En 1987, dans son livre Les Assassins de la mémoire, Pierre Vidal-Naquet écrivait : « L’historien écrit, et cette écriture n’est ni neutre ni transparente. Elle se modèle sur les formes littéraires, voire sur les figures de rhétorique. […] Reste que si le discours historique ne se rattachait pas, par autant d’intermédiaires qu’on le voudra, à ce que l’on appellera, faute de mieux, le réel, nous serions toujours dans le discours, mais ce discours cesserait d’être historique »1. En 1987, affirmer la capacité de l’histoire d’énoncer la vérité de ce qui fut était pour Pierre Vidal-Naquet, qui avait été professeur à l’Université de Lyon entre 1962 et 1964, une absolue nécessité pour démasquer et dénoncer les falsifications d’un autre universitaire lyonnais, hélas, cet « Eichmann de papier », comme indique le sous-titre du livre, inspirateur des négationnistes qui déniaient l’existence des chambres à gaz des camps de concentration allemands, et partant la réalité même du génocide perpétré par les nazis.
En 1987, Pierre Vidal-Naquet avait une autre inquiétude, épistémologique celle-là. Dans une lettre adressée à Luce Giard et publiée cette même année dans un ouvrage collectif consacré à Michel de Certeau, il posait la question : « Nous le savons désormais, l’historien écrit, il produit le lieu et le temps, mais il est lui-même dans un lieu et dans un temps. […] Bref, Certeau nous fait sentir que l’histoire est un manque perpétuel, et il a évidemment raison. Mais ne reste-t-il pas indispensable de se raccrocher à cette vieillerie, ‘le réel’, ce qui s’est authentiquement passé”, comme disait Ranke, au siècle dernier »2. La cible ici était la proposition affirmée avec force par Hayden White selon laquelle l’emploi par l’écriture de l’histoire des figures rhétoriques et des structures narratives qui sont aussi celles des récits de fiction oblige à considérer l’histoire comme une « fiction-making operation » qui établit des vérités qui ne sont pas différentes de celles produites par les œuvres d’imagination3. C’est contre cette identification entre vérité de la fiction et vérité de l’histoire que Pierre Vidal-Naquet rappelait que la tâche propre de l’historien est de « s’acharner à établir des faits, des faits vérifiables et pourtant déniés » (comme dans le cas de la Shoah ou de la torture pendant la guerre d’Algérie)4.
Aujourd’hui, la mise en question, ou péril, du régime de vérité des énoncés historiques provient d’abord de la tension entre la vérité considérée comme un propriété interne du discours et la vérité entendue comme la connaissance d’une réalité qui lui est extérieure. Dans sa leçon inaugurale du Collège de France, Foucault désigne la « volonté de vérité » comme l’une des trois « procédures d’exclusion » destinées à limiter la prolifération des discours5. Elle est la plus fondamentale puisque c’est elle qui justifie les deux autres, tant la censure des discours interdits que le rejet de la parole des fous. La volonté de vérité est donc une « prodigieuse machinerie destinée à exclure »6 : « appuyée sur un support et une distribution institutionnelle, elle tend à exercer sur les autres discours une sorte de pression et comme un pouvoir de contrainte ». Cette contrainte s’est imposée à la littérature qui « a dû chercher appui depuis des siècles sur le naturel, le vraisemblable, sur la sincérité », », elle s’est imposée à la science, qui se proclame le « discours vrai », mais également aux pratiques économiques ou au système pénal « comme si la parole même de la loi ne pouvait plus être autorisée, dans notre société que par un discours de vérité »7. Ainsi définie, la vérité est bien une propriété du discours, qui n’implique aucunement une relation de connaissance entre l’énoncé et la réalité de ce qui est ou de ce qui fut. Michel Foucault constate : « Tout se passe comme si la volonté de vérité avait sa propre histoire, qui n’est pas celle des vérités contraignantes »8.
« Vérités contraignantes » : avec cette expression, Foucault introduit une vérité qui n’est plus volonté de vérité mais une vérité scientifique produite par « un ensemble à la fois cohérent et transformable de modèles théoriques et d’instruments conceptuels »9. Dans la tradition de l’épistémologie historique, identifier l’historicité des concepts et des instruments qui produisent les savoirs sur le monde naturel ou la créature humaine n’est pas récuser leur capacité à produire une connaissance rationnelle de leurs objets. C’est là le sens de la distinction entre « idéologie scientifique » et « science » proposée par Georges Canguilhem dans son dernier livre, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie10. Les fausses sciences, à savoir, « les formations discursives à prétention de théorie, les représentations plus ou moins cohérentes des relations entre phénomènes, les axes relativement durables des commentaires de l’expérience vécue, bref ces pseudo-savoirs dont l’irréalité surgit par le fait et du seul fait qu’une science s’institue essentiellement dans leur critique »11, appartiennent, en langage foucaldien, à l’histoire de la volonté de vérité. Les idéologies scientifiques elles aussi sont des « non-sciences » qui prétendent dire le vrai : « une idéologie scientifique trouve une fin, quand le lieu qu’elle occupait dans l’encyclopédie du savoir se trouve investi par une discipline qui fait la preuve, opérativement, de la validité de ses normes de scientificité. À ce moment un certain domaine de non-science se trouve déterminé par exclusion »12. La science n’en est pas pour autant la connaissance de l’Être éternel : « la véridicité ou le dire-vrai de la science ne consiste pas dans la reproduction fidèle de quelque vérité inscrite de toujours dans les choses ou dans l’intellect. Le vrai c’est le dit du dire scientifique. À quoi le reconnaître ? À ceci qu’il n’est jamais dit premièrement. Une science est un discours normé par son processus de rectification critique »13.
C’est une même perspective qui caractérise les « science studies » dont le relativisme méthodologique (qui inspire, par exemple, le privilège donné aux études de controverse) ne doit pas être compris comme un scepticisme épistémologique. La distinction est affirmée avec force aussi bien par David Bloor14 que par Simon Schaffer et Steven Shapin15. Proposer une radicale historicisation des instruments, des pratiques et des concepts de la philosophie naturelle ou de la science moderne n’est pas ignorer la possible relation de connaissance établie avec les réalités naturelles.
Il en va de même pour l’histoire. Dans notre présent, l’interrogation essentielle porte sur la compatibilité, ou mieux, l’indissociabilité entre l’appartenance de l’écriture historique, quelle qu’elle soit, à la classe des récits et sa capacité à produire une connaissance soumise aux opérations spécifiques et aux critères de preuve de la discipline. En ce sens, la force critique de l’histoire ne se limite pas à démasquer les falsifications et les impostures, comme elle le fait depuis l’Humanisme. Elle peut et doit soumettre les constructions explicatives des réalités passées aux catégories de validation qui permettent de distinguer entre les interprétations recevables et celles qui ne le sont pas, sans pour autant récuser la possible pluralité des interprétations scientifiquement acceptables.
Ces questions quant au statut épistémologique propre de l’histoire ont acquis une importance particulière dans notre temps, menacé par les fortes séductions des histoires imaginaires destinées à justifier identités et idéologies. Dans ce contexte, une réflexion sur les conditions qui permettent de considérer les discours historiques comme des représentations et des explications adéquates du passé qui fut et n’est plus est devenue une tâche essentielle. Elle est possible si l’histoire fraie son chemin entre relativisme sceptique et positivisme ingénu, comme le suggère Carlo Ginzburg : « Les sources ne sont ni des fenêtres ouvertes, comme le croient les positivistes, ni des murs qui obstruent la vue, comme le soutiennent les sceptiques : en fait, c’est à des vitres déformantes qu’il faut les comparer. L’analyse des distorsions spécifiques à chaque source implique déjà un élément constructif. Mais la construction n’est pas incompatible avec la preuve ; la projection du désir, sans laquelle nul ne s’adonnerait à la recherche, n’est pas incompatible avec les démentis infligés par le principe de réalité. La connaissance est possible, même dans le domaine de l’histoire »16.
La connaissance historique est possible. Certes, mais elle est aujourd’hui fortement menacée par le déplacement de l’accréditation des discours, affirmations ou informations, dans le monde numérique. À l’examen critique des énoncés, soumis aux critères de la preuve, s’est substituée la confiance souvent aveugle dans le support partagé de l’énonciation : à savoir, le réseau social, quel qu’il soit (Facebook, WhatsApp, Twitter devenu X, TikTok, etc.). Liée aux transformations des pratiques de lecture, accélérées, impatientes, fragmentées, ce déplacement, qui substitue la crédulité à la critique, a permis et permet la prolifération des falsifications manipulatrices, l’imposition des « vérités alternatives », les réécritures trompeuses du passé et la circulation des théories les plus absurdes. Le péril est grand pour la connaissance vraie, qui depuis la cité grecque, comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, est la condition même de la délibération et de la décision démocratiques17.
Pour éviter un tel péril, un préalable est reconnaître et montrer que l’histoire n’est pas seulement récit mais aussi savoir. Pour Michel de Certeau l’opération historiographique produit des énoncés « scientifiques », si l’on définit « scientifique » comme « la possibilité d’établir un ensemble de règles permettant de “contrôler” des opérations proportionnées à la production d’objets déterminés »18. Ce sont ces opérations et ces règles propres qui permettent de rejeter la suspicion de relativisme, ou de scepticisme, née du constat de la mobilisation par l’écriture de l’histoire des tropes rhétoriques et des formules narratives qu’elle partage avec les récits de fiction.
Entre la connaissance et la fable, entre la vérité « scientifique » et les inventions de l’imaginaire, la distinction semble solidement établie… Et pourtant…D’une part, comme l’indique Hayden White à propos des romanciers sud-américains contemporains, peut-on dire que « leurs œuvres ne nous enseignent rien à propos de l’histoire réelle parce qu’elles sont des fictions ? […] Leurs romans sont-ils moins vrais parce qu’ils sont fictionnels ? »19. D’autre part, jamais les historiens ont eu le monopole de la représentation du passé – et moins encore peut-être en notre temps. Les récits de la littérature et les réminiscences de la mémoire leur furent et sont de rudes concurrences.
Les vérités historiques des fictions peuvent s’énoncer comme une série de paradoxes. Aux XVIe et XVIIe siècle, en Angleterre et en Espagne, sur les scènes des théâtres, c’est dans les distorsions des réalités factuelles que les dramaturges rendent visible la vérité du passé. Soit, à titre d’exemple, les pièces historiques de Shakespeare. Lorsqu’en 1623 John Heminge et Henry Condell (qui avaient été, comme Shakespeare lui-même, comédiens et propriétaires dans la compagnie du roi, celle des « King’s Men ») rassemblèrent pour la première fois dans un majestueux in-folio trente-six pièces du dramaturge, ils décidèrent de les distribuer entre trois genres : comedies, histories et tragedies. Si la première et la troisième catégorie demeuraient fidèle aux genres de la poétique aristotélicienne, la seconde, celle des « histories », rassemblait dix œuvres qui, en suivant l’ordre chronologique des règnes, déployait l’histoire d’Angleterre depuis le Roi Jean jusqu’à Henry VIII, ce qui excluait d’autres « histoires », celles des héros romains ou des princes danois ou écossais, placées dans la catégorie des « tragédies ». Les éditeurs transformèrent ainsi en une histoire théâtrale et continue de la monarchie et de la nation anglaises, indissociablement liées, des pièces qui avaient été écrites et représentées dans un ordre qui n’était pas celui des règnes. Ils en firent une narration dramatique organisée selon une chronologie qui était aussi celle des chroniqueurs, Edward Hall, John Stow, Richard Grafton et surtout Raphael Holinshed, qui avaient fourni à Shakespeare la matière historique de ses « histoires ». Cependant, l’histoire que les pièces portent sur la scène n’est pas celle des chroniques. Elle est une histoire ouverte aux anachronismes, une histoire régie par des chronologies proprement théâtrales, différentes de celle des événements tels qu’ils se succédèrent. Avant la publication du Folio, les « histories » (ou du moins certaines d’entre elles, en particulier Henry IV et Henry V) comptent parmi les pièces les plus souvent représentées et imprimées. Il est donc sûr qu’elles façonnèrent pour leurs spectateurs et leurs lecteurs des représentations et des expériences du passé national beaucoup plus fortes que les récits des chroniques.
Le temps des « histories » dramatiques n’est pas, ou pas seulement, celui des événements, des décisions et des défaites, des désirs et des conflits. Il est aussi le temps de la Fortune qui fait inévitablement succéder la chute au triomphe, la misère à la gloire. Les destins infortunés du duc de Buckingham, du cardinal Wolsey et de la reine Catherine dans Henry VIII montrent, par trois fois, les illusions de ceux et celles qui ont cru pouvoir soumettre l’histoire à leurs volontés. Ils sont les victimes du mouvement inexorable de la roue qui les hisse au sommet des honneurs avant de les précipiter dans un malheur que, finalement, ils acceptent dans la paix et le pardon.
Il est encore un autre temps dans les « histoires » : celui des desseins de Dieu. Les hommes ne doivent ni ne peuvent le déchiffrer, sauf lorsqu’ils sont envahis par une parole qui n’est pas la leur et dont ils ne sont que les porteurs. C’est le cas des prophètes inspirés qui annoncent le désastre, comme l’évêque de Carlisle dans Richard II ou bien l’âge d’or, comme Thomas Cranmer dans Henry VIII. En dehors ces moments inouïs, la signification de ce qui advient demeure opaque pour les mortels, même s’ils sont rois. La force des « histories » shakespeariennes provient sans doute de leur capacité à montrer l’impossibilité d’assigner un sens sûr, unique, aux événements. Les pièces historiques proposent ainsi des « histories » à l’imagination ou à la mémoire des spectateurs des représentations ambiguës, contradictoires, incertaines du passé.
Au XIXe siècle, la vérité paradoxale de la fiction se déplace. Elle s’écrit dans les descriptions romanesques du monde social. Lorsque le genre s’empare à son tour du passé. Il le fait dans un nouvel ordre du discours caractérisé par l’invention de la « littérature » telle que nous l’entendons aujourd’hui. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans les dictionnaires, le mot s’est éloigné de la signification qui, au siècle précédent, l’identifiait à l’érudition. La nouvelle définition se fonde sur trois notions fondamentales : l’individualisation de l’écriture, l’originalité des œuvres, la propriété littéraire. Leur association rencontre une forme achevée à la fin du XVIIIe siècle, au temps du « sacre de l’écrivain », pour reprendre la formule de Paul Bénichou20. Ce « sacre » se traduit par la conservation et la fétichisation des manuscrits autographes, devenus garants de l’authenticité des écrits de l’écrivain21, le désir de rencontrer les auteurs ou de correspondre avec eux, le pèlerinage sur les lieux où ils ont vécu, l’érection de statues et de monuments qui exposent leur gloire22. Au XIXe siècle, cet ensemble de gestes culmine dans un fait majeur : la construction de la figure de l’écrivain national qui exprime l’âme même de son peuple23.
Une fois la littérature bien établie dans sa définition moderne, la vérité revendiquée par l’écriture littéraire est celle d’un savoir véritable sur la société tout entière, telle qu’elle fut et telle qu’elle est. Puisque cette vérité est ignorée par les historiens du temps, fascinés par les grands événements et les grands personnages, la tâche première du roman consiste à prendre en charge la connaissance vraie du monde social, celui du passé comme celui du présent Comme l’indique Manzoni, dissimulé derrière un interlocuteur imaginaire, dans son livre Del romanzo storico paru en 184524 et cité par Carlo Ginzburg, le romancier doit « mettre devant mes yeux, sous une forme nouvelle et spéciale, une histoire plus riche, plus variée, plus accomplie que celle qui se trouve dans les œuvres auxquelles on donne ce nom plus communément et comme par antonomase. L’histoire que nous attendons de vous n’est pas un récit chronologique de simples faits politiques et militaires, avec, à l’occasion, quelque événement extraordinaire d’une autre sorte, mais une représentation plus générale de l’état de l’humanité en un temps et un lieu, naturellement, plus circonscrits que ceux où se situent d’ordinaire les travaux d’histoire, au sens le plus habituel du terme »25. L’objet du roman, continue Manzoni en pensant à son propre livre, I Promessi sposi, Les Fiancés, paru vingt ans auparavant, en 1827, est de faire connaître « les coutumes, les opinions, soit générales, soit particulières à telle ou telle classe de personnes : les effets privés des événements publics, que l’on appelle plus précisément historiques, et des lois, ou des volontés des puissants, de toutes les manières dont elles se manifestent ; en somme, tout ce qu’il y a eu de plus caractéristiques, dans toutes les conditions de la vie, et dans les relations des unes avec les autres, une société donnée à un moment donné : voilà ce que vous vous êtes proposé de faire connaître »26.
Dans cette perspective, le romancier est le véritable historien qui désigne les différentes temporalités qui traversent une même société. C’est ce que montre avec une particulière acuité Balzac dans les Illusions perdues. Il présente son roman dans la dernière phrase du premier paragraphe du livre comme une « grande petite histoire »27. Petite histoire, parce qu’elle débute dans un petit atelier d’imprimerie d’une petite ville de province : « À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application ». Une « petite histoire », donc, mais en vérité une « grande histoire » parce que le contraste entre les presses en bois de l’atelier angoumoisin et les presses mécaniques de ceux de la capitale est le signe ou la matrice des espérances de tous ceux qui quittent la province attardée, dépréciée, pour la capitale où se déploient et se perdent les illusions. Durant les années de la Restauration, le calendrier est le même à Paris et à Angoulême, mais le roman montre que les deux villes ne vivent pas dans le même temps : ce qui est devenu « sans application » dans la capitale est encore le présent de la province.
Lorsque l’histoire des historiens abandonna sa fascination pour les faits politiques et les grands personnages pour s’attacher à l’étude des sociétés, c’est dans le paroxysme du singulier que s’énonce la vérité de la fiction. Écrire les vies uniques d’individus particuliers devint un genre favori. Borges nomme l’un de ses précurseurs dans Bibliothèque personnelle : « Vers 1935 j’ai écrit un livre candide qui s’appelait Histoire universelle de l’infamie. Une de ses nombreuses sources, point encore signalée par la critique, fut ce livre de Schwob ». Borges fait ici référence ici aux Vies imaginaires de Marcel Schwob. Pour écrire ces vies, dit Borges, Schwob « inventa une curieuse méthode. Les protagonistes sont réels ; les faits peuvent être fictionnels et souvent fantastiques. La saveur particulière de ce livre réside dans ce va-et-vient »28.
Borges inclut ainsi dans la bibliothèque de ses livres préférés, les Vies imaginaires publiées par Marcel Schwob dans Le Journal entre 1894 et 1896, avant leur réunion en un seul volume en 189629. La « méthode curieuse » de Schwob consiste à séparer radicalement les destins particuliers des destinées collectives, à privilégier les « brisures singulières et inimitables » des existences, à libérer l’écriture biographique de la vérité historique30. Pour lui, l’art, qu’il soit littérature ou peinture, se définit en opposition à l’histoire : « La science historique nous laisse dans l’incertitude sur les individus. Elle ne nous révèle que les points par où ils furent attachés aux actions générales », tandis que « l’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas ; il déclasse ». L’art du biographe, tout comme celui du peintre japonais Hosukaï, consiste « à accomplir la miraculeuse transformation de la ressemblance en diversité », « à rendre individuel ce qu’il y a de plus général ». La recherche des « bizarreries » ou des « anomalies » propres à chaque individu ne suppose aucunement la soumission à la réalité : le biographe « n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains [...]. Au milieu de cette grossière réunion le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n’est pas utile qu’elle soit pareil à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu’elle soit unique, comme toute autre création ». Le genre apparemment le plus historique, la biographie, doit donc s’écarter de l’histoire pour s’approcher d’une vérité plus profonde, plus essentielle : « raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou criminels ». Ainsi, l’idéal de la biographie, ou de la littérature tout entière, consiste à « différencier infiniment ». Ainsi, la vérité n’est pas bridée par le principe de réalité ; elle surgit avec plus de force de la fable elle-même.
Suivant le chemin ainsi ouvert, la littérature au XXe siècle s’empara de ce que l’histoire des populations et des économies, des sociétés et des mentalités, ignorait ou occultait, à savoir les vies uniques, obscures, fragiles. Dans les romans, cette attention s’attache aux histoires infimes, comme le font les huit chapitres du livre de Pierre Michon, Vies minuscules, paru en 1984.31 Mais les existences anonymes et les destins ignorés n’habitent pas seulement l’imagination des romanciers. Elles peuvent se rencontrer également dans les archives elles-mêmes, en particulier, celles de la police et des cours de justice. Souvent traitées statistiquement par les historiens des délits et des peines, ces documents peuvent être lus autrement puisqu’ils conservent des traces, brèves et mystérieuses, de vies singulières.
Ce sont de tels éclats de vies que Foucault désirait réunir dans une « anthologie d’existences » qu’il présenta en 1977 dans un essai conçu comme une introduction générale à une collection (jamais publiée) de documents des XVIIe et XVIIIe siècles. Il l’intitula « La vie des hommes infâmes », infâmes parce que sans « fama », sans réputation, sans gloire : « Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassées en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. [...] Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier »32. Inversant le procédé de Schwob, c’est dans des existences réelles, racontées en quelques mots dans des rapports de police, des registres d’internement, des placets adressés au roi ou des lettres de cachet, que Foucault situe « un certain effet mêlé de beauté et d’effroi » qui saisit celui qui les découvre : « J’ai voulu qu’il s’agisse toujours d’existences réelles ; qu’on puisse leur donner un lieu et une date ; que derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides et qui peuvent bien la plupart du temps avoir été faux, mensongers, injustes, outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts, des souffrances, des méchancetés, des jalousies, des vociférations. J’ai donc banni tout ce qui pouvait être imagination ou littérature »33.
Dans ces vies connues seulement par les traits brefs et énigmatiques retenus par les institutions, Foucault rencontrait des existences perdues, à jamais oubliées sans ce moment où elles se heurtèrent au pouvoir ou tentèrent de l’utiliser : « J’ai voulu en somme rassembler quelques rudiments pour une légende des hommes obscurs, à partir des discours que dans le malheur ou la rage ils échangent avec le pouvoir »34. Cette volonté d’approcher au plus près la vérité des destins singuliers à partir, non pas de la fable mais d’un « rapport à la réalité », affronte une situation extrême puisque « l’existence de ces hommes et de ces femmes se ramène exactement à ce qui en a été dit ; de ce qu’ils ont été ou de ce qu’ils ont fait rien ne subsiste ; sauf en quelques phrases »35. Relevant le défi, Foucault refuse la littérature qui fait de la fiction le lieu même des vérités les plus intenses sur la réalité. Dans son projet, les termes s’inversent : « Cette pure existence verbale qui fait de ces malheureux ou de ces scélérats des êtres quasi fictifs, ils la doivent à leur disparition presque exhaustive et à cette chance ou malchance qui a fait survivre, au hasard des documents retrouvés, quelques rares mots qui parlent d’eux ou qu’ils ont eux-mêmes prononcés »36. Dans la « légende des hommes obscurs » se produit ainsi « une certaine équivoque du fictif et du réel »37.
Entre la vérité de la fiction et la poésie du réel, les historiens doivent-ils choisir ? Ils peuvent reconnaître avec Carlo Ginzburg, que multiples sont « les formes que la fiction peut prendre pour se mettre au service du réel »38. Il ne s’agit pas d’affirmer que fiction et histoire produisent une même vérité, mais d’identifier à quelles conditions un texte littéraire, dans son écriture ou sa lecture, produisent la connaissance des réalités du passé. Dans Le fil et les traces, Ginzburg analyse trois dispositifs narratifs qui assurent une telle connaissance. Le premier est celui de l’« estrangement », identifié par les formalistes russes comme « le procédé littéraire qui transforme quelque chose de familier – un objet, un comportement, une institution – en quelque chose d’étrange, d’insensé, de ridicule »39. Est ainsi proposée une « docte ignorance » qui récuse la perception aveugle des évidences, l’acceptation automatique des coutumes, la soumission à l’ordre des choses. Les figures de l’illettré savant, du sage sauvage, du paysan astucieux, ou bien les animaux des fables incarnèrent dans les écrits et les images ces modes paradoxaux du dévoilement des vérités occultées et ignorées. Un second procédé, propre à la lecture, consiste à remonter de la fiction au document, de la vérité esthétique, qui suppose la suspension de l’incrédulité, à la vérité critique « qui rattache à un passé invisible (grâce à une série d’opérations opportunes) des signes tracés sur du papier ou sur des parchemins ; des pièces de monnaie, des fragments de statues abîmées par le temps, etc. »40. Il s’agit donc d’inverser la démarche du New Historicism et de découvrir dans les fables des vérités historiques et ainsi « de construire la vérité sur des fables, l’histoire vraie sur l’histoire fictive »41. Un troisième procédé inscrit la vérité historique dans la fiction romanesque : l’emploi du discours direct libre qui introduit dans le récit à la troisième personne, suspendu pour un temps, les pensées secrètes, intimes, muettes de l’un des protagonistes. Ginzburg observe : « Un tel procédé semble interdit aux historiens, parce que, par définition, le discours direct libre ne laisse pas de traces documentaires. Nous nous trouvons dans une zone située au-delà ou en-deçà de la connaissance historique et qui lui reste inaccessible ». Il ajoute, toutefois, que « les procédés narratifs sont comme des champs magnétiques : ils provoquent des questions, et attirent de possibles documents. En ce sens un procédé comme le discours direct libre, né pour répondre sur le terrain de la fiction, à une série de questions posées par l’histoire, peut être considéré comme un défi indirect lancé aux historiens »42. Sous certaines conditions, « il se pourrait qu’un jour ces derniers le relèvent » - et certaines tentatives, comme la reconstruction des rêves de la femme Wang dans le livre de Jonathan Spence43, l’ont déjà fait.
Vérité historique de la fiction, donc, sans que pour autant soit effacée la différence existante entre l’art du romancier et le métier de l’historien. Ce métier est-il compatible avec le parti affirmé par Foucault dans son herbier de vies singulières ? : « Ce n’est point un livre d’histoire. Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment »44. Il ajoute, avec une pointe d’amertume : « ce livre ne fera donc pas l’affaire des historiens, moins encore que les autres »45. La beauté de ces « étranges poèmes » que sont les existences d’archive est-elle vraiment interdite aux historiens ? Dans un livre ouvert par une citation de Marcel Schwob (« La science historique nous laisse dans l’incertitude sur les individus ») et inscrit dans la référence à « La vie des hommes infâmes », Arlette Farge lie sensibilité et connaissance, émotion et compréhension. Son livre, Vies oubliées, fondé sur des « lambeaux d’archives », qui sont autant de reliquats inclassables où se lisent des existences elles-mêmes en lambeaux, affirme cette certitude dans sa dernière phrase : « Osons considérer à leur juste place, l’affect et la sensibilité comme des universels humains, permettant d’être plus proche des aspérités du réel des siècles passées et de mieux saisir dans leurs instants les plus inattendus ces mondes oubliés ; ici les pénombres du Siècle des Lumières »46. Comme chez Schwob, l’objet est l’« unique », l’irréductiblement singulier, mais, à la différence des « vies imaginaires », celles rencontrées dans les fragments d’archives ont bien été vécues, souvent dans la détresse, quelquefois dans le bonheur. Comme chez Foucault, l’émotion naît du sentiment de la proximité avec « le mystère, la beauté et la folie de la vie »47, mais, à la différence des « vies infâmes », le livre est bien un livre d’histoire. Il oblige à penser les contraintes partagées et les réalités communes dans lesquelles s’inscrivent les expériences les plus extravagantes, les plus inattendues, les plus insolites. De ce fait, si « les bribes de vie sont comme les minuscules détails de bien plus vastes tableaux », elles prennent sens dans les destins collectifs où elles insèrent leur singularité. L’histoire reprend ses droits puisqu’il s’agit de « rendre perceptible, émotionnellement intelligible, le jeu constant des relations entre pouvoir et sujets, acteurs sociaux et pratiques quotidiennes »48.
Tout comme la littérature, la mémoire a affirmé que sa relation au passé était plus authentique, plus vraie que celle étable par l’écriture de l’histoire. Ce fut durablement le cas dans la tradition juive, réticente au traitement historiographique du passé et privilégiant durablement, comme l’a montré Yosef Yerushalmi, sa présence dans les rituels.49 Ce fut le cas aussi au XIXe siècle lorsque la mémoire romantique opposa la connaissance vive, affective, engagée du passé à la froideur inerte des récits d’historiens. Pour Ricœur, l’essentiel n’est pas dans cette rivalité pour dire le vrai du passé mais dans les différences entre le régime propre de vérité de la mémoire, individuelle ou collective, intérieure ou instituée, et celui de l’histoire.
Trois différences fondamentales opposent ces deux formes de la présence du passé que sont le travail de la mémoire et l’opération historiographique. La première est celle qui différencie le témoignage du document. Si le premier est inséparable du témoin et suppose que son dire soit tenu pour recevable, le second donne accès à « nombre d’événements réputés historiques [qui] n’ont jamais été les souvenirs de personne »50. À l’acceptation (ou à la récusation) de la crédibilité de la parole qui témoigne est substitué l’exercice critique qui soumet au régime du vrai et du faux, du réfutable et du vérifiable, les traces du passé. Au témoignage, dont le crédit est fondé sur la confiance accordée au témoin, est opposée la nature indiciaire du document. Une seconde différence oppose l’immédiateté de la réminiscence à la construction explicative des phénomènes historiques, quelle que soit l’échelle de leur analyse et quel que soit le mode de leur intelligibilité, qui privilégie soit les déterminations méconnues par les acteurs, soit leurs raisons et stratégies explicites. De là, la troisième distinction : entre la reconnaissance du passé et la représentation du passé. À la « visée de fidélité de la mémoire » s’oppose « le projet de vérité de l’histoire »51, fondé sur l’analyse critique des documents, qui sont autant de traces de ce qui fut et n’est plus, et sur les opérations qui en produisent la compréhension.
Cette série de différences est la condition même de possibilité d’une « mémoire équitable », comme écrit Ricœur – « équitable » parce qu’elle oblige les mémoires particulières à se confronter à une représentation du passé située dans l’ordre d’un savoir universellement acceptable : « Il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? »52.
Pour conclure, un dernier paradoxe. Les œuvres d’imagination qui imitent les discours de savoir ne seraient-elles pas les meilleures garantes du régime de vérité propre à la connaissance fondée sur des preuves ? C’est le cas de la biographie du peintre Jusep Torres Campalans publiée par Max Aub à Mexico en 195853. L’ouvrage met au service de la biographie toutes les techniques modernes de l’accréditation du discours historique : deux photographies qui donnent à voir les parents du peintre et celui-ci en compagnie de son ami Picasso, les articles de deux journaux français, L’Intransigeant et Le Figaro illustré, qui ont publié des déclarations de Campalans en 1912 et 1914, faites avant son départ de Paris pour le Mexique, l’édition du Cuaderno Verde dans lequel le peintre a noté entre 1906 et 1914 observations, aphorismes et citations, le catalogue de ses œuvres établi par un jeune critique irlandais, Henry Richard Town, qui préparait en 1942 une exposition des tableaux à Londres mais qui mourut dans un bombardement allemand, la transcription des conversations que Max Aub a eues avec Campalans quand il le rencontra à San Cristobal de Las Casas en 1955 et, finalement, les reproductions de œuvres elles-mêmes (qui furent exposées à Mexico en 1958 puis à la Bodley Gallery à New York en 1962 lors de la présentation de la traduction anglaise de l’ouvrage)54. Le livre exhibe donc toutes les techniques et toutes institutions d’authentification du réel mentionnées par Barthes dans son essai sur l’effet de réel : photographies, reportages, expositions55.
Et pourtant, Jusep Torres Campalans jamais n’exista. Max Aub, un socialiste espagnol exilé en France après la défaite de la République et réfugié au Mexique pour fuir les persécutions du Régime de Vichy, inventa ce peintre imaginaire dont il peignit les toiles pour se moquer des catégories les plus chères aux historiens de l’art. Ses cibles étaient l’explication des œuvres par la biographie de l’artiste, l’élucidation du sens caché des tableaux, l’arbitraire des techniques d’attribution et de datation, ou encore l’usage des notions contradictoires et pourtant toujours associées d’influence et de précurseur. Campalans, qui a subi les influences de Matisse, Picasso, Kandisky et Mondrian, a pourtant été, comme le montrent les dates de ses œuvres, le premier peintre cubiste, le premier peintre expressioniste, le premier peintre abstrait.
Aujourd’hui, le livre de Max Aub peut être lu autrement. En mobilisant les modes d’authentification du réel que partagent l’écriture historique et l’invention littéraire, il montre, à la manière de Barthes, les parentés qui les lient. Mais, il multiplie aussi les avertissements ironiques qui doivent éveiller la vigilance du lecteur. Ce n’est pas par hasard que Max Aub rencontre Campalans lors d’un colloque célébrant les trois cents cinquante ans de l’édition de Don Quichotte, ou que le « Prologue indispensable » du livre se termine avec une référence au « meilleur » de tous les prologues, justement celui de Don Quichotte56. Ainsi, au sein même de la supercherie littéraire, est rappelé l’écart qui sépare la connaissance vraie et la fable imaginée, la réalité qui fut et les référents illusoires. En cela, le livre de Max Aub accompagne, sur un mode parodique, les ouvrages consacrés aux falsifications historiques, toujours possibles, toujours plus subtiles, mais aussi démasquées par le travail critique57. Il manifeste ainsi la radicale différence entre les enchantements de la fiction et les opérations propres à la connaissance historique. Mais il le fait en rappelant leur lien indissociable.
Un des épigraphes de l’ouvrage attribue à un certain Santiago de Alvarado, auteur supposé d’un livre inexistant intitulé Nuevo mundo caduco y alegrias de la mocedad de los años de 1781 hasta 1792 la sentence suivante : « ¿Cómo puede haber verdad sin mentira ? », « Comment peut-il y avoir une vérité sans mensonge ? »58. La formule aurait pu être le titre de cette conférence.