« Belle comme Vénus ». Le portrait historié entre Grand Siècle et Lumières

"Beautiful as Venus." The historical portrait between the Great Century and the Enlightenment

„Belle comme Vénus‟ : das portrait historié zwischen Grand Siècle und Zeitalter der Aufklärung

Texte

Très répandu pendant les dernières décennies du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe, le portrait historié fut un phénomène caractéristique de la société de cour, révélateur des pratiques artistiques et culturelles de cette époque. Partout en Europe et surtout en France l’élite sociale se faisait peindre en costume mythologique ou historique par des artistes célèbres tels que Nicolas de Largillierre, Hyacinthe Rigaud, François de Troy, Jean-Marc Nattier ou Jean Raoux. Depuis l’Antiquité, l’identification picturale des princes aux héros de la fable et de l’histoire servait d’éloge au souverain et de légitimation de son pouvoir. Le portrait en Minerve, en Hercule ou en Apollon, suggérait une importance et une qualité morale du modèle, semblable à celle du personnage historique qui donnait l’exemplum virtutis1. Mais au cours du XVIIe siècle et surtout à partir du XVIIIe, les stratégies rhétoriques et les fonctions socio-culturelles du portrait historié évoluèrent considérablement. Contrairement aux portraits d’apparat, ces portraits en déguisement historique ou mythologique reflétèrent davantage les pratiques et conventions galantes de l’aristocratie française, tout en témoignant d’une ouverture sociale des phénomènes culturels appartenant à ce milieu. Autrefois réservé à la représentation princière, ce type de portrait fut de plus en plus adopté par les membres de la noblesse de robe, les financiers et d’autres parvenus. Avec cela, de nouveaux sujets remplacèrent l’iconographie glorifiante et guerrière du Grand Siècle : les dieux de l’amour, de la jeunesse et de la beauté, les nymphes et bergères de l’Arcadie firent leur entrée dans la peinture d’histoire et dans le portrait mondain, résultat d’un changement considérable du goût et de la pensée de l’époque auquel le portrait historié répondit avec grand succès. Il s’agissait d’un genre hybride, constitué entre le monde fictif de la peinture d’histoire et l’effigie d’une personnalité vivante.

Devenu une pratique très à la mode auprès de l’élite sociale et surtout auprès des femmes pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le portrait historié rencontra toutefois des critiques fondamentales, exprimées par les moralistes et les philosophes qui visaient les principes esthétiques de ces images, les portraitistes eux-mêmes et leur clientèle. Intellectuels et hommes éclairés comme Étienne La Font de Saint-Yenne, Charles-Nicolas Cochin ou Denis Diderot, attaquèrent la manière flatteuse et embellissante dont les dames furent représentées dans les innombrables effigies en Hébé, en Diane ou en Flore, tout en négligeant la ressemblance, une caractéristique indispensable au portrait de qualité. L’apogée final du genre pendant les années 1740 et 1750 fut accompagné de ces polémiques sévères qui annoncèrent le déclin progressif du portrait historié en France. Fortement lié aux normes et aux valeurs de la monarchie absolutiste, ce type de portrait perdit de son importance au cours du siècle des Lumières. Néanmoins, les dernières décennies de l’Ancien Régime furent marquées par une hétérogénéité artistique remarquable, résultat d’une coexistence de tendances nouvelles et traditionnelles qui doit être prise en compte et qui permit au portrait historié de perdurer jusqu’à la fin du règne de Louis XV, en dépit des fortes critiques du milieu du siècle.

Ces œuvres privilégiaient les apparences extérieures et l’idéalisation sur l’introspection psychologique ou la représentation vraisemblable du modèle. Certaines conceptions de l’art du portrait ne peuvent donc pas être appliquées au portrait historié. La notion de l’individualité par exemple ne semble pas appropriée pour analyser un type de portrait qui repose sur le déguisement mythologique. Ce qui est plus fondamental pour ces images, c’est leur rapport au canon de beauté de leur époque et aux codes sociaux de l’aristocratie, amenant les commanditaires et modèles à préférer une apparence généralisée du modèle, sans traits caractéristiques évidents. Un terme qui semble correspondre à ce fonctionnement du portrait historié est celui du masque, récemment présenté par Hans Belting2 comme principe clé du portrait à l’époque moderne, et qui permet de souligner la définition du genre par sa disposition historique et socio-culturelle, plutôt que par sa capacité à imiter la nature. Dans notre étude, nous avons recours à de telles approches, afin de mieux comprendre les enjeux du genre, mais aussi la réalité complexe de la vie artistique, culturelle et sociale du siècle des Lumières que les portraits historiés contribuaient à constituer.

Jean-Marc Nattier, La duchesse de Chartres en Hébé

Jean-Marc Nattier, La duchesse de Chartres en Hébé

Stockholm, musée national, 1744, 131 × 105 cm

[Public domain], via Wikimedia Commons

À la fois œuvre d’art, objet culturel et pratique sociale, le portrait demande une approche qui tient compte du contexte historique général, de la situation spécifique du commanditaire et des convictions artistiques du peintre. Situé entre la peinture d’histoire et le portrait, le portrait historié fut davantage conçu à la croisée de la théorie de l’art et des conventions sociales et culturelles ; il se prête donc particulièrement à une analyse de plusieurs points de vue. Nous avons successivement étudié les enjeux artistiques et théoriques du portrait historié, ensuite son cadre de présentation dans les demeures aristocratiques et son rapport à d’autres pratiques culturelles de ce milieu, pour, dans une troisième partie, aborder les fonctions sociales de ce genre qui servait à la communication et au divertissement, mais avant tout à la distinction sociale. Suivant principalement une approche thématique, nous avons respecté une certaine chronologie au sein de chaque chapitre qui relate à chaque fois l’évolution respective de ce genre pictural entre les années 1670 et 1740. Enfin, une quatrième et dernière partie de ce travail est consacrée à une étude critique et détaillée du discours esthétique autour du portrait historié dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Ce regard croisé de plusieurs approches méthodologiques rend aussi possible une valorisation de nouvelles sources : en plus des sources textuelles souvent sollicitées par les chercheurs, telles que les traités théoriques sur l’art ou les critiques diffusées à la suite des salons, nous avons introduit des sources permettant de reconstruire le contexte social et culturel de ces portraits. Les livrets de ballet et de théâtre, les descriptions de fêtes et de châteaux, la poésie galante, les gravures de mode, les correspondances et inventaires des commanditaires éclaircissent les fonctions esthétiques, rhétoriques, politiques et décoratives des portraits historiés et illustrent leur interdépendance avec d’autres pratiques culturelles.

À travers plusieurs études de cas, nous avons démontré en détail la place particulière du portrait historié en France entre le Grand Siècle et l’époque des Lumières : l’hypothèse largement répandue parmi les historiens de l’art qu’un portraitiste serait capable d’ennoblir son art à l’aide de références à la peinture d’histoire a été revue et nuancée, car la réalité institutionnelle de l’Académie royale de peinture et de sculpture se montra beaucoup plus complexe et le statut académique du portrait historié fut plutôt ambivalent, comme l’illustre l’analyse du discours théorique et du processus de la réception des artistes à l’Académie. Ensuite, nous avons rapproché ce type de portrait des impacts de la querelle des Anciens et des Modernes des années 1680, ainsi que de l’évolution du goût des collectionneurs d’art qui estimaient de plus en plus les genres hybrides, se référant à la mode et à la culture contemporaine. En passant par une reconstruction de la disposition spatiale et de l’accrochage des portraits dans les intérieurs des demeures des nobles, nous avons souligné les liens étroits des portraits historiés avec la culture de cour. Celle-ci fut marquée par la pratique de la mascarade et la galanterie, l’importance croissante de la mode et le goût pour le théâtre. En résulta une diversification des fonctions et des iconographies liées à ce type de portrait, allant d’une mise en scène politique à une adaptation du déguisement mythologique plutôt galante, en parallèle avec l’évolution de la poésie et du théâtre de l’époque.

Ces tendances nouvelles du portrait historié furent introduites et poursuivies par quelques personnages décisifs pour l’évolution du goût à la cour et en ville : les maîtresses royales et la jeune génération de princes et de princesses autour de 1700, qui trouvent également une place importante dans notre étude. Madame de Montespan et ses enfants légitimés commencèrent à adopter ce langage pictural à connotation royale. Ils furent suivis par d’autres courtisans qui, quant à eux, servirent peu de temps après de modèles pour la noblesse de robe et les financiers. Une nouvelle lecture des critiques vis-à-vis du portrait historié a également été proposée : le discours esthétique, qu’il faut aussi entendre comme critique sociale, a été étudié en relation étroite avec la production artistique de l’époque, ce qui a permis de montrer que malgré le jugement défavorable d’un La Font de Saint-Yenne ou d’un Diderot, le déguisement mythologique ne cessa pas immédiatement de constituer un élément identitaire du milieu de cour. Même après la mort de Nattier, sans doute le représentant le plus célèbre du portrait historié sous Louis XV, des peintres comme Donat Nonnotte, François-Hubert Drouais ou Louis Tocqué continuèrent la tradition du portrait historié, toujours demandé par les membres de la famille royale et d’autres nobles à Paris, en province et même en dehors de la France jusqu’au milieu des années 1770.

Thèse d’histoire de l’art, soutenue le 1er juin 2015 à l’Université Lumière-Lyon 2, cotutelle franco-allemande avec l’Université de Leipzig.

Jury : M. Philippe Bordes (Université Lumière Lyon 2, co-directeur), Mme Michèle-Caroline Heck (Université Montpellier 3), M. Thomas Kirchner (J.W. Goethe-Universität), M. Martin Schieder, (Universität Leipzig, co-directeur).

1 Voir les travaux de Françoise Bardon pour la période de 1550 à 1650 (Le portrait mythologique à la cour de France sous Henri IV et Louis XIII, Paris

2 Voir Hans Belting, Faces. Eine Geschichte des Gesichts, Munich, 2013, p. 120.

Notes

1 Voir les travaux de Françoise Bardon pour la période de 1550 à 1650 (Le portrait mythologique à la cour de France sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 1974) ou encore son article « Fonctionnement d’un portrait mythologique. La “Grande Mademoiselle en Minerve” par Pierre Bourguignon », dans Coloquio Artes, n° 26, février 1976, p. 4-17.

2 Voir Hans Belting, Faces. Eine Geschichte des Gesichts, Munich, 2013, p. 120.

Illustrations

Jean-Marc Nattier, La duchesse de Chartres en Hébé

Jean-Marc Nattier, La duchesse de Chartres en Hébé

Stockholm, musée national, 1744, 131 × 105 cm

[Public domain], via Wikimedia Commons

Citer cet article

Référence électronique

Marlen Schneider, « « Belle comme Vénus ». Le portrait historié entre Grand Siècle et Lumières », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=180

Auteur

Marlen Schneider

Université de la Sarre, Sarrebruck (Allemagne)

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