Maison Dognin, Villeurbanne, 1910. Atelier échantillonnage, broderie, dentelle.
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Le travail ne cesse de nous fournir de la matière historique pour innover dans notre métier, des terrains d’étude inédits ou à réinventer, des pistes de recherche à explorer que d’autres développeront après nous. L’histoire du travail se renouvelle en permanence depuis les années 1960. Le lien entre les approches que nous pratiquons aujourd’hui et celle qu’on dénomme la « nouvelle histoire du travail » dans les années 1970 est direct. Il s’agissait de dépasser l’histoire institutionnelle du mouvement ouvrier, d’y ajouter des volets jusqu’alors ignorés sur la diversité des formes de la conflictualité, les normes et les cultures du métier, le travail en dehors des usines. Très vite le travail des femmes et des enfants est apparu essentiel pour expliquer le fonctionnement des économies anciennes tout comme le processus d’industrialisation et a fait l’objet d’études incontournables sur la place occupée par les femmes dans la production domestique et l’organisation du travail segmentée du taylorisme et du fordisme.
La transmission s’est faite par la rencontre avec les historiennes et les historiens qui se sont avec passion et détermination lancés dans le défrichement de ce champ en pleine effervescence sous l’impulsion des mouvements ouvrier et étudiant. Elle a été nourrie par les lectures partagées d’une historiographie internationale dont les noms les plus prestigieux circulaient dans les écrits mais se rencontraient également dans les grandes villes universitaires européennes. Dans les séminaires et les panels des congrès internationaux l’on pouvait assez facilement croiser Eric H. Hobsbawm, Edward P.Thompson, Gareth Stedman Jones, Geoffrey Crossick, Maxine Berg, Jane Humphries, Jan De Vries, Heinz Gerard Haupt, David Sabean, Alf Lüdke, Carlo Poni, Angela Groppi, Stefano Musso, William H. Sewell, Louise A. Tilly, Joan W. Scott, Eileen Boris, Michelle Perrot, Yves Lequin. Lyon faisait partie de ces lieux et le Centre Pierre Léon a été l’un des foyers de cette histoire du travail renouvelée. Elle était, et demeure, certes proche mais cependant éloignée de l’histoire du travail du nouveau millénaire, désormais élargie spatialement et conceptuellement. Grâce à Marcel van de Linden, l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam a joué un rôle essentiel dans l’élargissement des bornes géographiques de l’histoire du travail. Ancien directeur de l’Institut, membre influent du comité éditorial de l’International review of social history et éminent spécialiste de l’histoire des mouvements ouvriers, il a défendu et défend inlassablement depuis une vingtaine d’années la nécessité de son ouverture globale.
L’élargissement des frontières du travail est aussi conceptuel. L’inclusion dans la définition du travail de dimensions délaissées par l’économie politique depuis la fin du XVIIIe siècle tel le travail non rémunéré pour le marché et le travail de care est l’un des apports majeurs des historiennes des femmes et du genre à l’histoire du travail des années 2000. Cette dilatation du périmètre du travail et de ses pratiques a amené l’histoire ouvriériste à s’intéresser, plutôt qu’aux institutions et aux protagonistes du mouvement ouvriers, aux liens entre démocratie et travail, aux débats, aux controverses et aux confrontations, à la déconstruction des théories de l’économie politique et des conceptions du travail dominantes. En parallèle de l’étude de la conquête de droits, on étudie en profondeur depuis quelques années les contraintes et les obligations des différents régimes institutionnels du travail, notamment les frontières du travail contraint et les formes de la dépendance entre choix volontaires et esclavage dans une dimension globale incluant l’ensemble des continents.
La dimension de genre, outre au poids des obligations familiales, a permis également de mieux apprécier l’apport des femmes aux économies familiales. Au croisement entre histoire du travail et de la consommation des classes populaires, la question des styles de vie (living standards) pendant l’industrialisation a été également abordée à nouveaux frais. Les budgets familiaux et les façons de gagner sa vie ont fait l’objet d’études portant sur la pluriactivité et la précarité du travail des femmes et des vielles personnes, sur la résilience des femmes face à la crise, sur le travail indépendant comme emploi refuge. Ce faisant on a abordé de front la question plus large de la construction des catégories professionnelles et leurs caractères spécifiques auto et hétéro perçus selon le genre, âge, les origines, les statuts (titulaires-non titulaires, privé-public).
Enfin, l’histoire du travail des années 2000 est nouvelle de par les méthodes renouvelées qu’elle utilise et qui permettent de traiter les textes et les données à travers les outils des humanités numériques. Des occurrences des mots du travail, des concordances, des nuages de mots de métiers font émerger des liens (parfois) inattendus. Les éditions numériques de textes classiques ou plus obscurs du mouvement ouvrier, mais aussi la transcription automatisée de sources du quotidien ordinaire, sont collectées, traitées et conservées dans des sites et des plateformes de stockage de sources numérisées. Les transcriptions des archives des tribunaux du travail, leur encodage, la formulation de requêtes par mots, par séquences de mots et leur traitement quantitatif vont de pair avec des études hyper-qualitatives sur la parole ouvrière saisie à travers des témoignages individuels, des mémoires, des autobiographies ou des sources orales. Cette attention pour la parole ouvrière continue d’alimenter l’intérêt ininterrompu de l’histoire du travail pour la dimension anthropologique de l’observation des gestes accomplis au travail dans la très longue période. Avec l’histoire des risques, des accidents, de l’usure au travail, c’est l’histoire le plaisir de l’ouvrage bien fait, fuit de la maîtrise du geste qui se dessine. L’étude de l’expression de l’accomplissement, de la satisfaction éprouvée face au bel ouvrage reste encore largement à faire.