Il n’est pas d’autotraduction qui n’engage une réécriture : les autotraducteurs, en tant qu’auteurs, sont confrontés à la tâche consistant à traduire une œuvre qu’ils peuvent dans le même temps modifier à leur guise, sans avoir même à justifier les changements opérés sur le texte. En admettant que chaque autotraducteur, dans une certaine mesure et comme tout traducteur, entreprend de réécrire le texte, et qu’il est difficile, sinon impossible d’établir une nette distinction entre autotraduction et réécriture, cette contribution interrogera le lien entre la théorie et la pratique autotraductive de deux poètes, Jacqueline Risset (1936-2014) et Peter Robinson (1953-). En analysant leurs écrits théoriques et leurs poèmes, nous verrons si les auteurs considèrent l’autotraduction des textes comme un dialogue entre deux langues différentes, ou comme un monologue pluriel, où plusieurs langues se mêlent sans frontière précise.
Entre des écrivains de cette stature, chez qui les rôles de poète, de critique et de traducteur cohabitent et se chevauchent, un dialogue constant se poursuit entre pratique et théorie. Ces deux poètes-traducteurs s’étant autotraduits du français et de l’anglais vers l’italien, nous examinerons les conséquences de ce geste sur leur travail. Comme on va le voir, l’acte d’autotraduction pose aux auteurs des questions méthodologiques telles qu’ils ne peuvent se passer d’une réflexion sur le statut même de ce qu’ils sont en train de produire, et sur la manière dont ils entendent le faire. Le lien étroit de Risset et de Robinson avec la langue italienne est confirmé par leur décision d’autotraduire leur poésie, en la déplaçant d’une langue – pour reprendre la classification de Johan Heilbron – hypercentrale (l’anglais) ou centrale (le français) vers une langue semi-périphérique (l’italien)1. Cette dynamique d’« infratraduction » mérite notre attention dans la mesure où le déplacement d’une langue plus centrale vers une langue plus périphérique reste minoritaire dans les cas d’autotraduction, comme le souligne par Rainier Grutman2 : en général, les autotraducteurs se déplacent vers le centre ou, quand ils optent pour la périphérie, ils le font en revenant à leur langue maternelle – ce qui n’est le cas ni pour Risset ni pour Robinson. Dans leur pratique, les dynamiques de pouvoir entre les langues dominantes se trouvent subverties. Les auteurs expriment leur volonté d’être adoptés par la culture qu’ils ont choisie : leur pratique hétéroglotte montre leur désir d’appartenir à un système littéraire qu’ils ont contribué à exporter.
Observer leur conception de l’autotraduction, c’est aussi montrer la manière dont ils perçoivent les langues, et déterminer s’ils les considèrent comme des entités différentes, ou s’ils voient entre elles une continuité. Cette différence de perception des langues a bien été soulignée, notamment au regard de la création du concept de « monolinguisme », par des penseurs comme Jacques Derrida, Yasmine Yildiz, et David Gramling3. Yildiz et Gramling soulignent que l’hypothèse selon laquelle une langue serait une, distincte des autres et indépendante, remonte aux xviie et xviiie siècles. Le monolinguisme a pu toutefois s’imposer comme modèle pour réécrire l’histoire des langues à la lumière de l’histoire identitaire, générant « une monolingualisation rétrospective de l’histoire littéraire de l’Europe de l’Ouest, fondée sur une vision romantique de la langue maternelle4 ». D’après cette vision, la langue maternelle est celle à laquelle on « appartient », à la différence des autres langues. Mais cette conception coexiste avec d’autres : comme le souligne Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, « il n’y a pas d’idiome pur5 », pas de limite clairement établie entre une langue et d’autres ni entre les registres et les dialectes : « Il est impossible de compter les langues. Il n’y a pas de calculabilité, dès lors que l’Un d’une langue, qui échappe à toute comptabilité arithmétique, n’est jamais déterminé6 ». L’étude des autotraductions nous offre un point de vue privilégié pour observer comment un auteur se déplace et travaille entre plusieurs langues, et nous permet d’explorer ce que ce processus nous dit de sa compréhension des langues. S’il en connaît plusieurs, comment les perçoit-il ? Est-ce que l’autotraduction est un net déplacement d’une langue vers une autre, entre deux entités distinctes, ou plutôt un mouvement poreux et continu, comme pour Derrida ? Considérer la métaphore de l’autotraduction comme dialogue ou comme monologue peut donc nous aider, non seulement à identifier la conception que l’écrivain se fait du processus d’autotraduction, mais aussi à réfléchir à ce que la pratique autotraductive et son résultat peuvent révéler de la compréhension globale qu’un auteur peut avoir des dynamiques interlinguistiques. Cette paire de notions se distingue de la binarité sourciste/cibliste de la traductologie, car elle ne vise pas seulement à décrire le rapport des auteurs aux textes, mais aussi et surtout aux langues. Notre attention se portera ici sur ce que l’autotraduction peut nous révéler de la perception par les auteurs des langues de leur écriture. Cette approche sera également appréhendée comme métaphore temporelle : quand ces poètes traduisent, dans quelle direction se tourne leur regard ? Sont-ils orientés vers un texte considéré comme achevé, et qu’ils souhaitent rendre dans une autre langue, ou sont-ils en train de remodeler ce texte avec de nouveaux outils, et donc de le pousser vers l’avenir ?
La partie centrale de cet article sera consacrée à des exemples textuels provenant des recueils poétiques autotraduits Il tempo dell’istante (2011) de Risset et L’attaccapanni e altre poesie (2004) de Robinson. L’analyse des poèmes sera mise en perspective au regard des commentaires théoriques sur la traduction écrits par les deux auteurs. Dans le cas de Risset, notre étude s’enrichit des brouillons conservés aux archives Risset-Todini. Comme le souligne Patrick Hersant, la séquence « texte source-brouillons-texte cible » est « bien plus riche et éclairante » que la simple comparaison d’un original et de sa traduction, car elle donne à voir le processus qui a conduit au choix du traducteur (ici de l’autotraductrice)7. Les restrictions liées à la pandémie de la covid-19 ont rendu impossible, hélas, l’étude de l’intégralité des documents relatifs à l’autotraduction de Robinson, récemment confiés aux archives de l’université de Reading. Nous espérons poursuivre ce travail dans les années à venir, afin de rechercher dans les archives les traces des tendances décrites dans notre analyse. Pour la même raison, l’analyse de la méthode autotraductive de Risset se fonde avant tout sur l’analyse des textes publiés, et ne recourt aux brouillons qu’en tant que preuves supplémentaires.
Les poètes8
Jacqueline Risset (1936-2014) fut une poétesse renommée, aussi bien qu’une critique, une universitaire et une traductrice. Son succès le plus retentissant dans ce dernier domaine aura été la traduction en français de la Divine comédie, publiée par Flammarion entre 1985 et 19909. Elle a aussi été l’actrice principale de la réception italienne de Tel Quel, groupe auquel elle a appartenu entre 1967 et 1983. Risset a toujours travaillé entre les domaines littéraires italien et français, ce qui se manifeste par une production comprenant aussi bien des traductions des classiques littéraires (elle a aussi traduit Machiavel et Vico) que des auteurs contemporains comme Lalla Romano, Fellini et Zanzotto, Ponge et Sollers. Elle a publié huit recueils de poèmes en français, et deux en italien : Amor di lontano et Il tempo dell’istante10. Ce dernier sera l’objet central de cet article. Si Amor di lontano est la traduction italienne du cinquième recueil poétique de Risset, L’amour de loin11, Il tempo dell’istante, est un recueil entièrement nouveau. Risset y rassemble des poèmes provenant de certains de ses recueils français (dont « L’amour de loin », avec des révisions)12, et y ajoute des inédits, créant ainsi un livre pensé spécifiquement pour son public italien.
Peter Robinson (1953), qui enseigne actuellement la littérature anglaise à l’université de Reading, est aussi un critique renommé et un poète reconnu, lauréat de nombreux prix. Son intérêt pour la traduction et les langues étrangères s’est manifesté tout au long de sa carrière, et constitue, dans le contexte britannique du moins, une de ses particularités en tant que poète. Il est l’un des rares poètes anglais, par exemple, à avoir publié un « quaderno di traduzioni », The Great Friend and Other Translated Poems13. Ce recueil réunit des poèmes traduits pour la plupart de l’italien, mais aussi du français et de l’allemand. En tant que traducteur, Robinson a aussi travaillé sur des langues comme le japonais (il a vécu et enseigné au Japon pendant dix-huit ans)14, mais il est connu avant tout pour ses traductions de poètes italiens contemporains, dont Giorgio Bassani, Pietro De Marchi, Franco Fortini, Eugenio Montale, Antonia Pozzi, et surtout Luciano Erba et Vittorio Sereni. Sa traduction d’Erba, The Greener Meadow15, lui a valu le prix John Florio, la plus prestigieuse récompense pour les traductions de l’italien vers l’anglais, tandis que son travail sur Sereni avec Marcus Perryman a donné lieu à la traduction la plus exhaustive de son œuvre en anglais (aussi bien pour la poésie que pour la prose)16.
Dans leur approche de l’autotraduction, ces deux poètes présentent à la fois des traits communs et des différences notables. Les deux recueils que nous allons examiner, L’attaccapanni e altre poesie et Il tempo dell’istante, ont été créés pour le public italien, et il n’en existe pas de version anglaise ou française. Ce simple fait montre que Risset comme Robinson entendent se situer dans le domaine littéraire italien, chacun à sa manière, en remodelant leurs œuvres. Tous deux voient dans la traduction et dans l’autotraduction une inéluctable « perte »17 ou un « dommage »18. Pour Risset, cet aspect est lié à Dante, à la rupture du « legame musaico» (Convivio, I, VII, 14) et de l’harmonie originelle du poème, à la dissociation du son et du sens inhérents à la langue dans laquelle la composition initiale a eu lieu19. Comme elle le fait remarquer, « se traduire signifie expérimenter, plus cruellement encore, la déchirure, la perte20 » ; on notera que cette conception négative est très répandue chez les autotraducteurs, à commencer par Beckett. De même, comme l’observe Andrew Fitzsimons, Robinson est bien conscient de cette dimension de l’autotraduction, et c’est pourquoi il s’intéresse à sa dimension réparatrice21. La réparation peut s’effectuer à deux niveaux différents : il envisage, d’une part, la « restauration d’une partie de l’altérité originelle du poème22 » et, d’autre part, l’expression d’une symbolique plus personnelle. On peut lier cette approche à sa première expérience traumatique de l’Italie, où il a été le témoin d’une brutale agression. Dans la pratique de Robinson, vie et poésie sont constamment enchevêtrées, et l’autotraduction, comme on va le voir, est aussi une occasion d’autoréparation.
Risset : l’autotraduction comme prolongement
Pour le lecteur d’Il tempo dell’istante, le changement qui s’opère entre version italienne et version française est patent, notamment parce que l’édition italienne, publiée par Einaudi, propose au lecteur le texte français et le texte italien en vis-à-vis – pratique courante chez les éditeurs italiens de poésie en traduction –, si bien qu’il est facile d’établir des comparaisons pour peu que l’on maîtrise les deux langues. Dans son étude sur les pratiques hétéroglossiques dans la littérature italienne, Furio Brugnolo avait souligné, en analysant le premier recueil italien de Risset, Amor di lontano, un déplacement vers le « stile ermetico » de la poésie italienne, constitué par l’élimination des éléments définis du discours (articles, pronoms, adjectifs possessifs, prépositions, déictiques, etc.)23. Une analyse de textes de son deuxième recueil italien, Il tempo dell’istante, dont je ne peux donner ici que quelques exemples, montre que cette tendance est préservée dans sa logique traductive :
dans la lumière et l’évanouissement | in luce e mancamento | (p. 43) | |
en face ils se saluent avec des chapeaux noirs | davanti si salutano cappelli neri | (p. 7) | |
Mais ce qui compte est cet instant sans cesse | Ma ciò che conta è l’istante senza sosta | (p. 73) | |
il n’y a rien à dire contre elle | non c’è nulla da dire contro | (p. 39) | |
enfin aujourd’hui arrivées dans la ville | infine arrivate in città | (p. 169) |
Ces changements, apparemment minimes, sont significatifs par leur nombre et par leur cohérence à l’échelle du recueil. Le goût de Risset pour le style hermétique ne saurait être présenté seulement comme une tendance conventionnelle ni surtout domesticante, et cela pour deux raisons principales : d’abord, comme le souligne Brugnolo, ce style est désormais dépassé dans le contexte poétique italien, ce qui rend l’autotraduction de Risset « légèrement désuète24 » ; ensuite, ce style correspond plutôt à l’expérimentalisme linguistique de Tel Quel25 et aux débuts poétiques de Risset avec le recueil Jeu26 Risset commente elle-même ce style en précisant qu’il « était en vérité précisément ce que je voulais obtenir, et que peut-être je n’osais pas encore faire en français27 ». Cette tendance hermétique générale n’est pas une règle intangible et, même si Risset avance dans cette direction, parfois elle prend une décision opposée à celle que l’on pourrait attendre selon le schéma de Brugnolo. Dans Il tempo dell’istante, on voit encore plus de cas d’autotraduction à contre-courant par rapport à la tendance hermétique que dans Amor di lontano, dont je livre ici quelques exemples :
quand elle se dissout par le / centre |
quando si dissolve a partire dal / centro |
(p. 25) | ||
il reste | resta solo | (p. 39) | ||
regard du palais sur la ville | e lo sguardo del palazzo sulla città | (p. 111) |
Risset est encore plus innovante dans ses autotraductions qu’elle ne l’était dans Amor di lontano :
petit rire commencement sans assurance, qui commence, reprend les éléments, la vision | riso insicuro che inizia riprende gli elementi la visione | (p. 5) | |
formule du rien / passage mortel |
formula del nulla / passaggio |
(p. 115) | |
tendre regard présence | presenza | (p. 117) |
et encore plus dans les derniers textes du recueil, les inédits « Stazione Du Bellay » et « Quando il velo si squarcia » (p. 173-177) :
et l’eau salée coule sur mon visage | scrivo e l’acqua salata scorre sul mio viso | (p. 173) | |
chaos par qui le monde / devient visible |
caos dal quale il mondo / – risonanza / diventa visibile |
(p. 173) | |
ou encore s’étend / paresseuse distraite / mais pas trop // chanteuse |
o ancora si stende / pigra distratta / ti amo distratta / ma non troppo // cantante |
(p. 177) |
Des poèmes inédits comme « Illisso » et « Stazione Du Bellay » s’interrogent aussi sur le processus d’écriture, et sur la question du temps et de la transformation, comme quand elle écrit :« Elle dit que tant qu’elle a des ailes / tant qu’elle s’élance elle n’a / d’autre vérité que cet élan / ne se devance pas / ne se précède pas // rythme // surprise // métamorphose // force de l’énigme » (p. 168). Cela la pousse à se demander « le présent est-il impossible ? » (p. 172). Vers la fin de sa carrière, Risset se laisse entraîner par ses poèmes comme s’ils étaient des voiles (« mes vers mes vœux mes voiles » p. 170) et elle suit le développement de la voix propre au poème.
Comme on vient de le voir, presque vingt ans après ses premières autotraductions, Risseta gagné en confiance et se sert de l’italien de façon plus libre, s’affranchit de toute règle préétablie en ce qui concerne la révision stylistique du texte. En ajoutant ou même en supprimant des vers qui n’étaient pas présents dans l’édition française (ce qui n’arrive qu’une seule fois dans Amor di lontano), Risset se libère de toute notion préconçue quant à ce que devrait être une autotraduction : elle suit son instinct et ce qu’elle considère comme la vie italienne du poème. Son style et la révision du texte n’obéissent plus à des règles établies a priori , mais ils se produisent et se développent dans le contexte d’une partie spécifique du poème. Comme l’attestent les brouillons des poèmes d’Il tempo dell’istante conservé aux archives Risset-Todini à Rome28, ces modifications naissent directement dans les versions italiennes du texte, et non plus dans les brouillons des révisions françaises. Dans un premier temps, Risset traduit les poèmes du français en italien, puis elle commence à les modifier et à réviser la version italienne directement en italien. Selon nous, ces changements montrent que, quand elle est en train de corriger les brouillons italiens d’un poème, elle ne réfléchit pas à la meilleure méthode pour rendre le français, mais agit plutôt en fonction de ce qui lui semble le mieux pour le poème, en laissant de côté les considérations sur l’éventuelle équivalence entre les deux textes. En s’autotraduisant, Risset peut s’offrir un nouvel accès à la « chambre abandonnée » du poème29, et donc reprendre la réflexion et le travail interrompus. Je donne ici l’exemple des brouillons de « Sound of shape »30, qui diffère de la version publiée dans le recueil.
Un jour il y a un jour là il y a un jour – Je vois |
Un giorno lì c’ è un giorno – Io vedo |
Un giorno lì c’è un giorno – Vedo |
|||
la nuit | La notte | la notte | |||
la nuit c’est autre chose il y a un feu | La notte è altro c’è un fuoco | la notte è altro c’è un fuoco | |||
tu vois il y a un feu | Tu vedi là c’è un fuoco | vedi là c’è un fuoco | |||
je ne comprends pas, ce qu’ils font assis autour de | Non capisco quel che fanno seduti intorno a quel | non capisco cosa fanno seduti intorno al fuoco | |||
ce feu | fuoco | ||||
[…] | […] | […] | |||
tu vois sur l’autre bord les grandes maisons en | tu guardi sull’altra sponda le grandi case | vedi sull’altra sponda le grandi case di vetro | |||
verre | di vetro | ||||
en traversant ce pont tu peux recevoir dans la tête | attraversando questo ponte puoi ricevere sulla testa | attraversando questo ponte puoi ricevere nella testa | |||
une balle lancée d’une colline de ce côté-ci | una pallottola lanciata da una collina da questa parte | una pallottola lanciata da una collina da questa parte | |||
brooklyn wurthering | brooklyn wurthering | brooklyn wurthering | |||
tu regardes d’ici les grandes maisons hardies | guarda da qui le grandi case ardite | guardi da qui le grandi case ardite | |||
cette force et ce courage traversent les pieds | quella forza e quel coraggio ti attraversano passando per i piedi | quella forza e quel coraggio traversano i piedi | |||
ce courage en nuage au-dessus de l’eau | coraggio in nuvola al di sopra dell’acqua | coraggio in nuvola al di sopra dell’acqua | |||
mosquée dessinée dans l’air par ce fer | moschea disegnata nell’aria da quel ferro | moschea disegnata nell’aria dal ferro | |||
doux tapis bleu | dolce tappeto azzurro | dolce tappeto azzurro | |||
ou d’en haut sur le fer et le verre | oppure dall’alto sul ferro e sul vetro | oppure dall’alto su ferro e vetro | |||
la neige | la neve | la neve (p. 9-11) |
Cette version dactylographiée, dans la colonne du milieu, est plus conservatrice que la version publiée. Elle garde les pronoms sujets qui seront éliminés dans l’édition en volume (« Io vedo / La notte », « Tu vedi là c’è un fuoco », ainsi que « tu guardi sull’altra sponda le grandi case / di vetro »). Les démonstratifs sont encore présents (« moschea disegnata nell’aria da quel ferro »), ainsi que les prépositions, comme on le voit dans un autre brouillon du même poème (« oppure dall’alto sul ferro e sul vetro »). Pourtant, après avoir rouvert l’usine des poèmes, Risset continue à écrire. Pour elle, il n’y a pas de conflit entre traduction et réécriture, dans la mesure où elle s’insère dans une tradition qui lie les deux aisément. Dans cette interprétation de l’autotraduction, Risset se place dans la continuité de Joyce, dont elle avait précisément étudié les autotraductions d’Anna Livia Plurabelle31. Tous deux voient dans la traduction un « prolongement » du texte32, une extension de son mouvement et de sa vie. Risset écrit à propos de Joyce que « le travail de traduction ne consiste pas dans son cas en une recherche d’équivalents hypothétiques du texte “originel” (considéré comme donné, définitif) mais dans une élaboration ultérieure33 ». Cela vaut aussi pour sa propre poésie :
Et se traduire, d’une langue à l’autre, est déchirure, perte. On en sort en décidant : ne pas calquer ce qui ne se peut plus calquer, poursuivre, plutôt. Poursuivre, c’est-à-dire revenir pendant quelques moments dans l’usine où le poème s’est préparé. Ne pas restituer, ne pas reconstruire le même34.
Par conséquent, l’autotraduction pour elle n’est pas la réponse à un texte préexistant, un effort pour le transporter intégralement dans une langue différente, mais plutôt sa continuation par un nouveau moyen. Risset ne se demande pas comment rendre une inspiration passée, mais comment la développer encore. L’autotraduction ne signifie pas forcément, pour Risset, un changement de langue, comme on voit dans le cas de « In viaggio », où des vers sont préservés en italien :
sans verbes | senza verbi | |
– si novus est ceci : | – se novus è questo: | |
un miracle | un miracolo | |
un neuf | un nove | |
Ah ! | Ah! | |
Ange ! | Angelo! | |
angeli del ponte | angeli del ponte | |
vesti mosse | vesti mosse | |
gran vento | gran vento | |
delle vostre menti | delle vostre menti | |
qui passe ? | chi passa ? | |
ah ma mémoire - | ah mia memoria |
La pratique autotraductive de Risset vise davantage l’avenir que le passé : les versions italienne et française des textes ne sont pas perçues comme deux textes différents, où l’un devrait reproduire l’autre. Ces deux langues sont souvent mélangées et entrelacées dans les deux versions, avec d’autres encore comme l’anglais et l’espagnol, de sorte qu’il est d’emblée difficile de distinguer une version « italienne » d’une version « française ». L’autotraduction est perçue comme une occasion de revenir à des poèmes jusqu’alors « achevés », et de recommencer à les écrire, pour les pousser encore un peu dans la direction de leur forme finale – sans doute inatteignable.
Robinson : l’autotraduction comme réparation
Le recueil autotraduit L’attaccapanni e altre poesie est le signe concret d’une évolution du rapport de Robinson avec l’Italie, après des débuts douloureux. Il réunit des poèmes tirés de plusieurs recueils précédents35, ainsi que des poèmes encore inédits en anglais36, tous choisis dans l’intention de raconter à de nouveaux lecteurs la relation du poète avec l’italien et avec l’Italie, et les changements survenus grâce à la poésie de Vittorio Sereni et à la rencontre de sa deuxième épouse, Ornella Trevisan, qui l’a également aidé à traduire ses poèmes37. Ce point distingue sa pratique autotraductive de celle de Risset, qui n’était pas collaborative. Le recours à la collaboration dans le processus d’autotraduction, comme nous le verrons, ne s’explique pas seulement par des compétences linguistiques différentes chez les deux écrivains.
Dans le poème « Traduzioni infedeli », Robinson tisse des liens entre sa relation avec Trevisan, à Parme, sa dernière rencontre avec Sereni à Segrate (Milan) et la confiance nouvelle que lui inspirent ces deux personnes.
In the lake of the Parco Ducale at Parma | Nel lago del Parco Ducale a Parma | |
dark carp swam beneath the surface | scure carpe nuotavano sotto lo specchio | |
of their spacious liquid; someone | del liquido spazioso; qualcuno | |
almost too close to me called them | a me quasi troppo vicino le richiamò | |
to my trembling, airy attention | alla mia tremante, distratta attenzione | |
and I tried to touch those depths still without | e tentai di toccare quelle profondità ancora | |
harm. | senza ferita. | |
At Segrate, artificial waters between windows | A Segrate, acque artificiali tra finestre | |
contemplating us would reproduce | contemplandoci riproducevano | |
intersecting figures in each ripple and glass | sagome a intreccio in ogni crestina e vetrata; | |
plane; | ||
I also saw the fat-fed fish | vidi pure i pesci gonfi di grasso | |
pursuing their own ends, those | inseguire i loro scopi, quei | |
ringlets of disturbance which were first signs of | riccioli di scompiglio, i primi segni della | |
rain. | pioggia. | |
But not enough time, there is never the time | Ma il tempo non basta mai, il tempo | |
to learn how to say what we mean: | per imparare a dire quel che intendiamo: | |
‘Buon lavoro!’ won’t translate into ‘Good work!’ | ‘Buon lavoro!’ non significa ‘Good work!’ | |
or ‘friendly’, ‘amichevolmente’; | neppure ‘friendly’, ‘amichevolmente’; | |
yet well-meant misunderstandings | tuttavia equivoci in buona fede alla fine | |
finally reached me – each faint, part- | mi raggiunsero – ogni minima goccia appena | |
remembered droplet | rammentata | |
of the second and last time we met. | della seconda e ultima volta che ci | |
incontrammo. | ||
Late perhaps, perhaps distorted, but your words | Tardi forse, forse distorte, ma le tue parole | |
came offering in trust | sono venute a offrire in fiducia | |
– substance, I’m to realise, | – sostanza, devo realizzare, | |
a counterbalance to perpetually lost | un contrappeso per gli occhi assorti, | |
body, voice, touch, absorbed eyes | il corpo, la voce, il tocco per sempre persi, | |
as though inviting me towards | come se mi invitassero verso | |
myself, a life, the knowledge you have left us. | me stesso, una vita, la consapevolezza che ci | |
hai lasciato. (p. 59-61) |
Le poème est une déclaration poétique : comme on le voit, suivre au plus près la version originale n’est pas toujours une bonne idée, comme dans le cas de « friendly! » et de « good work! », que Sereni traduit de l’italien en créant des erreurs en anglais. Robinson nous donne à voir le paradoxe de traductions qui, en voulant être « fidèles », finissent par être ambiguës. Cet avertissement vaut aussi pour la méthode autotraductive : la syntaxe de la version traduite tente de rendre le plus exactement possible la structure de l’anglais, mais avec quelques exceptions. Robinson essaie généralement de rester proche de l’anglais, et il n’introduit dans ce poème que de petits changements, par exemple l’élimination du verbe au vers 12 ou l’altération de la structure de la phrase aux vers 13-14 et 23-24, ce qui lui permet de créer une formulation italienne plus idiomatique ; s’il était resté trop proche de la version anglaise, il aurait perdu en densité. Préserver la sonorité du poème devient alors son premier souci pour certains vers, car il a parfois choisi des mots anglais phonétiquement proches de l’italien : par exemple, l’allitération du vers « and I tried to touch those depths » est plus ou moins efficacement rendue par « e tentai di toccare quelle profondità ». Il est possible que ce choix cherche à anticiper la traduction italienne du poème, ou à utiliser la langue italienne comme substrat de la poésie, phénomène repérable dans d’autres poèmes : dans « Towards Darkness », la langue italienne est décrite comme « bruised on my tongue, their rumorous / language, like an almost closed book », où « rumorous » aurait pour les anglophones le sens de « pleine de rumeurs » ; dans ce contexte, toutefois, l’adjectif est plutôt un italianisme signifiant « bruyante ». De même, dans « The Yellow Tank », « a punch in the eye » est une traduction littérale de l’italien « un pugno in un occhio »38. Au nombre des cas faisant exception à une tendance conservatrice chez Robinson, on constate que, au quatrième vers, « almost too close to me » devient « a me quasi troppo vicino » : le pronom personnel est déplacé au début de la phrase, à cause du penchant de Robinson pour les inversions lyriques en italien. Les inversions syntaxiques, fréquentes dans l’italien de Robinson, ont pour double objectif de préserver l’ordre syntaxique anglais, comme on voit dans les exemples à suivre,
inside thin skin | dentro sensibile pelle | (p. 36) | |
my father’s and grandfathers’ / wars played out |
di mio padre e dei miei nonni / le guerre allo stremo |
(p. 43) | |
the whole house helplessly resounds | la casa intera disperatamente risuona | (p. 56) | |
I still have desires | che ancora ho desideri | (p. 98) | |
some distant love’s / skin can still be glimpsed | di qualche amore lontano / la pelle si può intravedere |
(p. 119) | |
this respite’s last light | di questa tregua l’ultima luce | (p. 149) |
et d’élever le registre du poème italien
beyond Milan the train curves | oltre Milano curva il treno | (p. 43) | |
a lack of love | d’amore la mancanza | (p. 79) | |
even if I’ve learnt it by heart | anche se a memoria l’ho imparata | (p. 89) | |
it was no dream | sogno non era | (p. 95) | |
our pasts | i passati nostri | (p. 97) | |
the cold exacts its price | esige il suo prezzo il freddo | (p. 107) | |
if she used her mother tongue | se lei la lingua madre usava | (p. 133) |
Ce goût de l’inversion est emprunté aux poètes italiens traduits par Robinson (dont Sereni). On le voit parfois très incertain dans les brouillons que nous avons pu consulter, par exemple celui d’« Italiana a Sendai », où il hésite entre deux traductions possibles de « even if I’ve learnt it off by heart » : « anche se l’ho imparata a memoria » et « anche se a memoria l’ho imparata », cette dernière version étant choisie dans l’édition finale. Robinson écrit qu’il espère « obtenir une traduction qui s’approche, aussi près que possible, de ce que dit le poème original, tout en proposant un équivalent rythmique dans l’économie acoustique complètement différente de la langue dans laquelle il est traduit39 ». Dans l’analyse de son autotraduction du poème « Aria di Parma », il fait remarquer que « l’autotraduction souligne que la traduction d’autres auteurs peut soit encourager, soit freiner, notamment le respect pour la nature des inspirations et des circonstances particulières40 ». En définissant le problème de l’autotraduction en termes de « respect », Robinson pose la question dans un sens moral, comme il l’a déjà fait dans sa critique des Imitations de Lowell41. Pour Robinson, dans l’autotraduction « on est soi-même vivant en traduisant, alors même qu’on traduit le résultat d’un moment créatif passé42 ». De même, en écrivant à propos de la traduction, il recourt à la métaphore de « the Quick and the Dead » (les vivants et les morts)43 : selon cette interprétation, l’autotraduction est la traduction non seulement d’une inspiration passée, mais aussi d’un auteur (métaphoriquement) mort, même en restant soi-même. Se présente donc la nécessité d’accepter la mort dans nos propres parcours créatifs, les conditions précises qui nous ont amenés à certains choix d’écriture étant désormais perdues et inaccessibles. Mais la pratique collaborative de Robinson vient compliquer sa théorie : si l’auteur du poème appartient au passé, en étant donc métaphoriquement mort, il y a en même temps Trevisan, une collaboratrice bien vivante, et un autre poète lui aussi vivant qui traduit avec elle. Robinson choisit la collaboration dans le but de rendre la situation et la pensée du passé avec le plus de précision possible. Il admet que « le processus de traduction d’un poème commence par causer un dommage44 » ; l’autotraduction en constitue un cas particulier : c’est son propre poème qu’il est en train de décomposer, et de recomposer d’une manière différente dans une nouvelle langue – comme dans sa vie personnelle, puisqu’il a eu tout à la fois le sentiment de subir un dommage (n’ayant pas su bloquer l’agresseur), et d’œuvrer à sa réparation (il aborde ce sujet dans ses rape poems). L’autotraducteur cherche donc « comment ce dommage peut se produire, et comment il peut être atténué45. » Il faut pour cela que le poète ait le courage de voir ce qu’il a écrit s’incarner dans une forme nouvelle ; Robinson l’accepte en sachant qu’« il ne peut y avoir unité de l’original avec la traduction. Ils doivent donc être, dans le meilleur des cas, nettement différents46. » Mais l’altérité n’est pas seulement celle du poème, du moment créatif passé : c’est aussi celle de la collaboratrice, et Robinson a besoin d’une autre personne pour accéder à une partie de lui-même restée dans le passé, et qui est donc « autre » pour lui aussi. Le dommage causé par la traduction est réparé par la reconstruction collaborative dans une autre langue, qui donne au poème une existence parallèle. Le processus créatif du poème s’est d’abord déroulé en anglais, avant de se dérouler en italien : les deux langues ne sont certes pas interchangeables dans la pratique de Robinson, mais font partie d’un dialogue autour du poème. Ce n’est pas là une conséquence nécessaire de la traduction collaborative – laquelle, au contraire, peut être innovante (voir le cas de Joyce) –, mais bien un choix précis de l’auteur : Robinson accepte que la forme change, mais à condition d’adapter le poème à son nouveau médium, loin de toute prolongation de l’écriture passée.
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Ce que Robinson et Risset écrivent de leur pratique autotraductive – l’intérêt de Robinson pour la réparation, la fascination de Risset pour les instants – reflète leur poétique et met en avant les thèmes principaux de leur production littéraire. Leurs positions respectives révèlent aussi leur conception des dynamiques interliguistiques. Risset, quoique parfaitement consciente des caractéristiques spécifiques des langues qu’elle utilise47, conçoit celles-ci comme poreuses, perméables et continues, et voit dans le poème une entité fluide qui se déplace de l’une à l’autre. En ouvrant le recueil Il tempo dell’istante, et ayant sous les yeux la version française du poème à côté de l’italienne, on voit le poème voyager dans le temps : les deux versions sont comme des photogrammes d’un même mouvement, et illustrent les propos de Derrida sur l’impossibilité de conter et de séparer les langues. Pour Risset, le texte et les instants qui le nourrissent sont toujours vivants et accessibles. Le poème change avec son autrice, et l’autotraduction est donc un monologue car sa voix ne s’étouffe jamais. La langue du poème est une, au-delà des catégories et des usages, et cela lui donne la clé qui met le poème à sa portée (et à la nôtre) : il est toujours possible d’y revenir, de le retravailler. Dans la théorie de Robinson, en revanche, le texte autotraduit est une version distincte et équivalente, qui présente à un nouveau public la production passée du poète en l’aidant à accéder à un nouveau domaine littéraire : « the aim has to be to have produced two poems48. » Robinson a besoin de l’autre pour se préserver ; le texte une fois figé, et il faut de l’aide pour aller le récupérer. L’auteur peut accomplir la première partie de l’autotraduction, le démontage, mais il ne parviendra pas à le reconstruire seul, car il n’est pas maître de la langue où s’accomplira la reconstruction. Le poète a besoin d’un autre, pour qui le poème éclot pour la première fois, au présent. Si le moment est à jamais passé pour le poète, il lui reste à l’offrir à l’autre pour que la réparation puisse advenir.