Cabinets de curiosités et cabinets d’histoire naturelle, ancêtres des muséums

L’appellation « cabinet » en Histoire des sciences

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Cabinet de curiosité, Pomian (Krzysztof), Muséum d’histoire naturelle de Grenoble, Messine (Antonello de), Raby l’Américain

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Cabinet de curiosité, Pomian (Krzysztof), Natural History Museum of Grenoble, Messine (Antonello de), Raby l’Américain

Texte

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Photographie Fabian da Costa, © Musée de Saint-Antoine-l'Abbaye

Cabinet de curiosités de l'Ordre de Saint-Antoine, exposition permanente au Musée départemental de Saint-Antoine-l'Abbaye (Isère).

L’étude des origines scientifiques des muséums d’histoire naturelle en Europe permet de distinguer deux périodes antérieures à leur naissance et qui ont contribué à leur avènement : celle des cabinets du curiosités et celle des cabinets d’histoire naturelle. C’est le cas du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble créé en 1851 et dont les premières collections sont héritées de collections rassemblées à la fin du XVIIIe siècle dans les cabinets de curiosités dauphinois et au sein du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble1.

Le mot « cabinet » désigne à l’origine le cabinet de travail, c’est-à-dire un espace où un meuble de bois est posé sur le carrelage d’une cathédrale, comme on peut le voir représenté par Antonello de Messine et son Saint Jérôme dans son cabinet de travail, peinture à l’huile réalisée vers 1474-1475. Le meuble est installé dans un espace de petite dimension. Il est posé sur une estrade à laquelle on accède par un seuil composé de trois marches. Il est comme lové à l’intérieur de la cathédrale, si bien que l’appellation de « cabinet-travail » confère à cet espace spécifique toute sa symbolique. Le saint ‒ et plus tard le prince ou le savant ‒ s’y retire pour penser, méditer, réfléchir le monde :

« Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité, ils me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas. Je me donne tout entier aux Anciens ». Lettre de Nicolas Machiavel à Francesco Vettori, 10 décembre 1513.

Désignant à l’origine l’espace spécifique du retour sur soi, le meuble « cabinet » va résumer en Italie à la Renaissance l’espace qu’il a désigné sous le même nom : il va alors prendre plusieurs aspects, évoluant selon toutes les modes et les effets stylistiques donnés par les ébénistes. Il sera apprécié par sa spécificité : on peut le transporter de demeure en demeure.

Un retour à la désignation de l’espace s’opère au tournant du XVIe siècle, à la fin des guerres de Religion, avec les cabinets de curiosités. Princes, religieux et savants, aussi bien dans l’Empire qu’en France, se mettent à collectionner des objets « admirables », des animaux naturalisés, des plantes exotiques et des instruments scientifiques. Les « curieux » de la Renaissance ‒ terme selon lequel on désigne à l’époque ces amateurs d’art et de science ‒ organisent leurs collections en quatre catégories : les artificialia ou mirabilia qui regroupent les choses étonnantes modifiées ou recréées par l’homme – antiquités, œuvres d'art, armes et monnaies ; les naturalia ou « choses de la nature » qui rassemblent les animaux naturalisés, les squelettes, les coquillages, les herbiers, les fossiles, les minéraux et les « monstres » ; les exotica qui regroupent les plantes et les animaux exotiques ; et enfin les scientifica qui désignent les instruments scientifiques. En Dauphiné et à Grenoble, au cœur du sillon alpin, on observe qu’en minéralogie et en botanique, les collections alpines se ressentent des influences croisées de l’Italie et des États allemands.

Le Cabinet de curiosités de l’Ordre de Saint-Antoine est légué en 1777 au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble afin d’en constituer les premières collections. Il reflète les particularités des spécimens recueillis en Europe sur les routes des maisons et préceptories constituant le réseau antonin2. Le cabinet des Antonins renfermait alors 5.400 monnaies et médailles, 360 antiques dont une momie de femme, deux vases canopes en albâtre, des amphores, des bronzes antiques et des naturalia. Nous conjecturons que les spécimens minéralogiques qu’il rassemblait avaient pu circuler le long des voies antonines entre l’Est de l’Europe et la maison-mère à Saint-Antoine, les antiques ainsi que les collections égyptiennes remonter depuis le port de Marseille en suivant le Rhône vers l’abbaye. C’est le jeune Jean-François Champollion qui dressera en 1811 et en 1812 les deux premiers états des collections scientifiques contenus dans le cabinet des Antonins, marquant ainsi tout l’intérêt des chercheurs dauphinois pour l’égyptologie naissante3.

Dès sa création, le cabinet de Grenoble reçut en don un autre cabinet de curiosités qu’il intégra également : celui de Raby l’Américain, un négociant dauphinois ayant fait fortune aux Antilles. Le cabinet que ce voyageur avait rassemblé dans sa maison à Grenoble contenait des cartes de géographie, des livres, des manuscrits, un médailler, un coquillier et des instruments scientifiques. Une collection ethnologique composée de spécimens péruviens et mexicains l’ornementait : du Pérou, Raby avait rapporté un arc, un carquois et des flèches empoisonnées au curare – « carquois renfermant des flèches trempées dans le suc du mancenillier, arbre très vénéneux » ; du Mexique, il avait rapporté « un ornement en plumes d’oiseaux, deux tabliers de filament d’écorce d’arbre, un panier en paille, ouvrage des sauvages de l’Amérique ». Sa collection exotique (coquilles) et sa collection locale (minéralogie des Alpes) donnaient déjà la double vocation des collections du futur Muséum : tout à la fois exotique et alpine.

Les cabinets d’histoire naturelle constituent la phase suivante du développement des institutions savantes liées aux sciences. Buffon (1707-1788), intendant du Jardin du roi (futur Muséum national), organise à Paris le cabinet d’histoire naturelle du roi, modèle à suivre désormais en France et en Europe pour l’aménagement de collections. Sous l’influence de Buffon, le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble récemment créé s’organise alors : il est cité par Dezallier d’Argenville parmi les plus beaux cabinets d’histoire naturelle en Europe.

Le règne de Buffon va durer un demi-siècle. La nouvelle nomenclature classe les collections selon « les trois ordres de la nature », minéral, végétal et animal, et ne laisse pas de place aux spécimens bizarres, aux objets imitant la nature mais ornés ou décorés, comme les noix de coco sculptées, objets emblématiques des cabinets de curiosités. Partout en Europe, en Autriche comme à Grenoble, on élimine, sépare ou pilonne les spécimens inclassables, se livrant à ce que l’historien Krzysztof Pomian a appelé « le dressage de la curiosité ».

À la faveur des voyages de circumnavigation au tournant du XIXe siècle, les collections exotiques à Paris comme à Grenoble explosent et font évoluer une nouvelle fois les cabinets : ils prennent la forme de muséums dont la nomenclature intègre cette fois-ci les collections exotiques arrivées en masse et acceptent les collections anthropologiques, sonnant comme le retour des cabinets de curiosités.

Notes

1 J. Rochas, Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d'histoire naturelle de Grenoble (1773-1855), thèse sous la dir. de Gilles Bertrand, Université Grenoble Alpes, 2006. Retour au texte

2 A. Mischlewski, « Entre royaume de France et Saint-Empire : les maisons des Antonins dans le Centre-Est », in Un ordre hospitalier au Moyen-Age : les chanoines réguliers de Saint-Antoine-en-Viennois, Grenoble, PUG, 1995. Retour au texte

3 J. Rochas, « Objets égyptiens présents dans les cabinets de curiosités dauphinois : de Saint-Antoine l’Egyptien à Jean-François Champollion », Colligo, 2022, 5 (1). Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Joëlle Rochas, « Cabinets de curiosités et cabinets d’histoire naturelle, ancêtres des muséums », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 09 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=686

Auteur

Joëlle Rochas

Docteure en Histoire, conservatrice en chef UGA

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