Les combattants haut-savoyards de la Grande Guerre dans la société (1889–1940)

The High Savoyard fighters of the Great War in society (1889 - 1940)

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Texte

Le combattant de la Grande Guerre et la société, un thème en plein renouveau historiographique

Fruit d’un travail de recherche de six années mené sous la direction du professeur Christian Sorrel à l’Université Lumière-Lyon II, cette thèse s’inscrit dans une historiographie nationale en plein renouvellement. Une première configuration historiographique née dès la Grande Guerre avait mis l’accent sur une histoire militaire « vue d’en haut » qui négligeait l’étude des combattants et leurs témoignages. Après la Seconde Guerre mondiale, au sein d’une deuxième configuration historiographique portée sur les questions économiques et sociales, Emmanuel Le Roy Ladurie mène des travaux pionniers concernant les conscrits du XIXe siècle à partir des archives de la conscription militaire. Puis vient le temps des thèses d’État fondatrices renouvelant l’approche de la Grande Guerre. En 1977, Jean-Jacques Becker (1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre) explore en profondeur l’état de l’opinion publique en France durant l’entrée en guerre, tandis qu’Antoine Prost étudie Les anciens combattants et la société française (1914-1939). Jules Maurin, avec Armée-Guerre-société. Soldats languedociens 1889-1919, traite des combattants de la Grande Guerre à l’échelle d’une région. Ces trois thèses procèdent d’une volonté identique de trouver un nouvel angle d’attaque sociologique, de nouvelles méthodes quantitatives, et d’opérer un décentrage par rapport à la chronologie canonique du conflit. Même si les sources utilisées restent formalisées et la fascination du chiffre très marquée, ces thèses constituent un cadre essentiel pour nos travaux. Depuis les années 1990, l’approche de la Grande Guerre glisse vers l’histoire culturelle. Cette troisième configuration historiographique, toujours en vigueur, admet que les représentations déterminent les actes des groupes humains. Ainsi, à l’appui des témoignages des combattants, dorénavant reconnus comme une source scientifique, les travaux actuels étudient ce que les combattants vivaient, comment ils se percevaient, ce qu’ils ressentaient : violences de guerre, vie matérielle, discipline, relations sociales, religiosité, etc. deviennent de fertiles terrains d’étude. La vivacité de l’histoire culturelle de la Grande Guerre, portée par l’école de Péronne (J.-J. et A. Becker, S. Audoin-Rouzeau, etc.) et celle de Montpellier (R. Cazals, S. Rousseau, etc.), constitue un véritable « front-pionnier » balisant finement nos recherches.

Malgré tout, le chantier historique de cet événement majeur du XXe siècle est loin d’être achevé. Les parcours de ces dizaines de milliers d’hommes mobilisés pour défendre leur patrie restent mal connus, surtout pour la période 1914-1919, ainsi que leur état d’esprit, leurs affectations et leurs pertes. Ce constat est aussi vrai à l’échelle départementale, où les synthèses concernant ce conflit sont rarissimes. L’historiographie de la Grande Guerre en Haute-Savoie reste donc très lacunaire, du moins jusque dans les années 1990. Dès lors, les travaux de l’Université de Savoie menés par Christian Sorrel dans le sillage de sa synthèse, La Savoie : 1914-19181, étoffent sérieusement la bibliographie de la Grande Guerre pour notre département. La société haut-savoyarde en guerre se dévoile, mais le combattant en tant qu’objet autonome reste délaissé. Cette thèse entend donc combler cette lacune tout en venant nuancer l’icône héroïque du chasseur alpin (très vivace dans la mémoire haut-savoyarde) tout en la reliant à son environnement.

Choix du sujet, méthodes et sources : une génération à l’épreuve du feu

L’enquête historique menée à l’échelle départementale offre un ancrage territorial, et même un contrepoids utile à l’histoire nationale qui s’écrit toutefois intimement avec elle. Notre choix s’est porté sur un département à forte personnalité : terre montagnarde abritant une société traditionnelle, bastion républicain et marge frontalière française depuis 1860, la Haute-Savoie constitue un cadre original pour l’étude des hommes immergés dans une société en guerre.

Par une recherche qui se situe à la croisée de l’histoire militaire, sociale et socioculturelle, notre démarche centrale consiste à identifier et suivre un groupe humain ordinaire, les combattants haut-savoyards, confronté à un événement historique de grande ampleur, la Grande Guerre. Pour cela, nous suivons ce groupe en amont du conflit, dès 1889 (année de la loi de recrutement le concernant), et ce, jusqu’à la fusion des mouvements combattants au 1er janvier 1940 du fait de la Seconde Guerre mondiale. Au sein de cette longue temporalité, nous avons donc traqué la génération des combattants haut-savoyards de la Grande Guerre pour suivre son parcours, des conscrits de la Belle-Époque aux anciens combattants de l’entre-deux-guerres, en passant naturellement par les soldats de 14-18. En situant toujours cette génération dans son environnement départemental, les nombreuses interactions existant entre les combattants et leur « petite patrie » sont ainsi mises en évidence.

Le dialogue avec d’autres sciences humaines et sociales s’est naturellement imposé : la sociologie, l’anthropologie, la psychologie ainsi que la linguistique innervent nos travaux. D’un point de vue méthodologique, la « révolution quantitative » lancée par E. Le Roy Ladurie connait une complète application par l’exploitation d’une source massive et sérielle. Ainsi, un sondage d’un millier de fiches matriculaires tirées des registres de la conscription du département a nourri une banque de données de 90 variables. Nous avons alors fait dialoguer le plus souvent possible les résultats obtenus avec la seconde source importante de nos travaux, constituée d’un corpus d’une trentaine de témoignages de combattants et deux de civils, publiés ou inédits. Interrogés dans toute leur subjectivité, ils permettent de conduire une analyse de tous types de perceptions, donnant ainsi chair à la froideur des statistiques. Ces deux sources majeures ont été complétées par les archives administratives et la presse, essentiellement départementale, mais aussi municipale (Annecy) et nationale (Service historique de la Défense et Archives nationales à Paris).

Apports : les combattants haut-savoyards, de l’icône à l’histoire

Forte de ce canevas historiographique et méthodologique, cette thèse est divisée en trois parties chronologiques présentant les trois étapes du parcours des combattants haut-savoyards. Le temps de l’avant-guerre en constitue la première partie, dédiée à la description des cadres dans lesquels évoluent les conscrits haut-savoyards entre 1889 et 1914. Nous avons d’abord rappelé la situation géopolitique très originale de la Haute-Savoie aux marges du massif alpin et de la France, alors qu’elle est placée au cœur d’un système complexe de zones franches et neutralisées. Des liens à la fois solides et multiformes se sont tissés entre la société haut-savoyarde et sa garnison départementale. Ainsi, la mesure de l’opinion publique haut-savoyarde démontre que la militarisation de son territoire est largement acceptée. L’étude du fonctionnement du système de recrutement de 1889 à la démobilisation de 1919 a montré que la Haute-Savoie offre sans grande réticence ses fils à l’armée. L’effort de guerre de la Haute-Savoie se lit dans les rendements élevés en soldats en temps de paix et de guerre, et illustre la confiance intacte de ses habitants envers la IIIe République. L’étude du profil anthropologique des conscrits met en évidence des ressources humaines appréciées par l’administration militaire. S’ils sont souvent versés dans des corps d’élite, ces soldats sont en réalité rarement chasseurs alpins.

La deuxième partie, dédiée au temps de la guerre, est logiquement bornée par la mobilisation générale d’août 1914 et par l’armistice du 11 novembre 1918. Une étude statistique des combattants haut-savoyards à travers leur destin (pertes, survivants sains et saufs) et leur attitude (récompenses, sanctions) permet de définir l’étendue du sacrifice de ces soldats durant le conflit. Leur emploi sur de nombreux « points chauds » du front leur vaut un nombre particulièrement élevé de récompenses honorifiques, et ce, au prix de pertes somme toute équivalentes aux moyennes nationales. Notre corpus de témoignages de combattants a permis de dévoiler une histoire sensible de l’expérience de guerre qui a validé en majeure partie les études nationales. Toutefois, sur le point polémique concernant la motivation intime des combattants, la mise en évidence d’une sensibilité patriotique insère le département dans la séquence plus large (1870-1945) de la « Haute-Savoie patriote » évoquée par Paul Guichonnet2. Ce patriotisme est d’ailleurs entretenu par l’engagement puissant de la société haut-savoyarde derrière ses combattants. Malgré les épreuves, le département fait preuve d’un indiscutable « consentement patriotique » à la guerre.

Une troisième et dernière partie recouvre le temps de l’après-guerre des combattants haut-savoyards. Nous avons éclairé au niveau départemental le processus de sortie de guerre décrit par les travaux de Bruno Cabanes3, notamment par ses lenteurs et les frustrations qu’il fait naître. Les rites de retour à la vie civile des combattants haut-savoyards restent insuffisants face aux défis posés par leur réinsertion sociale, et la société haut-savoyarde vit alors une profonde mutation. Une part non négligeable des anciens combattants s’illustre alors par une sociabilité nouvelle et un militantisme actif dont les travaux d’A. Prost trouvent ici une variation locale. Ils aspirent, sans succès, à bâtir un monde meilleur à l’ombre des « grands morts » dont la société haut-savoyarde perpétue avec une ferveur particulière le souvenir, notamment par l’édification de monuments. Le deuil intime, quotidien, quoique peu évident à historiciser, a pu être analysé à travers une étude de cas dont nous avons pu dégager des invariants.

Maintenant que le groupe humain des combattants haut-savoyards de la Grande Guerre a été défriché par nos soins, espérons que l’engouement suscité par les commémorations officielles amène d’autres études régionales permettant un comparatisme fécond.

Thèse d’histoire contemporaine, soutenue le 23 juin 2015 à l’Université Lumière-Lyon 2

Jury : M. Eric Baratay (Université Lyon 3), M. Xavier Boniface (Université d’Amiens), M. François Cochet (Université de Lorraine), Mme Odile Roynette (Université de Franche-Comté), M. Christian Sorrel (Université Lyon 2, directeur) et M. Olivier VERNIER (Université de Nice).

1 Christian Sorrel, La Savoie : 1914-1918, Chambéry, Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, 1986.

2 Paul Guichonnet, Nouvelle histoire de la Savoie, Privat, Toulouse, 1996.

3 Bruno Cabanes, La victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Éditions du Seuil, 2004.

Notes

1 Christian Sorrel, La Savoie : 1914-1918, Chambéry, Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, 1986.

2 Paul Guichonnet, Nouvelle histoire de la Savoie, Privat, Toulouse, 1996.

3 Bruno Cabanes, La victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Éditions du Seuil, 2004.

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Chatillon, « Les combattants haut-savoyards de la Grande Guerre dans la société (1889–1940) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=159

Auteur

Sébastien Chatillon

Académie de Savoie
Université de Savoie Mont Blanc

Sebastien.Chatillon@univ-smb.fr

http://www.memoire-de-guerre.fr

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