Expérimentation et Terrain

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Mots-clés

échelade, François Ier, montagne, territoire, performance studies, Alpes

Keywords

échelade, François Ier, mountain, territory, performance studies, Alps

Texte

CArMo mise en place des échelles de bois sur les parois du Mont Aiguille, voie des Tubulaires, 19 et 20 juin 2022

CArMo mise en place des échelles de bois sur les parois du Mont Aiguille, voie des Tubulaires, 19 et 20 juin 2022

©marjolaine Gal-20.jpg

Si le travail des archéologues, qui exhument des éléments matériels du passé, est bien identifié scientifiquement, il est moins évident de chercher à retrouver des gestes, des sensations et des émotions propres à des cultures et des sociétés anciennes. C’est pourtant le pari que fait l’histoire expérimentale qui croise performance studies, archéologie vivante et recherche action.

Les 6 et 7 juillet 2019, une caravane de marcheurs et de cavaliers en armure du XVIe siècle franchissait le col de Mary à Saint-Paul-sur-Ubaye, à 2641 mètres d’altitude (projet MarchAlp-labex ITEM). En mettant ses pas dans ceux de François Ier, il s’agissait de retrouver et de comprendre les conditions humaines et matérielles du franchissement armé de ce col, effectué en août 1515, un mois avant la bataille de Marignan. L’approche consistait à prendre son corps et le milieu naturel montagnard comme des laboratoires susceptibles de produire des données analysables par les scientifiques, et ainsi d’obtenir des informations qu’une approche classique ne fournirait pas. En effet, la méthode historienne, qui s’appuie sur les sources manuscrites, imprimées ou iconographiques, ne permet pas de cerner un tel épisode : franchir les Alpes en armure. Nous disposons de nombreux documents d’époque qui évoquent les faits, cependant, si les mots constituent des sources, l’historien peine à les interpréter : « il nous fâche fort de porter le harnois dans ces montagnes », écrit François Ier. Comment rendre compte d’une action, de l’effort qu’elle implique, de la performance qu’elle représente, tant pour les personnes, individuellement et collectivement, physiquement et moralement, que pour les matériels et les animaux ? Pour mieux entrer dans l’intelligence d’une action, il est nécessaire de retrouver ces gestes, leur cohérence et leur intelligibilité. L’histoire expérimentale permet de dépasser le stade de la pure conjecture, pour formuler des éléments de réponses complémentaires fiables. Il est pour cela nécessaire d’aller chercher des experts hors discipline et hors champ académique : un batteur d’armure par exemple, des fabricants d’épées ou de cottes de mailles. Nous avons ensuite porté nous-mêmes l’armure, afin d’habituer corps et esprit, avant de réaliser des séries de tests biomécaniques (par le laboratoire GIPSA-Lab) et physiologiques (laboratoire HP2), en complément d’un support informatique apporté par des chercheurs de l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique). Sur le terrain, un accompagnement médical a permis de suivre la fréquence cardiaque et la lactatémie. Toutes ces mesures ont fourni des informations précises sur le port de l’armure et le déplacement d’un corps armé. Nous avons ainsi pu mieux comprendre l’expression de l’effort exprimé par François Ier, en apportant des données quantitatives et qualitatives inédites sur le sujet1.

De la même manière, un projet lié à l’appréhension de la verticalité à la Renaissance (projet CArMo, labex ITTEM) a permis de revisiter la première ascension du mont Aiguille (2087 mètres) effectuée en juin 1492. Là aussi, les sources manuscrites permettaient d’établir les faits, sans pour autant apporter les éléments de compréhension précis sur les conditions humaines et matérielles de l’action. Comment s’effectuait une ascension par échelade ou escalade, autrement dit à l’aide d’échelles ? Un processus strictement militaire au Moyen Âge, réservé à l’assaut des remparts, devient, en 1492, une action associée à la montagne. Dans ce cas, comme dans celui du franchissement des Alpes, l’enjeu méthodologique était de comprendre les ressorts d’une action, en passant par la restitution de ses gestes spécifiques et des contraintes qui lui étaient liées. Des échelles d’assaut en bois ont donc été fabriquées et l’ascension par échelade, testée, en armure et sans armure, en laboratoire (GipsaLab) et sur les parois du mont Aiguille (en juin 2022). Une ascension avec quatre échelles de différents types a permis de mesurer les difficultés d’acheminement, de montage et de calage des éléments sur des vires étroites. On en déduit la logistique et les nécessaires aménagements, type plateforme et monte-charge, qui ont accompagné la première escalade au sens moderne du terme. On se rapproche ainsi de la réalité de l’action, de l’engagement humain, collectif et individuel, ainsi que des conditions réelles d’utilisation des équipements.2 Une modélisation 3D du mont ayant été effectuée, une reconstitution complète de la première escalade est désormais possible sous forme virtuelle.

Dans le cas des programmes MarchAlp et de CArMo, le projet scientifique s’est accompagné d’une ouverture large de la réalisation, sous la forme d’une histoire publique, indissociable de l’expérience du terrain. Celle-ci s’est construite à l’aide de l’expertise d’acteurs locaux, élus, habitants, passionnés et artisans, qui ont prêté leur concours à la réalisation des expérimentations. Dans le village de Maljasset, au pied du col de Mary, comme à Chichilianne, au pied du mont Aiguille, des événements publics ont été organisés. Leur objectif était d’impliquer plus largement les habitants d’un territoire, de montrer que la montagne a une histoire longue et qu’elle joue parfois un rôle majeur, bien au-delà de l’histoire des sociétés locales. La médiation scientifique s’est également concrétisée par la réalisation de deux documentaires audiovisuels, Des chevaliers dans la montagne (Prix du public des Rencontres Montagnes & Sciences 2019) réalisé par Marjolaine Gal et Retour au mont Aiguille (Grand Prix du film d’aventure scientifique des Rencontres Montagnes & Sciences 2023) par Ludovic Veltz. Ceux-ci visent à restituer une part de l’engagement scientifique et humain vécu au cours de ces expérimentations, tout en soulignant l’immersion de la démarche scientifique dans un territoire de montagne et auprès de ceux qui le font vivre.

Notes

1 Stéphane Gal (dir.), Des chevaliers dans la montagne. Corps en armes et corps en marche 1515-2019, Grenoble, UGA Éditions, 2021. Retour au texte

2 Stéphane Gal, Escalade 1492, aux origines de l’alpinisme, Paris, Arkhé, à paraître en 2024. Retour au texte

Illustrations

  • CArMo mise en place des échelles de bois sur les parois du Mont Aiguille, voie des Tubulaires, 19 et 20 juin 2022

    ©marjolaine Gal-20.jpg

Citer cet article

Référence électronique

Stéphane Gal, « Expérimentation et Terrain », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=748

Auteur

Stéphane Gal

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