Plan

Texte

1. Identités et genres

Catherine Halpern dans son article « L’identité. Histoire d’un succès »1 qui sert d’introduction au volume collectif Identité(s). L’individu, le groupe, la société, expose clairement les raisons pour lesquelles nous parlons tant d’identité de nos jours, jusqu’au point que certains jugent cette notion « galvaudée », voire « lâche ». Cette large diffusion se serait opérée dans les années 1960 aux États-Unis et elle serait le reflet de deux facteurs essentiellement : la montée en puissance des minorités et l’affirmation de l’individu. Ainsi, l’identité est toujours liée au concept d’altérité et aux rapports qu’entretient l’individu avec le groupe. De ce fait, l’identité tourne souvent autour de notions et de processus complexes comme la construction de soi y compris la perspective de genre.

Nul ne questionne de nos jours que les identités se construisent, se font et se défont au cours du temps. Comme le souligne Hervé Marchal parmi tant de sociologues, même les identités qui nous paraissent les plus déterminées biologiquement « relèvent de processus sociaux et connaissent des évolutions »2. Comme l’on sait, ce sont les théories « queer » de la philosophe américaine Judith Butler3 qui ont fait fortune concernant les réflexions sur le genre et la construction sociale de la différence sexuelle à partir de représentations et de rôles assignés. Comme il se fait pour d’autres variables identitaires, ce travail sur la déconstruction des identités sexuelles a permis la relativisation de l’hétérosexualité comme seule catégorie sexuelle « naturelle » et « normative », au détriment d’autres identités non normatives, et la reconnaissance des « minorités » sexuelles (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, intersexuels et queers). Désormais, l’hétérosexualité n’est qu’une manière parmi d’autres de définir la sexualité perdant de la sorte son caractère universel.

En France, les débats autour du pacte civil de solidarité (PACS) « se comprennent au regard de l’importance prise par les études sur le genre qui invitent en effet à réinterroger la légitimité politique et juridique d’identités sexuelles ignorées jusque dans les années 1990 »4. En ce sens, force est de reconnaître l’importance des travaux sur la déconstruction des genres et les apports des subcultures (trans, butch, SM), les sexualités dissidentes et les politiques sexuelles de l’activiste et sociologue française Marie-Hélène/Sam Bourcier, très critique vis-à-vis des politiques françaises concernant les identités sexuelles LGBTIQ et leur instrumentalisation5.

2. Identités et migrations

Les problèmes identitaires sont également au centre des débats autour des migrations et de l’héritage postcolonial. Comme le rappellent Pierre-W. Boudreault et Denis Jeffrey dans l’introduction du volume Identités en errance, un individu « construit ses marques identitaires à partir du lieu de naissance mais aussi du territoire dans lequel il s’installe, sur lequel il fait sa vie »6. Ainsi les identités que l’on pourrait appeler « diasporiques », ou encore « en errance », sont essentielles pour comprendre la thématique qui nous occupe. En effet, les questions liées aux déplacements des populations et à l’acceptation plus ou moins problématique de l’Autre sont fondamentales à l’heure actuelle. La personnalité serait « le masque (persona) que se façonne chacun, face au milieu extérieur, face aux autres, pour exprimer ce qu’il est tout en cachant des parts de lui-même par pudeur, par respect des autres, par peur d’exclusion »7.

Il arrive souvent, surtout dans les démocraties instables ou dans les pays où les droits de l’homme et la liberté d’expression ne sont pas assurés, que les écrivains soient obligés d’émigrer afin de poursuivre leurs créations. Les raisons qui incitent un artiste à quitter sa terre natale pour en chercher une autre d’accueil peuvent être nombreuses (politiques et personnelles, sans négliger l’aspect économique) mais ils illustrent fort souvent une même constante : une profonde blessure, un sentiment de perte de référents et de grand désarroi, voire un exil matériel qui devient exil intérieur. Cependant, ce double exil constitue également une richesse identitaire unique et extraordinaire grâce à la fusion de la culture originaire et de celle d’accueil, ayant un lien étroit avec l’idée de transition et d’errance, de perpétuelle construction de l’identité, d’appartenance à un entre-deux, à un tiers ou un nouvel espace8, situé dans les recoins de l’âme, mais aussi dans les interstices de la mémoire nostalgique de l’enfance9. Souvent, l’artiste migrant au sens large, comme tout autre migrant, est victime de l’exclusion sociale et dans l’espace de départ et dans l’espace d’arrivée. En effet, il s’aventure dans un douloureux processus de (re)conquête de l’identité où les origines se diluent et les schémas traditionnels appuyés sur des valeurs sûres se déconstruisent. Cela engendre une nouvelle identité, hybride, installée dans un « autre » espace, inter, pan ou trans, englobant tous les autres territoires.

Cet ouvrage, qui décline toutes ces thématiques est structuré en deux parties. La première partie intitulée « Textes et performances » est consacrée à la littérature et aux arts de la scène. La deuxième partie appelée « Images » aborde la production cinématographique et les arts plastiques.

3. Identités et littératures

Latifa Sari Mohammed analyse l’essai Les Identités meurtrières de l’écrivain franco-libanais Amim Maalouf où l’auteur expose les conflits liés à l’identité et à l’acceptation des appartenances multiples en prenant comme exemple le cas d’un homme né en Allemagne de parents turcs, tiraillé par le « besoin » qu’il s’est créé, ou que l’on lui a fait croire, de choisir entre l’une ou l’autre identité. Maalouf essaie d’éclaircir ce raisonnement qui emprisonne la personne dans un binarisme simpliste pour conclure que l’identité ne nous est pas donnée une fois pour toutes et qu’elle se construit et se transforme tout au long de notre existence. Sari Mohammed tâche donc de démontrer les rapports qui se tissent entre l’être humain, l’identité et les appartenances ethniques et culturelles.

Il ne faut pas oublier l’importance que Maalouf accorde à l’impact de la mondialisation sur la question identitaire, en insistant sur l’étrangeté, la discrimination et la ségrégation comme étant les conséquences directes de cette nouvelle réalité globale. Comme le signale Michel Wieviorka à juste titre, les discussions sur la mondialisation ont eu pour vertu « de nous obliger à réfléchir à nouveaux frais au fait que les identités ne sont pas limitées, inscrites une fois pour toutes dans l’État-nation. Elles ont apaisé le débat sur le multiculturalisme, qui se retrouve quelque peu dépassé par ces identités qui vont et viennent, et relèvent de réseaux diasporiques, transnationaux »10.

Karine Benac-Giroux nous fait regarder en arrière et plonger dans un autre siècle et un autre contexte, celui de la production théâtrale en France au XVIIIe siècle. En effet, elle a travaillé dans ses recherches sur l’identité personnelle, l’éclatement de la notion de « moi » et la construction de l’individu en société à l’époque des Lumières par le biais de l’analyse théâtrale en relation avec la philosophie du moment, s’appuyant notamment sur John Locke, Étienne Bonnot de Condillac et Claude-Hadrien Helvétius. Pour cet ouvrage, elle nous propose un parcours théâtral qui va de Pierre de Marivaux à Eugène Scribe afin de s’interroger sur la dichotomie qui s’établit entre l’identité féminine et masculine dans le contexte des relations conjugales (avant et après le mariage). Le but serait de mettre en valeur l’héritage et les apports du jeu dialogique marivaudien entre homme et femme et les évolutions des relations interpersonnelles sur la scène comique dans la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle en France.

4. Identités et arts de la scène

Béatrice Alonso s’intéresse à la définition de l’identité queer et à la déconstruction des stéréotypes et des catégories de genre. Pour ce faire, elle se penche sur le Queer X Show d’Émilie Jouvet afin de nous démontrer que l’artiste, par le biais de ce spectacle subversif qui deviendra film documentaire ou « docufiction » (Too Much Pussy ! Feminist Sluts in the Queer X Show, 2010), s’efforce de déconstruire les stéréotypes de genre. En ce sens, ce projet-performance tournée serait en accord avec le milieu socioculturel dans lequel il a été produit où l’on questionne, d’une manière interactive et ludique, voire burlesque, les différentes identités de genre et la pluralité des pratiques sexuelles. En effet, Jouvet s’inspire fortement des positionnements féministes pro-sexe qui se servent de la pornographie et de la prostitution en tant qu’outils politiques en vue de mettre en valeur les sexualités plurielles. Le but serait d’interroger la visibilité des minorités et des sexualités non normatives afin de questionner les modèles dominants et les normes établies en proposant de nouvelles identités queer, fluides et ouvertes.

Marie Sonnette a consacré sa recherche, essentiellement sociologique du point de vue de l’engagement des artistes, aux manières critiques de faire du rap. Dans l’ouvrage que nous présentons, elle analyse les problèmes identitaires dans le contexte du rap français, une musique qui établit de forts liens et de constants transferts entre une nouvelle identité collective et une nouvelle identité musicale. S’inspirant fortement des expériences socio-économiques vécues par les rappeurs et leur entourage, liées notamment aux conséquences du (post)colonialisme, mais également aux migrations, à la marginalisation et à l’exclusion, l’auteure met en valeur des traits communs résultant d’un sentiment d’appartenance à un groupe social marqué par la pauvreté, la couleur de peau, voire les origines, et les conditions de vie dans des quartiers populaires et des espaces périphériques. C’est le cas de rappeurs comme D’ de Kabal, Médine, Skalpel et Youssoupha, entre autres.

5. Identités et cinémas

Nous voudrions insister sur l’opportunité du questionnement d’une vision propre à la femme à travers les productions culturelles en général et le cinéma en particulier. Le numéro 9 de la revue OutreScène intitulé « Metteuses en scène » posait précisément la question du « genre » au théâtre que l’on pourrait élargir au reste de productions culturelles. La coordinatrice du numéro, Anne-Françoise Benhamou, avoue que le consensus sur ce sujet n’est pas évident. Le fait de catégoriser des artistes et leurs œuvres selon leur « sexe » est, en principe, un choix discutable et pourrait contribuer à « une ghettoïsation préjudiciable ». Néanmoins, cette idée de la « différence » dans l’approche artistique se présente spontanément et peut intéresser par ce qu’elle engage « d’intime, de subjectivité, de rapport à l’expérience vécue »11. Force est de reconnaître l’important apport relativement récent des femmes dans tous les domaines artistiques, surtout dans le paysage des arts visuels, traditionnellement très « masculin ».

Le premier cinéma « au féminin », comme celui d’Agnès Varda en France ou de Chantal Akerman en Belgique, était fortement imprégné, bien évidemment, des idées féministes. La femme prend la parole dans le cinéma, d’une manière impudique très souvent, pour parler de sa « différence », de son corps, de son intimité, de ses désirs, de ses relations amoureuses et familiales, de son aliénation et de sa réification par le regard de l’homme. Il s’agit généralement d’un cinéma intellectuel, d’introspection, revendicatif, qui cherche un langage propre. En ce sens, le fait de poser à la création la question de l’identité de genre constitue une façon aiguë d’interroger les pratiques artistiques. L’artiste, quel que soit son genre et son évolution, regarde le monde avec son expérience propre, « travaille sur des relations humaines où la séduction, l’érotisme, les fantasmes aussi, ont leur part ». Sa singularité est essentielle mais aussi la façon dont son identité, plus ou moins définie ou en construction, « sait se mettre au point de confluence des imaginaires des autres »12.

En effet, l’idée d’une lecture « genrée » des productions culturelles liée à celle d’identité traverse plusieurs contributions à cet ouvrage. S’il est vrai que les nouvelles générations d’artistes préfèrent souvent que l’on parle de leur travail artistique plutôt que de leur identité et que les féminismes historiques s’effacent progressivement des consciences, il n’est pas moins vrai que la perspective de genre, et les théories sur la construction mouvante et performative de l’identité (sexuelle et/ou culturelle) sont au centre des réflexions et des pratiques artistiques aujourd’hui, spécialement dans des domaines particulièrement propices à ce type de questionnement, comme le sont les arts performatifs, spectaculaires et visuels. Dans toutes ces réflexions, la thématique du regard, du désir et de la sexualité, historiquement liés à la vision masculine d’un côté, et à la représentation, voire à la performance ou à la caméra, de l’autre, ne pouvait qu’enrichir ce vif débat.

Pour approfondir cette idée par rapport à la « spécificité » de la réalisation filmique au féminin, nous pourrions faire allusion aux idées d’Estelle Bayon13 pour qui les cinéastes femmes disent autrement le discours des désirs de la chair à l’image. Sur ce « dire autrement le désir », la réalisatrice belge Marie Mandy a fait en 2001 un excellent film documentaire intitulé Filmer le désir (voyage à travers le cinéma des femmes) où elle donne la parole à quinze femmes cinéastes de différents pays (Catherine Breillat, Jeanne Labrune et Agnès Varda pour la France, Paule Baillargeon et Léa Pool pour le Québec, Moufida Tlatli pour la Tunisie, Safi Faye pour le Sénégal, pour ne nommer que les francophones) afin qu’elles s’expriment précisément sur cette question du regard ou du cinéma « au féminin ».

À partir de la question « être une femme change-t-il pour vous votre manière de filmer le corps, l’amour, le désir et la sexualité ? » et illustrant leurs propos par des extraits de leurs films, elles réfléchissent sur la possibilité d’un langage cinématographique de femme et le désir de fantasmer et rêver une nouvelle image d’elles-mêmes. Elles abordent donc ouvertement des questions identitaires, leur propre vision de la sexualité, des tabous et des interdits, et signalent, d’une manière générale, que le fait de vivre dans un corps de femme joue son rôle dans leurs choix artistiques, dans leur travail sur le cadrage, dans le traitement de l’image et, bien évidemment, dans les histoires qu’elles racontent. Toutes partent de leur frustration en tant que spectatrices et le constat du manque d’authenticité dans la représentation de leurs désirs ou de l’absence du regard de la femme sur le sexe dans les films faits par les cinéastes hommes. Elles insistent sur les rapports de pouvoir étroitement liés à des questions comme le sexe et la maternité. Une autre constante est le recours, sous un autre prisme, à la sexualité, plus ou moins crue, plus ou moins voilée, selon les pays et la personnalité de chaque réalisatrice. Elles essaient toutes de rendre visible cet autre regard, un miroir plus fidèle à ce qu’elles ressentent intimement14.

En ce sens, Sheila Petty analyse, dans sa contribution à cet ouvrage, les espaces de mobilité dans le film Bedwin Hacker (2002) de l’activiste féministe franco-tunisienne Nadia El Fani, menacée de mort à cause de son documentaire Ni Allah ni maître (appelé postérieurement Laïcité Inch’Allah, 2011) où elle défend la laïcité et discute dans la rue avec des Tunisiens sur la place de la religion dans la société. Dans Bedwin Hacker, la réalisatrice, comme le signale Petty, crée des histoires relationnelles de « transvergence » et des espaces mobiles d’interactivité où le spectateur devient co-créateur de la signification. Elle se servirait de l’écran médiatique « transvergent » comme site de débat et de résistance contre tout ce qui représente l’autorité répressive.

En effet, dans ce film où la musique électronique a une grande importance, la belle Kalt, libre et bisexuelle, pirate les ondes, depuis le sud de la Tunisie, en brouillant les images pour y insérer un petit dromadaire appelé Bedwin Hacker afin de diffuser des messages politiques et de conscience sociale sur les télévisions européennes. El Fani montre une image valorisante de la femme tunisienne émancipée et résistante tout en essayant d’inverser les rapports Nord-Sud, en vue de mettre en relief le pouvoir de l’information et de la télévision, l’importance des médias audiovisuels et d’Internet pour la contestation mais aussi pour la manipulation.

Frédérique Devaux s’intéresse dans son article aux cinéastes d’origine berbère en Algérie et au Maroc. Comme l’auteure l’explique, ceux-ci ont pris conscience, dès le milieu des années 1990, des importantes transformations subies ou désirées par les populations berbères, particulièrement repliées sur leurs différences culturelles. Ils interrogent les désajustements provenant soit des Berbères, soit du reste de la population algérienne ou marocaine. Ces derniers ont parfois du mal à prêter attention à ces us et coutumes et, en tout premier lieu, à la langue native, l’amazigh.

C’est d’ailleurs en revendiquant la préservation et l’usage de cette langue minoritaire que sont apparus les premiers films berbères. En ce sens, il faudrait remarquer que le Festival international des films berbères à Paris est à sa deuxième édition biannuelle (2013 et 2015). En 2013, l’Algérie était à l’honneur avec au programme une rétrospective de films tournés en langue amazighe de réalisateurs comme Jamel Bendedouche, Belkacem Hadjadj, Amor Hakkar, Azzedine Medour ou Kamel Tarwiht. L’ambition du Festival est de montrer de nouvelles pratiques cinématographiques et d’autres visions du monde au-delà des frontières occidentales. Les questions identitaires liées au passé colonial et aux rapports interculturels sont fortement présentes.

Alberto da Silva, quant à lui, aborde dans son travail, d’autres représentations de la masculinité dans le cinéma brésilien des années 1980 qui essaient d’échapper aux visions stéréotypées et hétérodoxes de l’homme. Da Silva nous explique qu’à la fin des années 1970, le Brésil vivait le début d’un processus d’ouverture de la dictature civile-militaire. Dans ce contexte de transformations politiques, sociales et économiques, certains cinéastes se tournent vers les questions identitaires. Parmi eux, Arnaldo Jabor, issu du mouvement Cinéma Novo, réalise Eu te amo (1981) et Eu sei que vou te amar (1986), traduit en français comme Parle-moi d’amour. Grâce à une pertinente étude des personnages masculins, nous constatons, en effet, l’important changement de paradigmes identitaires.

6. Identités et arts plastiques

Dans le domaine des arts plastiques, Stéphane Leger se penche sur deux images de Lynda Benglis et Robert Morris (1974), se situant au carrefour de la performance artistique ou iconique et de la publicité, qui mettent en scène la plasticité et l’ambiguïté sexuelle de leurs corps, afin de souligner les failles des attributs « genrés », les communications et les transferts qui se produisent entre les corps et l’entre-deux identitaire lié à la visualisation du mouvement entre abstraction et concrétude du genre. Ainsi, l’auteur essaie de questionner l’autorité du regard (et du discours) phallocentrique à l’aide de ces images qui déstabilisent le spectateur grâce à la mise en jeu de complexes subterfuges de réappropriation et de réinterprétation.

Enfin, Sophie Limare, par le biais de l’analyse de différentes démarches artistiques axées sur l’autoportrait, de Rembrandt à Esther Ferrer, mettant en évidence le dédoublement et l’éclatement identitaires, insiste dans son travail sur l’idée de la (dé)construction et de l’évolution de l’identité dans le temps, une voie qui est loin d’être droite et facile, pleine de complexités, mirages et égarements. En effet, comme le remarque elle-même, l’identité est un concept impossible à définir d’un seul point de vue, faute d’un décentrement du regard permettant d’unifier la perception évolutive de nous-mêmes. Elle ne peut être fixée par un « arrêt » sur une image stable qui élude notre évolution dans le flux de la réalité.

7. Identités et politiques

Il est évident que la revendication des identités plurielles et nomades demande un effort de nomination ou d’explicitation, voire de visibilité. Néanmoins, une définition « dure » des identités pourrait aider à créer un certain mythe qui sous-tend toute construction identitaire. Comme le rappelle Hervé Marchal, l’excessive catégorisation ou typification des groupes culturels entraînerait le risque de personnification des identités collectives, de les réifier et d’en faire des essences. En d’autres termes, « trop de diversité compromet les chances de mettre en œuvre concrètement des processus de diversité, ce qui revient à dire qu’il peut y avoir diversité culturelle sans mixité »15. Or, nous convenons avec Marchal que la mixité est nécessaire pour que « la diversité ne rime pas avec la radicalité, ce qui suppose de concevoir une certaine perméabilité des identités culturelles pour penser et réaliser les conditions du mélange, du brassage… En aucun cas la diversité culturelle ne doit laisser penser qu’elle se fait à partir d’identités pures »16.

À cet égard, Milena Doytcheva propose de revoir les idées de Judith Butler en dépassant les problématiques concrètes du genre pour les appliquer à tout processus de construction et d’assignation identitaire concernant les politiques identitaires des minorités dans un contexte multiculturel. Cette conception déconstructiviste et « subversive » des identités questionnerait la notion même d’identité car celle-ci constituerait, en tout cas dans la tradition occidentale, « une métaphysique de la substance »17. En ce sens, dans quelle mesure, interroge Butler, l’identité ne serait-elle pas un idéal normatif plutôt qu’un fait descriptif de l’expérience ? Le fait de « mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation c’est toujours courir le risque imminent de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose »18. Comme le souligne Doytcheva, Butler nous invite donc à supposer « l’incomplétude essentielle de la catégorie identitaire »19 pour en faire « un site de signification toujours ouvert à la contestation »20. Ce sont donc ces problématiques et ces identités « contestataires » en continuel devenir que cet ouvrage voudrait mettre en valeur, au-delà des cloisonnements méthodologiques et des barrières disciplinaires.

Notes

1 Catherine Halpern, « L’identité. Histoire d’un succès », in Catherine Halpern (dir.), Identité(s). L’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines éditions, 2009, p. 7-14. Retour au texte

2 Hervé Marchal, La diversité en France : impératif ou idéal ?, Paris, Ellipses, 2010, p. 63. Retour au texte

3 Voir Judith Butler, Défaire le genre [2004], Paris, Éditions Amsterdam, 2006. Retour au texte

4 Hervé Marchal, op. cit., p. 65. Retour au texte

5 Voir Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs [2001], Paris, Éditions Amsterdam, 2006. Voir également, Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La Fabrique, 2005 et Queer Zones 3. Identités, cultures et politiques, Paris, Éditions Amsterdam, 2011. Retour au texte

6 Pierre-W. Boudreault et Denis Jeffrey (dir.), Identités en errance. Multi-identité, territoire impermanent et être social, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 12. Retour au texte

7 Ibid., p.  12-13. Retour au texte

8 Voir Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale [1994], Paris, Payot, 2007. Retour au texte

9 Voir Ana Rosa Calero Valera, Domingo Pujante González, Miguel Teruel Pozas (dir.), « Cruzando la frontera », Quaderns de Filologia, nº 12, Universitat de Valencia, 2007. Retour au texte

10 Michel Wieviorka, « Identités culturelles, démocratie et mondialisation », in Catherine Halpern (dir.), Identité(s). L’individu, le groupe, la société, op. cit., p. 308. Retour au texte

11 Anne-Françoise Benhamou, « Metteuses en scène : le théâtre a-t-il un genre ? », OutreScène, nº 9, mai 2007, p. 4-6. Retour au texte

12 Ibid. Retour au texte

13 Voir Estelle Bayon, Le cinéma obscène, Paris, L’Harmattan, 2007. Retour au texte

14 Voir Domingo Pujante González, Ob/Scena. L’obscène au féminin au tournant du XXIe siècle, Paris, L’Improviste, 2013. Retour au texte

15 Hervé Marchal, La diversité en France : impératif ou idéal ?, Paris, Ellipses, 2010, p. 75. Retour au texte

16 Ibid. Retour au texte

17 Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [1990], Paris, La Découverte, 2005, p. 83. Retour au texte

18 Ibid., p. 49-50. Retour au texte

19 Milena Doytcheva, Le multiculturalisme, Paris, La Découverte, 2011, p. 50. Retour au texte

20 Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 82. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Domingo Pujante González, « Introduction - Identités en quête », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 26 février 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=287

Auteur

Domingo Pujante González

Groupe de recherche GIUV2013-144 : HYBRIDA. Hybridations culturelles et identités migrantes, Université de Valencia

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Droits d'auteur

CC BY-NC-SA