Rémy-Fursy Descarsin, Portrait des centenaires René Dogereau et Perrine Trouillard, huile sur toile, 1791, Vizille, Musée de la Révolution française, 90,5 x 73 cm
©Vizille, Musée de la Révolution française
La peinture d’histoire, le genre prééminent au sein du système académique et absolutiste sous l’Ancien Régime, bardée de codes et de conventions dictés autant par des principes que par la mode, se fonde inévitablement sur une relation fantasmée au passé. Elle relève plus de la rêverie morale, politique, religieuse et galante que des objectifs de l’historien. Le genre de peinture qui colle véritablement à la matière historique, dès lors que le modèle fut un contemporain de l’artiste, est plutôt le portrait, un ancrage dans le temps présent qui impose une contrainte à son imagination mais non à son invention. Le portrait met ainsi brutalement à l’épreuve la notion d’une histoire sociale de l’art. En effet, l’injonction à fabriquer une transcription de la présence du modèle, par le recours autant à la symbolique qu’à la description, ne s’accompagne d’aucune des échappatoires qu’offrent les médiations qui interviennent dans les œuvres d’imagination. La perspective d’un accès plus limpide à la façon dont l’art et la société sont imbriqués dans l’exécution d’un portrait est néanmoins trompeuse. La tentative d’imposer un moment d’arrêt à la marche du temps, de condenser la vie entière d’un individu dans la fixité de la pose, est une fiction à laquelle l’artiste nous demande d’adhérer. En fait, les portraits ancrés dans une réalité sociale ne s’avèrent pas plus faciles à appréhender que les œuvres dont le principe est d’abord de nous en éloigner. La caractérisation du modèle d’un portrait est souvent prise pour une information fiable. Pourtant, le rôle que jouent les conventions sociales et les régimes visuels dans la création de portraits a été maintes fois démontré. La prise en compte des conditions historiques et des pratiques artistiques à l’époque de la création d’un portrait est alors une exigence de méthode dont la maîtrise ne s’improvise pas. Cela explique pourquoi nombre de commentaires de portrait ne sont que des données biographiques relatives au modèle et des considérations subjectives de peu d’intérêt.
La question de l’accès au portrait en tant que modèle est une permanence dans l’histoire du genre. À la Renaissance, quand la pratique mémorielle était encore réservée aux grands, ces représentations, confortaient leur autorité en suscitant des sentiments d’amour et de respect. Par leur répétition et leur diffusion, elles matérialisaient et magnifiaient la puissance dynastique des princes, jusqu’à acquérir par la mystique monarchique une présence de substitution. Une application contraire du portrait dans l’espace publique, lorsqu’il servait à infamer les criminels, témoigne de la reconnaissance de son efficacité. Tandis que les grands commandent des effigies de plus en plus élaborées, jusqu’à d’immenses compositions baroques au XVIIe siècle destinées aux salons des palais et des hôtels, des roturiers enrichis accompagnent leur ascension sociale par la commande de portraits qui imitent les modèles aristocratiques, tout en introduisant l’expression de valeurs nouvelles. Les bourgeois et les artisans prospères des villes accordent une importance spécifique à l’intimité familiale, une sensibilité que les aristocrates intègrent à leur tour, et réclament des formats plus réduits adaptés à leurs logements. En France au XVIIIe siècle, le prestige social acquis par les artistes auprès des collectionneurs et des amateurs transforme leur relation servile auprès des commanditaires. Peu sont aussi impertinents que Greuze, mais les portraitistes les plus recherchés ont conscience que leur clients veulent non seulement acquérir une effigie, mais aussi un tableau de la main d’un peintre de renom.
Cette démocratisation progressive du genre en tant que pratique sociale s’accentue avec les revendications égalitaristes qui émergent à l’époque de la Révolution française. La création de petits formats bon marché comme le physionotrace, avant même 1789 et l’essor de la miniature, objet intime s’il en est, en témoignent. Les portraits d’apparat sont ridiculisés et parfois brûlés lorsqu’ils blessent les yeux des patriotes. La demande de portraits des célébrités politiques du jour stimule le commerce des estampes, mais en même temps, ces hommes en vue savent qu’ils s’exposent à l’accusation dangereuse de servir leurs ambitions personnelles et non l’intérêt de la République. Les ennemis de Robespierre faisaient ainsi courir le bruit qu’il vivait chez lui entouré de quantité de ses propres portraits accrochés aux murs. De nombreux citoyens et citoyennes se font alors portraiturer pour la première fois de leur vie. La conscience aiguë de participer à un événement exceptionnel dans les annales de l’humanité les entraîne souvent à rajouter des textes pour donner une voix à l’image, un archaïsme populaire qui renvoie aux phylactères du Moyen Âge et qui souligne les surprises que réserve le genre en tant qu’objet d’étude et de recherche.