[…] Il faut donc s’accommoder à tous les esprits ; permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles […]
La Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 5.
Le présent ouvrage se propose d’explorer non pas le concept de vérité, question vertigineuse et déjà largement creusée par la philosophie, mais de penser son administration1. La réflexion que nous avons voulu mener durant le séminaire de recherche intitulé « Administrer la vérité » s’adosse sur le constat que la vérité, certes essentiellement polémique et épineuse, a aujourd’hui perdu de sa superbe au profit d’une prédication douteuse, laquelle ne semble plus articuler le langage et le réel et semble récuser toute position d’exception d’où le vrai peut s’énoncer2. Plus qu’une ère du soupçon, en tous points légitime lorsqu’il s’agit de vérifier, ne sommes-nous pas à un moment de défiance à l’égard de toute parole experte, autorisée à-dire et confortée par des preuves3 ? Croire sur paroles deviendrait impossible et risqué4. Aussitôt se pose la question du pourquoi : pourquoi un tel discrédit, pourquoi un tel nivellement de la parole et partant de là, comment tendre vers une énonciation garante de vérité, laquelle saurait éradiquer le flou voire le fou dans l’évaluation du vrai ?5 Le postulat de vérité, moralement nécessaire dans la plupart des situations, présuppose une certaine disposition entre les interlocuteurs et ce, tant dans la sphère privée que dans l’espace public où la répugnance à déguiser, à tromper, à faussement séduire ou réduire, devrait mêmement informer les discours6.
Faire société ou refaire société suppose en arrière-fond une garantie d’objectivité minimale et de sincérité : sincérité qui ne prévient jamais absolument de l’erreur, comme le rappelle assez un La Rochefoucauld, mais qui réclame tout du moins d’être de bonne foi. Préalable en suspens, semble-t-il, dans le traitement de l’information aujourd’hui.
À travers la réforme que les « faits alternatifs » imposent à la vérité se dit autre chose sur le rapport à l’énonciation et sur l’implication de l’énonciateur. Pour administrer la vérité, il conviendrait de se retirer, autant que faire se peut, de la scène énonciative, car « la vérité n’appartient pas au moi : c’est le moi qui lui appartient, ou qu’elle contient, et qu’elle traverse, et qu’elle dissout »7. L’exemple peut-être le plus probant est à prendre dans les discours des sciences « dures », disciplines qui par leur rigueur méthodique engagent de facto l’autorité des énoncés posés. Dépris de subjectivité, le discours scientifique cherche à s’affranchir de la dimension de l’énonciation au profit de la production des seuls énoncés. Cela apparaît plus difficile pour l’histoire, discipline longtemps affiliée aux belles-lettres et pour laquelle le « fait historique n’a pas été forcément vrai » sans pour autant être un mensonge collectif. Le cas de Vigny que commente Pierre Dupuy à travers les écrits encadrant son roman historique Cinq-Mars permet de mettre au jour les lacunes de l’histoire, que seule la fable vraie et exemplaire peut combler8. Hiérarchiquement, le roman historique serait l’expression émue et donc humaine de la vérité. Cette réflexion menée autour de la représentation forcément « impure » du factuel reste au cœur des débats sur l’histoire9. Exemplaire, le geste révolutionnaire est pour Chamfort un événement qui excède nos capacités de représentation et fausse jusqu’à la caricature la vérité des actes sacrilèges, motivés pourtant par un instinct et un désir collectifs de vérité (Cyril Francès). À travers l’échec d’une représentation « vraiment nationale » de l’événement révolutionnaire, se dit une vérité justement décrite dans l’insensé qui l’informe et dans la fragmentation qui la déforme.
Plus, divers chercheurs voient, avec l’avènement d’une science post-moderne, le retour du subjectif au sein du discours scientifique. Jean-Pierre Lebrun analyse notre époque comme la phase ultime dans le mouvement de conquête scientifique : la place de l’énonciateur laissée autrefois vacante par souci d’exactitude ouvre désormais la voie à une prolifération d’énoncés encourageant les dérives idéologiques10. Peuvent s’engouffrer alors toutes les vérités approximatives ou fausses, émises par un sujet qui infiltre les apports scientifiques pour les accommoder au mieux selon ses propres convictions, au pire selon ses fantaisies. Les écologues les plus experts dans la dénonciation de la nature en crise peinent ainsi à exposer les résultats de leur recherche tant l’imbrication entre faits et valeurs en écologie discrédite les informations objectives. Science désormais impliquée, l’écologie se met au diapason des fake news. Mais plus dommageable, elle perd paradoxalement en crédibilité malgré une réalité véridictionnelle (biodiversité en danger, réchauffement climatique, etc.) du fait même de l’implication qu’elle suscite. Ce trop de personnification, ce trop de moi (on pense bien sûr à Greta Thunberg souvent taxée de fanatique) par retournement argumentatif invalide les faits. Loin de cette actualité récente, la Révolution française de 1789 envisagée à travers les textes de Chamfort interroge à l’identique le rapport problématique entre pathos et vérité. Ce sera le propos de Cyril Francès de montrer que la représentation spectaculaire et enthousiasmante des événements révolutionnaires, sous la forme de Tableaux et de leurs commentaires historiques, garantissent contre toute attente la vérité factuelle : cette réalité qui bouleverse tous les ordres est saisie au plus près dans une fraternité de destins et une communion d’émotions. Aussi, par une réforme logique insolite, l’enfièvrement du peuple sert les convictions et déroute du faux.
Les travaux présentés dans ces pages prennent donc pour argument la nouvelle gestion du vrai à laquelle se livrent les media aujourd’hui au point de ruiner toute possibilité de soumettre au tamis de la conscience rationnelle les connaissances divulguées. Faute de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie, nous faisons le constat que le fait objectif (du moins le plus objectif possible) et le fait erroné sont délibérément mis en concurrence – plus encore validés avec une même intention de convaincre. Si se tromper comme douter, relèvent de l’expérience humaine salutaire et traitée sans répit par la philosophie11, travestir la vérité (renvoi à la loi de sincérité de Ducrot) relève de la stratégie la plus courante pour qui veut tenir pour vrai, dans une approche pragmatiste, ce qui est avantageux pour lui12. Ce mode d’administration de la vérité, loin de la recherche pascalienne d’un équilibre, d’un lieu aménagé, où la pensée-pesée précède le dire, joue sur les ambiguïtés ontologiques de la vérité pour pouvoir mieux l’asséner envers et contre tout : tout, c'est-à-dire la réalité (le principe de réalité dirait Freud) même qui devrait servir de cadre ou disons de garde-fou au n’importe quoi qui s’énonce.
La réflexion d’Alain Rabatel, spécialiste de la notion de points de vue, vise à questionner cette administration à travers une actualité récente et avec des outils linguistiques des plus appropriés. L’étude qu’il présente sous le titre Co-construire des vérités, à l’aune de l’empathie, de la confrontation des points de vue, pour rendre compte de la complexité et faire société s’attache à analyser, à partir d’une situation historique, la difficile organisation de la vérité dans des contextes où cette dernière n’a plus pour finalité la communion avec le savoir partagé d’un groupe, lequel supposerait un centre d’expérience et une possible identification empathique. Dans ses diverses expérimentations, David Hume portait attention à ce phénomène d’empathie qui, par osmose ou infusion, est décisif pour acquérir des connaissances rationnelles sur le monde et surtout partageables13. Entrée tout récemment dans le champ de la linguistique, l’empathie serait ainsi la condition sine qua non à une bonne administration de la vérité. Elle permettrait d’échoïser, terme de psychanalyse, l’expérience de l’autre.
Le paradoxe est grand car dans notre société, surmoderne, terme de Marc Augé, où la science permet de débusquer l’erreur ou le mensonge par des investigations techniques ouvrant l’accès à une vérité vraie, prolifèrent des « vérités fausses » assumées comme telles et qui portent discrédit aussitôt à tout message verbal ou iconique14. Actant cette nouvelle donne dans le champ aléthique, nous avons conscience que cette réflexion déborde le cadre de la littérature et de la linguistique. Face à l’explosion de fake news ou d’infox, objets linguistiques oxymoriques, les univers de croyance garants de cohérence sont mis en péril15. L’épisode bien installé des fake news est un fait historique, qui révolutionne, tout autant que Copernic en son temps, les impositions épistémiques. Notre monde ne tourne plus rond puisque se font et se défont, à la vitesse de l’éclair, le vrai et le faux, confondus non seulement dans une énonciation multivalente (qui est le propre de l’ironie également) mais aussi débarrassée de toute culpabilité et sourde à tout rappel à l’ordre émanant d’un surmoi individuel et collectif. Le pare-feu que constitue le fact-checking n’éteint guère le brasier médiatique, pas plus que les déclarations d’intention, selon Alain Rabatel, n’aboutissent à stopper l’hémorragie16. Diverses raisons à cela sont invoquées : un déficit de moyens financiers, un manque d’indépendance, du moins en France des vérificateurs… Plus, faute d’une théorie des valeurs − une éthique − conforme à la tradition axiologique, les fondements axiomatiques sur lesquels repose l’accès à la connaissance perdent leur raison d’être. L’opération de vérité ne se donnant plus comme une des lois de discours à promouvoir, l’évaluation se ferait dans l’instantané et dans une pluralité des points de vue équivalents peu compatibles avec l’idée d’une unité de la pensée, portée en propre par un individu ou par une société.17 Pour exemple, on peut déplorer que dans un mouvement spontané et dépourvu de fondements politico-historiques, une analogie des plus aberrantes ait pu être faite entre la révolution ukrainienne de 2014 et la révolte des gilets jaunes de 2018-201918 La méconnaissance du contexte n’apparaît dès lors plus comme un frein au discours que l’on pourrait espérer sérieux − cela fut aussi le cas au second tour des présidentielles de 2017 lors du débat Macron/Le Pen mais la sanction a été immédiate pour la candidate du FN. Aucune poudre de perlimpinpin n’a pu déguiser la vérité ni aucun faux-semblant ou fait d’oblicité, telle l’ironie, n’ont été susceptibles d’enrayer la chute et d’imposer le faux… Mais pour combien de temps ?
Or, cette situation toute récente, loin de renvoyer à une même capacité de décodage, semble surfer sur une nouvelle composante, inédite peut-être, du moins dans nos démocraties européennes. Dire suffirait ainsi, par une performativité qui serait inhérente à l’acte de parole, à convaincre. Ce que je dis est forcément vrai puisque je le dis : passage en force de la vérité qui indirectement et dans une logique retorse peut mener à la légitimation de la violence physique. Parole en boucle qui à coup sûr évince l’interaction civilisatrice pour consacrer une toute-puissance narcissique. Cette toute-puissance narcissique n’est nullement perverse : elle est frontale, assumée, exposée via les réseaux sociaux avec l’arrogance, diraient les moralistes du Grand Siècle, de ceux qui ignorent. Il serait impossible donc de transmettre le vrai dans notre société que Jean-François Lyotard nomme postmoderne et qui, héritière de la déconstruction, privilégie une post-vérité contaminant tous les domaines : engagement ou journalisme post-politique, production post-narrative illustrée par de nouveaux genres hybrides19. L’éclat moral du vrai ne brillant plus de tous ses feux, l’espace est laissé libre pour dire le faux, qui n’est pas, comme la rumeur, privé de source énonciative mais au contraire assumé en fanfare médiatique, sans masque ni dilutions rhétoriques.20 Le « je » tonitruant et qui œuvre à visage découvert se substitue à ce « on » caméléon comptant sur la connivence lorsqu’il s’agit de rumeur. Les exemples tout récents ne manquent pas dans le champ politique. Donald Trump à lui-seul se pose en leader et exemplifie cet aménagement faux du monde, qui semble difficile à modifier compte tenu de l’avalanche de messages erronés dans un temps record. Sortant sans cesse du cadre que la diplomatie impose, le président américain balaie les critiques d’une main, laissant pour l’heure les courageux de la vérité sans véritable modalité d’action. La science, qui a perdu de sa superbe, ne peut plus être la réponse appropriée aux mensonges d’État.
D’aucuns rappelleront que toute réalité a priori vraie ne peut être saisie qu’au travers d’une médiation culturalisée et subjective du réel. Le langage en tant que mise en spectacle linguistique suscite aussitôt des réserves sur son intention voire sa capacité à traduire la vérité. Si l’image semble, elle, plus facilement « nettoyée » comme on disait à l’âge classique, de faussetés, elle peut tout autant que le langage mentir sur le monde ou du moins agacer les frontières entre le vrai et le faux. C’est bien là le paradoxe de l’image qui, en même temps qu’elle (im)pose son existence oblige à croire dans l’immédiateté de la perception. De par l’usage généralisé du faux et le recours aux « faits alternatifs », c’est à l’indécidable qu’il conviendrait désormais de s’en remettre et non à l’indubitable humien. Troublant constat, aberrant constat même, qui ôte toute juridicité à la parole, qu’elle soit littéraire ou non. Comme un témoin qui n’aurait pas prêté serment, l’acte de langage n’engage guère son auteur, libéré alors d’une exigence de vérité.
Compte tenu de ces préliminaires, les études que l’on va lire reposent d’une part sur le constat de cette nouvelle donne quant à la véridicité et d’autre part sur le rapport de l’art et de la vérité (Pierre Dupuy). Les analyses d’Alain Rabatel mettent en évidence la radicalité fractale qui se joue lorsque la vérité emprunte des voies obstruées par une polarité stérile. L’exigence de prendre en considération « les conditions extralinguistiques qui permettent d’établir des vérités, de les formuler, de vérifier leur réalité comme la pertinence des discours » est illustrée par la situation politique après le 11 septembre 1973, date du coup d’État du général Pinochet. Véritable schizie que Francisco Varela, neurobiologiste de renom, relate comme une impasse à la pensée, rendue incapable de situer dans le vrai et condamnée à faire cohabiter jusqu’à l’absurde voire jusqu’à la folie des versions contraires d’un événement, même lorsque celui-ci échappe à tout besoin de vérification. Référence est faite à ces primitifs d’expérience ou universaux d’expérience que chacun partage sans contestation possible : le jour, la nuit, la pluie… La violence crisique du coup d’État a eu pour conséquence l’impossibilité d’administrer la vérité. Impossibilité qui ne peut se fissurer pour Alain Rabatel qu’au prix d’un « retrait empathique » et d’un mouvement vers l’autre21. Devoir « penser du point de vue de n’importe qui d’autre » protège du solipsisme et permet de dépasser les limites d’une conscience singulière22. La réflexion menée par Varela aux accents ricœuriens, développe l’idée d’un sujet capable d’énoncer des prédicats qu’il estime vrais mais avec réflexivement la conscience que d’autres sujets peuvent juger vrai ailleurs et autrement. Aucun acte d’auto-désignation ne saurait se produire pour orchestrer la vérité vraie. Aussi, la friction portée à son plus haut degré ne fait qu’attiser les haines (là où la contradiction mesurée est à considérer comme une respiration nécessaire à la démocratie) et conséquemment déroute le projet de faire société. Toute vérité est dans ce sens nécessairement le fruit d’une co-construction (discours co-produits) et le fait d’interactions menées au long cours et hors de la tutelle d’une instance toute puissante. L’interaction a ces vertus, que développe Catherine Kerbrat-Orecchioni :
Dans un contexte donné à partir de représentations et d’attentes préalables, des sujets vont échanger des discours et changer en échangeant. Ils vont devoir en permanence ajuster leur conduite aux événements qui surgissent de façon contingente au cours du déroulement de l’interaction et qui peuvent contrarier le cheminement projeté.23
Sans cette coopération, qui renvoie à une maxime conversationnelle qui subsume toutes les autres, comment s’agréger, comment vivre ensemble, avec l’autre ? Comment con/cevoir et con/tenir la vérité ? Pour cela, deux conditions me semblent au préalable nécessaires, voire évidentes. L’une renvoie à ce que l’on appelle « être dans de bonnes dispositions » ou autre formulation « être dans une attitude de bienveillance » (citation ici du terme employé par Ségolène Royal) ; l’autre suppose qu’il y ait « un objet à négocier ».24
Comme toujours, la littérature greffière des mutations profondes qui reconfigurent le monde, réquisitionne les crises sociales mais aussi les secousses intimes pour redistribuer de façon originale les cartes de la vérité et ainsi introduire le trouble comme le développe Marie-Jeanne Zenetti dans son article « Trouble dans le pacte. Littérature documentaire et post-vérité ». A priori peu pertinente pour considérer la création artistique, l’exigence de vérité ne se confond pas avec le « souci de réel », réel qui s’affranchit pour l’auteur des modalités traditionnelles de la représentation pour aujourd’hui en exiger d’autres. Du fait de cette mise en doute généralisée de la vérité via les media, adviennent de nouvelles formes esthétiques, qui détournent ou découpent le réel autrement – c’est le cas du poète Édouard Levé – pour en restituer toute l’intensité ou la violence, ou qui encore par une exploitation irrégulière des fonctions du langage de Jakobson visent « à produire des contre-discours destinés à déconstruire les discours médiatiques et politiques ». Il s’agit là d’une responsabilité assumée par de nombreux romanciers contemporains, dont certains seront présentés précisément, et pour lesquels le prétendu primat du factuel (qui est une préoccupation qui ne date bien sûr pas d’aujourd’hui), modifie radicalement le rapport au lecteur, particulièrement averti, et attentif aux effets de la feintise inhérente à la fictionnalisation des faits réels25.
Sans mener plus loin la réflexion, il convient de rappeler à quelle administration de la vérité nous avons nécessairement affaire aussitôt que s’active la fonction narrative. Le paradoxe de la fiction narrative, mis en lumière par Kate Hamburger et prolongé par la philosophie analytique de Searle, est que l’énoncé de réalité auquel adhère le lecteur ne l’est qu’au prix d’une torsion mentale, d’un délire puissant, pour faire croire que le faux narratif est un vrai en conscience, le temps suspendu de la lecture26. Le lecteur entre donc dans la fiction sous condition, celle d’abandonner la vérité d’univers pour des vérités paradoxales. L’historien n’est pas épargné, rappelle Marie-Jeanne Zenetti, dans le réglage de la vérité que suppose l’énoncé de réalité, le moindre indice de fictionnalité risque de devenir un lieu de fictivité c'est-à-dire de non-réalité de l’événement historique vérifiable.27 À tout prendre, à quelles vérités se fier pour dire la réalité de la guerre de 14 : à Henri Barbusse28, Maurice Genevoix, Jean Echenoz29 ? Ou encore pour rendre au « fait divers », devenu argument littéraire pour de nombreux romanciers contemporains, une netteté véridique que les discours parasites de la presse ou des media ne manquent pas de flouter ?30 La littérature contemporaine pour Jérémie Majorel a charge de réparer les dommages subis, de donner résonance aux plaintes étouffées et représentation aux épreuves de l’enfance ou de l’histoire.
Transcrivant des faits objectifs selon les différents niveaux de conscience (Bergson) des personnages et selon les positions de l’auteur, la littérature qui s’attache forcément à une vérité relative en appelle à la compétence du lecteur pour dégager le vrai, quand bien même il aurait la couleur de l’abject, du sadique, du pulsionnel. Car in fine, la littérature aurait bien pour mission de « témoigner d’un différend », mais d’un différend retenu parmi d’autres et considéré alors comme une consolation rendue possible par la mise en commun d’une expérience sensible : parole consentie, capable de mettre en déroute la sidération ou toute autre déflagration psychique.
Le genre autobiographique, quant à lui, se donne comme le lieu indécis et tangent où la parole se situe au bord du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction, de « l’exacte vérité personnelle et de la stricte sélection artistique ». Malgré une contradiction apparente, on peut se demander en quoi la fictionnalisation de soi maintient comme visée la vérité du réel et du sujet, et par quels moyens précis. S’agissant de Nabokov, Sveltana Garziano écrit que pour connaître vraiment la réalité, l’auteur se livre à une refonte des oppositions traditionnelles : condition nécessaire pour que l’imaginaire, irriguant le réel et brouillant les temporalités, soit au service de la vérité de l’art. L’entreprise autobiographique suscite chez Nabokov de nombreuses craintes et réserves car les souvenirs authentiques, susceptibles d’être endommagés par la mise en fiction et de trahir « la vraie vie », sont nécessairement pris dans une écriture, « qui n’est qu’une copie de la vie ». Mais si l’auteur compose avec la réalité, c’est dans l’intention d’en extraire, par inversion et transformations successives, une vérité supérieure. Les artifices stylistiques donnent accès à un sens plus profond, plus vrai, reposant sur les vertus de la métaphore, laquelle n’est plus indexée sur le référent et n’œuvre plus à la surface du langage.31 Dès lors, y a-t-il un sens à poser la question de la vie fausse ou mutilée ?
En rupture avec ce qui a pu être dit précédemment, Cécile Ham repense l’administration de la vérité dans l’espace singulier de la psychanalyse. La vérité qui n’appartient alors qu’au moi, ou plutôt aux diverses instances de ce moi plus ou moins contenues dans un ego unifiant, suppose un commerce avec l’Inconscient, territoire interne étranger d’où est parlé le sujet. Le désir symbolique de ce dernier exige une autre temporalité et un autre rythme que celui de la réalité32. Par la complexité même de cette instance rétive au dévoilement, le sujet fait l’expérience d’un au-delà du langage. Loin de se soumettre aux injonctions, sa parole confidentielle (à laquelle doit se fier l’analyste), énoncée depuis des lieux (ou topiques) indécidables, convoque des vérités clandestines, nucléiques, toujours insues parfois inventées mais qui font de l’invention, dans ce cas, l’expression même d’une vérité à excaver. Personne dans ce colloque intime ne sait rien par avance : le non-savoir étant la condition sine qua non à l’avènement possible d’un vrai qui n’a pas grand-chose à voir avec le véridique.