Détail d’un mur en béton brut de décoffrage du Museu de arte moderna de Rio de Janeiro (architecte Affonso Eduardo Reidy), achevé en 1955, partiellement détruit par un incendie en 1978
Photographie L. Baridon, 2023
Si l’histoire de l’art a compté parmi les disciplines ayant participé aux renouvellements théoriques et épistémologiques qui ont marqué les sciences humaines et sociales ces dernières décennies, force est de constater que ses efforts ont été nettement plus orientés vers la dimension visuelle que vers la perspective matérielle des productions humaines.
En se saisissant du tournant visuel identifié dans les années 1990 autour des concepts de Pictorial Turn (T. Mitchell 1992) et d’Iconic Turn (G. Boehm 1992), l’histoire de l’art a élargi ses questionnements au domaine des images, à leur omniprésence croissante et à leurs fonctions dans nos sociétés, en privilégiant les notions de vision et de visualité. En revanche, l’émergence d’un Material Turn au milieu des années 1980, ouvrant au champ interdisciplinaire de la Material Culture, a davantage mobilisé les chercheurs en anthropologie (D. Miller, T. Ingold, A. Gell), en sociologie (B. Latour, A. Appadurai) et en archéologie qu’en histoire de l’art.
Matière et matérialité sont pourtant consubstantielles à la conception, la production et l’interprétation des artefacts visuels de toutes les cultures et de toutes les périodes. Même les mouvements artistiques qui ont cherché à s’en émanciper ou tendent à s’en détacher (art conceptuel, arts numériques…) ne peuvent en faire l’économie. L’œuvre n’est pas seulement le point de départ du travail de l’historien de l’art. Elle est le résultat d’une série d’opérations techniques et concrètes qui se font sentir tout au long de son existence. La connaissance de ce processus permet de comprendre les œuvres, plus précisément, plus intimement.
Une thématique transdisciplinaire
L’ouverture de la discipline à la globalisation a accéléré la critique du paradigme occidental fondé sur l’opposition hiérarchique entre idée et matière tout en renforçant la réflexion sur le relativisme culturel de la perception de la matière. L’anthropologie invite à repenser le monde matériel comme un monde de matières en perpétuelle transformation, dotées d’agency, et non comme un monde de substances inertes et immuables. Elle conduit les chercheurs à porter une plus grande attention à la matérialité des objets dans les processus d’échanges et de circulations, et à la transformation de leurs valeurs au gré de leurs trajectoires spatiales et temporelles. Vue par le prisme de la sociologie, la performance matérielle des objets est interrogée à l’aune des interactions sociales qu’elle produit. Les propriétés physiques des matériaux, leur effet de présence, les conditions matérielles de présentation des artefacts (formats, cadres, socles…) sont aussi porteurs de valeurs esthétiques, idéologiques, politiques, symboliques.
Dans le domaine des sciences cognitives, les études sur la perception, la mémoire et les émotions s’accordent à montrer l’importance de la modalité haptique dans l’expérience sensorielle et la complémentarité entre vision (perception spatiale) et toucher (perception matérielle), voie déjà explorée empiriquement par l’histoire de l’art et l’esthétique (A. Riegl, G. Deleuze). En se fondant sur les avancées de la science des matériaux, les chercheurs appartenant au courant récent de la Technical Art History militent pour un rapprochement entre sciences appliquées, sciences de la conservation et histoire de l’art. Enfin, le Digital Turn est à l’origine d’une série de bouleversements dans nos usages et nos pratiques qui produisent des effets contrastés sur la perception de la matérialité. Dans le domaine des arts numériques, les tensions entre immatérialité des contenus et réalité physique des dispositifs d’exposition et d’affichage, posent à nouveaux frais la question de la perception de la matérialité de ces installations et le problème de leur pérennité et de leur conservation.
La thématique Matière et matérialité ouvre donc à des questionnements très actuels, en pleine évolution, en phase avec des enjeux sociaux de premier ordre. Dans un contexte en mutations rapides, l’histoire de l’art peut et doit contribuer à la réflexion sur le rapport de l’homme à son environnement à partir de sa connaissance des œuvres d’art dont une des caractéristiques essentielles a toujours été de travailler des matières et de conférer aux objets obtenus des propriétés et des valeurs complémentaires.
La richesse de ce thème et ses enjeux pour l’histoire de l’art ont engagé deux membres du LARHRA, Laurent Baridon et Sophie Raux, à prendre l’initiative du 36e congrès du Comité international d’Histoire de l’art (CIHA) à Lyon sur cette thématique. Créés en 1873, les congrès du CIHA représentent la seule manifestation d’envergure mondiale dans le domaine de l’histoire de l’art. Ils se tiennent tous les quatre dans un pays différent alternant, depuis les années 1990, entre les deux hémisphères de la planète. Après Melbourne, Nuremberg, Beijing, Florence et São Paolo, c’est Lyon qui a été choisie. Le Comité français d’Histoire de l’Art a confié l’organisation du congrès à ses initiateurs lyonnais associés à Judith Kagan (ministère de la Culture) et France Nerlich (INHA). Autour de ce quatuor, c’est toute la communauté de l’histoire de l’art en France qui se mobilise, à commencer par les membres du LARHRA, à Lyon comme à Grenoble. Cet événement scientifique permettra aux chercheurs du monde entier de dialoguer autour d’une thématique majeure recouvrant des enjeux forts pour l’avenir de l’histoire de l’art : des enjeux méthodologiques, et épistémologique, certes, mais aussi des enjeux éthiques et environnementaux qui impactent la discipline (accès aux ressources matérielles, dématérialisation des pratiques, matériaux et écologie…). Ce thème ouvre également à des approches interdisciplinaires, notamment avec les sciences de la matière (physique, chimie…) mais aussi à d’autres dimensions des SHS (anthropologie, sociologie…). Ce congrès offre une formidable opportunité de dynamiser la discipline par la venue de chercheurs du monde entier. 2000 participants sont attendus durant les cinq jours de travail du congrès. Les quelque 800 intervenants se répartiront entre 94 sessions qui exploreront de multiples aspects de la thématique choisie. De nombreuses visites permettront de découvrir les patrimoines locaux et régionaux sous l’angle de leur matérialité.