Polonais, Polonaises et Juifs, Juives polonais réfugiés à Lyon (1935-1945). Esquives et Stratégies

  • Poles and Polish Jews, refugees in Lyon (1935-1945). Dodges and Strategies

Texte

La thèse propose d’étudier les esquives et stratégies mises en œuvre par les ressortissants et ressortissantes polonais présents dans la région lyonnaise entre 1935 et 1945. Son titre, comme son propos, soulignent le choix d’une approche genrée, « Polonais, Polonaises et Juifs, Juives polonais ». L’usage systématique du « masculin-féminin » permet de rappeler constamment l’objet de l’étude, tandis que la distinction entre « Polonais » et « Juifs polonais » est expliquée dès le début par le régime des nationalités en Pologne qui, tout en accordant la citoyenneté et le passeport polonais, distinguent à partir de 1921 quatre minorités : allemande, ukrainienne, russe et juive.

L’introduction générale précise la méthodologie qui s’appuie d’une part sur une approche quantitative grâce à l’élaboration d’une base de données composée à partir du dépouillement de 650 dossiers de contrôle des étrangers constitués par l’administration préfectorale du département du Rhône. D’autre part, elle fait le choix d’écrire une histoire « au ras du sol », mobilisant la micro-histoire et les sources orales, « la parole » précieuse pour retrouver les acteurs et actrices de cette histoire, mais aussi pour décrypter les transformations administratives des récits et surtout comprendre les silences. L’ensemble est abondamment enrichi par les sources des Archives départementales, qu’elles soient établies à des fins policières, de contrôle des étrangers ou de démarches administratives des ressortissants polonais (correspondances, certificats divers).

La première partie de la thèse brosse un tableau général de la présence polonaise en France et de la situation à Lyon. Cet état des lieux permet de mettre au jour l’organisation des migrations vers la France, qui est le fait de la SGI (Société générale d’Immigration) mais aussi de décisions individuelles, clandestines ou non. En ce qui concerne la ville de Lyon, une analyse de l’éphéméride de l’année 1935 prouve qu’il existe une hypothèse de 1935 comme année « signal », au sens des crises en devenir, loin de l’image paisible d’une ville placée sous la puissante stature de son maire Édouard Herriot élu depuis 1905, et réélu en 1935. La présentation d’itinéraires de vie en parallèle de la base de données permet de découvrir qui sont ces hommes et ces femmes, leurs parcours migratoires, leurs statuts matrimoniaux, les professions qu’ils occupent, en prenant toujours soin de faire la distinction entre les Polonais.es et les Juifs polonais.es.

Dans la deuxième partie, le choix a été de privilégier la chronologie pour souligner les ruptures d’équilibre de vie, rupture provoquée par la crise économique en France, la montée de l’antisémitisme en Europe, puis par la défaite de 1940, Vichy ensuite, l’Occupation de la zone sud à partir de novembre 1942 et enfin la Libération et la sortie de guerre. Cette partie laisse une grande place à l’étude des courriers adressés par les Polonais aux différentes autorités. Par cette plongée dans les écrits des demandeurs, elle retrace le parcours de chacun et chacune, soulignant les ruptures, les doutes, les inquiétudes mais aussi les espoirs formulés dans chacune de ces lettres. De 1935 à 1939, les lettres relèvent pour partie de la question du travail et de ses corollaires : le chômage et les politiques de la France pour y remédier. Ces écrits donnent à voir la violence des ruptures que constitue pour les sujets polonais leur mise en œuvre : préférence nationale, rapatriement, refoulement et expulsion sont tous synonymes d’exclusion. Puis la thèse s’intéresse aux ressortissants polonais réfugiés venus d’Allemagne ou d’Espagne à partir de 1935 jusqu’à l’entrée en guerre en septembre 1939. Sans passeport ni existence officielle pour certains, isolés pour beaucoup, on ne peut cependant négliger l’idée qu’en arrivant en France, ils sont animés par l’espoir. Espoir dans un pays fidèle à ses traditions d’hospitalité, espoir de se reconstruire, de retrouver un équilibre. Cependant, entre les lettres et les quêtes d’équilibre de vie de leurs auteurs, Vichy élabore et multiplie circulaires et décrets-lois. Dès ses premières heures, Vichy dénigre son ancienne alliée polonaise tout en désignant une anti-France dans un antisémitisme qui dépasse les attentes des autorités allemandes. Aussi, pour une meilleure compréhension du rapport de force qui s’établit dans cette France des années noires, la lecture est organisée en deux temps, soit du 10 juillet 1940 jusqu’au 11 novembre 1942, date de l’Occupation de la zone libre par l’armée allemande, puis de janvier 1943 au 2 septembre 1944, date de la Libération de Lyon. C’est à la lumière de cette grille de lecture que les situations des ressortissants polonais.es sont lues. Juifs et Juives polonaises sont l’objet des mesures d’exclusion, d’arrestations et d’internement, puis de déportation tandis que les Polonais et Polonaises font face à des ruptures certes moins violentes, mais néanmoins dégradantes : perte d’emploi, internement dans des Groupements de travailleurs étrangers (GTE) pour les hommes, arrestations et déportations pour celles et ceux engagés dans la Résistance polonaise en France.

La troisième partie revient au niveau des acteurs pour s’intéresser aux stratégies qu’ils ont développées pour traverser ces événements. Aussi, aux difficultés, aux obstacles insurmontables, au déni de vie, ils répondent par des stratégies. Ces hommes et femmes, le moment venu, sont à même de puiser en eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin, de trouver des solutions, des subterfuges, d’élaborer des stratégies ou simplement de réagir, parfois par contingence, mais aussi par instinct de survie. Le travail met en évidence la complexité et la diversité des modalités des stratégies et cela contredit ou relativise les idées reçues d’une impossibilité de réaction pour contrer les menaces qui pèsent sur les réfugiés.

Cette troisième partie s’intéresse particulièrement aux rapports entre les ressortissants polonais et l’administration française. Comment s’adresse-t-on à l’administration, avec quelles attentes et quels objectifs ? S’adresse-t-on de la même façon selon que l’on est Juif.ve ou non, femme, homme, et selon le contexte ? Les concepts d’esquive et de transgression fournissent une grille d’analyse d’où émergent plusieurs constats. Premièrement, esquive et transgression se complètent. L’un permet l’évitement, quand l’autre s’oriente vers la confrontation, le franchissement d’une limite que l’esquive se contente de contourner. Deuxièmement, esquive et transgression sont différentes car elles répondent à des situations différentes où sont en jeu des impératifs élémentaires dans un cas, et vitaux dans l’autre. Quand il s’agit de rester en vie, la transgression s’impose d’elle-même. Ce constat sous-entend des stratégies adaptatives où évitement ou transgression s’imposent en fonction du contexte. Troisièmement, de ce constat en découle un autre : au fur et à mesure de la montée des tensions dans l’entre-deux-guerres, puis de l’arbitraire du régime de Vichy, on constate une exploration des multiples possibles. Toutefois, si les temps de paix voient le fleurissement d’esquives, les temps de guerre et de persécutions orientent vers davantage de transgressions. Ainsi, à l’arbitraire de plus en plus outrancier répondent des transgressions de plus en plus radicales. Dans cet espace des possibles, entre esquive et transgression, intervient le concept d’habitus, où le respect de la légalité tient lieu de limite infranchissable pour certaines et certains, de seuil de tolérance pour d’autres. Ce franchissement plus ou moins tardif ou au contraire précoce résulte du contexte, de l’identité et du parcours de vie de ces hommes et femmes.

Enfin, esquive et transgression, gracile ou frontale, peuvent se voiler de la même parure protectrice du silence. Omniprésent, il demeure pourtant invisible dans la recherche menée par les historiens qui le considèrent comme trop insaisissable, trop contestable, en un mot, peu fiable. Lorsqu’il est évoqué, le silence est souvent interprété à tort comme l’expression d’une soumission. Pourtant, il se révèle d’une richesse prodigieuse lorsqu’il est perçu comme moyen d’action car, sous ce vocable, se cachent des multitudes de silence.

Les différents chapitres déroulent donc une typologie des comportements individuels ou collectifs face à l’évolution des événements et de la politique des autorités françaises envers les étrangers et les Juifs. : de la prise de parole (chap. 7) à la transgression (chap. 9) avec entre les deux les silences inscrits ici au sein du répertoire des refus et des oppositions (chap. 8).

La conclusion insiste sur l’intention : entendre et donner à entendre les voix d’hommes et de femmes, les faire émerger de l’oubli pour les inscrire au cœur du récit historique. Si choisir leurs lettres et courriers adressés à l’administration n’était certainement pas le cheminement le plus facile pour y parvenir, l’auteure revendique son choix, assume sa démonstration. D’hommes et de femmes objets, soumis.es au pouvoir d’une administration toute puissante, ils sont redevenus ce qui intrinsèquement les constitue, des hommes et des femmes capables d’agir, de choisir, d’organiser et développer des stratégies, là où on pensait qu’ils ne faisaient que subir. À l’heure où l’Europe devrait accueillir des réfugiés par dizaines de milliers, gageons que ceux-ci sauront mettre en œuvre des esquives qui leur permettront non seulement de vivre, mais de vivre dans la dignité.

Thèse d’histoire contemporaine, soutenue le 5 décembre 2016 à l’Université Lumière-Lyon 2

Jury : M. Laurent Douzou (Institut d'Études Politiques de Lyon, directeur), Mme Anne-Marie Granet-Abisset (Université Grenoble Alpes), M. Solchany Jean-Adrien (Institut d'Études Politiques de Lyon), M. Fabrice Virgili (EHESS)

Accéder en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01486879

Citer cet article

Référence électronique

Laurence Prempain, « Polonais, Polonaises et Juifs, Juives polonais réfugiés à Lyon (1935-1945). Esquives et Stratégies », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 16 juillet 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=176

Auteur

Laurence Prempain

Université Hanken, Helsinki, LARHRA, UMR 5190

l-prempain@orange.fr

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