Ce texte reprend la trame d’une communication à la journée d’étude Designs-Designer-Déjouer : jeux et enjeux du design à l’université1, enrichie des échanges menés à cette occasion. Nous y proposons une investigation du rapport entre enseignant·es-chercheur·es et étudiant·es en design, attentive aux correspondances entre enjeux d’éducation et de recherche :
L’expression française d’enseignant-chercheur doit être défendue et remotivée en interprétant le tiret qui les unit non pas comme une bascule […], mais comme une fusion de tous les instants, faisant qu’on ne recherche jamais plus pertinemment que lorsqu’on confronte son supposé savoir aux questions de supposés ignorants, et que l’on n’enseigne jamais mieux que lorsqu’on profite de l’intelligence collective réunie dans la salle de classe pour résoudre de vrais problèmes de recherche2.
Nous nous appuyons sur le retour d’expérience d’une équipe de recherche intégrée dans une école privée d’enseignement supérieur en design. Celle-ci se situe au carrefour entre l’établissement, les mondes académiques et professionnels, prenant appui sur une diversité de disciplines – d’origine comme dans ses collaborations (arts, SIC, sciences de la conception, philosophie, neurosciences, gestion…).
Par le partage de nos engagements, expérimentations et questionnements, nous ne visons pas à promouvoir un quelconque modèle, mais à contribuer à une discussion entre pairs engagés à développer leurs pratiques et la réflexivité qui les sous-tend.
Une expansion de la formation
Une image répandue qualifie les designers de « profils en T », la barre verticale représentant une profondeur d’expertise et l’horizontale une disposition pour la collaboration interdisciplinaire3. Si les évolutions récentes de nos métiers semblent favoriser ce niveau transverse et connectif, avec les compétences de médiation, traduction et facilitation qui l’accompagnent4, la spécialisation dans les branches du design n’a pas disparu pour autant. Notre école maintient ainsi un enseignement en filières, tout en prônant le désilotage dans les organisations et la société. Composant avec ce paradoxe, notre conviction est que la recherche peut nourrir la pédagogie sur les deux axes de l’expertise et de la pluri- voire transdisciplinarité ; concilier dynamique d’approfondissement et d’ouverture, grâce au jeu entre plusieurs niveaux :
- Contenu : proposer des concepts, des résultats, apprendre le langage de la recherche académique pour accéder à différentes expertises disciplinaires ;
- Démarche : manier des méthodes, des outils (en projet comme pour son positionnement professionnel) ;
- Horizon de sens : développer sa réflexivité, positionner son métier par rapport à des questions de société ;
- « Bol d’air » : prise de recul et divergence.
Si un tel modèle d’expansion horizontale et verticale est relativement facile à imaginer, sa mise en pratique pose question. On sait les designers fréquemment soumis à des injonctions paradoxales – l’impératif d’innovation s’opposant non seulement à l’aversion contemporaine au risque5, mais aussi à la réintégration des limites planétaires6. Une réelle évolution des terrains de pratique répond-elle au développement des consciences qui est visé ? Faute de débouchés adaptés, ne risque-t-on pas d’exacerber encore la schizophrénie des designers7 ? Former des professionnel·les employables et des activistes engagé·es8 est-il compatible ? Comment une école peut-elle se positionner dans ce champ de forces ?
Quelles ambitions ?
Les établissements d’enseignement supérieur assument une fonction légitimante dans la validation des acquis et compétences. Poursuivant l’objectif explicite d’insérer leurs étudiant·es dans le monde du travail9, ils ne peuvent ignorer les critères d’expertise reconnus sur le terrain. Mais la visée de professionnalisation ne risque-t-elle pas de réduire l’enseignement à une réponse aveugle aux besoins du marché du travail ?
Sans cette dimension pédagogique absolument éloignée de toute forme d’utilitarisme, il serait bien difficile, à l’avenir, de pouvoir encore imaginer des citoyens responsables, capables de dépasser leur égoïsme pour embrasser le bien commun, se montrer solidaires, pratiquer la tolérance, revendiquer leur liberté, protéger la nature, défendre la justice10
Insérée au sein d’une école privée, notre équipe de recherche ne peut faire l’impasse sur ce questionnement quant au devenir des étudiant·es, et leur positionnement par rapport aux attentes de la société. À l’extrême s’opposent la conformation aux valeurs de l’économie capitaliste, et l’épanouissement personnel au risque de la marginalisation. Si nous ne croyons pas au choix binaire entre ces deux perspectives, nous considérons que la transparence axiologique quant au positionnement de l’école est une condition indispensable pour établir toute forme de contrat avec les étudiant·es et soutenir leur émancipation11. Ceci inclut de clarifier les orientations de nos activités de recherche, qui sont à la fois tendues vers les mondes sociaux de la pratique professionnelle et de la recherche académique. Dans une visée constructiviste, nous considérons ainsi la connaissance comme un processus permanent plutôt qu’une fin à atteindre12, comme un ensemble d’outils dans le domaine de l’expérience plutôt qu’un champ qui serait situé au-delà. Cette posture épistémologique résonne particulièrement avec le design, où tout « recul » réflexif ou « montée » en généralité ne peut s’envisager qu’en proximité aux terrains, acteurs et situations adressées13.
En ce sens, la sensibilisation à la recherche pour les étudiant·es en design représente l’occasion d’un travail sur leur posture14 : comment choisir, utiliser et combiner ses outils de manière réflexive ? Comment associer différentes perspectives (en incluant la sienne) avec distance critique ? Comment dépasser les rôles qui nous sont assignés, pour agir en conscience ?
L’horizon est celui de l’autonomie – dont la littérature en sciences de l’éducation souligne les ambivalences. Ce terme désigne ainsi à la fois un ensemble de compétences et de processus, construits à la fois par soi-même et en interdépendance avec les autres15. Il s’agirait donc dans le même temps d’être autonome et d’être susceptible de le devenir ! Les relations complexes entre autonomie et émancipation ont également été largement discutées16, mais dans le cadre de cette réflexion nous choisissons de les associer dans une visée commune d’appropriation/réappropriation par les étudiant·es de leurs parcours de vie.
Le champ de l’autoformation s’est attaché à étudier l’émergence d’une prise de conscience et réflexivité permettant la rétroaction sur les déterminismes17. C’est en se transformant qu’on se rend capable d’agir sur les structures qui nous forment18. Certes, des conditions doivent exister pour que les normes morales et sociales puissent être changées de l’intérieur. Mais quoi qu’il en soit, l’autonomie n’est pas synonyme de « chacun pour soi » ou d’autosuffisance. Au contraire, elle place la pleine reconnaissance de nos interdépendances à la base de toutes nos interactions19.
Quelles sont les implications de penser une école comme un tel système autopoïétique ? Engagé·es dans un cheminement commun, nous devons faire connaissance et nous diriger ensemble. Ce modèle organique semble particulièrement pertinent dans notre monde complexe, pluriel et en transition, mais sa mise en œuvre ne va pas de soi. Le défi est de passer de l’idéal d’une « école de pensée », force centripète porteuse de valeurs et visions, à une « école qui pense », forme évoluant sur le mode de l’auto-éco-réorganisation20. Nous sommes alors coresponsables de ce qui émerge entre enseignant·es, étudiant·es, partenaires, communautés de recherche et de pratique… Surtout, nous devons développer la « response-abilité21 » des futur·es designers, c’est-à-dire leur capacité à répondre de leurs choix et des implications potentielles de ceux-ci.
Un « ba » au sein de l’école
Si la nature intrinsèquement abductive du design induit une posture épistémologique d’ordre plutôt constructiviste, différents modes de relation entre pratique et recherche coexistent. On trouve dans la littérature deux modèles fondateurs, tripolaires :
- Recherche « sur » le design (design studies)
- Recherche « pour » le design (au sein du processus)
- Recherche « par » le design (interrogeant la pratique même du projet22)
et
- « Design studies » (cumulatif, distancié, descriptif)
- « Pratique » (en contexte, spécifique, synthétique)
- « Exploration » (idéaliste, sociétal, subversif23)
Dans un parcours électif animé par notre équipe de recherche pour des étudiant·es en cinquième année, nous nous appuyons sur ces grilles de lectures, ni opposables ni directement superposables. Les jeunes designers se les approprient généralement rapidement, de différentes manières. Certain·es cherchent à y positionner des projets, ou à identifier leur centre de gravité en tant que praticien·ne. D’autres les envisagent pour modéliser une trajectoire au long cours, ou la répartition des forces dans une équipe. C’est certainement la force d’un outil pédagogique de se prêter à différents usages en gardant une substance.
Mais cette plasticité d’interprétations nous interroge néanmoins sur la compréhension du terme « recherche ». La plupart des étudiant·es ne s’inscrivaient pas à notre module pour une sensibilisation à la(les) culture(s) scientifique(s), mais pour obtenir des outils mobilisables dans les phases amont de projet, notamment pour les études de terrain. Des cours de méthodologie comme de sciences humaines et sociales existent dès la première année de formation, mais ce flou persistant met en évidence à quel point il est difficile de les digérer et mettre en perspective dans la globalité de son parcours.
Ce constat a amené notre équipe à revoir ses ambitions et se repositionner, afin de renforcer la réflexivité des étudiant·es dans et sur leur pratique émergente24, tout au long des cinq ans de formation. Cela passe par des formats pédagogiques privilégiant l’interactivité et le dialogue : ateliers d’étude de textes, d’exercices individuels et en groupe, restitutions orales. Plutôt qu’à transmettre un contenu, nous ambitionnons d’animer un « ba25 » au sein de l’école. Ce concept désigne un lieu (à la fois matériel et immatériel) où peuvent s’épanouir des interactions fondées sur la confiance et la réflexivité. Il est attendu que s’y développent des connaissances émancipatrices, par l’écoute réciproque, le respect des différences et des points de vue. Les acteurs en sont les étudiant·es, nous ne faisons qu’animer et protéger les espaces-temps et outils à leur disposition. Une question ouverte réside néanmoins dans l’évaluation des effets de ce mode d’accompagnement. Permet-il effectivement de formaliser, incorporer et partager des connaissances26 ?
Au-delà : une thèse « en tant que designer »
Depuis 2017, notre équipe de recherche a monté deux laboratoires communs, rassemblant des partenaires académiques et organisations autour d’une thématique cœur. Dans ce cadre, nos responsabilités pédagogiques s’étendent au montage et co-encadrement de thèses CIFRE pluridisciplinaires. S’il n’est pas l’objet ici de discuter des recherches doctorales, nous souhaitons souligner quelques enjeux relatifs à l’accompagnement de thèses menées « en tant que designer ». Celles-ci suivent une approche constructiviste radicale, privilégiant la recherche-action à l’analyse distanciée27. Ce positionnement induit plusieurs formes de tension – à commencer par la conciliation d’enjeux de pertinence sur le terrain et de robustesse académique.
Ces doctorant·es doivent savoir naviguer entre différents mondes sociaux. Les compétences de traduction, de médiation et de créativité associées aux designers devraient en faire de parfait·es passeur·ses de frontières28. Or, cette posture n’est pas si facile à tenir. Les tiraillements entre les exigences de l’opérationnel et celles de la recherche sont fréquents (temporalités, dimensions stratégique et politique…). Faut-il d’abord se faire accepter avant de pouvoir transformer ? Comment ne pas se faire happer par la tyrannie du court terme ? Comment créer des boucles de retour vers l’entreprise ? Autant de questions récurrentes pour les designers apprenti·es chercheur·es.
La pluridisciplinarité des thèses, inscrites dans des disciplines académiques variées, complexifie également le positionnement. La compatibilité avec nos partenaires en direction de recherche (la plupart du temps en sciences humaines et sociales) ne va pas nécessairement de soi. En outre, ces champs étant mieux structurés et reconnus que le design, leurs théories et méthodes s’imposent souvent sur nos « bricolages épistémologiques29 ». De ce fait, il arrive que l’apport visible du design se réduise à des manières d’exprimer une créativité et de tangibiliser des idées. Cette situation de subordination questionne notre discipline dans ses enjeux de production de connaissances : dans quelle mesure veut-on contribuer à construire des communs, une colonne vertébrale – jusqu’à « faire science(s) » ? Ou assumons-nous de circuler entre différents champs, de manière opportuniste – voire, à l’extrême, anti-disciplinaire ?
Ces interrogations ne seront vraisemblablement pas catégoriquement tranchées. L’ensemble des travaux de recherche hybrides compose un paysage nuancé. Mais le point commun est l’heuristique30 singulière des designers qui, profondément concerné·es par les situations adressées, ne peuvent s’extraire du schéma relationnel31. À nos yeux, bien loin d’une quête d’objectivité ou d’expertise, c’est donc à développer des qualités de présence, d’implication et de responsabilité que la recherche peut contribuer à l’éducation en design.