La figure littéraire de Pierre Jean Jouve, l’un des grands poètes du xxe siècle, reste marquée par l’exceptionnelle décision de rupture entre une première période de sa vie et de son œuvre1 (jusqu’en 1924 ; né en 1887, il a donc alors 37 ans), et une seconde, qu’il voudra être la seule, de 1925 à sa mort en 1976. Dans une postface à la première édition de Noces, titre qui regroupe en 1928 les premiers poèmes de cette seconde période, il écrit ces lignes : « L’esprit comme la source des livres que j’avais écrits précédemment me paraissent aujourd’hui “manqués”. […] Pour le principe de la poésie, le poète est obligé de renier son premier ouvrage2 ». « Principe », « premier ouvrage », « précédemment », tous ces mots marquent l’importance d’un acte qui se situe dans le temps, avec un avant et un après, et ils l’inscrivent dans une histoire. Sans doute s’agit-il d’une histoire personnelle. Mais dans l’évolution de sa première personnalité d’écrivain, fort active, Jouve était passé d’une orientation symboliste à l’unanimisme, puis avait rejoint en 1914 le mouvement pacifiste, dans la proximité de Romain Rolland, et avec un engagement politique dans le sens d’une sorte de socialisme tolstoïen. Parlant de son « premier ouvrage », il pense à ses derniers livres, le Romain Rolland vivant, de 1920, ou encore Tragiques, suivi de Le Voyage sentimental, de 1922 ; mais aussi aux livres importants de 1911 : le roman La Rencontre dans le carrefour, et deux recueils de poèmes, Les Ordres qui changent et Les Aéroplanes. La rupture de 1925 est un acte d’autorité, une décision qui vaut pour elle-même. Mais d’où vient l’obligation d’annuler une carrière déjà longue, et quel est le « principe de poésie » qu’il invoque3 ? S’agit-il d’un retour à la « poésie pure » de Baudelaire et de Mallarmé ? Ou d’une autre origine dont la découverte, cause de la rupture, se substitue aussi bien à la loi d’une évolution personnelle continue qu’à celle des évolutions collectives, par laquelle l’unanimisme et le socialisme se reliaient directement à l’histoire ?
Découverte de la psychanalyse
La science historique, en effet, qui établit et interprète les événements du passé, connaît les ruptures autant que les continuités, mais n’a certes pas coutume de penser qu’une rupture, déterminant une époque, annule ce qui l’a précédé, comme étant d’une autre nature ou d’un autre ordre. En ce sens, elle ne connaît pas de vita nuova, selon la formule utilisée par Jouve dans la même postface de Noces4. Comment justifie-t-il une ambition aussi démesurée : opposer à l’histoire la révélation d’un ordre qui la dépasse – et ainsi d’un certain aveuglement sur laquelle se construit sa lucidité ? La question se pose d’autant plus sérieusement que Jouve réagira de nouveau face à l’événement historique, dans le cours de sa seconde existence, sans toutefois altérer à ses yeux la source nouvelle, en témoignent les poèmes rassemblés en 1946 sous le titre La Vierge de Paris5, mais également la préface à une anthologie des discours de Danton, De la Révolution comme sacrifice6, écrite à Genève en 1944, dans l’esprit de la Résistance. S’est-il souvenu, ce faisant, du premier exil, en 1915, quand il était du petit nombre d’opposants à la guerre réunis autour de Romain Rolland, dont il deviendra un proche ? Avec lui dans le milieu international des militants pacifistes, socialistes et anarchistes – parmi lesquels se trouvent les futurs dirigeants bolcheviks –, il s’intéresse à la révolution qui commence en février 1917. C’est en partie son attachement aux idées de Tolstoï qui introduit une distance entre lui et son ami, dans l’appréciation des événements de Russie. Elle aboutit en 1922, après la publication du Romain Rolland vivant où elle s’exprime de façon ouverte, à une rupture violente. Celle-ci a toutefois un autre motif : la liaison, commencée en 1921, de Jouve et de Blanche Reverchon, une psychiatre genevoise7, plus âgée que lui de quelques années, qu’avait rencontrée dans les milieux pacifistes sa première femme, Andrée Charpentier, et qui deviendra la seconde.
Blanche Reverchon est inspiratrice et partie prenante de la vita nuova de Jouve, sur de multiples plans – dont le plan littéraire. S’il n’est pas certain qu’on doive lui attribuer le retour au christianisme et la fréquentation des mystiques, si on connaît assez mal la part qui lui revient dans leur fréquentation du milieu intellectuel et artistique de l’entre-deux-guerres, du moins peut-on affirmer qu’elle lui a ouvert le monde de la psychanalyse. Ils cosignent ainsi dans le numéro de mars 1933 de la Nouvelle revue française un texte, Moments d’une psychanalyse8, remarquable tentative pour ouvrir au public d’une revue essentiellement littéraire un regard sur la cure à partir d’un cas spécifique. Trois sous-titres divisent ce texte : « Évolution d’un symptôme imaginatif », « Chute d’une résistance », « Rêve cathartique », qui ont valeur, à l’évidence, de programme ou de méthode. Le cas est celui d’une jeune analysante gravement empêchée dans son existence par un « symptôme imaginatif » obsessionnel : une rêverie, envahissant son existence, dont le motif principal se résume par : « Un immense cortège de Tzars descend l’avenue des Champs-Élysées en partant de l’Arc-de-Triomphe9 », avec pour péripétie conclusive un attentat anarchiste aux conséquences mortelles. Le déroulement de la cure met en jeu certaines notions de la dernière période de l’œuvre de Freud10, comme la répétition dans la névrose traumatique et la pulsion de mort, et entre donc dans une certaine actualité psychanalytique, commune aux deux signataires : on peut penser en effet que cette « étude de cas » faisait partie des procédures d’admission de Blanche Reverchon à la Société psychanalytique de Paris, tandis qu’elle correspond pour Jouve à une alliance entre la découverte freudienne et la poésie, théorisée un peu plus tard dans l’« Avant-Propos dialectique » de 1933 à la première édition des poèmes de Sueur de sang, « Inconscient, spiritualité et catastrophe »11.
L’implication personnelle de Jouve dans la psychanalyse peut être clairement aperçue par ailleurs dans l’ensemble de récits en prose intitulé Histoires sanglantes12, paru en 1932. Jouve y livre un matériel analytique important, sous la forme de récits presque tous marqués par le style du rêve, traités dans la perspective analytique, et ayant une dimension autobiographique. Ainsi Les Allées convoque un amour de la prime jeunesse pour une figure de femme à la fois maternelle et virile, qui sera récurrente dans l’œuvre, mais par l’intermédiaire d’un rêve de clôture qui mêle la mémoire et la mort. Une autre de ces « histoires sanglantes », Gribouille13, transpose les relations de l’auteur enfant avec son père et propose un déchiffrement de la vocation de l’écriture. D’autres, comme Dans une maison ou Sourire, se rattachent à la fascination de Jouve pour les prostituées. Une autre enfin, Trois gants, fait apparaître de façon à peine cryptée une « femme en bleu » identifiable à Blanche Reverchon. Toutes relèvent d’un mode de narration original, où les éléments du récit s’allient à une dimension symbolique qui construit une véritable épaisseur psychique. Proches du roman psychanalytique Vagadu14, paru en 1931, elles manifestent l’alliance de l’écriture narrative de Jouve avec la psychanalyse15.
Une « histoire sanglante »
Or l’une d’elles, qui a pour titre Les Rois russes (rappelant ainsi les « tzars » de Moments d’une psychanalyse) semble de façon très inhabituelle inspirée par une pensée de l’histoire. Narration à la troisième personne, mais du point de vue du personnage principal, elle raconte les aventures de celui-ci, un très jeune homme portant le prénom d’Ernest – comme le héros de Gribouille, et par là représentant le rapport de l’auteur à l’écriture – impliqué dans des événements qui pourraient être ceux de la révolution de 1917 en Russie, sans qu’on puisse en distinguer les deux temps, de février puis d’octobre. Elle combine le mode du récit de rêve à une temporalité plus romanesque, le découpage des séquences relevant aussi bien de la logique du rêve que de l’art jouvien du roman. En voici les tableaux principaux dans leurs traits essentiels.
Une répétition sans fin du même visage sombre de prolétaire, inscrite d’abord sur le ciel nocturne, se transforme en une manifestation populaire qui se dirige vers un palais occupé par un certain « Comité de Concentration », lequel semble s’être substitué au vieux régime des tsars, mais n’en fait pas moins tirer sur la foule, qui se disperse. Ernest, blessé de façon assez peu héroïque dans le bas du dos, est recueilli et soigné par une vieille femme. Il ignore la manière dont s’est terminée l’insurrection, mais suppose que les institutions ont survécu, que l’empereur a gardé sa puissance, et exerce une répression dont il pourrait lui-même être victime. Affamé, il erre dans les rues désertes, jusqu’à ce qu’il entende un pas derrière lui, et se retournant, voie une jeune femme en uniforme de colonel, très belle, preuve vivante que la « révolution n’est pas vaincue ». Mais elle disparaît rapidement, et Ernest la cherche en vain tout le jour, jusqu’à ce qu’au soir, attiré par un rai de lumière, il entre dans une salle sinistre où il peut voir, dans la fumée des cigarettes et la lueur trouble des lampes, un groupe d’hommes travaillant avec ardeur à une tâche de grande importance. Il se trouve devant le « Komit-Intern », comité révolutionnaire bien différent du « Comité de Concentration », où le lecteur peut reconnaître un personnage dont l’apparence rappelle Trotski et un autre identifiable à Lénine, par sa « tête carrée » et ses yeux « un peu chinois ». De lui émane une « force prodigieuse » et il incarne l’autorité suscitant l’amour (c’est l’un des passages qui fait penser à l’influence du livre de Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, où est interrogé l’amour pour le chef dans les institutions de masse comme l’Église ou l’armée). Jouve convoque à l’évidence le révolutionnaire bolchevik dont il a croisé de plus ou moins loin la route en 1917, en Suisse, mais selon une imagerie construite dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir, et il est désigné sous le nom fictionnel, à significations multiples, de « Lévine ». De même, le nouveau Comité n’est pas le Komintern (la Troisième internationale, créée en 1919), mais un fictif « Komit-Intern », l’analogie phonétique dissimulant une signification radicalement contraire, puisque ce nom désigne une instance tournée moins vers l’extérieur que vers l’intérieur, ce « Komit-Intern » étant d’ailleurs défini plus loin comme organe « de l’Exécutif révolutionnaire et de la Police, plus redoutable que l’ancienne ».
La révolution a donc eu lieu. Un nouveau pouvoir est à l’œuvre, et le jeune homme a été convoqué pour une sorte d’interrogatoire dont le but n’est pas explicité. Ernest manifeste d’abord sa ferveur anticapitaliste par une profession de foi véhémente contre l’alliance mensongère de la « force » et de la « raison », et appelle la révolution à détruire la bourgeoisie, car, dit-il, « il n’y a pas assez de morts16 ». La scène change alors de tonalité, comme il arrive dans le rêve, et à la suite de cette déclaration, Ernest devient lui-même accusé, dans une sorte de procès politique où l’accusateur principal est Lévine, devant un public devenu hostile. Ernest comprend qu’il n’a aucune chance, que c’est lui qui va mourir : son vœu de mort s’est retourné contre lui. Mais n’était-ce pas le sens de son premier vœu ? En effet, paradoxalement, à l’approche de sa mort, il se sent envahi d’un puissant sentiment de liberté, aussitôt contredit par la décision de Lévine : au lieu d’être exécuté, il sera seulement exclu du Parti pour six mois, et emprisonné par la police. Loin d’être libéré, il retombe sous la contrainte d’un pouvoir suprême que la révolution aurait dû faire disparaître. D’ailleurs, à la fin de cette séquence, le verdict ayant été rendu, le Comité disparaît sous une grande tenture rouge. Ernest se rappelle que l’empereur a été assassiné derrière un rideau. Il se demande alors pourquoi Lévine n’est pas lui-même assassiné, comme l’a été celui auquel il est ainsi substitué17.
Ernest se trouve maintenant dans sa prison, une salle de la « caserne des Diables Rouges », quand la porte s’ouvre pour laisser entrer la jeune femme en uniforme, cause première de son emprisonnement. Il la nomme intérieurement la colonelle Nina, et celle-ci, après l’avoir frappé d’un coup de badine, lui décoche un sourire séducteur et sort. Elle reviendra cependant à intervalles réguliers, de sorte qu’Ernest transmue son triste état de prisonnier politique en celui d’amoureux en proie à une passion extatique et mystique dont l’issue rêvée serait la mort dans ses bras : « Rien que désirer cette mort affaissée entre ses bras est déjà sublime. Car c’est le désir qui fait l’essence de l’homme et lui révèle Dieu18 ». Cette dernière phrase pourrait être une brève définition de la pensée de Jouve en sa vita nuova, mais aussi une sorte d’aphorisme où transparaît la psychanalyste d’inspiration chrétienne qu’était Blanche Reverchon, mais doit être tempérée par l’ironie évidente de celle qui la précède (à cause de l’opposition entre « affaissée » et « sublime », sorte de caricature de l’Extase de sainte Thérèse) : c’est qu’un long chemin reste à parcourir pour aller de la révolution à la liberté et pour comprendre de quoi Ernest doit se libérer. La colonelle, au fil de ses visites, s’est mieux laissé voir, et un autre aspect d’elle-même que la beauté dominatrice est apparu : il se mêle à son « parfum animal » un « autre parfum de qualité opposée, un parfum idéal de vertu et de virilité19 ». Cet aspect s’accorde parfaitement avec la vision qu’Ernest a parfois d’elle montant à cru son magnifique cheval, dans la cour de la prison. Cette vision troublante le conduit à un constat qui ressemble à une construction théologique :
Le théâtre de la révolution est beau, parce que sur le premier plan se trouve Nina. Sinon ce drame à grand spectacle paraîtrait aujourd’hui grotesque. Nina seule existe. Nina seule est belle, est sainte. Ajoutons que Nina seule est éternelle car mourir en Nina est équivalent à vivre en Nina20.
Une première distance est prise avec la révolution. Elle est un spectacle où la figure de Nina l’emporte sur toute autre, justifiant ses attributs proprement divins : à travers la beauté, l’être et l’éternité. C’est pour elle qu’il vaut de mourir, mais parce qu’il s’agit de vivre en elle, en participant de son être éternel.
Cependant Nina cesse de venir. Ernest, désespéré, veut se briser le crâne sur la porte de sa cellule, mais ce faisant, réalise qu’elle est ouverte. Il sort, croit apercevoir la croupe du cheval de Nina, parcourt des corridors, des pièces vides ou en désordre, et finit par trouver dans la cour la veste d’uniforme de Nina, ainsi qu’une culotte de femme, tachée de sang. Nina, comprend-il, Nina qu’il a vue éternelle, est morte. Bientôt se fait entendre la clameur d’une foule surmontée de drapeaux rouges qui semblent vivre d’une vie autonome, chacun avec un caractère différent, et il entend que certains d’entre eux chantent « un vieux chœur centenaire et féroce comme la volonté d’un enfant sauvage21 », accompagnés par un orchestre « immense, dont on voit les archets se soulever en une immense respiration22 ! ». Chœur et orchestre se trouvent placés sous la direction d’un chef qui marche à pied, et apparaît curieusement faible. La scène et la musique représentent « Le Triomphe », et on comprend qu’il est celui de la révolution, mais derrière les drapeaux, dans la foule qui continue de s’écouler, paraît le cheval de Nina, sans sa cavalière, dont l’absence proclame le sacrifice. Ernest veut toucher le cheval, traverse la foule à grand peine, le touche enfin, et devient alors le cheval lui-même. Maintenant, « Ernest marche avec poids et légèreté, au moyen de ses deux cuisses brillantes, en redressant par ses deux pattes de devant ce que sa croupe pourrait avoir de trop lourd, et balançant sa tête à la crinière rase où l’émotion fait saillir les veines ». Il s’est métamorphosé en l’animal qui symbolise la révolution victorieuse, c’est-à-dire la puissance, « d’aller plus loin, encore plus loin, par un sacrifice plus grand, par une joie plus haute ! ». Il est devenu ainsi quelque peu Nina, et l’on constate également que la transgressivité révolutionnaire (« plus loin, encore plus loin ») laisse subsister la confusion de la vie et de la mort propre au culte de Nina, et justifiant le « sacrifice » : devenant le Cheval23, Ernest « touche la récompense des efforts de sa vie entière ». Comblé, il pourrait mourir. Mais ce n’est qu’une première fin.
La fête s’achève, la foule se retire, et voici qu’à l’euphorie succède la mélancolie. Désormais « le Cheval Ernest » avance seul, tristement « le long d’un grand boulevard brûlant que ferme, au fond, un temple à colonnes24 ». Ce temple tient exactement la place occupée par les colonnades qui, dans la première séquence, paraissent rappeler la prise du palais d’Hiver (ou le massacre de janvier 1905). Il semblerait que le récit se referme sur lui-même, exprimant l’échec définitif d’une révolution qui vient de célébrer son fallacieux triomphe, culte rendu à la divinité de Nina sacrifiée en vain. C’est alors que, dans la fatigue et la « privation définitive de l’amour », le « Cheval se laisse aller ». Il « inonde l’asphalte », et c’est comme un relâchement de son héroïsme et un abandon de sa gloire, pour satisfaire la plus humble fonction physiologique, mais au moment même, « une première colonne du temple s’écroule »25. Une ultime plainte du cheval Ernest, ou du narrateur, constate l’inanité de la victoire et de la toute-puissance, puisque « la cavalière à la cuisse amoureuse » a disparu. Le récit se termine abruptement sur ces mots : « Le magnifique Cheval ne sert plus à rien. Le Cheval Ernest se soulage dans la poussière et à ce moment-là toutes les colonnes du temple s’écroulent26 ».
Interpréter les rêves de l’histoire
Reprenant le récit à son début, nous voyons maintenant que l’écroulement final des colonnes du temple-palais était le but de la manifestation « noire » à laquelle Ernest est conduit d’abord à se joindre. La révolution « rouge » s’est en effet révélée une reprise, travestie et aggravée, mais aussi désirée, de l’oppression impériale. Remarquons le fait, qui pourrait passer inaperçu dans le haut degré de condensation du récit, que la chute des colonnes a lieu en deux temps, d’abord une seule s’effondre puis la totalité du reste, sans que l’acte qui la produit soit différent par nature. Ce clivage en deux temps rappelle celui que montrera un peu plus tard le récit Dans les années profondes27, dernière manifestation de l’écriture narrative de Jouve, écrit parallèlement aux poèmes de Matière céleste28 : dans un premier temps, l’acte amoureux a lieu, mais inachevé ; dans un deuxième, le même acte aboutit à une jouissance suivie de la mort de l’héroïne. Dans Les Rois russes, à la faveur de l’onirisme induit par la proximité du modèle psychanalytique, le « sacrifice » du personnage féminin, est partagé par le héros. Ernest, en tant que cheval Ernest, est devenu la virilité de la colonelle Nina, c’est-à-dire la révolution incarnée en une femme, dominée cependant par le surmoi Lévine-Lénine qu’elle dissimule. Par son sacrifice, la révolution a vaincu, mais cette victoire a des allures de défaite, le désir a disparu, comme la « cavalière à la cuisse amoureuse », et le cheval « ne sert plus à rien ». Tel est le constat qui détermine le second temps de la résolution du problème, de son analyse. Ernest se soulage de la divinité de Nina dans un abandon du rêve de jouissance dans la mort, et c’est cet abandon qui produit, contre toute attente, le résultat préalablement assigné à la révolution : la chute du pouvoir surmoïque du tsar, blanc ou rouge.
La contextualisation politique dans Les Rois russes, exceptionnelle chez Jouve entre 1925 et la seconde guerre mondiale, fait jouer une confrontation entre deux conceptions de l’histoire. L’une place dans les circonstances où elles sont engagées des figures épiques ou tragiques par rapport auxquelles sera éventuellement prise une position éthique déterminant elle-même une action. Telle est la conception de Jouve au moment de la première guerre mondiale, d’abord dans Hôtel-Dieu. Récits d’hôpital en 191529, puis auprès de Romain Rolland, rejoint en Suisse où il doit prendre un jour position par rapport à la révolution russe. Le numéro de la revue Demain30, « Hommage à la Révolution russe », en mars 1917, contient un texte de Romain Rolland intitulé « À la Russie libre et libératrice », et un autre de Jouve intitulé « À la Révolution russe ». Romain Rolland établit un parallèle entre les événements de Russie et la Révolution française, mais c’est Jouve qui emploie le mot « Révolution ». Tout autre est la conception qui s’accorde avec le « principe de la poésie », en soumettant ces figures à une interprétation psychanalytique, qui inclut l’autoanalyse. Parmi ses indicateurs se trouve l’opposition entre le « Komit-Intern » de la seconde partie et le « Comité de la Concentration » de la première. Il est difficile d’identifier ce « Comité de la Concentration » : s’agit-il du Gouvernement provisoire issu de la Douma en février 1917 ? Mais la manifestation de masse par laquelle commence le récit semble se référer à des journées révolutionnaires qui pourraient aussi bien être celles de janvier 1905, ou d’octobre 1917 (un navire de guerre tire sporadiquement, comme le croiseur Aurore, bien qu’il semble du côté des ministres, des prélats, des banquiers et des hauts fonctionnaires). Continuation du pouvoir tsariste qu’il a renversé, le « Comité de la Concentration » a hérité de sa faiblesse, à laquelle s’oppose la force du « Komit-Intern », charismatique et autoritaire. L’historiographie classique ne dit pas autre chose. Mais d’où provient l’association entre le tsar assassiné et Lénine, au moment où les membres du comité disparaissent derrière un rideau rouge ? À travers le désir de mort à l’encontre de Lévine, c’est l’identité profonde des deux pouvoirs qui s’exprime.
De là se dessine un autre motif à interpréter : la couleur rouge. Le rideau derrière lequel disparaissent les chefs révolutionnaires appartient à une série d’objets qui présentent cette couleur, celle du drapeau révolutionnaire. La série commence quand les figures peintes en nombre illimité sur la nuit sont devenues la masse des manifestants. « Par-dessus, on voit flotter une petite loque, pas bien considérable, pas bien grande, mais qui a son importance ; on ne peut manquer de la voir : car cette loque est rouge31 ». Un drapeau, sans doute, mais petit et d’aspect piteux, un état antérieur de ce qui deviendra la forêt de drapeaux brandis lors de la seconde manifestation, avec un certain caractère phallique qui, par contraste, entre particulièrement en résonance avec le « sombre pantalon de soie » taché du sang de Nina, celui de la blessure mortelle, signe à peine voilé de son sacrifice, si semblable à une castration. L’imago de Nina tire-t-elle son titre militaire des colonnes, très précisément dénombrées, du palais impérial – lesquelles, devenues colonnes d’un temple, s’écrouleront à la fin du récit ? Elle est le féminin phallique – et représente l’ambivalence de la castration – condition de la jouissance en tant qu’elle en pose l’interdit. On comprend mieux alors que la deuxième manifestation de masse, célébrant et la victoire et le sacrifice, les ait laissées intactes, n’ait pas assuré la chute de la puissance opprimante, « Rois russes » remplacés par d’autres finalement de même trempe. Le sacrifice qu’elle fait confirme d’ailleurs sa puissance, dont témoigne le cheval, paraissant en bonne place dans le triomphe de la révolution. Le renouveau phallique des drapeaux rouges, fièrement brandis, nombreux et surtout « chantants » (comme des chœurs ou encore les instruments d’une grande symphonie du genre funèbre et triomphale) est comme un symbole de la fusion rêvée de l’érotique et du politique.
La musique pourrait être l’une des issues de la mélancolie dans le lien contradictoire du triomphe phallique et de la castration, que représente le chef d’orchestre. « [L]es drapeaux qui chantent expriment le plus merveilleux instinct de la foule : ils chantent avec leurs plis un vieux chœur centenaire et féroce comme la volonté d’un enfant sauvage32 ! ». Au contraire : « Gai et triste et rassemblant ces deux couleurs33 dans le sublime, le chef d’orchestre marche à pied, plus faible que les autres ». Il est vrai que « certaines gens meurent en le regardant », mais la « sublime » unité semble précaire, et c’est immédiatement après qu’apparaît le cheval de Nina dans la foule silencieuse :
Ce cheval gris, sans cavalier… le cheval de Nina ! Tel s’avance cet admirable cheval, seul, grave et douloureux, son œil grand ouvert sur l’abîme du chagrin personnel, au sein d’un espace vide que lui réserve la foule : symbole de la Vertu tombée à son poste34.
Il est aussi le représentant de la mélancolie, liée à la perte d’un objet d’amour. « Quelle noblesse a l’animal quand, après avoir porté sur ses reins chauds sa maîtresse pendant la bataille, il la fait survivre encore, ombre, dans le Triomphe35 ». C’est évidemment l’érotisation du cheval qui pousse Ernest à vouloir le toucher, jusqu’à se confondre avec lui, mais dans ce dernier acte, on voit le sublime (ou la comédie du sublime) concurrencé par un processus de libération plus obscur, qui seul aboutit au dénouement escompté dans l’engagement au sein de la révolution. Tout « Cheval de Nina » qu’il soit devenu, Ernest se soulage dans une impulsion non soumise à la médiation de figures imaginaires – celle du père aimé et haï, de la mère désirée comme premier objet et comme objet du désir du père, mais figure aussi d’une jouissance superlative qui se rattache à leur conjonction. Et c’est comme si la chute des colonnes, réapparues avec une signification autre, puisqu’il s’agit alors non plus d’un palais mais d’un temple36, résultait de l’abandon de ces figures imaginaires – et du « sacrifice » qu’elles imposent en dissimulant leur signification véritable et la source des sentiments qu’elles provoquent : Nina n’est jamais que l’autre face de Lévine, qui lorsqu’Ernest, devant le « Komit-Intern », annonce qu’il va « présenter une idée », lui adresse un regard où il y a « du mépris, une caresse paternelle, et c’est aussi dur qu’une balle de browning37 ». Nous entrevoyons de quoi Ernest, entre orgasme et soulagement infantile, s’est délivré.
Autoanalyse
Il reste à nous demander quelle place il faut accorder dans la vita nuova de Jouve à cette sorte de récit de rêve par lequel il revient sur un moment antérieur de sa vie, où il s’était engagé tout entier dans l’histoire. Une autre des Histoires sanglantes, Trois gants, très brève et reliée par certains traits aux Rois russes, peut permettre de répondre. Dans la seconde partie de la comparution d’Ernest devant le Komit-Intern, devenu par décision inopinée le « T.K. (police)38 », on voit à côté de Lévine et en position de juge une sorte de grand vieillard « à l’aspect mélancolique », qui paraît « absorbé dans des réflexions philosophiques » et qui lui viendra d’autant moins en aide qu’il est visé, dans la foule, par un canon de revolver39. Est-il, bien que juge, lui-même suspect et menacé, étant du parti S.R. plutôt que du parti P.K.40 ? Il se révélera pourtant, sous le nom de « Ueber » (forme archaïque de l’allemand über, au-dessus, comme dans « über-ich », surmoi), être le chef de la police, qui sera le gardien d’Ernest emprisonné. Un autre vieillard mélancolique et interdicteur apparaît dans Trois gants, désigné par l’initiale de B… « On reconnaît aisément la personne de B…, sa haute taille, son air à la fois doux et autoritaire, sa figure enfin, qui passe pour celle d’un grand homme dans nos contrées41 ». Le protagoniste, décrit comme « un monsieur à l’individualité artiste », représente clairement Jouve lui-même, assez semblable à l’autoportrait qu’on trouve dans Les Beaux Masques42. Le narrateur énonce un fait de notoriété publique, bien que portant sur des relations privées :
Nul n’ignore que lui et B… […] avaient été amis intimes […] jusqu’au jour où B…, contre toute attente, s’était retourné en ennemi ; ceci avait eu lieu à cause de la femme de l’artiste, que celui-ci, il est vrai, avait plantée là43.
Il s’agit, sur un mode conversationnel, de la rupture de Jouve et de Romain Rolland, attribuée au divorce de Jouve consécutif à sa liaison avec Blanche Reverchon. L’artiste rencontre fortuitement B… dans la rue, le trouve vieilli, triste, et assez cruellement croise son regard, mais feint de ne pas le connaître. Traversé par ce regard néantisant, B… ne montre aucune réaction, ce qui trouble l’artiste, particulièrement lorsqu’il réalise, par un enchaînement comme ceux du rêve, qu’il se rend précisément dans l’appartement de B…, bien connu de lui, au troisième étage, et où « on l’attendait ». Il trouve là une grande femme vêtue d’une robe bleue, et qui lui semble désirable, bien que le contraire d’une femme facile, « une intellectuelle, sans doute ». Et il la suppose « d’autant plus ardente dans sa vie intime qu’elle ne s’accordait qu’à un seul homme ». Quel lien a-t-elle avec B…, dont elle prend la défense, reprochant à l’artiste sa conduite envers lui ? L’artiste convient d’autant plus aisément de sa faute que ces reproches sont prononcés par des « lèvres humides », ce qui laisse entendre non seulement que le pouvoir de conviction de la femme en bleu est accru par ses charmes, mais aussi que l’artiste reconnaît plus facilement ses torts s’ils sont resitués sur le plan sexuel. « “Évidemment, évidemment.” Oui, évidemment c’était un peu trop, ce qu’il avait fait à B… », c’est-à-dire sa néantisation par le regard, derrière laquelle on pressent quelque chose d’autre qui explique son vieillissement. Cependant, l’aveu de culpabilité se complique chez l’artiste par une résistance inattendue. « [L]a femme en bleu pouvait-elle soupçonner ce qu’il avait eu à souffrir de la part de B… ? ». Le « Pas d’accord ! » qu’il crie alors « avec énergie » est moins une dénégation que l’expression d’une révolte devant ce qui pourrait conduire à un renoncement, un recul par remise en cause de sa vie telle qu’il l’a reconstruite. Au moment de la rencontre imprévue avec B… le narrateur n’a-t-il pas commenté ainsi la dureté de l’artiste : « Or nous sommes lâches, nous sommes toujours capables d’abandonner d’un seul coup une position conquise ». Mais pour lui, à cause de ses souffrances passées, il trouve la force d’une « résistance extrême »44 : « Oui, la seule façon de faire pour l’artiste était, en imposant la rigidité de son émotion, de ne pas accepter B… et d’agir en sorte qu’il ne soit pas présent. » La même résistance s’exprime dans le « Pas d’accord ! », immédiatement suivi d’un geste significatif : l’artiste jette violemment ses gants « sur un sofa », et aperçoit alors non pas deux, mais trois gants, frappé par l’apparition du spectre même de son inconscient, tandis que la femme en bleu ponctue d’un sourire discret une apparition – acte manqué ou lapsus – qui, tel un symptôme, confirme ses vues.
Trois gants ! Sa paire de gants et un gant dépareillé. Il savait foutre bien qu’il possédait ce gant dépareillé, dans son armoire, et qu’il avait négligé de s’en défaire, et voilà qu’il avait pris les trois gants ensemble ? Les trois gants étaient couchés sur le sofa, pareils et couleur de sang, tous trois de la même famille.
Cette couleur de sang, n’est-ce pas la couleur de la révolution ? Comme dans le ton des injures qui ponctuaient les articles du Père Duchesne, la vigueur de ce « foutre » qui lui vient à l’esprit contraste avec le reste des propos. L’un et l’autre, sang et sperme, mettent en lumière cette évidence qu’on ne se débarrasse pas de l’inconscient par la révolution, ni peut-être, pourrions-nous ajouter, par l’histoire.
« Ah ! quelle terrible tristesse d’être si nécessairement trois », s’écrie l’artiste, débusquant dans le nombre qui ajoute au couple un troisième terme, la structure trinitaire infantile en ses prolongements dans le désir. Le père, comme surmoi, s’y maintient même tué, car si l’on peut lutter avec succès contre le père effectif, comme dans Le Père et le Revolver, ou contre son substitut, en l’ignorant, comment anéantir le père déjà mort45, qui ne cesse de régir de sa fiction les actes des hommes dans ce qu’on appelle l’histoire ? L’artiste, qui a voulu lui échapper en faisant de sa propre décision de rupture l’origine d’une vie nouvelle se trouve en bien mauvaise posture, « trembl[ant] des pieds à la tête », « compren[ant] que cette scène se passât dans la maison de B… »., c’est-à-dire placé devant la révélation de son inconscient, et du rôle qu’a pu y jouer Romain Rolland, comme figure du père, dans son désir. C’est aussi parce qu’« à ce moment la femme en bleu s’approcha et lui mit avec un peu de tendresse la main sur l’épaule et… ». Ainsi prend fin cette autre « histoire sanglante », par un suspens dont la signification est livrée à la seule sagacité du lecteur. Elle prend toute sa valeur dans l’identification qui peut être faite de la « femme en robe bleue ». Le début du récit se référant aux relations de Jouve et de Romain Rolland, deux hypothèses sont possibles : l’une qu’il s’agisse de l’épouse abandonnée, l’autre qu’il s’agisse de Blanche Reverchon. Si la description qui est faite d’elle quand elle apparaît dans le récit peut s’appliquer à l’une et l’autre, son nom « femme en bleu », par un déplacement conforme au rêve, et que permet l’initiale commune, suggère Blanche. Et l’on verra une confirmation, certes ironique, dans le fait que Romain Rolland soit désigné par cette initiale commune. Dès lors, on peut comprendre la fin de Trois gants comme signifiant non seulement la possibilité d’une vraie réalisation amoureuse, malgré l’emprise d’une figure paternelle et la mélancolie de sa néantisation, mais aussi d’une compréhension nouvelle de l’histoire, dont ils ont partagé les affres au moment de la Grande Guerre, correspondant à l’alliance de la poésie et de la psychanalyse.
De la révolution comme sacrifice
Réfugié en Suisse pour la seconde fois de sa vie entre 1940 et 1945, Jouve y écrit en 1944, une préface à l’anthologie des discours de Danton, dans la collection Le Cri de la France, chez LUF, à Fribourg (où il a publié à partir de 1942 les volumes de poésie rassemblés en 1946 sous le titre La Vierge de Paris46). Cette préface est nourrie par la lecture de Michelet et d’un historien plus récent, Alphonse Aulard. Au-delà des faits, dont la « complexité frénétique » est connue, il s’attache à l’« esprit » de la révolution, qui, dit-il, reste ignoré :
La Révolution est la lutte de l’idée pure avec ses multitudes contradictoires – en rapport avec le peuple – pour s’incarner sur une scène sanglante47. […]
L’idée absolue produit l’insurrection continue. D’où le déroulement fatidique de la violence […]. D’où la puissance d’engendrement de la Révolution pour toutes les révolutions et les progrès à venir. Elle est la matrice sanglante de la Liberté.
La récurrence du sang impose la relation avec les Histoires sanglantes :
« La révolution, soulèvement de l’absolu, meurt par l’absolu, et offre auparavant un absolu dramatique, “rouge et noirâtre”, qu’aucune époque, dans aucune histoire, n’a pu représenter avec une pareille puissance48.
Le trait principal, la « constante à travers tout », c’est « l’amour du peuple », qui crée l’idée de nation. Mais cet amour, « suprême dérision dans la dialectique de la Liberté », conduit à frapper partout les ennemis du peuple, jusqu’à l’acte suprême de la décapitation du roi, source d’une culpabilité à la mesure de la force qu’il demande :
Afin de casser des choses réputées sacrées, l’homme devait développer un effort coupable dont nous n’avons plus l’appréciation exacte : cet effort, c’est la force révolutionnaire même, et tout devait être brisé par elle49
Vient ainsi la nécessité de faire entrer cette force – cette violence – dans le cadre d’un ordre constitutionnel et, à travers l’urgence de la guerre et du « salut public », l’opposition de deux partis, le parti de la terreur et le parti de la « clémence », celui de Robespierre et celui de Danton. Vient alors la notion mise en exergue par le titre : « Mais une vertu légitime tant de douleur et tant d’obscurité ; une lumière plane sur l’abîme : la volonté de sacrifice »50. C’est elle qui fait que l’« abîme » est sacré ; c’est elle qui en fait la grandeur.
Nous voici dans un état mystique de la société. Ici la Révolution retrouve d’un coup tous ses droits. Elle s’accomplit en vérité. Elle devient simple et nécessaire comme la misère de l’homme, et en même temps elle incarne son absolu.
Ces accents pascaliens font des révolutionnaires de 1793 des hommes religieux, mais Jouve insiste sur une acceptation de la mort qui, chez eux, ressemble à une volonté de mourir :
Comme tous craignent naturellement le supplice et l’infamie de la guillotine, tous s’y précipitent. […] La peur d’être guillotiné conduit immédiatement à l’acceptation mystique de la guillotine. Ils parlent sans cesse de l’échafaud, pour les autres et pour eux.
Et il en vient à cette conclusion : « L’holocauste sur l’autel de la Patrie achève de façon sublime l’irrationnel de la Révolution. […] Chose toujours grande dans l’histoire humaine, c’est l’holocauste qui fit l’union ». Dans la dernière page, il met en relation « la question de la Révolution française » et « le désastre de la France en 1940 », expliquant la défaite par la dissolution du « patrimoine idéal de la grande Révolution ». Et par souci de redonner force à la patrie, il énonce une sorte de programme politique visant à la « réunion mystique de toutes les forces de la France, les unes venues du moyen âge chrétien, les autres venues du peuple révolutionnaire […] entraînées ensemble dans le sens de la liberté51 », fondatrices de la nation, laquelle, « dans les heures où elle est mise en jeu, n’est grande que par le sacrifice absolu de ses enfants à son existence réelle ». La fin du texte résume l’idée par la mention : « 1944. 150e anniversaire. », en référence à l’année de mort de Danton, et de Robespierre, ces dernières étant considérées comme fondatrices.
Jouve s’est-il de nouveau converti à l’histoire, à une participation aux grands événements collectifs ? Bien des traits dans cette préface, et d’abord le sacrifice sanglant comme sceau de l’unité nationale, rappellent ce que Les Rois russes montrent comme illusion, reprenant force – on ne peut l’exclure – par l’effet d’une violence idéologique extrême. L’essai de synthèse avec la source de poésie est lisible dans un long poème, « Le Bois des pauvres », ouvrant le chapitre III d’En miroir52. Jouve marque dans ce chapitre une différence fondamentale entre les deux époques.
Il y a encore une remarque. Lorsque j’écrivis, sous la pression de cette dernière guerre, des poèmes, des essais qui en capturaient l’horrible émotion, rien ne séparait pourtant, en substance, ces poèmes et ces essais de l’œuvre qui avait précédé. La gradation des textes assure d’ailleurs une liaison incontestable. L’Avant-propos à Sueur de Sang s’explique déjà sur une « catastrophe » imminente, en la reliant aux deux notions « inconscient » d’une part et « spiritualité » de l’autre53.
Il prévient ainsi la question que nous venons de poser, et tout le chapitre fait dialoguer les deux époques, pour démontrer qu’il ne s’agit pas pour lui d’un retour en arrière, et aura soin de préciser dans En miroir sa position par rapport à la révolution russe et au régime soviétique.
La notion de catastrophe qui apparaissait alors me semble aujourd’hui valable, précisément parce qu’elle était à double face : face intéressant la connaissance intérieure de l’homme moderne, face intéressant la destruction intérieure qu’il mettait en marche. […] J’évitais alors de juger une autre tyrannie, dont la croissance était pourtant manifeste ; comme beaucoup d’esprits, j’hésitais à mesurer un asservissement fabriqué avec l’émancipation des travailleurs. L’abîme de notre Occident provient de la pire conjonction de l’Histoire : que les ennemis de la liberté au nom du fatalisme historique et que les liquidateurs de la personne humaine furent deux, ennemis mais profondément solidaires l’un de l’autre54.
Ajoutons qu’à la personne du général de Gaulle55, auquel il restera fidèle, ce n’est pas la place de Romain Rolland qu’il assigne, mais celle de Danton56. Et sa figure n’a d’emprise que par la représentation d’une volonté consciente dans « le conflit de grandes forces, forces métaphysiques, plus éternelles qu’elles ne pouvaient être violentes dans la pire violence du moment même57. »
Poésie et histoire
Si l’histoire est autre chose qu’une enquête (dont l’objet ne peut être séparé de la méthode qui le construit), elle demande une croyance, par laquelle elle peut être rattachée au « principe de la poésie », mais seulement dans la mesure où l’instrument de la psychanalyse a rendu possible un regard qui enlève de cette confiance toute illusion, et pourtant lui laisse sa consistance. Dans En miroir, Jouve écrit encore :
Je passais constamment au crible de la pensée ces idées de liberté, d’appartenance à la nation, de justice, d’unité. Je cherchais à les vérifier dans les grandes pensées de l’Histoire. Chaque moment du combat devait m’apporter en ce sens quelque révélation, ou tout au moins me confirmer ; je voulais que les événements, en dépit du miroir grossissant de la propagande et à travers les mécomptes, apportassent toujours un élément à la dialectique générale qui me semblait, pour la première fois peut-être, toucher presque entièrement à la vérité58.
Cette « dialectique générale », c’est naturellement celle de l’avant-propos de Sueur de sang. Mais il ajoute aussitôt : « J’ai parlé de l’Histoire. Je la craignais pourtant, dans ses phénomènes. » Sa crainte porte sur le fait que l’histoire – dont il reprend le nom, mais remet en cause aussitôt la substance – ne se présente, dans les faits – et non dans la reconstruction qu’en font les historiens, que de façon chaotique, rebelle à toute norme sinon à toute pensée :
Je la craignais comme je redoutais les discussions à propos de faits qui soulevaient chaque jour les vagues émotionnelles. La confusion et l’iniquité de l’histoire s’accordaient mal avec mon système de croyance – qui était somme toute un arsenal de combattant59.
Ce « système de croyance », relié à la poésie, n’est pas l’instrument d’une illusion protectrice, qui opposerait à la vérité des faits établis par la science historique une interprétation destinée à les masquer, ou à leur conférer une signification qu’ils n’ont pas par eux-mêmes. Qu’il comprenne ou non une dimension religieuse (comme le revendique Jouve pour lui-même), il permet au-delà de la confusion émotionnelle, une vision dans le présent vécu des événements, qui peut être transposée au passé – pour les événements de 1794, avant Thermidor. D’autres exemples se présentent. Le récit de la mort de Charlotte Corday dans l’Histoire de la Révolution française de Michelet, où la métaphore par laquelle l’auteur relie le rouge du sang de la jeune femme qui vient d’être exécutée au rouge sang du soleil qui se couche, extrait en quelque sorte l’événement de lui-même et le porte à l’état de symbole, en même temps que l’historien se fait témoin de l’événement en sa dimension de présent60. Dans une relation inverse, mais un questionnement identique, celle de la vie effective, le film de Claude Lanzmann, Shoah, saisit l’essence factuelle dans le seul présent des témoignages où le fantôme d’un passé indicible prend une vérité plus grande que toute reconstruction. Le présent où se produit la conscience du passé est alors uni au présent que fut un jour le passé, selon le même mouvement qui, dans la psychanalyse, rapatrie le passé dans le présent, éclairé par le projet d’une liberté, et, pour reprendre le mouvement qui occupe la pensée de Jouve dans Les Rois russes, délivre des séductions d’un surmoi inconscient, si souvent actif dans le récit historique.
C’est une telle conscience du présent qui oppose l’histoire, en ses deux acceptions, d’événement temporel et d’enquête savante, et la poésie. Virgile, mis en demeure, comme d’autres poètes, de traiter une matière définie comme historique par la puissance impériale, relève le défi, dans l’Énéide, par une imitation de la peinture. Dante, avant d’aborder l’éternité du Paradis, peuple l’Enfer de ses contemporains. Ungaretti, dans un poème de La Vita d’un uomo, rejette l’homme historique au bénéfice de l’herbe qui pousse, « heureuse là où l’homme ne passe pas ». Paul Celan, dans Le Méridien, oppose à la triste contrainte des événements le « tournant du souffle » que symbolise, en faveur de la poésie, la parole « subitement inspirée » de Lucile Desmoulins, quand, à la dernière réplique de La Mort de Danton de Büchner, elle crie : « Vive le Roi », se livrant ainsi au bourreau.
La poésie et l’histoire s’opposent comme deux manières différentes d’utiliser et de penser le langage, mais aussi comme s’opposent, plus radicalement, nécessité et liberté. Pour l’histoire, ce qui a eu lieu, aussi difficile soit l’établissement des faits, s’inscrit par là même dans la nécessité. Les faits établis comportent en eux-mêmes l’idée d’une causalité, comme le montre ex absurdo l’histoire dite contrefactuelle. À cette causalité la poésie oppose, imprévisible – et au fond sans cause –, un acte de conscience, de vision. Un éveil au présent, une perpétuelle vita nuova, sans laquelle le temps collectif de l’humanité n’est qu’un cauchemar de guerres, de meurtres, de souffrances, d’oppressions en tous genres – et de perpétuelle illusion.