Une série de citations permet d’appréhender d’emblée les relations paradoxales et contradictoires qu’entretiennent poésie et histoire pour Ivar Ch’Vavar :
On ne peut pas continuer d’écrire de la poésie comme si la poésie n’était pas morte. On ne peut pas continuer d’écrire de la poésie comme s’il n’était pas devenu impossible d’écrire de la poésie.
La poésie s’est accomplie, elle est achevée1.
Le Jardin ouvrier, fondé en 1995, est une revue expérimentale, qui « recommence » la poésie en partant du plus bas, […] les yeux collés à la matière du texte, mais en accordant une importance particulière au vers (à réinventer2 !)
J’ai été le témoin (au sens passif) d’un monde dont je dois en retour témoigner (activement), en lui donnant forme, figure et profondeur : mais forme et profondeur littéraires, ou mieux poétiques, parce que ça n’est que par la littérature, plus spécifiquement la poésie, que je peux tenter d’en saisir et d’en restituer la réalité3.
La première de ces citations rappelle que la poésie s’écrit à partir d’une condition historique, dont il doit être tenu compte ; mais cette condition est précisément celle d’une fin de la poésie, après Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé – triade souvent évoquée par Ch’Vavar. Continuer à écrire, c’est donc se confronter à un « impossible », mot qui caractérise pour lui la condition historique du poète du xxe siècle.
La deuxième citation date de 2000 et figure à l’ouverture du numéro 27 du Jardin ouvrier, revue que Ch’Vavar a créée cinq ans auparavant. Dans un long propos liminaire, il revient sur le projet et sur les choix (formels en particulier) de cette revue, en vue de « recommencer » la poésie (il parle dans le même texte d’une « refondation »). Si ces termes sont entre guillemets dans le texte de Ch’Vavar, ils n’en disent pas moins le désir de relancer l’histoire de la poésie, ailleurs dite achevée.
La troisième citation se place sur un autre plan, puisqu’il n’y est pas question de l’histoire de la poésie, mais du travail historique opéré par le poète, travail consistant à mettre en forme (à inventer une forme pour) l’expérience, et susceptible de transformer cette expérience : il s’agit de passer du statut de témoin passif à celui d’acteur, par l’écriture.
Les trois citations rapprochées font apparaître les contradictions au sein desquelles Ch’Vavar situe la poésie dans son rapport à l’histoire, mais aussi la place centrale que ce rapport occupe dans sa réflexion et dans sa pratique : quand bien même il déclare l’histoire de la poésie achevée, l’histoire n’est pas pour autant l’autre de la poésie et il s’agit quand même de se constituer à la suite de Rimbaud en « horribles travailleurs », de susciter d’autres travailleurs pour que quelque chose continue. Plus que de simplement continuer l’histoire (de la poésie), il s’agit aussi de produire une certaine histoire, celle du « monde » dont parle Ch’Vavar, auquel il s’agit de donner « forme, figure et profondeur » poétiquement. Ce monde est celui de la Picardie – la Picardie ouvrière de son enfance, la langue picarde, mais aussi la « Grande Picardie mentale4 » qu’il désire rendre visible : le travail poétique est travail historique en ce qu’il fait voir et entendre des paroles minoritaires ou négligées.
Suivant les jeux retors et déroutants de Ch’Vavar, ajoutons d’emblée un peu de complexité en resituant plus précisément ces propos : la première citation donnée a d’abord paru sous le nom de Charles Desquelbecq en 1993, dans une préface aux « Post-Poèmes » publiés par Ch’Vavar en 1994 dans sa revue L’Invention de la Picardie, préface qu’il a reprise comme étant sienne en 2011 dans Travail du poème. C’est que Charles Desquelbecq est l’un des 111 hétéronymes dont Ch’Vavar a publié la liste dans le numéro que la revue Plein Chant lui a consacré5, en 2005. La deuxième est bien signée par Ch’Vavar et parle d’une revue – Le Jardin ouvrier – conçue comme entreprise collective, mais qui mêle à son sommaire hétéronymes et noms de personnes réelles. Les textes de Ch’vavar sont ainsi traversés de voix multiples et difficilement assignables, ils sont en outre bordés de fictions, de mystifications plus ou moins sérieuses venant parfois parasiter ce qui pourrait se rêver comme grande poésie : toute cette série de récits alternatifs vient raconter d’autres histoires que celle – « impossible » – de la poésie continuée, et d’elles aussi il nous faudra tenir compte dans le dialogue complexe et contradictoire qu’entretiennent poésie et histoire chez Ch’Vavar.
Je voudrais dans les pages qui suivent explorer certaines de ces tensions. La première fait jouer un passé reconnu comme d’emblée révolu, perdu – ne pouvant susciter que mélancolie, voire nostalgie –, et quelque chose qui malgré tout est à inventer, se poursuit, sans que cette poursuite, du reste, se constitue en programme. Cette tension entre passé irrémédiablement perdu et parole continuée recoupe une autre opposition, entre le mort et le vif, entre l’achevé qui ne saurait bouger et ce qui anime la parole des vivants hantés par la prosopopée des morts. Enfin, c’est aussi le travail historique de la poésie qui se trouve interrogé : il s’agit, d’abord, de prendre en charge par l’écriture des mémoires négligées, et ainsi de produire un discours critique à l’égard des récits majoritaires. Mais ce désir de faire l’histoire apparaît lui-même comme anachronique, sans cesse menacé d’exténuation ; l’aspiration à l’épique et au légendaire risque à tout moment de basculer dans le burlesque ou le dérisoire : histoire critique et « critique de la poésie6 » comme processus historique achevé vont de pair, mais risquent à tout moment de se neutraliser. C’est en particulier à partir de deux publications que je voudrais explorer ces tensions : Cadavre grand m’a raconté, sous-titré Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, publié pour la première fois en 1986, et Titre, paru en 2011, signé par Ch’Vavar et mettant en jeu dès son sous-titre (« une épopée inachevée ») les rapports complexes qu’entretiennent poésie et histoire.
Picardie : « un mot mis là pour poésie »
Comprendre la manière dont ces tensions jouent entre elles suppose d’appréhender globalement – autant que faire se peut – l’activité polymorphe de Ch’Vavar, anthologiste, revuiste, écrivain aux 111 hétéronymes. Sa réflexion sur l’histoire se rapporte d’abord à un lieu (même si les contours de ce lieu, on le verra, ne sont pas faciles à cerner) : la Picardie. Elle est tout d’abord attestée biographiquement comme le cadre de vie de Ch’Vavar : c’est là où il est né, a grandi, a travaillé, vit encore aujourd’hui. La chronologie établie par Hélène Bacquet7 pour le numéro que la revue Plein Chant lui a consacré indique qu’Ivar Ch’Vavar est né à Berck en 1951, de parents ouvriers ayant dans leur jeunesse milité aux Jeunesses ouvrières chrétiennes. Très vite, Ch’Vavar fait de la Picardie bien plus qu’une origine géographique contingente et se présente comme picard, ce qu’attestent le choix de son pseudonyme (signifiant « le crabe », comme il le rappelle volontiers8) et son premier livre, bilingue, paru en Belgique : Kémin d’krèq9 (« Chemin de crête »). L’écriture sur la Picardie – la plage de Berck hante de très nombreux textes –, l’écriture en langue picarde, l’écriture à propos des Picards (des « anonymes » souvent imaginaires, mais aussi les camarades écrivains et compagnons de route, tels Lucien Suel ou Laurent Albarracin) orientent l’ensemble de la production de Ch’Vavar, qu’il s’agisse de l’anthologie Cadavre grand m’a raconté ou de son activité de revuiste – il fonde en 1986 avec Martial Lengellé L’Invention de la Picardie, revue qui paraît jusqu’en 1995.
Ce dernier titre est à lui seul un programme. La Picardie est une région négligée et il convient d’en faire résonner la voix, d’en dire l’histoire ; le picard est une langue déconsidérée et il convient de le faire entendre, et de le faire vivre. En cela, se faire écrivain picard consiste à corriger des injustices de l’Histoire – avec un grand H, comme on dit, et comme l’écrit à l’occasion Ch’Vavar : « La Picardie, cette terre / nôtre, que l’Histoire a empêchée / d’exister10 ». On peut comprendre ainsi la collaboration de Ch’Vavar à La Forêt invisible11, l’anthologie de textes d’expression picarde parue en 1985 sous la direction de Jacques Darras. Dans la présentation qu’il fait du texte de Lucien Suel édité dans l’anthologie Cadavre grand m’a raconté, Ch’vavar décrit à nouveau l’écriture en picard comme entreprise de réparation historique et sociale :
Le troisième texte est un hommage rendu à un autre grand looser : le picard, notre malheureux parler, que nous ne pouvions pas employer, enfants, sans attirer sur nous les railleries, et même les punitions… Car c’était un « patois », du « mauvais français », l’idiome grossier des paysans et de la classe ouvrière12.
Pour autant, cette entreprise de réhabilitation ne consiste pas à célébrer un patrimoine figé13, mais à « inventer la Picardie », à la produire au fil des textes, dans le contact avec les langues. La traduction en picard d’Emily Dickinson s’inscrit dans cette perspective de renouvellement de la langue par apports de l’extérieur, et non par la perpétuation à l’identique du passé. Le témoignage de Pierre Garnier est, de ce point de vue, éclairant : Garnier avait vingt-trois ans de plus que Ch’Vavar et a été l’un des fondateurs et animateurs, avec sa femme Ilse, du mouvement spatialiste, mouvement de poésie concrète. À l’âge de 60 ans, encouragé par Ch’Vavar, il commence à écrire en picard, mais dans un picard qu’il s’agit bien plus d’inventer que d’exhumer, ainsi qu’il le raconte : « [Ch’Vavar] a redressé des poèmes entiers, il a codifié mon orthographe, il m’a aidé à écrire en picard de vrais poèmes du vingtième siècle14 ». Garnier ajoute : « allant avec obstination jusqu’à l’extrême sans faire le moindre clin d’œil à l’esprit de clocher, il a inventé la poésie picarde d’aujourd’hui15. » L’« invention de la Picardie » est donc à entendre comme on parle d’invention de la rage ou de l’inconscient en histoire des sciences : un nom qui vient désigner une réalité peut-être déjà là mais pas connue et lui donner une forme identifiable.
La Picardie de Ch’Vavar suppose donc de se souvenir, de tendre l’oreille – pour entendre les mémoires étouffées, les voix difficilement perceptibles –, et il faut la faire advenir par l’invention formelle, ce second versant étant solidaire du travail du souvenir. Cette « Grande Picardie mentale », entreprise improbable et peut-être impossible qui suppose mémoire et invention, a donc beaucoup à voir avec la poésie elle-même. « Picardie », « poésie », les deux mots sont d’ailleurs interchangeables dans les années 1980 pour Ch’Vavar et son complice d’alors, Mathias Lengellé, qui, lorsqu’on leur demande ce qu’est pour eux la Picardie, répondent : « C’est la poésie ; c’est un mot qu’on a mis là pour poésie16 ».
Tout se passe de fait comme si inventer la Picardie était la tâche poétique par excellence, que réciproquement se rejouait dans la Picardie l’histoire de la poésie tout entière. La mythologie personnelle construite par Ch’Vavar reproduit ainsi à l’échelle de sa région et de sa vie le récit qu’il fait par ailleurs de l’achèvement de la poésie, de la nécessaire mais impossible poursuite de son histoire. La figure de Konrad Schmitt occupe une place particulière dans ce récit personnel : il s’agit de l’oncle de Ch’Vavar, né cependant quatre ans après lui, en 1955. Selon une anecdote rapportée par Ch’Vavar, les adultes lui auraient confié le choix du nom de cet oncle, par tirage au sort parmi une dizaine de papiers17. Cette figure de Konrad Schmitt condense toutes les apories temporelles dans lesquelles Ch’Vavar place la poésie : celle d’un « ancêtre » plus jeune que soi, que l’on baptise au lieu de recevoir de lui son nom. Sans cesse célébré par Ch’Vavar comme un artiste de génie – poète, musicien, plasticien – particulièrement précoce, il joue de ce point de vue le rôle de devancier. La notice biographique qui lui est consacrée dans Cadavre grand m’a raconté indique ainsi :
En quelques années, il a produit une œuvre (littéraire, plastique, musicale) d’une originalité et d’une puissance inouïes, dominée par la figure de l’idiot de village confronté aux épreuves existentielles et spirituelles les plus intenses18.
Mais cet oncle incarne aussi l’achèvement de la poésie, la même notice précisant :
Après 1980, Konrad Schmitt n’écrira plus que de façon sporadique. Installé à Amiens avec sa compagne Irène Châtiment, il se consacre principalement à la peinture, jusqu’à son départ pour la région parisienne à la fin de la décennie (il y a trouvé une place de veilleur de nuit19).
L’existence de Konrad Schmitt est hautement conjecturale. Outre la tonalité mythologique, voire franchement burlesque, de ces quelques lignes, d’autres indices nous font douter, comme la présence de Schmitt parmi les hétéronymes dont Ch’Vavar a publié la liste en 2005. Même dans ce contexte néanmoins, il précise que cela ne vaut que pour deux textes qu’il a publiés dans des anthologie et revue sous ce nom, et que, pour le reste, il s’agit bien d’un auteur attesté : « Beaucoup de lecteurs de ses écrits n’ont jamais voulu croire que Schmitt n’était pas Ivar, ce qui a toujours beaucoup étonné ce dernier20. » Quoi qu’il en soit de l’existence avérée ou non de Schmitt, ce qui est frappant ici est la manière dont Ch’Vavar use de cette figure de devancier plus jeune que lui, qui vient rejouer de façon dégradée et vaguement comique le geste de Rimbaud (comique parce qu’anachronique et déplacé), quittant dans un même geste la poésie et la Picardie. L’ombre de Schmitt plane de bien des façons sur les écrits de Ch’Vavar : il figure comme écrivain dans Cadavre grand m’a raconté, mais son ombre porte sur l’ensemble de l’anthologie, où l’une de ses peintures est reproduite à l’ouverture21 ; on le retrouve au sommaire du Jardin ouvrier, revue fondée et dirigée par Ch’Vavar22 entre 1995 et 2003 ; il est l’un des personnages de Titre23. Complétant la triade Lautréamont-Mallarmé-Rimbaud, mais la répétant aussi, juste avant Ch’Vavar, la figure de Konrad Schmitt aggrave la situation historique de son neveu prématurément vieilli et vient hanter l’ensemble de sa production.
Cadavre grand m’a raconté, les petites épopées des crétins
La hantise, on la retrouve dès le titre de Cadavre grand m’a raconté. Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France. La première édition, publiée à Amiens par L’Invention de la Picardie, date de 1986. Trois noms figurent alors sur la couverture : Henri Lepécuchel – qui se trouvera en 2005 dans la liste des hétéronymes de Ch’Vavar – Mathias Lengellé, Ivar Ch’Vavar. Une deuxième édition augmentée paraît au Corridor bleu en 2005 ; les textes sont cette fois « choisis et présentés » (selon la notice de la Bibliothèque nationale) par l’abbé Henri Lepécuchel, Ivar Ch’Vavar et Alix Tassememouille – autre hétéronyme revendiqué la même année par Ch’Vavar –, avec la collaboration de Luciel Suel24. Une troisième édition, encore augmentée, a paru en 2015, au Corridor bleu également, en collaboration avec les éditions Lurlure. Sur la couverture figure la mention : « Ivar Ch’Vavar et camarades25 ». Le volume est doté d’un système de paratextes digne des romans épistolaires du xviiie siècle : pour la dernière édition, rien de moins qu’un « avertissement », l’« avant-propos de la première édition » signé Ivar Ch’vavar et Alix Tassememouille, puis une lettre de l’abbé Lepécuchel aux deux précédents. Les textes qui composent l’anthologie proprement dite sont classés selon l’ordre alphabétique des noms d’auteur et chacun est précédé d’une présentation biographique. L’ensemble est suivi d’un double index, des noms propres et des titres. Cadavre grand… constitue donc une œuvre au long cours, continuée et prolongée sur près de trente ans.
Si les textes rassemblés sont présentés comme des documents, l’anthologie, qui comporte plus de 500 pages, exhibe aussi de nombreux indices de son caractère fabriqué – ne serait-ce que par le luxe de détails des notices biographiques, qui finissent par en suggérer le caractère fictionnel. Au demeurant, Cadavre grand… a continué à être réédité bien après que cet aspect fictionnel a été dévoilé, lorsque Ch’Vavar a publié la liste de ses hétéronymes : aux yeux de son (ses) auteur(s), le livre peut donc fonctionner indépendamment de la croyance ou non en l’authenticité des documents26. Il fonctionne ainsi sur deux plans : en tant qu’ensemble documentaire, il prétend témoigner de pratiques d’écriture en marge des histoires littéraires ayant pignon sur rue ; en tant que fiction, il offre un récit, ou plutôt de multiples récits éparpillés dans les notices bio-bibliographiques et insérés dans l’histoire de l’anthologie racontée par le dispositif préfaciel. Document et fiction, énoncés qualifiés de poétiques et mystification se trouvent ainsi intriqués, et disent quelque chose de l’« impossible » de la poésie telle que la conçoit Ch’Vavar, au moment où elle entend documenter une histoire méconnue, celle de la poésie picarde.
Le système paratextuel complexe que j’évoquais plus haut contribue à insérer les textes dans le récit de leur édition. L’« avant-propos à la première édition » est signé par Ivar Ch’vavar et Alix Tassememouille, qui attribuent le projet de cette anthologie à leur « regretté maître et ami l’abbé Henri Lepécuchel ». Suit une lettre de cet abbé aux deux premiers, lettre qui impose dans des termes hauts en couleur le sous-titre du volume – « Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France » – et rappelle à ses destinataires, traités « d’analphabètes post-conciliaires », que crétin et chrétien, « c’est la même chose27 ». Dans l’avant-propos qui précède la lettre, Ivar Ch’vavar et Alix Tassememouille disent leur réticence à l’égard de ce même sous-titre et de ce qu’il a d’éventuellement insultant pour les personnes concernées, qui leur sont connues.
Quel soulagement ce fut (lâche, sans doute…) quand l’un de nous eut tout à coup cette idée : et si nous, nous figurions dans l’anthologie, parmi les « autres », revendiquant ainsi pour nous aussi, en quelque sorte, la qualité de crétin28 ?…
Ivar Ch’Vavar et Alix Tassememouille figurent donc aussi parmi les auteurs. Le sommaire mêle d’une façon générale des noms fictifs – citons, parmi une centaine de « contributeurs » : Paul Cézanne d’Aniche, Grisélidis Hécart, Monsieur Leduc, lui-même pseudonyme de Geneviève Carton, Rémy Objoie – et, plus rares, des noms de personnes existantes, dotées pour l’occasion de biographies plus ou moins fantaisistes, comme Sylvie Nève ou Lucien Suel. La notice biographique consacrée à ce dernier précise qu’il « a fait sien le précepte d’Isidore Ducasse : “la poésie doit être faite par tous, non par un”. Il est l’homme du commun au travail » et c’est donc sous le double signe de Lautréamont et de Dubuffet que son nom figure dans l’anthologie29.
Le volume mêle des poèmes présentés comme relevant de l’art brut – les notices biographiques insistent toutes sur la proximité avec la folie des auteurs publiés, les formes de poéticité apparemment naïves y sont très représentées – et des formes plus savantes. De Lucien Suel sont ainsi édités des « poèmes justifiés », ces poèmes dont chaque vers comporte exactement le même nombre de signes, souvent assez restreint, de sorte qu’ils se présentent comme des colonnes : ils sont ainsi justifiés au sens typographique du terme, mais aussi par la réflexion sur le renouvellement du vers qui sous-tend cette contrainte.
Le premier poème de l’anthologie, qui lui donne aussi son titre, semble a priori moins concerté. La notice très brève qui le précède, signée « I. Ch’V », le qualifie de « document », insiste sur la matérialité du texte (« trois cent trente-trois octosyllabes monorimes occupant le recto et le verso de quatre feuillets format 21 × 29,7 »30) et les circonstances dans lesquelles il a été recueilli (posté sans lettre d’accompagnement à Origny-Sainte-Benoite, il aurait été reçu « en 1979, au printemps31 », par l’abbé Lepécuchel). Attribué à Rolande A., le poème est « reproduit » pour partie au seuil du volume. J’en recopie à mon tour les premiers et les derniers vers :
Cadavre grand m’a raconté…
Cadavre grand m’a raconté
Mort je suis et ressuscité
Si macchabée je suis resté
Vif je suis tu l’as constaté
Ai au bord d’Érèbe habité
Aux rives hantées du Léthé
Et de l’Achéron enchanté
Puis à leur source ai remonté
Et ai à gué passé l’été
Leurs bras frappés de siccité
Ai vu les morts à mon côté
Les démons crabes déités
Tous courant comme des ratés
Parmi les saules étêtés
Des paluds où Dante a été
Quand des Enfers a visité
Des Dômes jusqu’aux cavités.
Cadavre grand m’a raconté […]
Et ce récit j’ai écouté
Mais à voix haute j’ai douté
Que ce fût là la vérité
Dans son exacte entièreté
Et que telle félicité
Eût réellement existé
Pour un macchabée sans beauté
Fût-il grand et fort bien monté
Sans parler d’autres qualités
Lors cadavre tout dépité
Rageusement a riposté
Avec feu et sincérité
Longtemps il a argumenté
Avec gestes précipités
Pour prouver la véracité
De son dire m’a présenté
De ses mains les callosités
De ses doigts les nodosités
Attestant l’authenticité
Du récit que j’ai répété
Moi-même avec fidélité32.
L’ensemble du volume se trouve donc placé à l’enseigne de cette parole d’outre-tombe et prend la forme d’une prosopopée : le cadavre bouge encore, et parle. Quant aux vivants, ils semblent condamnés, à l’image de Rolande A., à « répéter » son récit avec « fidélité », selon les derniers vers du poème. Cette parole se souvient de l’expérience de Dante, convoque les références mythologiques (le Léthé, l’Achéron), est portée en somme par toute une histoire de la poésie. Or, précisément, cette histoire est achevée et nous parvient par la voix d’un cadavre dont on ne peut que répéter les paroles à l’identique. Le texte insiste sur l’authenticité de son témoignage – le sujet du poème se présentant en saint Thomas ayant tâté « callosités » et « nodosités / attestant l’authenticité » du récit. De ce point de vue, le poème est à l’image de la notice qui le précédait, si soucieuse en apparence d’authentifier le document. Toutefois, dans cette notice comme dans le poème, un certain nombre de signes censés justement attester et authentifier suggèrent au contraire la fiction de l’énonciation. C’est le cas, par exemple, de cette remarque concernant l’original du texte : « L’ensemble, y compris la “signature”, est dactylographié33. » Les guillemets autour du mot signature renvoient au fait que le nom de Rolande A. n’est pas donné, mais peuvent aussi suggérer que cette signature est elle-même un simulacre. Cette seconde lecture est encouragée, surtout dans l’après-coup, par une autre signature interne au texte qui vient encore plus jeter le soupçon sur toutes ces procédures d’authentification : « Les démons crabes déités » évoquent en effet le nom même de Ch’Vavar, « crabe » en picard, et apparaissent comme une signature seconde, biaise, qui vient doubler la première voix.
La « signature » de Rolande A. est à prendre avec des pince(tte)s encore en un troisième sens : la poésie qui est la sienne est par bien des aspects une poésie générique, au sens où elle se conforme, peut-être naïvement, à une idée commune de la poésie qui n’aurait guère changé depuis un siècle et demi, une poésie scolaire, aux accents convenus, n’appartenant en propre à personne. La rime unique en -té, parfois redoublée par des rimes internes (« aux rives hantées du Léthé »), l’ordre des mots se signalant par son écart à la langue ordinaire – ainsi que sa conformité à une certaine idée de la « langue poétique » (« Vif je suis, tu l’as constaté ») – et jusqu’au lexique qui lui aussi se voudrait poétique (l’Achéron est « enchanté »), tout dans ce texte semble relever d’une poéticité convenue. Une certaine inventivité se dégage pourtant de cette versification heurtée (on pense à l’accent flottant, qui d’un vers à l’autre tombe sur la troisième, quatrième ou cinquième syllabe) et d’un maniement hardi (ou très gauche ?) des sonorités (comme dans les hiatus étonnants de « Et ai à gué passé l’été »). Parfois, ce jeu avec les sonorités vire au calembour (« Tous courant comme des ratés »), les détours verbaux créent des équivoques grivoises (« grand et fort bien monté / Sans parler d’autres qualités »), de sorte que l’expérience inouïe dont parle le texte côtoie sans cesse le burlesque et une sorte de comique qu’on hésite à qualifier d’involontaire (car à quelle volonté l’assigner ?).
Cette poésie des crétins semble par bien des aspects figée dans une conception de la poésie qui, pour être atemporelle, apparaît surtout anachronique, voire régressive. Tout se passe comme si cette poésie ne pouvait s’écrire que parce qu’elle croit que le cadavre bouge encore, que la poésie n’est pas « achevée ». Ch’Vavar écrit : « On ne peut pas continuer d’écrire de la poésie comme s’il n’était pas devenu impossible d’écrire de la poésie34 », mais les « crétins » auxquels il donne vie, amnésie ou ignorance, écrivent justement comme si la poésie n’était pas morte (entendant la voix du macchabée). De ce point de vue, la remarque de Pierre Vinclair à propos de l’une des contributrices de l’anthologie pourrait s’appliquer à l’ensemble du volume :
Sous cette condition d’hétéronomie qui les nimbe de fictivité, ses poèmes peuvent retrouver la prétention mystique des grands textes d’avant la révolution Rimbaud-Mallarmé : sans compte à rendre à la réalité, le grand Autre divin peut revenir dans le poème comme interlocuteur privilégié35.
Ne pouvant se survivre qu’au prix d’une amnésie, voire d’un anachronisme qu’autorise la crétinerie, cette poésie peut paraître condamnée au ressassement nostalgique36, la nostalgie d’un temps où la poésie pouvait se rêver comme le lieu du dévoilement de l’être et du progrès37. Pourtant, si les répétitions que l’on entend dans Cadavre grand… ont bien quelque chose de morbide, l’anthologie est aussi, grâce aux fictions qu’elle orchestre, le lieu d’une prolifération très vivace des voix et des formes, qui non seulement se perpétuent, mais sont susceptibles de se renouveler.
La vie et l’œuvre d’Évelyne « Salope » Nourtier
Le destin de l’une des contributrices, Évelyne « Salope » Nourtier, permet d’approcher cette prolifération de plus près. La notice qui lui est consacrée, citant une lettre adressée à Ch’Vavar, en brosse bien un portrait conforme à ce que l’on attend de quelqu’un produisant de l’art brut : « Nourtier est bien mon nom. Salope remplace Évelyne, si vous tenez à le savoir. J’ai fait plusieurs séjours en HP, suite à des actes exhibitionnistes. […] Je suis une salope, une vraie38. » Au-delà de l’anthologie, toute une œuvre et une biographie se déploient autour d’Évelyne S. Nourtier : en 1987 paraissent des Pages choisies39, suivies en 2002 de ses Écrits (1982-1991) au Corridor bleu40. Viendront encore Louisa41 et Le Poteau rose, qui regroupe ses écrits complets42. Au fil de ces publications (et des discours d’accompagnement, notamment dus à Adrienne Vérove), on en apprend plus sur le parcours de leur autrice43 : elle entre au couvent en 1987, mais en sort en 1990, de peur de contaminer ses sœurs de sa salissure. En 2000, elle rencontre « Louisa Ste Storm », avec qui elle vit une passion brève et intense. La dernière édition de Cadavre grand nous apprend qu’elle est morte en 2002, « après une courte et dure maladie44 ».
Les poèmes signés Évelyne « Salope » Nourtier sont conformes à bien des égards à ce que l’on attend d’une « créature », « terrassée par sa propre misère sexuelle et le sentiment de sa marginalité radicale45 », ainsi que l’affirme la « mise en garde de l’éditeur » du Poteau rose. Ils peuvent être appréhendés comme de simples documents, mystiques et pornographiques à la fois, témoignant d’une aliénation. Toutefois, malgré les dispositifs éditoriaux ambigus, qui tout en autonomisant l’œuvre en rappellent toujours le caractère « misérable » ou « marginal », les textes se présentent aussi comme un acte de mémoire, une mise en forme concertée du souvenir, à l’image de « Paumes (psaume) » :
Je revois, qui bouge,
Le haut d’un sureau dans le jardin de ma tante, chaque
Feuille, attentive à la productivité du soleil. Et aussi
La courette de mon autre tante au coron, le gris
Des ciments, les angles, le juste interstice
Entre le bas de la porte de chiottes et le sol.
Je revois énormément d’intérieurs – ils se bousculent
Un peu – avec la qualité des ombres ou comment
Une tache de soleil, en fin d’après-midi, glorifie
Tel endroit, porte de placard, cadre, ou mur.
Et me reviennent aussi les odeurs et les sons.
Tout cela est donc bien en moi, existe en moi, continue
Sa vie en moi, aussi évidemment là, qu’alors –
À l’instant où ce morceau de vie fut saisi par moi46.
Sans jamais renoncer aux illuminations mystiques ni à l’obscénité, les textes signés É. S. Nourtier s’inscrivent par ailleurs dans un autre contexte que celui de l’art brut où ils avaient d’abord paru : son nom figure ainsi régulièrement au sommaire du Jardin ouvrier et côtoie ceux d’Ivar Ch’Vavar, Lucien Suel, Pierre Garnier, Christophe Tarkos ou Nathalie Quintane. Nourtier publie dans la revue nombre de poèmes arithmonymes, qui s’essaient à la contrainte inventée par Ch’Vavar et ses amis, consistant à s’imposer un nombre de mots fixes par vers et ce, en vue de « renouveler » la prosodie.
Le nom d’Évelyne « Salope » Nourtier est ainsi l’un des multiples lieux par lesquels crétinerie et invention formelle communiquent et se nourrissent mutuellement (« Ivar Ch’Vavar » est un autre de ces lieux) : le jeu des dispositifs éditoriaux, des contraintes formelles, mais aussi les multiples légendes qui entourent son nom sont le moyen de faire du poème non pas simplement le lieu du ressassement mélancolique d’un deuil impossible, mais aussi la promesse d’un devenir et d’une élaboration du souvenir.
Titre : impasses de l’épique, promesses de l’inachèvement
Cette confrontation du poème au récit – à des récits, des légendes – finit par croiser dans la trajectoire de Ch’Vavar la question de l’épique. Il s’y frotte une première fois avec Hölderlin au mirador, long poème organisé en chants, d’abord publié en feuilleton dans Le Jardin ouvrier, puis repris en volume47 en 2004. Avec Titre, paru en 2011, la tentative épique apparaît dès la première page : « (une épopée inachevée) », indique la couverture, qui prévient donc d’emblée que la tentative n’aboutira pas complètement.
Si le dispositif éditorial de ce livre est moins retors que celui de Cadavre grand m’a raconté, il souligne à lui seul le rapport conflictuel que le poème tel que le conçoit Ch’Vavar entretient avec l’idée de récit, et quel défi constitue en conséquence l’envie d’épopée. La première page présente la liste des « protagonistes de ce poème », avec, entre parenthèses, leur supposé modèle. On y rencontre notamment « Érika (nulle fille), Grand-Con (mézigue), […] Marie-Paule (toute fille), […], Uncle Schmitt (Konrad Schmitt) » : « Chacun commande le chant qui porte son nom, / chacun est le héraut du chant dont il est le héros ». Une parenthèse, datée du 30 juin 2011, précise toutefois : « (Mais le poème n’a pu aller jusqu’au bout de lui-même. Jamais il ne pourra reprendre son cours – Grand-Con a été privé de sa voix “propre” et du commandement de son chant48.) » Viennent ensuite les douze chants, correspondant à chacun des personnages, le dernier – celui de Grand-Con – se limitant toutefois à cette indication : « (Ce chant n’a pu être écrit49). » La structure est identique pour chaque chant et Ch’Vavar en indique les principes à la fin du livre : le nombre de douze chants est déduit de façon numérologique à partir du mot BERCK, lieu où évoluent les personnages ; le nombre de strophes par chant, cinq, est déduit du mot PLAGE (chaque chant devrait donc occuper cinq « pages », mot lui-même rapproché de « plage ») ; de SABLES est déduit le nombre de vers par pages : treize. Ch’Vavar compose son poème en vers arithmonymes50 de dix-huit mots chacun, disposés en « tritostiches » – mot forgé par lui pour désigner la disposition du vers en trois fragments disposés les uns sous les autres et glissant en quelque sorte de gauche à droite51. Ces très fortes contraintes rappellent que pour Ch’Vavar le « travail du poème » est un travail du vers, du souffle et du rythme52. Pierre Vinclair note à raison que cette « numérologie ch’vavarienne », tourne de façon insistante autour du nombre 12 : les douze chants de Titre, moins un, celui de « Grand-Con », resté vide ; les douze plus un vers que comporte chaque page, comme s’il s’agissait de repartir des douze syllabes de l’alexandrin, des douze chants de l’Énéide, pour en faire résonner la mémoire et en bousculer le rythme en même temps53. Si la structure formelle est bien celle qui s’impose à tous les textes écrits, le programme n’est pas mené à son terme.
L’ensemble est suivi d’une série de « Scolies » : un extrait de journal relatant la manière dont a été trouvé l’étrange titre, Titre ; un commentaire chant par chant, éclairant certaines expressions (picardes, ou dont le sens s’est perdu), et donnant des détails biographiques sur les événements relatés. Le volume se referme sur un « Document de travail », où sont notamment explicitées les contraintes formelles du poème.
Le livre comporte donc un poème, organisé en chants, qui raconte un certain nombre d’événements advenant à un groupe de jeunes gens entre 1969 et 1972 et présente des caractéristiques épiques. L’ouvrage comporte aussi tout un appareil paratextuel qui vient raconter l’histoire du poème (et de son inachèvement), et tout se passe comme si ce récit second venait compenser le poème non écrit, raconter ce que le poème n’a pu prendre en charge complètement. En cela, malgré la forme très différente des deux ouvrages, le dispositif de Titre fait écho aux multiples légendes véhiculées autour des poèmes par les notices de Cadavre grand m’a raconté. Comme tout poème chez Ch’Vavar, Titre est donc une confrontation à l’impossible qu’est la poésie après Lautréamont, Mallarmé et Rimbaud54. L’ambition épique aggrave sans doute les contradictions inhérentes à la condition du poète écrivant après cette triade, puisqu’elle fait jouer ensemble la « temporalité » et le « cadre », deux éléments que Ch’Vavar oppose :
Dans le roman, la force du temps qui se court après fait qu’on est de toute façon dans la longueur, on a à manger une ligne, et le cadre n’est plus vu, il n’y a plus de cadre, tout juste une succession de plans, c’est un film : le roman bascule fatalement dans le temps, il est aspiré dans la temporalité, même si certains romans paraissent jouer à retarder ce moment du basculement.
Dans le poème, même le long poème, la ligne du temps vite est pliée et repliée (au fond, c’est peut-être ça, le vers ! le repliement obligé de la ligne, qui fait qu’elle n’est plus une ligne), et ce qui se révèle le plus important, c’est le cadre55.
Ch’vavar reprend ici à son compte une opposition répandue entre « poésie et récit56 », faisant finalement du récit, puisqu’il se déploie linéairement, « fatalement », l’autre de la poésie, qui, cadrée, arrache les événements à leur écoulement, résiste à cette « aspir[ation] dans la temporalité ».
De fait, Titre laisse percevoir une tension entre la narration d’une période clé dans la vie d’une bande de jeunes gens, à l’orée des années 1970, et des moments d’extase immobile, sur la plage de Berck57. L’« espace-temps » de ce qui néanmoins s’apparente à un récit est précisé dans les « Scories » : « 1971, 1972, 1973 […] 1969, en réalité, pour les premières parties de ce chant [celui de Cassis] ». Indépendamment de ces précisions apportées a posteriori, le poème lui-même comporte de nombreux indices qui l’inscrivent dans un temps situable : les aspirations révolutionnaires partagées entre communisme orthodoxe et maoïsme, les reviviscences du surréalisme liées à Mai 68, l’importance du situationnisme, de même que les références musicales (rock) et la place qu’occupent les drogues (acid, LSD) dans la révolution politique et sexuelle qu’il s’agit de faire advenir, etc. Au sein de ce récit apparaît une représentation vectorisée du temps, orienté vers un avenir prometteur et porteur de sens. Cette conception est perceptible dans l’élan révolutionnaire qui anime certains personnages, en particulier celui qui apparaît comme le leader politique du groupe, Acarus Sarcopte. Son chant entrelace l’histoire du groupe (« Mais notre histoire / commence bien par cette plage58 ») et un discours général sur le temps :
[…] Nous sommes la jeunesse
de ce monde. Aussi nous faut-il
balayer les vestiges du passé
déjà dans nos têtes. Sans rien cacher
sous le tapis, de cette poussière.
Radicalement repousser toute nostalgie
– sauf celle du futur, disons – et aller
de l’avant, résolument59 […]
Si ces aspirations révolutionnaires semblent plus ou moins partagées par tous les protagonistes (les moyens pour les mettre en œuvre pouvant diverger d’un chant ou d’une voix à l’autre), cette temporalité orientée est en butte au sein du poème à la fascination qu’exerce la plage de Berck, cadre dans lequel se déroulent la plupart des chants du poème, cadre suscitant parfois une extase dans laquelle s’abîment les protagonistes et qui semble en quelque sorte les extraire de la condition historique qui est la leur. On en trouve la trace dans le chant d’Érika, « nulle fille », qui ici parle d’elle à la troisième personne :
Les camarades sortent de l’ombre
du pied d’Érika, ils avancent sous
le ciel presque vert – vrai
est ce vert ; de telle véracité
qu’aucun verbe, aucun parler
ne recèle en ses recès la moindre
possibilité de dire, serait-ce même
par détours, tropes, figures – ou en vers –
l’intensité de ce vert-
là, sa vergence, son sens – l’évidence
de sa présence inouïe60.
Ce qui saisit les personnages face au spectacle de la mer, de façon presque hypnotique, est l’évidence d’une sensation, étrangère à tout procès et à toute médiation verbale. Même le cadre du poème – celui qu’offre le vers, chargé de capter cette expérience sensible – se trouve ici mis en échec (l’évidence du vert l’emportant sur la médiation du vers). A fortiori, cette expérience sensible fondée sur la puissance de l’instant résiste, voire s’oppose, à toute narrativisation. C’est ce que semble en tout cas accréditer le poème, qui place ces mots dans la bouche de Grand-Con : « [Ce vert] aura / été éternel, un instant / dans une éternité61. » On comprend du reste, à lire cette confrontation au « vrai » « vert » qui repousse les mots – malgré tout ce qui sépare leurs œuvres –, l’intérêt que Bonnefoy pouvait porter aux écrits de Ch’vavar, dans lesquels il percevait « l’être pur d’en dessous le niveau des signes62 ». Cet « être pur », dans ce passage en particulier, semble objecter à la poursuite même du poème et du récit, du poème en tant qu’il cherche à se faire récit.
Dans la confrontation entre ces deux temporalités apparaissent les apories dans lesquelles Ch’Vavar loge l’expérience poétique, prise entre des aspirations contradictoires qui en rendent la réalisation, littéralement, impossible. Faut-il pour autant en déduire que la véritable expérience poétique se situerait tout entière du côté de l’extase, dans la tentative de se raccorder subjectivement à l’être, et que se trouverait implicitement condamnée toute tentative pour dire dans le poème quelque chose d’une condition historique ? C’est la conclusion, pour le moins tranchée, à laquelle aboutit Pierre Vinclair, qui voit dans Titre « un poème anti-politique » qui « défend l’idée du dépassement de la politique par la poésie (et non leur synthèse) » : « la politique n’est qu’un discours », tandis que la véritable affaire des personnages, « derrière la sexualité », serait une « union tant recherchée avec le Réel63. » C’est, toutefois, faire peu de cas des contradictions autour du mot poésie, maintenues tout au long du livre, cette complexité interdisant l’arraisonnement idéologique de la poésie, qu’il serait possible de définir comme le contraire de la politique ou de la sexualité.
Titre semble plutôt agencer différentes temporalités et orchestrer leur conflictualité. Les moments extatiques, comme celui qui traverse le chant d’Érika ou le saisissement d’Olive plongeant dans la mer, éprouvant un « monde stupéfié64 », côtoient en effet sans les annuler les promesses révolutionnaires, énoncées notamment par Acarus Sarcopte. Les considérations cosmiques qui émaillent le poème renvoient quant à elles encore à une autre échelle de temps, relativisant radicalement le temps humain. Ainsi de la contemplation des étoiles par Uncle Schmitt, sous acide, qui évoque « leurs constellations configurées / pour de très longues ères65 ». Mais le poème fait également place à la description du quotidien des femmes de pêcheurs de Berck, dans la « maison des Mères », elles qui, « de leurs doigts noueux, ôtent […] les menus débris66 ». Certes, un tel tableau est rejeté dans le chant suivant par le révolutionnaire Acarus comme relevant d’un passé révolu, mais, précisément, le poème aura fait droit à ce passé. D’une manière générale, ces échelles de temps mal accordées, qui ne sauraient s’organiser selon une chronologie linéaire, coexistent dans le texte sans jamais s’harmoniser, comme en écho à la phrase placée dans le chant de Marcelle : « Mais moi je reste en travers / de moi-même, et même – comme / mal accommodée au monde67 ». L’inachèvement du poème n’est alors pas tant le signe d’une étrangeté radicale de toute poésie à l’égard des préoccupations séculaires des hommes que la manifestation visible du heurt de ces différentes échelles de temps, l’aspiration au sublime se trouvant en butte au(x) temps humain(s). À tout prendre, il n’est pas sûr que ce soient les préoccupations politiques qui se trouvent mises en échec dans le conflit à ciel ouvert qu’est Titre : on pourrait renverser la proposition de Pierre Vinclair et y voir un texte politique d’être antipoétique, en tout cas contraire à une certaine idée de la poésie. Les maladresses, familiarités, les ruptures de registre, en un mot le prosaïsme dans lequel baigne l’ensemble du poème peuvent s’envisager comme un antidote à la grandiloquence, à la mélancolie morbide, à la stase fascinée, au délire « incommensurablement con68 ».
Les envolées se trouvent ainsi, systématiquement, ramenées à ras de terre. Même Acarus, dans ses élans révolutionnaires, n’oublie pas qu’il n’est jamais assis que sur son cul69, et que c’est du ras du sol que doit partir le mouvement de l’histoire :
Comment faire que l’Histoire reparte
de cette plage ? […]
Notre contemporanéité
absolue est au niveau de nos
culs posés là. Là nous tenons
nos assises. Nous sommes adéquats
à la situation par nos fesses déjà,
camarades70.
Un tel travail de sape de l’idéalisme poétique est perceptible dès le premier chant, où Marie-Paule s’abandonne à une méditation sur la nuit, « originelle », « immémoriale », méditation qui appelle la formule « harmonie des sphères71 ». À la page suivante en revanche, Ch’Mouègne, qui lui caresse les seins, donne un tout autre sens à l’expression et le plaisir partagé qui s’ensuit n’est pas tant fuite hors du quotidien vers quelque réel hypostasié qu’arrimage à un prosaïsme revendiqué72. Ailleurs, les ressources du fondement déjà invoquées par Acarus sont à leur tour mobilisées par Marcelle, qui, « souriant bien gentiment, pète » et s’affirme ainsi « reine de [ses] vesses73. » Cette affirmation de la « souveraineté74 » par le pet, si elle fait rire, n’en est pas moins à prendre au sérieux : le pet, c’est pour Marcelle l’affirmation d’un corps qui bruit de ses propres besoins, de ses propres plaisirs, contre les idéalisations qui sont aussi des réifications.
Malgré tout, un devenir peut finalement être envisagé à partir de ces notations prosaïques, de cette plongée dans le vif des sensations, prises dans des relations humaines historiquement situées – et dans Titre, la sexualité, la visite à la maison des Mères, la drogue, sont aussi des expériences politiques. Dans le premier comme dans le dernier chant rédigé, il est ainsi question de mue. Marie-Paule commence par affirmer : « Cette peau n’est pas la mienne », à quoi répond la fin de son chant, où Ch’mouègne lui dit : « Tu piges pas ? Du pif… tu pèles75 » ; la fin du chant de Cassis fait écho, en ses derniers mots : « Ô, je me / tortille toute nue, et souris – / je m’écarquille et je mue76. » L’épopée est certes impossible à achever puisque la confiance dans les possibilités du récit, comme dans la vivacité de la poésie, manque. C’est son inachèvement même qui rend possible un devenir désirable.
Conclusion : continuer l’achevé
Déclarant « achevée » la poésie vers 1870, soit presque un siècle avant qu’il ne naisse, Ch’Vavar, qui se fait quand même poète, se place d’emblée dans une position d’endeuillé et se confie une mission impossible : celle de faire vivre un cadavre. Une telle représentation rend pour le moins difficile l’écriture pour celui qui vient après la fin de l’histoire (qu’il a lui-même énoncée). Elle met également en question la prise en charge, par la poésie, du réel historique.
Cette mythologie de Ch’Vavar rend problématique son lien à l’histoire, entendue à la fois comme récit, témoignage, et plus généralement comme inscription dans une temporalité dont on puisse interroger les traces. L’expérience poétique apparaît au contraire porteuse d’un savoir d’un autre ordre que celui dont rend compte l’histoire. En cela, la vision de Ch’Vavar rejoint une conception courante du savoir poétique, voire littéraire en général, qui postule que l’écrivain dispose d’un « accès particulier au monde sur le mode de l’intuition poétique ou de la potentialité critique […] notamment à travers l’héritage derridien et heideggérien77 ». Ce savoir singulier, fulgurant, échapperait à l’analyse historique et, en quelque sorte, la transcenderait : Étienne Anheim et Antoine Lilti, s’interrogeant en historiens sur les « savoirs de la littérature », considèrent une telle « mystique de la littérature » comme un « péril78 » ou tout le moins une impasse pour ce qui est de la constitution de tels savoirs. Cette conception – délibérément heideggérienne en ce qui le concerne – est bien présente dans certains écrits critiques et théoriques de Ch’Vavar, pour qui la promesse de la poésie résiderait dans des révélations foudroyantes, des expériences existentielles dépassant toute condition historique, considérée alors comme simple contingence. La poésie, du moins dans son ambition de principe, aurait ainsi à faire avec des réalités anhistoriques.
Pourtant, la poésie de Ch’Vavar peut être à plus d’un titre qualifiée d’historique : elle témoigne d’une condition historique, elle rapporte des histoires, elle est consciente de son historicité, de l’historicité de la circulation des écrits79. Cependant, si l’on s’en tient au récit qu’il en fait lui-même, sa poésie serait historique malgré tout : ne se réalisant jamais dans l’idéalité de ses promesses épiphaniques (ou plutôt : s’étant déjà réalisée une fois pour toutes), elle se replierait sur des formes perçues comme dégradées, comprenant des récits mystificateurs ou des dérapages burlesques. De ce point de vue, les positions de Ch’Vavar incarneraient une vulgate répandue au xxe siècle, qui fait de la poésie l’autre de l’histoire, et postule, comme l’écrivent Laure Michel et Delphine Rumeau, une incompatibilité de la modernité poétique « avec l’histoire comme récit autant qu’avec l’histoire comme action collective80 ». Seulement, ainsi que le remarquent les autrices, si la relation de la poésie à l’histoire est pour le xxe siècle à rechercher « ailleurs que dans un dispositif de représentation81 », elle ne saurait se dire en termes d’exclusion réciproque.
En ce qui concerne Ch’Vavar, il y a aussi chez lui un désir positif d’histoire et de mémoire, désir qui suppose justement une remise en cause de l’idéal poétique, qui à un certain point apparaît morbide, voire mortifère. De ce point de vue également, Ch’Vavar est bien de son temps et peut être rapproché de plusieurs de ses contemporains. Pour un certain nombre d’écrivains, en effet, la poésie ne peut exister, depuis la fin du xixe siècle, que dans la critique, voire le refus ou la « haine de la poésie82 ». En cela, Rimbaud, éventuellement relayé par Bataille, Ponge, ou Denis Roche, constituent effectivement un pivot. On rencontre par exemple un même rapport contradictoire à la poésie chez Christian Prigent, pour qui « l’exigence de “poésie” » se formule « d’abord bien sûr contre la poésie, dans le meurtre de la poésie, dans la poésie comme mise en cause de la poésie83 ». Jean-Marie Gleize, dans certaines de ses formulations, semble lui aussi proche de Ch’Vavar. S’il ne décrète pas la poésie morte, il relève toutefois un « antagonisme entre l’évolution historique de la poésie (ce qu’elle est devenue du fait de sa propre histoire, depuis la « crise de vers » décrite par Mallarmé et la chute progressive des marques formelles qui la définissaient pour tous de façon univoque) et l’image de la poésie qui est celle de ses lecteurs potentiels84 ». Un tel constat amène Jean-Marie Gleize à affirmer que « la poésie n’arrange rien85 », à tenter des « sorties » hors de la poésie comme autant de devenirs possibles, à rêver d’une « prose en prose », à se tourner vers quelque chose qu’il nomme « post-poésie » et oppose à la « repoésie » ou « néopoésie86 ». Ch’Vavar, de son côté, a bien écrit des « post-poèmes87 », mais pour lui au contraire la « post-poésie » est un quasi-synonyme de « néo-poésie88 », elle s’écrit en poèmes et en vers.
C’est qu’il s’agit pour Ch’Vavar de se maintenir coûte que coûte dans la poésie, quand bien même cette entreprise serait vouée à l’échec et au désespoir89. Et sans doute, la construction de la poésie comme impossible comporte en elle une conception morbide de la poésie elle-même (ne pouvant se survivre qu’au prix de l’inauthenticité) et de l’histoire (on ne peut faire entendre la voix des oubliés que par des mystifications et de savantes opérations de ventriloquie). Cette conception, qui ne cesse de se contester elle-même, ne résume cependant pas toute son entreprise : les maladresses, jeux de mots malvenus, équivoques pas forcément maîtrisées, entachant de burlesque l’idée même de poésie, ont la vertu de la dégonfler et, d’une certaine manière, d’en autoriser la relance. Les fictions, légendes diverses qui prolifèrent autour des poèmes, permettent ainsi de contourner l’impossible de la poésie et de la prolonger au-delà de son achèvement. Les mouvements qui agitent le cadavre de la poésie sont multiples, surprenants, joueurs, esquissant même des possibilités d’action et de « mues » presque prometteuses. Les textes ne cessent en effet de critiquer l’idéal poétique dont ils sont censés porter la trace, de sorte que c’est aussi à partir de cette critique interne de la poésie que l’écriture de Ch’Vavar esquisse malgré tout, paradoxaux, menacés par le désespoir, des possibles.