« Depuis l’effondrement de la Chrétienté [la Révolution française, bien sûr, N.d.MBK], deux religions, en Europe, ont cherché à s’instaurer : la religion politique et la religion de l’art […] de ces deux religions, le point de convergence le plus éclatant fut la Littérature, si l’on accepte d’appeler ainsi le langage par lequel l’homme, le subissant et croyant y découvrir sa définition, s’exerce à dominer ce qui l’assujettit et à dicter le sens de ce qui le fait exister. La Littérature, s’instituant, fut la Souveraineté. » Philippe Lacoue-Labarthe, cité par Mehdi Belhaj Kacem1.
Peut-on départager style et stigmate ?
Style et stigmate signalent que le langage et le corps sont susceptibles d’appartenir à des régimes ou à des rapports qui les excèdent : le postulat d’une écriture-stigmate avancé dans le cadre de cette publication oblige à réfléchir sur ce lieu partagé et disputé entre style et stigmate. Aujourd’hui encore, nous identifions spontanément un écrivain ou une école littéraire à travers son style, soit les figures récurrentes ou attendues dans lesquelles nous reconnaissons sa signature distinctive, qui pourrait dès lors s’assimiler à un stigmate « positif », soumis à l’appréciation de chacun ou des canons esthétiques en vigueur. Cette vision est tributaire de ce que Jacques Rancière définit comme le paradigme esthétique de l’art, travaillé en son fond par le pouvoir et le paradoxe suivants :
Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art au singulier et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière mimétique qui distinguait les manières de faire de l’art des autres manières de faire et séparait ses règles de l’ordre des occupations sociales. Il affirme l’absolue singularité de l’art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette singularité. Il fonde en même temps l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme elle-même. L’état esthétique schillérien qui est le premier – et, en un sens, indépassable – manifeste de ce régime marque bien cette identité fondamentale des contraires. L’état esthétique est pur suspens, moment où la forme est éprouvée pour elle-même. Et il est le moment de formation d’une humanité spécifique2.
Le stigmate pourrait-il être cet envers complémentaire du style au sein de « l’état esthétique », lequel mettrait en lumière les limites de l’ « humanité » ? Supposer, à partir de ces données, une équivalence entre stigmate et style engage alors à les mesurer à l’aune d’une norme toujours labile ou en devenir, à l’image de la vie elle-même. Compte tenu de cette difficulté, s’impose peut-être comme plus opérante l’idée du style comme énoncé et énonciation, fait et processus, d’une singularité inaliénable du sujet qui se déploie au sein d’une communauté linguistique et culturelle prise dans le temps. En suivant la voie balisée par les derniers écrits de Foucault, Marielle Macé envisage « une stylistique de l’existence » au sens large et politique : « ‟comment” sont les vies – quels sont leurs reliefs, leurs agencements, ‟comme“ quoi sont-elles ? Mais aussi : comment regarder ce ‟comment“, comment en parler, lui faire droit, le juger ? […] cette tâche est la responsabilité véritablement commune à la littérature et aux sciences sociales3 ». Cette stylistique n’envisage pas un langage ou une vie sous l’angle d’une norme arbitraire, mais s’efforce d’interroger les moyens et les milieux par lesquels on les décrit. Le parallélisme du style et du stigmate se laisserait ainsi mieux penser au sein du commun. Si la communauté libérale et démocratique autorise et consacre de iure le pluralisme des styles, elle est cependant menacée par les stigmates qu’elle ne cesse, dans les heurts de l’excès et de la tolérance, d’entretenir dans les faits. Les stigmates sont ce qui reste exclu ou à la périphérie du commun, permettant paradoxalement à celui-ci de se resserrer et de se renforcer.
Ceci implique aussi que les stigmates sont ces plaies et ces foyers qui permettent au commun démocratique d’exister en le mettant à l’épreuve, étant entendu que la démocratie n’est pas un état acquis définitivement, mais un processus avec ses fluctuations. Que (ré)clament les stigmates et les stigmatisés au milieu de « nos formes de vie » soi-disant stylisées et civilisées ? Ils manifestent leur part de souffrance et exacerbent la question de la communauté et de son bien-fondé ; dans un monde désenchanté et atomisé qui se rangerait sous des convenances sclérosantes, le stigmate ouvre un coffre occulte pour en ressortir une bannière communautaire de type théologico-politique.
C’est justement à la lumière de cette perspective théologico-politique que nous nous proposons de comprendre un certain partage des maladies, des croyances et des hérésies dans la littérature européenne, française et allemande en particulier, de l’entre-deux-guerres aux lendemains de la seconde guerre mondiale. C’est peu dire que durant cette période, la civilisation européenne est à la croisée des chemins ; la Grande Guerre a sonné le glas d’un monde où le corps social et la république des lettres semblaient tendre vers une organisation politique sûre et forte de ses fondements scientifiques, religieux et esthétiques. Du moins, c’est ainsi qu’ils nous apparaissent dans une illusion rétrospective, nourrie de la conscience des désastres postérieurs. Entre la naissance compliquée des démocraties et les luttes pour le pouvoir par des mouvements révolutionnaires ou réactionnaires, et le déchaînement des avant-gardes contre l’art et ses institutions, se profile l’horizon d’un renouveau possible et d’un partage inédit du sensible, qui est à la source de toute une série d’interrogations contemporaines. Précisons d’entrée de jeu notre conception de ce « partage », toujours à travers la pensée de Rancière :
[Le] partage du sensible [est] ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. […] Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. […] Il y a donc, à la base de la politique une « esthétique » qui n’a rien à voir avec cette « esthétisation de la politique », propre à « l’âge des masses », dont parle Benjamin. […] La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps4.
Le philosophe relève un modèle significatif de ce partage dans La République de Platon, que nous citons ici non seulement pour illustrer cette opération, mais aussi afin de suggérer d’ores et déjà les implications théâtrales, soit plus globalement littéraires, de toute politique5 :
Avant de se fonder sur le contenu immoral des fables, la proscription platonicienne des poètes se fonde sur l’impossibilité de faire deux choses en même temps. La question de la fiction est d’abord une question de distribution des lieux. Du point de vue platonicien, la scène du théâtre, qui est à la fois l’espace d’une activité publique et le lieu d’exhibition des fantasmes, brouille le partage des identités, des activités et des espaces. […] En somme Platon dégage trois manières dont des pratiques de la parole et du corps proposent des figures de communauté. Il y a la surface des signes muets : surface des signes qui sont comme des peintures. Et il y a l’espace du mouvement des corps qui se divise en deux : le mouvement des simulacres de la scène offert aux identifications du public et le mouvement authentique, le mouvement propre des corps communautaires6.
Vu sous cet angle, le style serait pour l’essentiel mimétique et ne montrerait que la superficie des choses ou des « simulacres », alors que le stigmate, fort d’une douleur pathologique et du pathos que ce dernier véhicule, serait susceptible de transcender le regard, notablement celui qui donne lieu à une identification, pour provoquer l’entraînement des sujets dans un « mouvement authentique » ; potentiellement indomptable, sauvage, précisons-le tout de suite. Nous postulons que dans une partie substantielle de la littérature de l’entre-deux-guerres, les stigmates l’emportent sur le style. Cette hypothèse de lecture cristallisera des enjeux d’ordres divers : anthropologiques, médicaux, philosophiques. Le stigmate est le résultat de ces nombreuses concrétions, sans cesser pour autant d’être représentation, mimèsis. De quoi les stigmates sont-ils le signe et quelle est l’ambivalence de leurs manifestations théologico-politiques ?
Plus fragile en Allemagne qu’en France, la démocratie peine à s’imposer dans les années 1920 tant que ceux qui composent la société se reconnaissent moins dans la communauté démocratique, égalitaire et ses représentants que dans le fantasme d’une communauté nationale, traditionnelle ou ethnique. N’ayant ainsi que peu de foi dans le système démocratique, étant pour ainsi dire agnostiques voire athées à son égard, ces sociétés recherchent dans le stigmate une alternative mystique au principe d’élection. L’élection démocratique semble à la fois par trop abstraite, prosaïque voire médiocre face à la capacité tout à la fois hiératique et hiérarchique du stigmate, dans lequel les sujets découvrent un principe d’incarnation et de fédération : on n’est engouffré dans le Léviathan qu’à la faveur d’une plaie ouverte. Cette même vulnérabilité fonde l’autorité, et même l’État autoritaire. Là où le style ne fait que représenter, le stigmate permettrait paradoxalement d’affermir les « corps communautaires », de les coaliser en un Sujet-Léviathan tout à la fois meurtri et puissant. Il est à ce stade important de rappeler l’impact et la diffusion massive en Allemagne de la légende « du coup de poignard dans le dos » (Dolchstoßlegende), qui met la défaite de l’armée allemande, soi-disant sur le point de remporter la guerre en 1918, sur le compte d’une trahison de l’intérieur, œuvre des parlementaires, des révolutionnaires et des juifs. Mise en intrigue bien sûr tout aussi artificielle, fallacieuse et intéressée que Les Protocoles des sages de Sion, diffusé par les services secrets russes au début du siècle, il s’agit là d’un discours conspirationniste, d’une fake news, d’un mythe édifié sur un stigmate, véhiculant l’image de la plaie laissée par le couteau, qui a eu une influence décisive dans l’essor du parti nazi7. On comprend que dans ce contexte, à rebours des stigmates, le « grand style » ou même le style naturaliste ne constitueraient alors qu’une « surface », qu’une peinture « muette » en décalage par rapport aux désirs collectifs de mise en forme, d’expression et de traduction d’une expérience douloureuse, passée, présente, anticipée. Au style se substituent donc les stigmates, réels et feints, « offert[s] aux identifications du public », dans une part significative de la production propagandiste, esthétique et intellectuelle de cette période.
Cette part significative, nous souhaitons l’étudier à travers l’œuvre d’Antonin Artaud, de Gottfried Benn, de Louis-Ferdinand Céline, d’Alfred Döblin et de Simone Weil. Ce corpus vaste, comparable et potentiellement extensible, doit donner une idée synthétique des enjeux multiples de l’écriture-stigmate, et mettre en évidence une sensibilité partagée à une époque, soit encore une esthétique (aisthesis, sensation8). Benn, Céline et Döblin ont été des écrivains-médecins particulièrement sensibles à la dimension corporelle, poétique et idéologique du stigmate. Poète reconnu depuis quelques années déjà, Benn soutient en 1933 le régime nazi, espérant en devenir le porte-parole esthétique, à l’image de Marinetti en Italie, jusqu’à la Nuit des longs couteaux en 1934, année à partir de laquelle il revient sur son engagement et se voit dénoncé comme artiste dégénéré. À l’inverse de Céline cependant, qui publie dès 1936 ses pamphlets, Benn n’a pas été antisémite. Döblin, penseur de gauche et d’origine juive, part dès 1933 en exil en France, et se convertit au catholicisme en 1941. Enfin, Artaud et Weil se distinguent pour ainsi dire comme patients, comme malades, dans la mesure où leur condition valétudinaire, leur santé fragile les a conduits, de proche en proche, à s’identifier à leurs stigmates respectifs. Ce processus s’accompagne d’une méditation continue sur le sens de la souffrance et de la douleur ; tandis qu’Artaud est interné en 1937 jusqu’au lendemain de la guerre, situation où se manifeste un délire mystique, l’agrégée de philosophie qu’est Weil se fait ouvrière pour explorer la condition prolétarienne9, participe brièvement à la guerre d’Espagne du côté des républicains, puis, de « juive assimilée » qu’elle fut, se convertit en 1938 au catholicisme. Sa réflexion politique prend alors une tournure nettement plus spirituelle ; exilée à Londres pendant la guerre, elle jeûne pour partager le sort de ses compatriotes qui subissent le rationnement, et meurt, affaiblie, de tuberculose en 1943. Ces biographies ne rendent-elles pas déjà à elles seules compte de l’ascendant que prennent alors les stigmates ? La difficulté voire l’impossibilité, d’ailleurs, à isoler ces destins de l’œuvre témoigne également de l’enfoncement et de la profondeur du stigmate dans l’écriture.
La maladie comme polarisation : chronique et topographie des stigmates
Dans nos œuvres, ces stigmates sont, pour l’essentiel, représentés par la maladie. Ce procédé n’est guère nouveau ; dès le naturalisme, la pathologie envahit le récit, tantôt pour lui fournir un soubassement réaliste, tantôt, notamment chez les écrivains fin-de-siècle, pour mettre en scène et questionner l’ethos de l’artiste. Le désir conscient ou inconscient de la maladie, la contracter, la faire contracter ou à tout le moins la rendre sensible, tel nous semble être l’enjeu puissant et ambigu de l’art dès cette époque dont Thomas Mann dresse avec Le Docteur Faustus, publié en 1947, la fresque admirable et le bilan accablant10. Certes, on ne saurait en aucun cas confondre stigmate et maladie comme synonymes, mais, à un premier degré, ils se rejoignent dans leur déviation par rapport à la norme que serait la santé. Or l’anomie de la société de l’entre-deux-guerres remet en question la conception normative de la santé11. Les maladies-stigmates mettent ainsi en place une polarisation, devenant des signes ou des étendards de rassemblement. Nous parlons de polarisation pour rendre compte d’une montée des extrêmes ou de l’amplification des extrémités qui prennent le pas sur le centre, sur le noyau qui stabilise et pacifie une communauté. Les stigmates tracent dans une communauté européenne peu ou prou sécularisée (mais travaillée par le nihilisme) un nouveau partage théologico-politique, par lequel se renouvelle une forme de scission entre croyants et hérétiques, césure fondamentale et paradoxale dans la mesure où l’un implique l’autre, et que l’on est tour à tour le croyant ou l’hérétique de l’autre. Comment les stigmates deviennent-ils un pôle d’attraction et quelle en est la particularité à cette époque ?
Autour de 1930, le poète-médecin Benn publie une série d’essais consacrés au génie et à la maladie, reprenant une articulation déjà posée par Aristote : Génie et Santé, suivi de La Structure de la personnalité – esquisse d’une géologie du moi et enfin Le Problème du génie12. Ce dernier essai reprend et développe des idées du premier texte, qui part du constat suivant : « Le ‟style c’est l’homme” du xviiie siècle a été transformé sous l’influence de la recherche des dernières décennies sur la constitution et le type en ‟le style c’est le corps” ; la kabbale d’une psychologie de l’âme et de ses capacités se sont volatilisées sous l’effet d’une analyse, imprégnée des sciences humaines et des pathographies, des rapports biologiques13. » La célèbre devise de Buffon, qui a été depuis sa présentation en 1753 glosée, dénaturée et réinterprétée dans une pléthore de sens différents, notamment par les romantiques14, est mise à jour par Benn. « Le style c’est le corps », voilà une actualisation qui se déduirait de la constitution et de l’institutionnalisation des sciences modernes au cours du xixe siècle, érigeant ainsi la médecine et la biologie en clef de voûte anthropologique. Aussi lisons-nous là le principe par excellence de compréhension du monde de tous nos auteurs, en particulier des médecins. Est-ce que pour ces derniers, scientifiques fiers de leur statut sans verser pour autant dans le scientisme, cette promotion naturaliste ou matérialiste du corps comme origine congédie-t-elle pour autant toute question eschatologique ou métaphysique (« la kabbale »), c’est-à-dire de spéculation sur l’au-delà du corps (sôma) ou de la nature (phusis) ? En d’autres termes, considérer le corps et ses maladies, ses accidents naturels d’un point de vue résolument matérialiste, cela revient-il à verser les stigmates dans les archives des obscurantismes de l’histoire ?
On assiste plutôt à la reconfiguration qu’à la disparition de la question spirituelle véhiculée par le stigmate. Dans La Structure de la personnalité, Benn tente de situer l’apparition du moi, et, simultanément, du sujet lyrique, de l’élan créateur, dans la continuité de l’évolution biologique. Critique à l’endroit du darwinisme (et par conséquent aussi du darwinisme social qui a pu nourrir le nazisme), à l’instar d’autres scientifiques respectables de son temps, il saisit ce moi à la faveur d’une perspective dite géologique, métaphore qui permet de rendre compte d’une pluralité et d’une profondeur du moi, suppléant ainsi son atomisation par l’inscription dans une temporalité longue. C’est dans cette optique que les maladies et les stigmates réapparaissent et se dotent d’un sens, car ils donneraient accès à l’origine :
Il y a donc aujourd’hui un accord unanime : de l’étude des mythes à la psychologie des peuples, de la génétique à la phénoménologie : nous portons les vestiges et les traces de stades antérieurs de l’évolution de notre organisme, nous observons que ces traces se concrétisent dans le rêve, dans l’extase, dans certains états des malades mentaux, nous voyons ces stades préliminaires de notre Moi actuel se manifester avant tout en symptômes neuropathologiques, nous apprenons que « l’anormal est le primitif15 » (Freud).
Nous avons vu en lui [l’organisme humain] l’amphibie, le reptile, le marsupial, le mammifère, le simiesque : tous ces stigmates [Stigmen] de sa soumission à un vaste principe de l’histoire tellurique, tous ces stigmates de ses anciennes catastrophes [Untergänge] et de son plaisir neuf dans les vagues d’un grand motif organique traversant chaque fois toutes les formes animales d’une même période géologique, dans le travail d’une tension arrachant tous les êtres zoologiques d’une même époque à leur caractère spécifique pour les pousser à des situations et fonctions somatiques nouvelles16.
Il y aurait donc des maladies, soit des « symptômes neuropathologiques », que l’on pourrait identifier comme des stigmates primordiaux, tributaires de l’évolution de l’espèce humaine, qui feraient signe vers l’originel et, partant, une forme de loi naturelle. En ce sens, la crainte de la maladie et la recherche de la santé seraient liées à une fallacieuse vision progressiste de l’existence ; la nature humaine se révélerait davantage dans la régression qu’occasionne la maladie. Elle renvoie aux origines de l’individu pris dans son espèce, où se déploierait non seulement une vérité scientifique, mais surtout une force poétique. Ce chiasme temporel est très insistant dans les années 1920-1930, et acquiert ici ses lettres de noblesse scientifiques. Les stigmates exercent ainsi une loi d’attraction en vertu de leur caractère générateur. Ils construisent des pôles dont le propre est d’aimanter et de magnétiser le sujet.
Deux exemples français illustrent également cette tendance. Le surréalisme s’est lui aussi employé à révéler la beauté du « primitif », tâche qui va de pair avec la valorisation des œuvres des « fous », lesquels deviennent, tant dans les beaux-arts que dans l’écriture, des modèles17. Aussi les surréalistes jouent-ils avec la folie, se délectant de la discontinuité et des jaillissements inattendus qu’elle légitime dans la production esthétique. On assiste, au lendemain de la Grande Guerre, à la cristallisation d’une nouvelle sensibilité esthétique (qui fut déjà présente en Allemagne avec l’expressionnisme du début du siècle) qui séduit Artaud. Il précise néanmoins dans sa Correspondance avec Jacques Rivière, qui est en quelque sorte sa première œuvre, qu’il ne joue pas son mal, contrairement aux surréalistes.
Je me rends parfaitement compte des arrêts et des saccades de mes poèmes, saccades qui touchent à l’essence même de l’inspiration et qui proviennent de mon indélébile impuissance à me concentrer sur un objet. Par faiblesse physiologique, faiblesse qui touche à la substance même de ce que l’on est convenu d’appeler l’âme et qui est l’émanation de notre force nerveuse coagulée autour des objets. Mais de cette faiblesse toute l’époque souffre. Ex. : Tristan Tzara, André Breton, Pierre Reverdy. Mais eux, leur âme n’est pas physiologiquement atteinte, elle ne l’est pas substantiellement […] alors d’où vient le mal, est-ce vraiment l’air de l’époque, un miracle flottant dans l’air, un prodige cosmique et méchant, ou la découverte d’un monde nouveau, un véritable élargissement de la réalité ? Il n’en reste pas moins qu’ils ne souffrent pas et que je souffre, non pas seulement dans l’esprit, mais dans la chair et dans mon âme de tous les jours18.
La folie, la maladie et la « faiblesse physiologique », « essence même de l’inspiration », sont dans « l’air de l’époque » les stigmates, les pôles d’attractions de toute une communauté d’écrivains à venir, en devenir. Croyants dans « un véritable élargissement de la réalité », dans l’avènement de la surréalité, position naturellement déviante au regard de l’esthétique réaliste qui réapparaît à la même époque au service d’un « retour à l’ordre19 », les surréalistes se rendent à leur tour hérétiques aux yeux d’Artaud lorsque Breton se rapproche en 1927 du parti communiste.
Il ne m’importe pas du tout […] que le pouvoir passe des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat. Pour moi la Révolution n’est pas là. […] Je trouve au contraire qu’une des raisons principales du mal dont nous souffrons est dans l’extériorisation forcenée et la multiplication poussée à l’infini de la force ; elle est aussi dans une facilité anormale introduite dans les échanges d’homme à homme et qui ne laisse plus à la pensée le temps de reprendre racine sur elle-même. Nous sommes tous désespérés de machinisme à tous les étages de notre méditation. Mais les racines véritables du mal sont plus profondes, il faudrait un volume pour les analyser. Pour l’instant je me bornerai à dire que la Révolution la plus urgente à accomplir est dans une sorte de régression dans le temps. Que nous en revenions à la mentalité ou même simplement aux habitudes de vie du Moyen Âge, mais réellement et par une manière de métamorphose dans les essences, et j’estimerai alors que nous aurons accompli la seule révolution qui vaille la peine qu’on en parle.
Il y a des bombes à mettre quelque part, mais à la base de la plupart des habitations de la pensée présente, européenne ou non20.
Artaud paraît d’autant mieux apte à répondre aux desiderata d’une régression révolutionnaire, déjà exprimée plus haut par Benn, que, schizophrène qu’il aurait été21, sa schize et son schisme de l’esprit l’auraient parfaitement disposé à accéder aux couches archaïques de la personne humaine. Croyant donc en une « métamorphose dans les essences », Artaud se rend hérétique aux yeux des surréalistes, qui se rangeraient du côté du pouvoir, du dogme, de « la multiplication poussée à l’infini des forces » ; ce terme même de « force » est justement une notion-clef chez Weil, pour qui « la force » et les rapports de force sont, depuis les origines, comme elle l’expose dans L’Iliade ou le Poème de la force, la source du mal et de violence infinis22. Artaud s’engage alors dans la voie solitaire et désespérée de l’hérésie, ne pouvant et ne voulant pas sortir du sillon tracé par ses stigmates. De fervents partisans d’Artaud verraient en Breton ce pape débauché qui en serait venu à excommunier le Christ lui-même : en vérité, ces deux personnalités ont continué d’entretenir une relation jusqu’à la fin de leurs vies.
Lorsque Céline publie en 1932 le roman Voyage au bout de la nuit, c’est un succès immédiat, encensé à droite comme à gauche, des communistes à l’Action Française. Si Hugo a « mis un bonnet rouge » à son dictionnaire, Céline aurait habillé la littérature des vêtements du peuple, dans le sens où son œuvre illustre une conception d’un langage populiste, à rebours de celle d’une universalité révolutionnaire jugée désincarnée23. En prétendant parler ce langage d’un peuple stigmatisé, on joue d’une ambivalence qui bénéficie jusqu’à aujourd’hui d’une certaine efficacité pragmatique à l’intérieur du champ démocratique, car il en révèle le dedans et le dehors. Le lectorat a éprouvé dans Voyage au bout de la nuit une synthèse du refoulé de la société française et de la civilisation moderne plus généralement. L’œuvre fait aussi appel à tout un imaginaire chrétien : Bardamu apparaît comme un personnage chargé des péchés du monde, endossant les souffrances christiques, portant et exhibant à travers ses stigmates également ceux du « petit peuple ». À toutes les étapes parcourues au long de son voyage, puis surtout en banlieue parisienne, ce récit donne à voir, à contre-courant évidemment du progressisme, une humanité en régression. Céline ouvre les poches infracivilisationnelles qui existent au sein de la société moderne, qui permettent paradoxalement à cette dernière de subsister. En permission, Bardamu se promène avec sa mère :
En ce qui la concernait, elle n’y découvrait dans la guerre qu’un grand chagrin nouveau qu’elle essayait de ne pas trop remuer ; il lui faisait comme peur ce chagrin ; il était comblé de choses redoutables qu’elle ne comprenait pas. Elle croyait au fond que les petites gens de sa sorte étaient faits pour souffrir de tout, que c’était leur rôle sur terre, et que si les choses allaient récemment aussi mal, ça devait tenir encore, en grande partie à ce qu’ils avaient commis bien des fautes accumulées, les petites gens… Ils avaient dû faire des sottises, sans s’en rendre compte, bien sûr, mais tout de même ils étaient coupables et c’était déjà bien gentil qu’on leur donne ainsi en souffrant l’occasion d’expier leurs indignités… C’était une « intouchable » ma mère. […]
Je ne recevais plus du tout de nouvelles de Lola, ni de Musyne non plus. Elles demeuraient décidément les garces du bon côté de la situation où régnait une consigne souriante mais implacable d’élimination envers nous autres, nous les viandes destinées aux sacrifices24.
L’opinion (signification étymologique d’« hérésie ») professée par la mère du narrateur, affichant une morale de la soumission des « petites gens », laisse entendre une stigmatisation pour ainsi dire passive, qui conforte l’ordre établi et ses déterminismes. Face à ce fatalisme, l’ironie du texte crée une triple complicité avec le lecteur : premièrement, elle tourne en dérision la doxa des petites gens résignés. Deuxièmement, elle l’invite à comprendre « ‟intouchable” » au sens littéral et figuré, soit comme syllepse de sens, c’est-à-dire qu’au-delà de son statut de paria, sa mère ne peut pas être émue, qu’elle reste imperméable à la misère du monde ; en d’autres termes encore, et pour revenir à la question du partage, la sensibilité des vaincus est anesthésiée, parce que l’ordre politique dominant requiert cette anesthésie. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut supporter le stigmate, en attendant l’événement salvateur. Troisièmement, par la polarisation tracée d’une seule phrase entre « les garces du bon côté de la situation » et le « nous » inclusif de « nous les viandes destinées aux sacrifices », le narrateur institue une communauté de victimes, s’offrant à l’identification25. Cette division est un leitmotiv du roman, et le lecteur retrouve semblable partage à plusieurs reprises : « La guerre avait brûlé les uns, réchauffé les autres, comme le feu torture ou conforte, selon qu’on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout26 ». En creux, Céline oppose à la cuirasse de la mère, seconde nature de la servitude volontaire27, une éthique du pathos qui consiste à se laisser traverser par des émotions violentes, quitte à être marginalisé, incompris, donnant lieu à une vision de l’existence et à un langage parfaitement en phase avec son époque. À sa manière, Artaud revendique clairement cette vision et ce langage tragiques, en employant également la métaphore du feu, à la fin de sa préface au Théâtre et son double :
Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers28.
Tandis qu’Artaud entend ainsi « guérir la vie » et envisage pour sa vision un avenir possible, ou plutôt la capacité à renouveler la vie29, on lit des réflexions analogues dans les Cahiers de Weil, puisées toutefois dans la tradition spirituelle chrétienne :
Accepter d’être anonyme, d’être de la matière humaine. Eucharistie. Renoncer au prestige, à la considération. C’est rendre témoignage à la vérité, à savoir qu’on est de la matière humaine, qu’on n’a pas de droits. Se dépouiller des parures, supporter la nudité. Mais comment cela est-il compatible avec la vie sociale et les étiquettes ?
Il s’agit, toujours, d’un rapport avec le temps. Perdre l’illusion de la possession du temps. S’incarner.
L’homme doit faire l’acte de s’incarner, car il est désincarné par l’imagination. Ce qui procède en nous de Satan, c’est l’imagination30.
Avoir l’âme vulnérable aux blessures de toute chair, sans exception, comme celles à sa propre chair, ni plus ni moins. A toute mort comme à sa propre mort.
C’est transformer toute douleur, tout malheur qu’on subit (– et qu’on voit subir – et qu’on inflige) en sentiment de misère humaine.
Par un singulier mystère, ce sentiment est parent de celui du beau et implique l’amor fati, « l’amour du destin ». […]
[Ainsi] on y lit la captivité de l’esprit dans la chair, de l’image de Dieu dans la chair, et à ce moment tout homme devient le semblable du Christ31.
Tout ce qui a lieu dans ce monde ne vaut que comme ordalie ou comme signe. Tout est balance32.
En somme, dans ces textes des années 1930 et 1940, on relève une obsession sémantique de la chair et du feu, ce qui n’est pas seulement une thérapie textuelle recueillant la catastrophe passée et devinant celle, plus grande encore, à venir, mais aussi une méditation sur la vulnérabilité qui s’inscrit en faux par rapport au culte de la force, exalté par les totalitarismes. Ces derniers peuvent être assimilés à une réaction immunitaire contre les stigmates, qui signalent une nécessaire limite de la force, limite que la démesure totalitaire déplore et cherche à résorber par une violence concrète et systématique, infligeant à son tour des plaies infinies. En revanche, l’écriture est ce fer brûlant avec lequel on stigmatise et se stigmatise à la fois, mais sur un plan symbolique. Il devient alors, comme à son origine, autant un moyen d’exclusion que d’élection, une marque qui permet et promet peut-être une forme de rachat. Le procédé est donc loin d’être purement littéraire, mais relève d’une théologie politique.
L’inversion des pôles : la réversibilité des stigmates
Il nous reste à envisager l’ambivalence et la réversibilité profonde de ces partages pathologiques. On l’a vu, tel que nos auteurs l’envisagent, le stigmate se comprend en termes biologiques et sociologiques, mais ces domaines indéfinis prennent le relais d’un discours théologico-politique. Une autre réflexion de Jacques Rancière s’impose ici :
L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa destination « naturelle » par le pouvoir des mots. Cette littérarité est la condition en même temps que l’effet de la circulation des énoncés littéraires « proprement dits ». Mais les énoncés s’emparent des corps et les détournent de leur destination dans la mesure où ils ne sont pas des corps, au sens d’organismes, mais des quasi-corps, des blocs de paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires des lignes de fracture, de désincorporation33.
Gardant à l’esprit ces nuances et ces « quasi » indispensables, nous pouvons affirmer que la littérature (ou, à tout le moins, la littérarité, entendue ici comme condition anthropologique) participe à la configuration, à la structure et à l’énergétique du corps socio-politique. Elle y introduit des polarisations et des hiérarchisations qui détonnent avec celles qui régissent la vie commune. Mieux encore : la littérature les renverse ou pour le dire familièrement, elle met les normes du monde cul par-dessus tête. Le stigmate, l’écriture-stigmate est l’un des indices les plus frappants de ce processus. Or, le danger advient lorsque cette littérature incandescente et incendiaire se met au service de la politique ; pour paraphraser Lacoue-Labarthe cité en exergue, le scandale advient lorsque la religion de la « Littérature » s’unit avec la religion de la politique, songe d’une conversion qui fait de l’écrivain un apostat. C’est, selon nous, précisément de ce risque de conversion malheureuse, de trahison et d’apostasie, que cette littérature tire encore son pouvoir de fascination et d’interrogation. Sans ce risque, sans cette folie, sans cette nausée, elle ne saurait pas trouver sa place dans nos stigmates34.
Le stigmate est ce pôle qui exerce un pouvoir irréfragable d’attraction. Ce n’est pas seulement le texte ou l’œuvre qui le répand, mais bien le corps, puis encore le corps mort, le corps mystique des « génies » si l’on revient aux considérations de Benn :
Souffraient de schizophrénie clinique caractérisée : le Tasse, Newton, Lenz, Hölderlin, Swedenborg, Panizza, van Gogh, Gogol, Strindberg ; étaient schizophrènes latents : Kleist, Claude Lorrain. De paranoïa : Gutzkow, Rousseau, Pascal. Mélancolie : Thorvaldsen, Weber, Schubert, Chopin, Liszt, Rossini, Molière, Lichtenberg ; avec des idées d’empoisonnement : Mozart ; avec suicide : Raimund. Avaient des crises d’hystérie : Platen, Flaubert, Otto Ludwig, Molière. Moururent de paralysie : Makart, Manet, Maupassant, Lenau, Donizetti, Schumann, Nietzsche, Jules de Goncourt, Baudelaire, Smetana. Moururent de gâtisme artériosclérotique : Kant, Gottfried Keller, Stendhal, Linné, Böcklin, Farady.
[… ; N.B : la liste se prolonge d’une page encore]
– l’élément productif, où qu’on le rencontre, est une masse traversée de stigmates (Stigmatisierungen), ivresse, demi-sommeil, paroxysmes ; un va-et-vient de variations instinctuelles, anomalies, fétichismes, impuissances – y a-t-il d’une manière générale un génie sain ?
Il y a une antinomie compensée toute la vie par la plus énorme puissance intellectuelle, il y a la dysharmonie primaire sans cesse amortie par les productions de l’esprit (spirituelle Leistungen) 35.
Un tel inventaire appelle à une déconstruction rigoureuse de la qualification de « génie » ; nous n’en aurons guère le loisir ici, mais il importe de la mettre en évidence comme phénomène consubstantiel au stigmate. Retenons qu’en l’occurrence, pour Benn, le génie est nécessairement un « dégénéré » d’un point de vue clinique. Si le poète-médecin exalte cette dégénérescence, il reconnaît toutefois que le génie marqué par une maladie ne devient tel qu’à la faveur de la réception. Au-delà du biologique, le « génie » est en effet une donnée sociologique : « le dépositaire du génie est dégénéré, certes, mais c’est insuffisant pour la genèse du génie, c’est au contraire la collectivité qui l’accomplit, à cause de la dégénération, de son attirance démoniaque, de ses traits énigmatiques, la transformation en génie36 ». Le stigmate en amont et le génie en aval, deux pôles a priori opposés et cependant inséparables, constituent donc en dernier lieu un problème de réception. La communauté se construit autour d’un stigmate, et se maintient dans l’attente d’un génie « démoniaque » qui leur représente ce même stigmate ainsi que la possibilité « énigmatique » d’y puiser une force motrice pour se réunir dans une danse (selon les cas, macabre) du « mouvement authentique, du mouvement propre des corps communautaires », pour reprendre les mots de Rancière.
Ce génie sera-t-il artistique ou politique ? En Allemagne, ce furent Hitler et son association de criminels, reprenant à leur compte tout un imaginaire théologico-politique, qui remportèrent l’élection du peuple. Qu’Hitler et Goebbels, titulaire d’un doctorat en lettres et auteur d’œuvres romanesques, poétiques, théâtrales, et qui était d’ailleurs affligé d’un pied-bot, furent des artistes ratés avant de se reconvertir en politique n’a rien d’anodin dans cette perspective. Qu’est-il advenu alors, dans le partage du sensible et des croyances, dans la polarisation à laquelle la littérature et l’écriture-stigmate se livrent ? Toute catastrophe est un abîme, et la dire, la comprendre sont des tâches aussi infinies qu’interminables ; la béance du stigmate reste ouverte. Aucune interprétation n’est exclusive et ne saurait relativiser l’événement ; de notre côté, nous sommes tentés de parler, à l’échelle humaine, d’une inversion des pôles, cette perturbation géologique qui se produit environ tous les dix-mille ans, une inversion des champs magnétiques chantés naguère par Breton et Soupault en 1920.
Perturbations, turbulences soudaines, affaissement brutal des normes ; autant de phénomènes qui résonnent avec une vocation qu’Artaud attribue à l’art, entre autres, dans l’un de ses discours au Mexique en 1936 :
L’ANARCHIE SOCIALE DE L’ART
L’art a pour devoir social de donner issue aux angoisses de son époque. L’artiste qui n’a pas ausculté le cœur de son époque, l’artiste qui ignore qu’il est un bouc émissaire, que son devoir est d’aimanter, d’attirer, de faire tomber sur ses épaules les colères errantes de l’époque pour la décharger de son mal-être psychologique, celui-là n’est pas un artiste. […]
Ces valeurs, le matérialisme les dit « spirituelles » et il les dédaigne : elles empoisonnent alors l’Inconscient de l’époque. Or rien de ce à quoi peuvent atteindre la raison ou l’intelligence n’est spirituel. […]
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme. […]
Le libéralisme capitaliste des temps modernes a relégué au dernier plan les valeurs de l’intelligence, et l’homme moderne, face à ces quelques vérités élémentaires que je viens d’énoncer, agit comme une bête ou comme l’homme affolé des temps primitifs. Pour s’en préoccuper, il attend que ces vérités deviennent des actes, qu’elles se manifestent par des tremblements de terre, des épidémies, des famines, des guerres, c’est-à-dire par le grondement du canon37.
L’artiste travaille à même la substance physique, géologique et physiologique ; il a affaire aux forces (métaphysiques) qui sillonnent, divisent et partagent le sensible. Au chaos que la conscience ordinaire et sécularisée essaye continûment de nier, ou tout au mieux déplore, impuissant, Artaud oppose un projet théologico-politique de l’ordre de l’anarchie38, propre à la conception d’un art qui ne se contente pas de demeurer dans son autonomie, dont la tour d’ivoire est le symbole. Au contraire de Benn et de Céline, il s’accroche au pôle de la religion folle de l’écriture-stigmate, et ne cède en rien aux bottes délirantes de la religion politique, qu’il voue aux « tremblements de terre » aux « épidémies » et aux « guerres ».
Quant au populisme défendu par Céline, quel rôle accorde-t-il à l’écrivain, cette profession apparemment réservée aux hautes sphères, et où est-ce qu’il le situe par rapport au génie de Benn ? Courtisé et revendiqué à droite comme à gauche pour son style et regard visionnaires, voici ce qu’il répond à Aragon qui lui propose en 1934 de participer à la revue, clairement orientée, Commune : « Écrivain !!! Biologiquement, n’a pas de sens. C’est une obscénité romantique dont l’explication ne peut qu’être superficielle39 ». La posture de Céline consiste dans la dénégation de son œuvre d’écrivain en la rabattant sous l’ethos pseudo-critique du médecin. Il se situe ainsi aux antipodes du médecin Benn qui cherche à déterminer justement le sens « biologique » de l’activité artistique, à concilier l’esprit scientifique et poétique, au profit de ce dernier toutefois. Döblin conteste, lui aussi, à l’art sa liberté et sa sacralité, en d’autres termes, son autonomie et son éminence ; l’une et l’autre, explique-t-il dans L’art n’est pas libre, mais efficace : ars militans40, seraient des motifs pour miner l’efficacité et l’engagement inévitable de l’artiste. Accorder à ce dernier une pleine licence revient à minorer la pertinence de l’œuvre sur le plan social et politique ; en effet, ce premier argument a souvent été brandi en faveur des pamphlets céliniens, soi-disant pur exercice stylistique41, passant sous silence l’impact pragmatique qu’ils ont eu dans la sphère publique, qu’ils ont polarisé en légitimant l’antisémitisme. Fût-il dissonant, le langage s’accorde au bruit du monde, et il importe de l’écouter, voire de l’ausculter, de tout son corps, et de laisser à cette stridence et au traumatisme une ouverture (soit un orifice, soit un stigmate), car c’est en lui restant hermétique que s’amplifie la violence, comme on le voit chez l’antihéros Franz Biberkopf de Berlin Alexanderplatz qui, suite à ses malheurs et à l’assassinat de son amie Mieze, reste prostré à l’asile de Buch :
Voum cogne, voum cogne, voum bélier, voum porte ébranlée. Chocs et courses, élan et fracas, les puissances de la tempête se rassemblent et délibèrent, c’est la nuit, pour que Franz s’éveille comment va-t-on faire, non qu’elles veuillent lui fracasser les membres, mais la maison a la peau si épaisse, et il n’entend pas ce qu’elles crient, et s’il était dehors plus près d’elles, alors il les sentirait et il entendrait Mieze crier. Alors son cœur vibrerait, sa conscience s’éveillerait, et il se lèverait, et ce serait bien, maintenant on ne sait pas ce qu’on doit faire. Quand on a une hache et qu’on l’enfonce dans du bois dur, alors même l’arbre le plus vieux se met à crier. Mais rester figé ainsi, se braquer, se raidir dans l’infortune, c’est la pire chose au monde. Nous n’avons pas le droit de fléchir, soit nous enfonçons les portes de la maison forte avec le bélier, nous brisons les fenêtres, soit nous soulevons les lucarnes ; s’il nous sent, s’il entend le cri, de Mieze le cri, ça qu’on apporte, alors il vivra et saura déjà mieux ce qu’il en est. Nous devons lui faire peur et l’effaroucher, il ne trouvera pas le repos dans ce lit, comment lui soulever sa couette, comment le chasser du sol, comment d’un souffle balayer le livre et la bière du gardien sur la table, voum voum, comment lui renverser sa lampe, je fracasse l’ampoule, peut-être qu’alors il y aura un court-circuit, peut-être qu’alors le feu se déclarera, voum voum, feu à l’asile d’aliénés, feu dans la maison forte42.
La polyphonie narrative de cette œuvre prête ici la voix à des forces indéterminables, oscillant entre une nature animiste (« puissances de la tempête ») et un inconscient pour ainsi dire schizophrénique (« comment d’un souffle balayer le livre […] du gardien […] je fracasse l’ampoule »), dont l’ambition est d’insuffler au grabataire le « cœur » et la « conscience » en lui faisant parvenir « le cri » du monde. Une métaphore in absentia se constitue au fil de ce paragraphe, identifiant Franz à cette institution close : « la maison a la peau si épaisse ». Ces voix diégétiques tentent, par métonymie, de la percer, Franz y compris, de l’extérieur comme de l’intérieur, espérant provoquer un « court-circuit » et (encore) du « feu » dans sa tête abrutie. Cet « asile » est alors, dans sa structure même, similaire à une prison43 que Franz quitte à l’incipit du récit. Ces deux situations d’enfermement lui procurent une béate tranquillité qui l’empêche de prendre conscience, au risque de la douleur et de la folie, de la réalité et de la responsabilité qu’elle appelle. Ainsi, nous voyons Döblin militer pour une écriture qui prend le risque de stigmatiser et de se stigmatiser, aussi bien en fait qu’en droit, et qui ne devrait point éluder cette vocation essentielle.
Pour en revenir brièvement au cas Céline, nous ne pouvons donc pas séparer l’homme de l’œuvre ; l’écrivain de « génie » et l’antisémite partagent le même langage et la même logique. Celle-ci est d’ordre psychotique, plus précisément paranoïaque. Oui, Céline est déjà antisémite lorsqu’il écrit le Voyage en 1932. A-t-il de la compassion pour le monde malade qu’il dépeint dans ses romans ? Un texte médical contemporain de l’écriture du Voyage nous suggère que non ; les hommes désirent la maladie et il faudrait in fine les tenir responsables de cette bassesse :
Il est peut-être des vérités sur la maladie, tuberculose, syphilis etc. comme des vérités sur la guerre. Elles provoquent plus de vocations que de dégoût. Le résultat est bientôt une horrible attirance. Envie chez l’homme latente de tuer et d’être tué. Provocations. C’est un fait que les prostituées sont heureuses et fières d’attraper la syphilis, les souteneurs aussi. C’est un titre de martyr social, donc une gloire et une absolution. C’est un rachat. Crime et châtiment dans la pratique. […] Il est évident, que si nous considérons les choses dans leur ensemble il y a beaucoup plus d’intérêt à profiter de la maladie qu’à la vaincre. Et l’empoisonnement du malade par la médecine et la pharmacie libérale constitue non seulement une magnifique industrie parfaitement légale et encouragée, mais se rencontre encore avec un désir répandu d’auto-mutilation et d’auto-punition du malade44.
Imputer la responsabilité de la maladie au malade, soupçonner une volonté malveillante derrière des accidents naturels, biologiques, voilà le symptôme le plus éclatant de la nature paranoïaque de Céline. Tel est son stigmate ; à noter qu’un tel diagnostic ne le dédouane nullement de sa responsabilité. Cet état est d’autant plus difficile à déceler que ce délire se drape dans les habits de la rationalité : une cause inexorable est plantée dans le monde, et son effet est une persécution permanente. Inutile d’approfondir les pamphlets de Céline pour comprendre la logique paranoïaque de son antisémitisme : les Français, les « Blancs », la classe moyenne, les classes populaires, les « Aryens » sont les victimes des élites et des intellectuels juifs et francs-maçons. C’est le peuple contre « ceux d’en haut », contre le système corrompu ; sachant qu’à son tour, cette idéologie sert d’instrument d’adhésion massive à des franges politiques désireuses de s’emparer du pouvoir. Signalons aussi ce fait éloquent et troublant : Céline bénéficie d’une reconnaissance académique et institutionnelle considérable lors de la publication des pamphlets, par ceux-là mêmes qui auparavant critiquaient la gratuité de son obscénité45. La fiction antisémite renverse la polarisation réelle d’une société dont les juifs ont été les victimes et les boucs émissaires millénaires. En quoi Céline reste-t-il un « génie » ? C’est d’avoir, à travers sa vision et sa (fausse) langue populaire, révélé et incarné exemplairement le discours paranoïaque par excellence qui gangrène, même de manière latente, le corps social du peuple46.
Pour conclure, qu’advient-il aux lendemains de la seconde guerre mondiale de l’écriture-stigmate ? Weil meurt en 1943, la publication de ses œuvres majeures est posthume, Döblin revient catholique des États-Unis, Artaud incarne jusqu’au bout son stigmate, sur la scène du Vieux-Colombier et sur les ondes avec Pour en finir avec le jugement de dieu, tandis que Céline se dépeint en bouc émissaire, qui n’aurait jamais professé d’« idées » mais seulement un « style », une « petite musique » de barbarie47. Benn, lui aussi, se prévaut également d’avoir été avant tout un esthète, un homme de style, un amoureux de la forme48, dont le stigmate se dilue dans le participe passé ambivalent de « gezeichnet » qui signifie à la fois « stigmatisé » et « dessiné » :
« Seulement deux objets » (1953)
Marcher à travers tant de formes,
à travers moi et nous et toi,
mais tout pourtant resta subi,
et l’éternelle question : pourquoi ?
C’est une question d’enfant.
Tu t’en rendis compte sur le tard,
il n’y a qu’une réponse : supporte
– que ce soit sens, désir, légende –
ce qui fut décidé au loin : tu dois.
Que ce soit rose ou neige ou mer
tout ce qui fleurit s’est fané
il est seulement deux objets :
le vide et le moi stigmatisé49. [/et le moi dessiné (das gezeichnete Ich ; traduction alternative)
Le stigmate n’est donc qu’un dessin tracé sur les parois du monde et la peau des sujets, une représentation qui démontre vigoureusement qu’il n’est pas de représentation superficielle ; elle comble, tout au contraire, un néant constitutif des communautés humaines et joue un rôle ambivalent dans leur délitement potentiel. Bouche ou béance toujours ouverte, brèche dans laquelle s’engouffrent les fantasmes communautaires, toutes sont également « subi[es] », stigmates irrémédiables. L’écriture reproduit et réfléchit ces entailles originelles à travers l’esthétique, haut lieu de spéculation sur la bonne manière de distribuer la sensibilité proprement humaine ; prise entre cynisme et vulnérabilité, la littérature rencontre alors sa vocation irréductiblement éthico-politique (alternativement, le « tu dois » bennien s’entend aussi comme une injonction théologique), abîme où elle éprouve aussi bien son pouvoir que son impouvoir à refermer les stigmates hermétiquement.