Texte

[…] Il faut donc s’accommoder à tous les esprits ; permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles […]
La Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 5.

          Le présent ouvrage se propose d’explorer non pas le concept de vérité, question vertigineuse et déjà largement creusée par la philosophie, mais de penser son administration1. La réflexion que nous avons voulu mener durant le séminaire de recherche intitulé « Administrer la vérité » s’adosse sur le constat que la vérité, certes essentiellement polémique et épineuse, a aujourd’hui perdu de sa superbe au profit d’une prédication douteuse, laquelle ne semble plus articuler le langage et le réel et semble récuser toute position d’exception d’où le vrai peut s’énoncer2. Plus qu’une ère du soupçon, en tous points légitime lorsqu’il s’agit de vérifier, ne sommes-nous pas à un moment de défiance à l’égard de toute parole experte, autorisée à-dire et confortée par des preuves3 ? Croire sur paroles deviendrait impossible et risqué4. Aussitôt se pose la question du pourquoi : pourquoi un tel discrédit, pourquoi un tel nivellement de la parole et partant de là, comment tendre vers une énonciation garante de vérité, laquelle saurait éradiquer le flou voire le fou dans l’évaluation du vrai ?5 Le postulat de vérité, moralement nécessaire dans la plupart des situations, présuppose une certaine disposition entre les interlocuteurs et ce, tant dans la sphère privée que dans l’espace public où la répugnance à déguiser, à tromper, à faussement séduire ou réduire, devrait mêmement informer les discours6.

          Faire société ou refaire société suppose en arrière-fond une garantie d’objectivité minimale et de sincérité : sincérité qui ne prévient jamais absolument de l’erreur, comme le rappelle assez un La Rochefoucauld, mais qui réclame tout du moins d’être de bonne foi. Préalable en suspens, semble-t-il, dans le traitement de l’information aujourd’hui.

À travers la réforme que les « faits alternatifs » imposent à la vérité se dit autre chose sur le rapport à l’énonciation et sur l’implication de l’énonciateur. Pour administrer la vérité, il conviendrait de se retirer, autant que faire se peut, de la scène énonciative, car « la vérité n’appartient pas au moi : c’est le moi qui lui appartient, ou qu’elle contient, et qu’elle traverse, et qu’elle dissout »7. L’exemple peut-être le plus probant est à prendre dans les discours des sciences « dures », disciplines qui par leur rigueur méthodique engagent de facto l’autorité des énoncés posés. Dépris de subjectivité, le discours scientifique cherche à s’affranchir de la dimension de l’énonciation au profit de la production des seuls énoncés. Cela apparaît plus difficile pour l’histoire, discipline longtemps affiliée aux belles-lettres et pour laquelle le « fait historique n’a pas été forcément vrai » sans pour autant être un mensonge collectif. Le cas de Vigny que commente Pierre Dupuy à travers les écrits encadrant son roman historique Cinq-Mars permet de mettre au jour les lacunes de l’histoire, que seule la fable vraie et exemplaire peut combler8. Hiérarchiquement, le roman historique serait l’expression émue et donc humaine de la vérité. Cette réflexion menée autour de la représentation forcément « impure » du factuel reste au cœur des débats sur l’histoire9. Exemplaire, le geste révolutionnaire est pour Chamfort un événement qui excède nos capacités de représentation et fausse jusqu’à la caricature la vérité des actes sacrilèges, motivés pourtant par un instinct et un désir collectifs de vérité (Cyril Francès). À travers l’échec d’une représentation « vraiment nationale » de l’événement révolutionnaire, se dit une vérité justement décrite dans l’insensé qui l’informe et dans la fragmentation qui la déforme.

Plus, divers chercheurs voient, avec l’avènement d’une science post-moderne, le retour du subjectif au sein du discours scientifique. Jean-Pierre Lebrun analyse notre époque comme la phase ultime dans le mouvement de conquête scientifique : la place de l’énonciateur laissée autrefois vacante par souci d’exactitude ouvre désormais la voie à une prolifération d’énoncés encourageant les dérives idéologiques10. Peuvent s’engouffrer alors toutes les vérités approximatives ou fausses, émises par un sujet qui infiltre les apports scientifiques pour les accommoder au mieux selon ses propres convictions, au pire selon ses fantaisies. Les écologues les plus experts dans la dénonciation de la nature en crise peinent ainsi à exposer les résultats de leur recherche tant l’imbrication entre faits et valeurs en écologie discrédite les informations objectives. Science désormais impliquée, l’écologie se met au diapason des fake news. Mais plus dommageable, elle perd paradoxalement en crédibilité malgré une réalité véridictionnelle (biodiversité en danger, réchauffement climatique, etc.) du fait même de l’implication qu’elle suscite. Ce trop de personnification, ce trop de moi (on pense bien sûr à Greta Thunberg souvent taxée de fanatique) par retournement argumentatif invalide les faits. Loin de cette actualité récente, la Révolution française de 1789 envisagée à travers les textes de Chamfort interroge à l’identique le rapport problématique entre pathos et vérité. Ce sera le propos de Cyril Francès de montrer que la représentation spectaculaire et enthousiasmante des événements révolutionnaires, sous la forme de Tableaux et de leurs commentaires historiques, garantissent contre toute attente la vérité factuelle : cette réalité qui bouleverse tous les ordres est saisie au plus près dans une fraternité de destins et une communion d’émotions. Aussi, par une réforme logique insolite, l’enfièvrement du peuple sert les convictions et déroute du faux.

          Les travaux présentés dans ces pages prennent donc pour argument la nouvelle gestion du vrai à laquelle se livrent les media aujourd’hui au point de ruiner toute possibilité de soumettre au tamis de la conscience rationnelle les connaissances divulguées. Faute de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie, nous faisons le constat que le fait objectif (du moins le plus objectif possible) et le fait erroné sont délibérément mis en concurrence – plus encore validés avec une même intention de convaincre. Si se tromper comme douter, relèvent de l’expérience humaine salutaire et traitée sans répit par la philosophie11, travestir la vérité (renvoi à la loi de sincérité de Ducrot) relève de la stratégie la plus courante pour qui veut tenir pour vrai, dans une approche pragmatiste, ce qui est avantageux pour lui12. Ce mode d’administration de la vérité, loin de la recherche pascalienne d’un équilibre, d’un lieu aménagé, où la pensée-pesée précède le dire, joue sur les ambiguïtés ontologiques de la vérité pour pouvoir mieux l’asséner envers et contre tout : tout, c'est-à-dire la réalité (le principe de réalité dirait Freud) même qui devrait servir de cadre ou disons de garde-fou au n’importe quoi qui s’énonce.

          La réflexion d’Alain Rabatel, spécialiste de la notion de points de vue, vise à questionner cette administration à travers une actualité récente et avec des outils linguistiques des plus appropriés. L’étude qu’il présente sous le titre Co-construire des vérités, à l’aune de l’empathie, de la confrontation des points de vue, pour rendre compte de la complexité et faire société s’attache à analyser, à partir d’une situation historique, la difficile organisation de la vérité dans des contextes où cette dernière n’a plus pour finalité la communion avec le savoir partagé d’un groupe, lequel supposerait un centre d’expérience et une possible identification empathique. Dans ses diverses expérimentations, David Hume portait attention à ce phénomène d’empathie qui, par osmose ou infusion, est décisif pour acquérir des connaissances rationnelles sur le monde et surtout partageables13. Entrée tout récemment dans le champ de la linguistique, l’empathie serait ainsi la condition sine qua non à une bonne administration de la vérité. Elle permettrait d’échoïser, terme de psychanalyse, l’expérience de l’autre.

          Le paradoxe est grand car dans notre société, surmoderne, terme de Marc Augé, où la science permet de débusquer l’erreur ou le mensonge par des investigations techniques ouvrant l’accès à une vérité vraie, prolifèrent des « vérités fausses » assumées comme telles et qui portent discrédit aussitôt à tout message verbal ou iconique14. Actant cette nouvelle donne dans le champ aléthique, nous avons conscience que cette réflexion déborde le cadre de la littérature et de la linguistique. Face à l’explosion de fake news ou d’infox, objets linguistiques oxymoriques, les univers de croyance garants de cohérence sont mis en péril15. L’épisode bien installé des fake news est un fait historique, qui révolutionne, tout autant que Copernic en son temps, les impositions épistémiques. Notre monde ne tourne plus rond puisque se font et se défont, à la vitesse de l’éclair, le vrai et le faux, confondus non seulement dans une énonciation multivalente (qui est le propre de l’ironie également) mais aussi débarrassée de toute culpabilité et sourde à tout rappel à l’ordre émanant d’un surmoi individuel et collectif. Le pare-feu que constitue le fact-checking n’éteint guère le brasier médiatique, pas plus que les déclarations d’intention, selon Alain Rabatel, n’aboutissent à stopper l’hémorragie16. Diverses raisons à cela sont invoquées : un déficit de moyens financiers, un manque d’indépendance, du moins en France des vérificateurs… Plus, faute d’une théorie des valeurs − une éthique − conforme à la tradition axiologique, les fondements axiomatiques sur lesquels repose l’accès à la connaissance perdent leur raison d’être. L’opération de vérité ne se donnant plus comme une des lois de discours à promouvoir, l’évaluation se ferait dans l’instantané et dans une pluralité des points de vue équivalents peu compatibles avec l’idée d’une unité de la pensée, portée en propre par un individu ou par une société.17 Pour exemple, on peut déplorer que dans un mouvement spontané et dépourvu de fondements politico-historiques, une analogie des plus aberrantes ait pu être faite entre la révolution ukrainienne de 2014 et la révolte des gilets jaunes de 2018-201918 La méconnaissance du contexte n’apparaît dès lors plus comme un frein au discours que l’on pourrait espérer sérieux − cela fut aussi le cas au second tour des présidentielles de 2017 lors du débat Macron/Le Pen mais la sanction a été immédiate pour la candidate du FN. Aucune poudre de perlimpinpin n’a pu déguiser la vérité ni aucun faux-semblant ou fait d’oblicité, telle l’ironie, n’ont été susceptibles d’enrayer la chute et d’imposer le faux… Mais pour combien de temps ?

          Or, cette situation toute récente, loin de renvoyer à une même capacité de décodage, semble surfer sur une nouvelle composante, inédite peut-être, du moins dans nos démocraties européennes. Dire suffirait ainsi, par une performativité qui serait inhérente à l’acte de parole, à convaincre. Ce que je dis est forcément vrai puisque je le dis : passage en force de la vérité qui indirectement et dans une logique retorse peut mener à la légitimation de la violence physique. Parole en boucle qui à coup sûr évince l’interaction civilisatrice pour consacrer une toute-puissance narcissique. Cette toute-puissance narcissique n’est nullement perverse : elle est frontale, assumée, exposée via les réseaux sociaux avec l’arrogance, diraient les moralistes du Grand Siècle, de ceux qui ignorent. Il serait impossible donc de transmettre le vrai dans notre société que Jean-François Lyotard nomme postmoderne et qui, héritière de la déconstruction, privilégie une post-vérité contaminant tous les domaines : engagement ou journalisme post-politique, production post-narrative illustrée par de nouveaux genres hybrides19. L’éclat moral du vrai ne brillant plus de tous ses feux, l’espace est laissé libre pour dire le faux, qui n’est pas, comme la rumeur, privé de source énonciative mais au contraire assumé en fanfare médiatique, sans masque ni dilutions rhétoriques.20 Le « je » tonitruant et qui œuvre à visage découvert se substitue à ce « on » caméléon comptant sur la connivence lorsqu’il s’agit de rumeur. Les exemples tout récents ne manquent pas dans le champ politique. Donald Trump à lui-seul se pose en leader et exemplifie cet aménagement faux du monde, qui semble difficile à modifier compte tenu de l’avalanche de messages erronés dans un temps record. Sortant sans cesse du cadre que la diplomatie impose, le président américain balaie les critiques d’une main, laissant pour l’heure les courageux de la vérité sans véritable modalité d’action. La science, qui a perdu de sa superbe, ne peut plus être la réponse appropriée aux mensonges d’État.

          D’aucuns rappelleront que toute réalité a priori vraie ne peut être saisie qu’au travers d’une médiation culturalisée et subjective du réel. Le langage en tant que mise en spectacle linguistique suscite aussitôt des réserves sur son intention voire sa capacité à traduire la vérité. Si l’image semble, elle, plus facilement « nettoyée » comme on disait à l’âge classique, de faussetés, elle peut tout autant que le langage mentir sur le monde ou du moins agacer les frontières entre le vrai et le faux. C’est bien là le paradoxe de l’image qui, en même temps qu’elle (im)pose son existence oblige à croire dans l’immédiateté de la perception. De par l’usage généralisé du faux et le recours aux « faits alternatifs », c’est à l’indécidable qu’il conviendrait désormais de s’en remettre et non à l’indubitable humien. Troublant constat, aberrant constat même, qui ôte toute juridicité à la parole, qu’elle soit littéraire ou non. Comme un témoin qui n’aurait pas prêté serment, l’acte de langage n’engage guère son auteur, libéré alors d’une exigence de vérité.

          Compte tenu de ces préliminaires, les études que l’on va lire reposent d’une part sur le constat de cette nouvelle donne quant à la véridicité et d’autre part sur le rapport de l’art et de la vérité (Pierre Dupuy). Les analyses d’Alain Rabatel mettent en évidence la radicalité fractale qui se joue lorsque la vérité emprunte des voies obstruées par une polarité stérile. L’exigence de prendre en considération « les conditions extralinguistiques qui permettent d’établir des vérités, de les formuler, de vérifier leur réalité comme la pertinence des discours » est illustrée par la situation politique après le 11 septembre 1973, date du coup d’État du général Pinochet. Véritable schizie que Francisco Varela, neurobiologiste de renom, relate comme une impasse à la pensée, rendue incapable de situer dans le vrai et condamnée à faire cohabiter jusqu’à l’absurde voire jusqu’à la folie des versions contraires d’un événement, même lorsque celui-ci échappe à tout besoin de vérification. Référence est faite à ces primitifs d’expérience ou universaux d’expérience que chacun partage sans contestation possible : le jour, la nuit, la pluie… La violence crisique du coup d’État a eu pour conséquence l’impossibilité d’administrer la vérité. Impossibilité qui ne peut se fissurer pour Alain Rabatel qu’au prix d’un « retrait empathique » et d’un mouvement vers l’autre21. Devoir « penser du point de vue de n’importe qui d’autre » protège du solipsisme et permet de dépasser les limites d’une conscience singulière22. La réflexion menée par Varela aux accents ricœuriens, développe l’idée d’un sujet capable d’énoncer des prédicats qu’il estime vrais mais avec réflexivement la conscience que d’autres sujets peuvent juger vrai ailleurs et autrement. Aucun acte d’auto-désignation ne saurait se produire pour orchestrer la vérité vraie. Aussi, la friction portée à son plus haut degré ne fait qu’attiser les haines (là où la contradiction mesurée est à considérer comme une respiration nécessaire à la démocratie) et conséquemment déroute le projet de faire société. Toute vérité est dans ce sens nécessairement le fruit d’une co-construction (discours co-produits) et le fait d’interactions menées au long cours et hors de la tutelle d’une instance toute puissante. L’interaction a ces vertus, que développe Catherine Kerbrat-Orecchioni :

Dans un contexte donné à partir de représentations et d’attentes préalables, des sujets vont échanger des discours et changer en échangeant. Ils vont devoir en permanence ajuster leur conduite aux événements qui surgissent de façon contingente au cours du déroulement de l’interaction et qui peuvent contrarier le cheminement projeté.23

          Sans cette coopération, qui renvoie à une maxime conversationnelle qui subsume toutes les autres, comment s’agréger, comment vivre ensemble, avec l’autre ? Comment con/cevoir et con/tenir la vérité ? Pour cela, deux conditions me semblent au préalable nécessaires, voire évidentes. L’une renvoie à ce que l’on appelle « être dans de bonnes dispositions » ou autre formulation « être dans une attitude de bienveillance » (citation ici du terme employé par Ségolène Royal) ; l’autre suppose qu’il y ait « un objet à négocier ».24

          Comme toujours, la littérature greffière des mutations profondes qui reconfigurent le monde, réquisitionne les crises sociales mais aussi les secousses intimes pour redistribuer de façon originale les cartes de la vérité et ainsi introduire le trouble comme le développe Marie-Jeanne Zenetti dans son article « Trouble dans le pacte. Littérature documentaire et post-vérité ». A priori peu pertinente pour considérer la création artistique, l’exigence de vérité ne se confond pas avec le « souci de réel », réel qui s’affranchit pour l’auteur des modalités traditionnelles de la représentation pour aujourd’hui en exiger d’autres. Du fait de cette mise en doute généralisée de la vérité via les media, adviennent de nouvelles formes esthétiques, qui détournent ou découpent le réel autrement – c’est le cas du poète Édouard Levé – pour en restituer toute l’intensité ou la violence, ou qui encore par une exploitation irrégulière des fonctions du langage de Jakobson visent « à produire des contre-discours destinés à déconstruire les discours médiatiques et politiques ». Il s’agit là d’une responsabilité assumée par de nombreux romanciers contemporains, dont certains seront présentés précisément, et pour lesquels le prétendu primat du factuel (qui est une préoccupation qui ne date bien sûr pas d’aujourd’hui), modifie radicalement le rapport au lecteur, particulièrement averti, et attentif aux effets de la feintise inhérente à la fictionnalisation des faits réels25.

          Sans mener plus loin la réflexion, il convient de rappeler à quelle administration de la vérité nous avons nécessairement affaire aussitôt que s’active la fonction narrative. Le paradoxe de la fiction narrative, mis en lumière par Kate Hamburger et prolongé par la philosophie analytique de Searle, est que l’énoncé de réalité auquel adhère le lecteur ne l’est qu’au prix d’une torsion mentale, d’un délire puissant, pour faire croire que le faux narratif est un vrai en conscience, le temps suspendu de la lecture26. Le lecteur entre donc dans la fiction sous condition, celle d’abandonner la vérité d’univers pour des vérités paradoxales. L’historien n’est pas épargné, rappelle Marie-Jeanne Zenetti, dans le réglage de la vérité que suppose l’énoncé de réalité, le moindre indice de fictionnalité risque de devenir un lieu de fictivité c'est-à-dire de non-réalité de l’événement historique vérifiable.27 À tout prendre, à quelles vérités se fier pour dire la réalité de la guerre de 14 : à Henri Barbusse28, Maurice Genevoix, Jean Echenoz29 ? Ou encore pour rendre au « fait divers », devenu argument littéraire pour de nombreux romanciers contemporains, une netteté véridique que les discours parasites de la presse ou des media ne manquent pas de flouter ?30 La littérature contemporaine pour Jérémie Majorel a charge de réparer les dommages subis, de donner résonance aux plaintes étouffées et représentation aux épreuves de l’enfance ou de l’histoire.

          Transcrivant des faits objectifs selon les différents niveaux de conscience (Bergson) des personnages et selon les positions de l’auteur, la littérature qui s’attache forcément à une vérité relative en appelle à la compétence du lecteur pour dégager le vrai, quand bien même il aurait la couleur de l’abject, du sadique, du pulsionnel. Car in fine, la littérature aurait bien pour mission de « témoigner d’un différend », mais d’un différend retenu parmi d’autres et considéré alors comme une consolation rendue possible par la mise en commun d’une expérience sensible : parole consentie, capable de mettre en déroute la sidération ou toute autre déflagration psychique.

          Le genre autobiographique, quant à lui, se donne comme le lieu indécis et tangent où la parole se situe au bord du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction, de « l’exacte vérité personnelle et de la stricte sélection artistique ». Malgré une contradiction apparente, on peut se demander en quoi la fictionnalisation de soi maintient comme visée la vérité du réel et du sujet, et par quels moyens précis. S’agissant de Nabokov, Sveltana Garziano écrit que pour connaître vraiment la réalité, l’auteur se livre à une refonte des oppositions traditionnelles : condition nécessaire pour que l’imaginaire, irriguant le réel et brouillant les temporalités, soit au service de la vérité de l’art. L’entreprise autobiographique suscite chez Nabokov de nombreuses craintes et réserves car les souvenirs authentiques, susceptibles d’être endommagés par la mise en fiction et de trahir « la vraie vie », sont nécessairement pris dans une écriture, « qui n’est qu’une copie de la vie ». Mais si l’auteur compose avec la réalité, c’est dans l’intention d’en extraire, par inversion et transformations successives, une vérité supérieure. Les artifices stylistiques donnent accès à un sens plus profond, plus vrai, reposant sur les vertus de la métaphore, laquelle n’est plus indexée sur le référent et n’œuvre plus à la surface du langage.31 Dès lors, y a-t-il un sens à poser la question de la vie fausse ou mutilée ?

En rupture avec ce qui a pu être dit précédemment, Cécile Ham repense l’administration de la vérité dans l’espace singulier de la psychanalyse. La vérité qui n’appartient alors qu’au moi, ou plutôt aux diverses instances de ce moi plus ou moins contenues dans un ego unifiant, suppose un commerce avec l’Inconscient, territoire interne étranger d’où est parlé le sujet. Le désir symbolique de ce dernier exige une autre temporalité et un autre rythme que celui de la réalité32. Par la complexité même de cette instance rétive au dévoilement, le sujet fait l’expérience d’un au-delà du langage. Loin de se soumettre aux injonctions, sa parole confidentielle (à laquelle doit se fier l’analyste), énoncée depuis des lieux (ou topiques) indécidables, convoque des vérités clandestines, nucléiques, toujours insues parfois inventées mais qui font de l’invention, dans ce cas, l’expression même d’une vérité à excaver. Personne dans ce colloque intime ne sait rien par avance : le non-savoir étant la condition sine qua non à l’avènement possible d’un vrai qui n’a pas grand-chose à voir avec le véridique.

Notes

1 Un détour par la littérature classique nous écarterait de la réflexion engagée dans ce numéro. Cependant conformément à la distinction aristotélicienne, rappelons que la production artistique de la période classique ne cesse d’opposer le « vrai » du « vraisemblable », l’histoire de la poésie, laquelle élimine de la représentation tout ce qui est trop proche de la « vérité » des faits ou des traits du personnage. Au lecteur de savoir lire au-delà du particulier pour accéder à une Vérité universelle. Nombreuses sont les querelles qui ont pris leur source dans la condamnation de représenter la vérité de l’objet : seule l’illusion du vraisemblable, avec sa part d’invention et de fiction, doit selon les principes classiques guider le projet de l’auteur désireux de porter au sublime, à savoir à l’état ulcéré de la vérité. Retour au texte

2 On peut considérer comme un coup radical porté au réel le nihilisme de Nietzsche ; citons une phrase clé : « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Retour au texte

3 Concept linguistique. L’instance de l’à-dire précède en conscience la réalisation effective des unités linguistiques. Elle postule que le dire soit validé en amont par un « pouvoir dire ». Ce « pouvoir dire » lui-même suppose que toutes les circonstances sont évaluées. Or c’est le « vouloir dire » qui s’impose, sans considérations de légitimité ni de compétences. « Je dis ce que je veux » quitte à luxer la vérité : cette imposition ne relève pas d’une érosion ou d’une absence d’instances surmoïques (pathologie psychique) mais de la contestation collective et culturelle d’une verticalité, qui oblige le sujet à composer avec l’autre, c’est-à-dire à vivre ensemble et à composer avec le bon sens, concept abandonné au profit d’un individualisme forcené (hors du sens précisément). Retour au texte

4 « CROIRE : au père Noël, en son art, en Dieu, à son horoscope, aux fausses infos, à l’amour, en soi… », titre Télérama n° 3597-3598, 4 janvier 2019. Retour au texte

5 Heureusement démocratisé grâce aux ressources d'internet, le savoir de tout un chacun pèse uniquement dans les débats de société, quitte à agacer les frontières, sans pour autant les contester toujours radicalement, entre amateur et expert. Dans ce « monde de l’entre-deux », selon l'expression de Patrice Flichy, les compétences ordinaires qui reposent sur l'expérience singulière, le savoir-faire et le partage, influencent sûrement l'opinion et les croyances. Nous citons deux essais pour prolonger la réflexion autour de cette révolution de l'expertise : Les Youtubeurs : les nouveaux influenceurs, de Divina Frau-Meigs, Nectart, 2017/2 (no 5), p. 126-136 et Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, de Patrice Flichy, Paris, Seuil, La République des idées, 2010. Retour au texte

6 Nous renvoyons au séminaire « Actualité critique européenne », co-organisé par l’ENS et l’Institut français en 2018, et consacré au rapport entre politique, jugement et vérité. Retour au texte

7 André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, Seuil, coll. Points, 2014. Retour au texte

8 Voir Paul Veyne, Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Seuil, 1978. Retour au texte

9 Voir Paul Veyne, [1971], Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, Histoire, 1996. « On voit ce qu’est l’impartialité de l’historien ; elle va plus loin que la bonne foi, qui peut être partisane et qui est généralement répandue ; elle réside moins dans le ferme propos de dire vrai que dans la fin qu’on se propose […] », p. 90. Retour au texte

10 Jean-Pierre Lebrun, [1997], Un monde sans limite, Paris, Érès, 2011. Retour au texte

11 Pascal fait résider la vérité dans l’affirmation simultanée des contraires, ce qui s’apparente au raisonnement dialectique. Les contraires sont pour lui à considérer comme deux excès, qui s’équilibrent en un milieu, sorte de lieu de la vérité. Retour au texte

12 Aussitôt viennent à l’esprit les incessantes fake news auxquelles Donald Trump a recours pour mettre à mal l’adversaire et qui témoignent d’un total mépris de la catégorie du vrai. Pour comprendre une telle situation, il faut rappeler l’obsession quasi religieuse aux États-Unis à l’égard du premier amendement de la Constitution qui défend de limiter « la liberté de parole ou de la presse », sauf cas particulier, lorsque les paroles présentent « a clear and present danger ». C’est précisément parce qu’il y a un vide juridique et une interprétation flottante du danger, que les fausses nouvelles politiques ne peuvent être filtrées. Si le patron de Twitter a décidé, lui, de passer au tamis de la censure les « faits politiques » tout comme il le fait pour la pornographie, celui de Facebook botte en touche en laissant le citoyen américain évaluer par lui-même ce qui est vrai de ce qui est faux. Réguler le faux via Twitter est ainsi perçu par le président américain, si addict aux tweets, comme une réelle offensive contre lui. Retour au texte

13 David Hume, [1739] Traité de la nature humaine, trad. Philippe Statel, Paris, Flammarion, 1993. Retour au texte

14 Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2015, p. 115. Pour illustrer sa thèse, J.-P Lebrun prend l’exemple de la déclaration de paternité qui ne peut plus, dans bien des cas, reposer sur la parole. Voir également Daniel Borrillo, juriste et sociologue du droit, qui a publié à ce sujet La famille par contrat, PUF, 2018. Retour au texte

15 Nous renvoyons au tout récent essai de Laurent Bigot, Fack-checking vs fake news, Paris, INA, coll. Études et controverses, octobre, 2019. Retour au texte

16 L’hémorragie est d’autant plus inquiétante que des sites américains sont entièrement consacrés à la fabrique de fake-news, pratique non condamnable par la loi. Aussitôt démenties, les fausses informations laissent place à d’autres qui prennent le relais. Contre les ravages sanitaires, dont les fake-news sont potentiellement responsables, le corps médical s’exprime à coup de tribunes alarmantes. Retour au texte

17 Le fait n’est pas nouveau. Dans la production du xviiie siècle, le refus de s’aliéner à une vérité et à une seule est illustré par Diderot dont les œuvres dialoguées disent combien est nécessaire la diversité des points de vue. Son refus de tout dogmatisme philosophique a durablement modifié le pacte de lecture en laissant place à des débats ouverts. Retour au texte

18 « L’amour fanatique pour les voitures recèle un peu de ce sentiment d’être physiquement sans abri » écrit dans son journal philosophique (1944-1947) Adorno, Minima Moralia [1951] § 91. Retour au texte

19 La biofiction, l’hypothèse biographique, relèvent toutes deux de ces nouveaux genres douteux, précisément parce que le « comme si » préalable à toute pseudo-autobiographie n’est pas posé en préambule. Retour au texte

20 Nombreux sont les travaux qui concernent la rumeur. Voir Philippe Aldrin « Penser la rumeur. Une question discutée des sciences sociales », Genèses, 2003/1, no 50, p. 126-141. Retour au texte

21 Les concessions qu’Emmanuel Macron a pu faire aux gilets jaunes en réponse à leurs revendications pourraient s’apparenter à un retrait empathique. Il reste cependant une difficulté d’importance à la fois éthique et affective (au sens de Ricœur c'est-à-dire renvoyant à un sujet affecté), c’est la fonction ornementale et le caractère vicié que l’empathie a semblé endosser dans l’exemple ci-dessus. Appelé des vœux de tous les politiciens, l’empathie dans le discours du président n’a pu réellement servir à « adoucir », selon le terme cher aux classiques, une image profondément endommagée par son ethos préalable. Le propos n’est pas de développer ici la notion d’empathie : voir entre autres l’ouvrage collectif Les paradoxes de l’empathie (dir. P. Attigui et A. Cukier), CNRS éditions, 2011. Retour au texte

22 Emmanuel Kant, [1790], Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, GF/Philosophie, 2000, § 40, alinéa 3. Retour au texte

23 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Le discours en interaction, Paris, Armand Colin, 1982, p. 92. Retour au texte

24 Catherine Kerbrat Orecchioni, op. cit., p. 95. Dans le cas des gilets jaunes, l’objet à négocier semble difficile à identifier. Retour au texte

25 Comme le précise Searle, feindre a deux sens axiologiquement contraires. Dans la fiction, le concept de mensonge n’a aucune pertinence. J. Searle, [1979], Sens et expression, Paris, Minuit, 1982. Retour au texte

26 Le terme délire peut surprendre mais à partir du moment où la « vérité ne se définit plus par la correspondance avec un état du monde […] et ne tire son origine que de la fiction elle-même. Elle s’élabore à mesure que la fiction se construit », elle perd tout ancrage logique nécessaire à la pensée « saine » et peut faire surgir des représentations invérifiables dans le réel. Robert Martin, Pour une logique du sens, PUF, Paris, Linguistique nouvelle, 1992, chapitre VI, De la vérité d’univers à des vérités paradoxales, p. 275. Retour au texte

27 Paul Veyne, [1971], Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, Histoire, 1996, p. 66 : « Le ″ fait ″ qu’est la guerre de 1914, par exemple, peut être décrit, ou plutôt constitué, de mille manières différentes, qui vont d’une chronique des événements diplomatiques et militaires à une analyse des conditions politiques, sociales, mentales, économiques et stratégiques qu’impliquent ces événements, à une sorte d’analyse en profondeur, à une sociologie de ce conflit, où le nom de Verdun sera à peine prononcé, sinon à titre d’exemple ». Retour au texte

28 Le Feu (sous-titré Journal d'une escouade) d’Henri Barbusse relate sa vie au front durant la première guerre mondiale et ce, sous le prisme des relations fraternelles entre des hommes, confrontés au pire et saisis par l’effroi, à chaque commandement. Si le texte de Barbusse, publié d’abord au rythme de feuilletons (de début août 1916 à novembre de la même année) a suscité un tel engouement, cela tient sans doute à la transcription minutieuse d’un impensé traumatique qui s’actualise à vif dans les paroles échangées, dans les silences glaçants et dans le choix de représenter la béance de la perte sous les traits réalistes des corps et de la violence des ressentis. Ceux de 14 est un recueil de récits de guerre de Maurice Genevoix, rassemblés sous un même titre en 1949. De l’expérience du front (1914-1915), Maurice Genevoix tire cinq textes, témoignages de son expérience intime des ténèbres. Se succèdent ainsi Sous Verdun (en avril 1916), Nuit de guerre (en décembre 1916), Au seuil des guitounes, (en septembre 1918), La Boue (en février 1921), et dernier opus Les Éparges (en septembre 1921). Cette œuvre à la fois historique et poétique, figure au premier rang des témoignages publiés sur la première guerre mondiale. Jean Echenoz, lui, dans 14, véritable épure, (Les Éditions de Minuit, 2012), restitue la désolation des hommes spectateurs du désastre : « L’un des matins suivants, assez semblable aux autres, la neige a pris le parti de tomber en même temps que les obus » p. 80. Ces différentes œuvres − quelles que soient les options stylistiques des auteurs − « empathiques » et effroyables, partagent le même pouvoir à accéder de l’intérieur, exactement, ce qui dépasse même notre capacité à penser. Retour au texte

29 Les « vies imaginaires » de Ravel, de Zatopek, de Nicola Tesla, semées de faits réels, sont pour Jean Échenoz un exercice de vérité plus métaphysique qu’historique. Les faits réels dans son dernier roman Vie de Gérard Fulmard (2019), facilement vérifiables, sont pris dans l’engrenage d’événements fantaisistes. Retour au texte

30 L’affaire Grégory qui enflamma les médias et … Marguerite Duras devient de nouveau en 2019 un sujet à vérifications dans la série financée par Netflix proposant un authentique rapport aux faits et à la vérité. Retour au texte

31 « Le signifiant exige un autre lieu […] pour que la Parole qu’il supporte puisse mentir c’est à dire se poser comme Vérité » J. Lacan, Écrits, p. 807. Retour au texte

32 Voir Nicolas Abraham et Maria Torok, [1987], L’écorce et le noyau, Paris, Champs, essais, 2009. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Fabienne Boissiéras, « Administrer la vérité », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=365

Auteur

Fabienne Boissiéras

Université Jean Moulin Lyon 3 (UR MARGE)
fabienne.boissieras@univ-lyon3.fr

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