syndicale de 1921 entre CGT et CGTU. On retrouve à Villeurbanne cette hostilité concurrentielle entre communistes et socialistes autour des mandats du socialiste Lazare Goujon (1924-1935) qui prend la ville aux communistes, mais qui est battu par eux en 1935.

Socialisme municipal, Maison du peuple et Palais du travail : histoire d’une utopie

Dans la première décennie du XXsiècle se mettent en placedes réseaux entre municipalités socialistes qui se fédèrent au niveau national et qui vont chercher expériences et savoir-faire dans l’ensemble de l’Europe. C’est le cas en particulier en Belgique où sont construites des Maisons du peuple sur le modèle de celle de Bruxelles (réalisée selon l’esthétique de l’art nouveau par Victor Horta en 1899), avec salles de réunions, de cours, de conférences8. L’expérience réformatrice belge a inspiré certains socialistes français.

Albert Thomas représente la « nébuleuse réformatrice9 » qui transfère à la gestion municipale de l’entre-deux-guerres la volonté de transformation de la condition ouvrière incarnée jusqu’alors par le syndicat, le parti ou la coopérative. Le positivisme de ce socialisme municipal s’applique au souci de l’hygiène et de la santé censées régénérer l’humanité. Selon Renaud Payre, deux politiques différentes ont été suivies par les socialistes au pouvoir dans les villes : celle d’Henri Sellier à Suresnes avec la construction de cités-jardins et de HBM (habitations à bon marché) et par ailleurs celle d’André Morizet ou de Lazare Goujon qui privilégient l’équipement monumental des villes de banlieue (respectivement à Boulogne-Billancourt et à Villeurbanne).

Lors de la pose de la première pierre du Palais du travail à Villeurbanne le 20 mai 1928, Albert Thomas prononce un discours sur ce qu’est un palais du Travail :

« Pour l’ensemble des ouvriers, il signifiera cette idée qui tient en deux mots […] deux mots antithétiques : un Palais et le Travail. Ces deux mots à eux seuls, signifient déjà toute la volonté de renforcer, de créer. Naguère, le travail habitait la chaumière et l’oisiveté le palais. Aujourd’hui, la volonté du peuple ouvrier a transporté le travail dans le palais. Dans la société présente, le monde du travail doit faire prévaloir sa puissance, sa volonté […] et la classe ouvrière entend s’établir aujourd’hui dans un Palais10. »

Maire de Villeurbanne depuis 1924, Lazare Goujon définissait, en novembre 1931, le rôle de la commune :

« C’est la commune enfin, simple cellule organique de la société actuelle et demain expression vivante et pratique de l’union fraternelle qui doit régner entre les hommes pour leur commun bonheur et pour leur accession interrompue vers un idéal d’humanité supérieure. »

Inauguré en 1934, l’année de célébration du cinquantenaire de la loi de 1884 sur les syndicats, le Palais du Travail de Villeurbanne, cette « cathédrale du peuple », témoigne du passage de témoin entre syndicalisme et municipalisme dans le but de forger une citoyenneté locale régénératrice de l’humanité.

La construction audacieuse, rapide et dispendieuse d’un nouveau centre urbain11

C’est au début de son second mandat (1929-1934), et après avoir lancé le projet du Palais du Travail, que Lazare Goujon propose de construire un nouvel Hôtel de Ville. Il s’agit pour le maire de réorganiser l’administration municipale et de centraliser des services municipaux dans un même édifice. En 1930, l’édification de l’Hôtel de Ville fut confiée à un architecte lyonnais, Robert Giroud, proche de Tony Garnier.

Devant les difficultés pour financer ses projets, le maire proposa un montage financier original. Le 18 avril 1931, est validée par décret la création de la Société Villeurbannaise d’Urbanisme (SVU), « société anonyme au capital de dix millions de francs »12. La SVU est chargée de construire l’hôtel de ville, des immeubles d’habitations à loyers modérés et d’achever le palais du travail. La ville de Villeurbanne accorde sa garantie pour un emprunt de 110 millions de francs réalisé, en plusieurs tranches, par la SVU13. La politique urbaine particulièrement ambitieuse a donc été rendue possible par la création de la SVU, mais aussi par le recours aux caisses publiques. Or, le 15 juin 1932, il apparaît que le coût de la construction excède largement les prévisions ce qui pèse pendant plusieurs années sur les finances de la commune ; cela explique les violentes critiques, notamment du parti communiste, et l’échec de Lazare Goujon aux municipales de mai 1935. Ce dernier défend son bilan dans une brochure intitulée Le crime que j’ai commis14.

Avec son « donjon », dont la terrasse dominait l’agglomération, l’Hôtel de ville ouvrit en octobre 1933. Un orgue fut installé dans la salle des mariages pour faire pendant au « temple laïque » qu’était le Palais du travail et aussi, bien sûr, pour faire concurrence à l’Église. L’ensemble architectural inauguré au mois de juin 1934 est monumental. Dans son discours, le maire de Lyon, Édouard Herriot, s’adressant à Lazare Goujon ne peut que le constater :

« Vous avez conçu l’ensemble, et c’est une véritable cité que vous avez édifiée […] car la cité que vous avez construite est un peu le rappel de la cité antique : entre de magnifiques bâtiments se trouve l’Hôtel de ville qui doit être le centre de l’activité municipale et civique. »

La construction bouleverse la hiérarchie et les représentations urbaines associées à Villeurbanne, considérée jusqu’alors comme une simple banlieue de Lyon. Elle devient désormais un laboratoire d’expérience dans le cadre du réformisme socialiste municipal.

Le Palais du travail de Villeurbanne : l’utopie d’une institution totale15

Le Palais du Travail a été conçu par le maire Lazare Goujon comme un lieu de ralliement des travailleurs de Villeurbanne dans une recherche de cohésion sociale qui est au cœur du projet urbanistique. L’architecture est alors mise au service de ce projet politique par l’édification terminée en 1934 d’un bâtiment multifonctionnel, dont on peut se demander s’il n’a pas prétention à être, à Villeurbanne, une institution totale. Initiative municipale, le Palais du travail de Villeurbanne entend en effet associer la valeur Travail, à l’hygiénisme, à la coopération, aux loisirs et à l’éducation.

Le Palais du travail ne fut pas érigé en un bloc par l’architecte Morice Leroux : la construction débuta par l’aile est dédiée au dispensaire général d’hygiène sociale, créé en 192516. Installé en janvier 1932 dans ses nouveaux locaux, le dispensaire municipal d’hygiène sociale est destiné à la prévention des maladies et à l’éducation des Villeurbannais aux questions d’hygiène17. Par ailleurs, une politique sportive municipale est mise en place. Lazare Goujon souhaite faire du Palais du Travail un lieu d’éducation, non seulement physique – la piscine construite dans le sous-sol de l’aile ouest est inaugurée en octobre 1933 –, mais aussi intellectuelle et culturelle. Un « cercle, brasserie, restaurant » au rez-de-chaussée, dans le hall central du Palais du travail et des salles de réunion installées dans l’aile ouest permettent aux Villeurbannais de se retrouver. Des cours sont dispensés par l’université populaire.

Le théâtre municipal de Villeurbanne ouvre ses portes au printemps 1934. Il peut accueillir près de 1500 personnes et dispose d’infrastructures modernes, notamment d’une salle de projection de films. Son exploitation est concédée à un organisateur de tournées de spectacles. Ce dernier décide de commencer par la représentation d’une opérette, Le pays du Sourire18.
Le maire Lazare Goujon aurait souhaité que le théâtre ouvre avec une pièce plus politique, Les Marchands de canons de Maurice Rostand, œuvre pacifiste et antimilitariste, mais le théâtre municipal de Villeurbanne a pour objectif principal d’offrir des distractions. Il propose dès lors une programmation très variée : opéra-comique, opérettes à grand spectacle, moderne et classique, comédie musicale, comédie, grands classiques, music hall et cinéma auxquels s’ajoutent récitals et conférences. Le Palais du Travail apparaît donc bien comme une institution totale, destinée à l’« éducation intellectuelle et physique du Peuple » selon la formule de Lazare Goujon.

Forger un nouveau corps électoral ?

En mai 1935, Lazare Goujon, maire de Villeurbanne depuis 1924, se présente pour la troisième fois pour un renouvellement de son mandat. Au printemps 1935, une initiative audacieuse du maire tend à prouver qu’il faut modifier le corps électoral. La proposition du maire est de faire élire à cette occasion, par les électeurs hommes ayant voté, des conseillères municipales privées. La France est le premier pays à avoir accordé le suffrage universel masculin en 1848, mais elle est très en retard pour le vote des femmes. La Pologne, l’Espagne, le Royaume Uni, la Russie en Europe, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, la Turquie enfin, l’ayant précédé. Depuis 1919, la Chambre des députés s’était prononcée favorablement, à plusieurs reprises, sur le suffrage des femmes, mais le Sénat s’y est toujours opposé. Il s’agit donc par cette expérience villeurbannaise de contourner les entraves législatives de la Chambre haute.

Trois listes sont en présence pour l’élection de ces conseillères privées : celle soutenue par le parti communiste, le Bloc ouvrier et paysan ; celle du parti des réalisations féminines, soutenue par l’Union française pour le suffrage des femmes (proche de la SFIO) ; enfin celle du Rassemblement des forces familiales et sociales, soutenue par le Comité de défense des intérêts communaux (partisan lui du vote familial) et situé à droite de l’échiquier politique. Chaque liste organisa des réunions publiques et contradictoires19.

Finalement, seuls 60 % des Villeurbannais ayant voté au deuxième tour des élections municipales ont participé à l’élection des conseillères privées : les femmes communistes ont obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés et les quatre élues sont toutes sur la liste communiste (dont la fille de l’ancien maire communiste Jules Grandclément).

Porté par le socialiste Lazare Goujon, ce projet a finalement été mis en œuvre par ses opposants, les communistes, élus à la municipalité le 12 mai 1935. L’action villeurbannaise a été pionnière et a servi de déclencheur et d’exemple pour d’autres municipalités qui, avec des modalités diverses, ont fait une place aux femmes dans la vie politique locale, ceci en toute illégalité sinon légitimité, puisqu’il faut attendre avril 1944 pour que les femmes métropolitaines soient déclarées officiellement électrices et éligibles.

Jean-Luc Pinol (LARHRA) a pris en charge la réalisation de cartes électorales pour voir si et à quel point cette transformation du centre urbain avait modifié la sociologie et les préférences partisanes du corps électoral. Le découpage des bureaux de vote, l’appartenance sociale des électeurs et les résultats des élections municipales de 193520 permettent de faire un portrait de Villeurbanne au moment où est inauguré le Palais du travail. La vaste recomposition urbaine mise en œuvre par la municipalité a entraîné un redécoupage des bureaux de vote. Pour les élections municipales de mai 1935, marquées par la défaite de Lazare Goujon et la victoire de la liste communiste, la ville est découpée en 14 bureaux. Le premier bureau – ou bureau central – celui de l’hôtel de ville – est celui qui a le moins d’électeurs, un peu moins de mille (comme partout, uniquement des hommes, français, de plus de 21 ans).

Les électeurs ont été regroupés en trois grandes catégories : la catégorie « monde ouvrier » rassemble aussi bien les ouvriers qualifiés que les manœuvres, les ouvriers spécialisés que les contremaîtres et quelques professions dont on ne sait pas si elles sont exercées de manière indépendante ou salariée ; les catégories moyennes comprennent les commerçants, les employés de bureau et de commerce, les cadres moyens. Selon ce classement, parmi les électeurs de Villeurbanne, les travailleurs manuels, principalement des ouvriers, rassemblent 65 % du corps électoral et 31 % sont des classes moyennes ; on compte seulement 3 % de catégories supérieures. Villeurbanne est bien une ville industrielle et ouvrière, et si l’on avait pu prendre en compte les étrangers qui ne votent pas, cette tonalité ouvrière aurait été encore accentuée.

Après la défaite du maire socialiste Lazare Goujon, la ville apparaît lors des élections municipales de mai 1935 comme une zone de force du PCF. Le quartier des Gratte-ciel est une zone de concentration de classes moyennes avec 48,9 % (31 % pour la moyenne communale) alors qu’il est une zone de faiblesse avec 45,7 % d’ouvriers quand leur moyenne communale est de 65 %. Le bureau n° 1 (le bureau central, celui des Gratte-ciel et du Palais du travail) se distingue des bureaux voisins. Seul bureau de surreprésentation socialiste, le vote en faveur de la liste Lazare Goujon y frôle les 40 % alors que la liste communiste recueille moins de 25 % des voix. La composition sociale de l’électorat ne peut pas être considérée comme indépendante des comportements électoraux même si la relation établie entre les deux sphères n’est pas mécanique. Le contexte politique, la capacité de mobilisation des forces politiques en est une dimension essentielle ; les élections de 1936, à Villeurbanne en sont la démonstration. Le même électorat opte, un an plus tard, à plus de 50 % pour le parti communiste. Dans le bureau n° 1, près de 40 % des électeurs choisissent le candidat du PCF et moins de 20 % celui de la SFIO…

C’est après l’arrivée à Villeurbanne en 1957 de Roger Planchon, à qui est confiée en 1972 la direction du Théâtre national populaire, que se réalise en partie l’utopie politique et culturelle de Lazare Goujon. Mais c’est au prix d’un retournement paradoxal de la mémoire collective : c’est du TNP dont on se souvient dans le débat autour de la culture et de l’éducation populaires, et non du Palais du travail et de Lazare Goujon21.

En octobre 2011, ouverte en même temps que la salle rénovée du TNP, l’exposition entendait retracer, pour tous, une histoire urbaine complexe autour d’une utopie en actes : en pleine crise économique mondiale, un maire visionnaire fait construire un Palais du travail, en face d’un Hôtel de ville monumental incarnant un pouvoir municipal dont il est dépossédé l’année suivante à la suite des élections municipales de 1935.

Notes

1 Michelle Zancarini-Fournel (coord.), Le Palais du travail, Le Rize, Villeurbanne, 2011. Retour au texte

2 En collaboration avec le laboratoire Triangle, sous la direction de Jean-Luc Pinol pour le LARHRA et de Renaud Payre pour Triangle. Retour au texte

3 L’histoire des habitants de la cité Olivier de Serres avait été approfondie dans le cadre d’un projet subventionné par l’Agence nationale de la recherche « Le genre des rébellions urbaines » (2007-2010), responsable Michelle Zancarini-Fournel. Retour au texte

4 Commissaires d’exposition Jean-Luc Pinol et Michelle Zancarini-Fournel. Retour au texte

5 Sous la direction de Jean-Luc Pinol. Retour au texte

6 Voir dans le catalogue la contribution de Jean-Luc Pinol, « Le familistère ou Palais du travail de Jean-Baptiste Godin à Guise (Aisne) ». Retour au texte

7 Cité par Jean-Michel Steiner, « La création de la Bourse du travail de Saint-Étienne. Espoirs et inquiétudes de la “grande ville ouvrière” au miroir d’un bâtiment », Patrimages, n° 2, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2003, p. 63-153. Retour au texte

8 Voir dans le catalogue la contribution de Renaud Payre, « Un municipalisme européen ? Circulation d’innovations et gouvernement des villes dans l’entre-deux-guerres ». Retour au texte

9 Formule de Christian Topalov. Retour au texte

10 Archives municipales de Villeurbanne (désormais AMV), Bulletin municipal officiel de la ville de Villeurbanne, juin 1928. Retour au texte

11 Voir la contribution dans le catalogue de Jean-Luc Pinol, Boris de Rogalski et Michelle Zancarini-Fournel, « Du Palais du travail aux gratte-ciel ». Retour au texte

12 AMV, 20 Z129 : extrait du registre des délibérations du conseil municipal du 11 août 1930. Retour au texte

13 AMV, 20 Z129 : extrait du registre des délibérations du conseil municipal du 5 août 1931, article 7. Retour au texte

14 AMV, Lazare Goujon, Le crime que j’ai commis, Villeurbanne, 1937, 30 p. Retour au texte

15 Voir dans le catalogue la contribution de Boris de Rogalski « Le Palais du travail de Villeurbanne : une institution totale ? ». Retour au texte

16 AMV, 1 D276, délibération du conseil municipal du 6 mars 1925. Retour au texte

17 AMV, Bulletin annuel du bureau municipal d’hygiène, année 1931, n° 8, p. 9 et p. 11. Retour au texte

18 AMV, 2 D 31, courrier de Lazare Goujon, 15 mars 1934. Retour au texte

19 La Vie lyonnaise, 11 mai 1935, p. 7-8. Retour au texte

20 Texte tiré de la contribution de Jean-Luc Pinol dans le catalogue dans laquelle est présentée la méthodologie précise pour la réalisation de ces cartes électorales. Retour au texte

21 Voir la contribution dans le catalogue de Xavier de la Selle (directeur du Rize), « Le Palais du Travail : mémoire enfouie, enjeux d’aujourd’hui ». Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Michelle Zancarini-Fournel, « À propos d’un partenariat et d’une exposition sur le Palais du Travail (Villeurbanne) », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 27-39.

Référence électronique

Michelle Zancarini-Fournel, « À propos d’un partenariat et d’une exposition sur le Palais du Travail (Villeurbanne) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 04 avril 2025, consulté le 26 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1218

Auteur

Michelle Zancarini-Fournel

LARHRA UMR 5190 Université Lyon 1

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