La légitimité, un enjeu de recherche collectif
La question de la légitimité des objets de la recherche en cultures populaires, et donc du regard extérieur qui peut être porté sur eux, ne saurait être complètement ignorée – ne serait-ce qu’en pensant, par exemple, à la valeur dégradée ou non susceptible d’être associée aux travaux de thèse portant sur des genres et des médias « de grande diffusion ». Rappelons d’emblée, pour citer Bernard Lahire, que « la théorie de la légitimité culturelle1 », issue d’« une tradition sociologique (en l’occurrence celle qui, de Thorstein Veblen à Pierre Bourdieu en passant par Edmond Goblot, analyse les fonctions sociales de la culture dans une société divisée en classes)2 », « étudie essentiellement les distances et les rapports socialement différenciés à “la” culture3 ». Pour sa part, il redéfinit la légitimité comme « l'ensemble des rapports de force objectifs entre arbitraires culturels différents – qui dépendent eux-mêmes d'une multitude de trajectoires institutionnelles, de politiques culturelles, de rapports entre l'État, le marché et les producteurs culturels4 ». On s’intéressera encore davantage ici, dans la lignée des cultural studies et de ce qu’elles remettent partiellement en cause des modèles distinctifs, à des dynamiques de distinction, à des pratiques de légitimation, fragmentées, concurrentes, loin de toute « légitimité » singulière et objectivée.
Si cette problématique n’est pas centrale dans mes travaux personnels (je n’adopte pas une position de défense de mes objets en essayant de faire d’eux plus ou autre chose que ce qu’ils ne sont : j’espère contribuer à mon échelle à leur légitimation, mais sans en faire un enjeu spécifique de mes travaux), elle occupe en revanche une place importante et récurrente dans les activités collectives de la communauté des chercheurs auxquels je m’associe5. Les rapports entre « cultures savantes » et « cultures populaires », avec l’ampleur que cela couvre, constituent en effet un très bel objet de réflexion sur les évolutions contemporaines à la fois des métiers de la recherche et des propositions culturelles qui nous entourent, les deux étant bien entendu liés – par exemple pour y voir une invitation à la réflexivité sur nos productions et sur la construction de nos savoirs. Cet article, appuyé sur plusieurs années de travaux au sein de l’équipe « LegiPop6 », est écrit du point de vue de la chercheuse en littératures de l’imaginaire que je suis. Il veut présenter, de manière évidemment très synthétique, un état du champ des recherches en littératures populaires et cultures médiatiques au prisme de leur légitimité au début de la décennie 2020, replacé dans le contexte plus large des évolutions des perceptions qui les ont affectées au cours de leur histoire, telles que les travaux spécialisés en rendent compte. Les mouvements principaux qui s’y dessinent, dans une situation d’explosion quantitative de l’offre de contenus, consistent en un double mouvement de déhiérarchisation, ou plutôt de mobilité accrue des hiérarchies culturelles, couplée à des effets de resegmentation interne. J’y consacrerai nos deux premières parties avant de proposer quelques pistes exploratoires concernant les nouveaux critères de valeur justifiant l’évolution, lente et partielle, de ces échelles de légitimité.
Mobilité des hiérarchies
Cela relève de l’évidence partagée : le contexte culturel de la postmodernité est marqué par une déhiérarchisation des pratiques « savantes » et « populaires » de plus en plus nette. Cette évolution, qui transforme par exemple radicalement la façon dont les médias français vont pouvoir rendre compte, depuis une quinzaine d’années, de phénomènes comme la sériephilie, le pop rock ou la littérature pour adolescents, s’est autorisée d’une série de facteurs, « hybridation croissante des univers culturels, particulièrement sensible chez les générations nées depuis l’après-guerre7 », « consécration de la culture juvénile, spectacularisation de certains aspects de la culture cultivée, développement de formes d’éclectisme culturel permettant des combinaisons plus nombreuses et plus variées, déclin du pouvoir distinctif de certaines pratiques culturelles comme la lecture8 ». En rendent compte dès le début des années 1990 les enquêtes dirigées par Olivier Donnat9, dont se sont saisi les sociologies de la culture et des médias en France depuis deux décennies, ce qui les a amenés à rejoindre les positionnements des cultural studies anglaises et américaines, beaucoup plus souples et favorables à une prise en compte de la diversité des pratiques de consommation. La culture médiatique surgit alors comme objet d’intérêt public, mais aussi académique, de façon certes progressive et hétérogène, mais de plus en plus rapide et massive.
En réalité, on le sait aussi, des hiérarchies culturelles demeurent ; elles se reconfigurent seulement, comme elles l’ont toujours fait10. Le populaire d’une époque n’est pas celui des suivantes, selon des dynamiques fort complexes qui voient des fortunes critiques se faire ou se défaire, des œuvres ou des genres s’élever dans les panthéons ou tomber dans l’oubli : ce qui plaisait le plus à une époque (le principe de textes adressés au « grand public » ne préexistant pas à l’existence de ce grand public au xixe) ne subsistera souvent qu’auprès des connaisseurs érudits – Gauvain était le héros préféré de l’arthurien tardif, mais pas celui qu’on a retenu ; les grands romans pastoraux du milieu xviie siècle, tant aimés, ne sont plus lus ni vraiment lisibles en dehors d’un cercle de chercheurs passionnés, pas plus que la masse du roman colonial ou du « roman de la victime », plus proche de nous au xixe siècle, pour des questions de sensibilités très différentes à la fois à l’idéologie et au pathos. Pourtant, seules des œuvres continument appréciées par un nombre de lecteurs suffisant pour en justifier la transmission et la réédition peuvent traverser le temps11.
S’il y a bien entendu des cas de « dégradation » (c’est le terme que Gramsci emploie à propos d’Eugène Sue que ses prises de position politiques progressistes auraient amené d’auteur apprécié de tous, même des gens cultivés, à être identifié comme un auteur « pour le peuple12 » uniquement), l’observation large montre que les genres et les médias connaissent des cycles de « montée en gamme » puis de resegmentation interne – c’est le vocabulaire du marketing que j’utilise ici à dessein à propos des produits culturels. Se produit donc d’abord une « montée en gamme », comme dans le cas des marques de vêtements par exemple quand leur croissance implique une hausse progressive en qualité et surtout en prix – le malheureux Adorno peut ainsi être raillé pour être passé complètement à côté du jazz, qu’il prend comme exemple de la pauvreté des musiques populaires, sans du tout percevoir son devenir de musique savante, réservée aujourd’hui à un public averti, voire à une élite mélomane vieillissante13.
Visant le même public, le même marché, non extensible à volonté, chaque nouveau média ou genre entre en concurrence avec ses prédécesseurs. Ils se concurrencent (en copiant des recettes de succès éprouvées), mais aucun ne disparaît pour autant. Ils se « poussent vers le haut » : un média qui appartenait à la consommation culturelle populaire est remplacé par un autre, désormais plus accessible. Une telle substitution s’est ainsi produite entre le théâtre et le cinéma, puis reproduite entre le cinéma et la télévision, et le lien peut être fait entre l’émergence de la quality TV et des plateformes de VOD quand se généralise le visionnage des nouveaux médias numériques (les vidéos YouTube) qui viennent à leur tour prendre la place précédemment occupée par les programmes télévisés, en bas de l’échelle de la légitimité des consommations audiovisuelles.
L’élévation est aussi celle des exigences des publics et de leurs expertises – plus on fréquente un genre ou une mécanique narrative codifiée14, plus on devient sensible à des effets de variation, apte à lire et à décoder des propositions plus complexes (les jeux sur les niveaux ontologiques ou les lignes chronologiques désormais très enchevêtrés15). Mais il reste toujours une partie des publics qui vise, au moins parfois, à se détendre et non à être stimulé, et il reste toujours une position mineure à occuper dans les hiérarchies ; si on visualise une pyramide, ce sera la zone la plus vaste, la plus fréquentée, mais aussi la plus dégradée.
Création des hiérarchies internes
Mais cette vision est encore trop simple, en raison de la resegmentation qui affecte tout marché suffisamment développé pour se voir encore étendu par des opérations de ciblage interne. Or l’offre culturelle explose (nous sommes à « l’ère de l’hyperchoix16 »), elle se diversifie, par exemple par division des genres littéraires et médiatiques, ou par classe d’âge – littérature ado, young adult – et s’y recréent donc des hiérarchies internes. Ce ne sont pas toutes les séries télévisées qui sont désormais encensées de manière consensuelle par Les Cahiers du cinéma et de très bons groupes de chercheurs en France. Certes, cette revalorisation concerne nombre des séries longtemps confinées dans les marges du fandom (tels Star Trek ou Buffy contre les vampires), mais pas, entre autres exemples, les séries familiales françaises qui n’intéressent malheureusement guère en dehors de rares analyses sociologiques17 – on imagine mal un colloque sur Joséphine, ange gardien (diffusée depuis 1997) ou Camping paradis (depuis 2006). De façon similaire, si on peut entendre des voix défendre l’intérêt d’une analyse esthétique des soap operas, c’est pour constater que « personne ou quasiment personne18 » ne le fait, notamment parce que pour cela il faudrait commencer par les regarder, ces séries, qui sont quotidiennes et s’étendent sur des dizaines d’années. On voit ici apparaître un seuil d’acceptabilité (celui des goûts des plus cultivés, des « omnivores19 »), observable également dans les corpus littéraires sur le cas de la romance ou roman sentimental : non seulement très peu de recherches portent sur ces corpus20, mais, en dépit du très beau travail de modernisation des contenus et des supports menés par Karine Lanini pour Harlequin France21, cela reste une lecture cachée, un goût honteux. Sans du tout prétendre que tout se vaut, loin de là, il me semble qu’une telle autocensure impose de réfléchir à ce qui nous autorise individuellement et collectivement à décider de ce qui « vaut » ou non, à nos critères de valeur donc ; en effet, un tel exemple montre très clairement combien ceux-ci peuvent constituer la traduction et la reconduction, dans la sphère culturelle, d’effets d’exclusion sociaux, en fonction du genre (évidemment féminin), mais aussi de la classe (la ménagère faiblement diplômée), de l’âge (des lectrices et spectatrices), de l’habitat non urbain22, etc.
C’était là une première segmentation qui même au sein d’une forme médiatique en voie de légitimation (la série télévisée par exemple) va en laisser de côté des pans entiers qui correspondent à des catégories de publics délégitimés – la logique des industries culturelles (proposer à chacun le produit qu’il attend) rejoint des facteurs idéologiques et sociologiques. Ce même phénomène peut encore s’observer à échelle plus réduite, au sein des fandoms eux-mêmes, qui afin de légitimer leurs goûts, afin de permettre la « montée en gamme » de leur domaine d’expertise, opèrent eux-mêmes des sélections et des exclusions. Parmi les amateurs de science-fiction, la liste et le palmarès sont des exercices extrêmement prisés – formuler une telle proposition permet d’ouvrir la discussion, et aussi à chacun de se positionner, d’affirmer certaines particularités d’une identité de lecteur ; à l’autre extrémité toutes les littératures de genre ont leurs infréquentables, mais aussi leurs masses oubliées, qui suscitent des entreprises d’éruditions, encyclopédiques et exhaustives, comparables à celles portant sur les romans des siècles classiques23 dont il a été question plus haut.
De manière significative, la question de savoir ce qu’on inclut ou non dans le genre est au cœur des querelles sur la définition même de la science-fiction qui agitent régulièrement le milieu des passionnés comme des chercheurs – des définitions plus restrictives, mettant en avant des critères de plausibilité scientifique, la conjecture, la spéculation, s’opposent à des définitions pragmatiques (ce qui se publie sous ce nom) beaucoup plus accueillantes à tout un pan du genre moins exigeant et plus exubérant, longtemps moins présentable.
Critères de légitimation
S’il faut donc déconstruire l’idée trop générale d’une déhiérarchisation et même d’une « simple » légitimation de genres et médias longtemps déconsidérés, au profit de processus plus complexes, cette évolution n’en est pas moins indéniable, et il convient dès lors, dans un dernier temps de cette synthèse, d’essayer de l’expliquer par la montée en puissance de certains critères de prise en compte des œuvres. Ils viendraient s’opposer aux critères « romantiques » puis « modernistes » encore largement présents à l’arrière-plan de nos opérations d’évaluation – et selon lesquels une grande œuvre se caractérise par son épaisseur ou sa densité herméneutique24 : elle résiste à l’analyse, elle est opaque, elle est complexe, la texture de son style est inséparable de sa richesse qui dépasse son seul contenu. De tels critères expliquent les résistances qui demeurent (il ne s’agit pas de le nier), face à l’intégration des œuvres populaires dans l’horizon savant, et ils figurent aussi à l’arrière-plan des opérations de rehiérarchisation dont il a été question. Mais ils coexistent désormais avec d’autres forces. Par exemple, alors que Nathalie Heinich a bien montré comment la singularité (de l’artiste) s’invente au cours du xixe siècle en opposition à la célébrité (du commerce25), si bien que cette dernière « importante dans les faits » est cependant « stigmatisante dans les évaluations » (l’auteur à succès est suspect de complaisance), la logique de distinction en faisant une « anti-valeur dès l’époque romantique, avec le basculement de l’art en régime de singularité26 », la valorisation du succès commercial semble davantage de mise désormais dans les opérations d’évaluation par les publics contemporains27. Ainsi, un phénomène tel que Harry Potter, au succès historiquement inégalé, a entraîné dans son sillage une reconfiguration massive du secteur éditorial dans son ensemble, rééquilibré en faveur des littératures de l’imaginaire d’une part, des jeunes publics d’autre part et surtout – les collections pour la jeunesse, qui se sont imposées chez tous les éditeurs, sont les plus rentables, celles qui croissent le plus régulièrement au fil des études annuelles consacrées au marché du livre. Il y a bien des voix qui s’élèvent pour s’inquiéter que cette offre spécifique détourne les enfants des classiques patrimoniaux (c’est le cas) et qu’elle attire même les adultes dans un nivellement par le bas28 ; reste que l’expansion de ce domaine a produit son propre panthéon et qu’il est difficile aujourd’hui de ne pas se réjouir quand les enfants lisent, et ce quoi qu’ils lisent ou peu s’en faut.
En outre, dans ces mêmes décennies, l’édition jeunesse est devenue un domaine absolument essentiel à la survie du secteur tout entier : cette nouvelle conscience de la fragilité de l’économie culturelle constitue un autre facteur à prendre en compte, dans la mesure où le double mouvement contraire d’explosion de l’offre et de réduction des budgets implique qu’atteindre la rentabilité et rencontrer le succès constituent des objectifs partagés dont on peut accepter qu’il faille en payer le prix, et que cela implique d’aller à la rencontre du public. On peut en rapprocher, du côté de la recherche, l’injonction à la fois managériale et citoyenne à l’utilité – à quoi servons-nous, qui servons-nous ? Elle peut prendre la forme d’une case à remplir dans d’incontournables formulaires de financement (« quel sera l’impact sociétal de ce programme de recherche ? »), mais aussi celle, plus positive, d’une réflexion sur la mise à jour des pratiques d’enseignement (« qu’est-ce qui intéresse mes étudiants aujourd’hui et qu’est-ce qui leur sera utile demain en tant qu’enseignants ou même en tant que consommateurs culturels avertis ? »).
En outre, il est en réalité presque impossible d’établir une délimitation nette entre des choix relevant de l’intérêt financier, de la volonté de démocratisation culturelle ou de la demande du public. Je prendrai en exemple le travail que j’ai mené avec la BnF en 2018-2020, en arrière-plan de l’exposition Tolkien29, puis comme directrice scientifique du site internet « Fantasy, retour aux sources30 » et de la saison d’événements culturels qui en a accompagné l’ouverture en janvier 2020. Dans ce projet qui a donné pleine satisfaction à l’équipe d’organisation, l’établissement public met à disposition, sur place et en ligne, des ressources de qualité – mais sans pour autant faire fi d’objectifs de fréquentation qui ont été majeurs de bout en bout : choisir d’exposer Tolkien ou la fantasy, c’est bien entendu, pour la BnF (qui vaut ici pour une politique absolument généralisée des institutions muséales et patrimoniales), chercher à capter des publics nouveaux, plus jeunes et plus nombreux que d’habitude. L’objectif est bien commun avec les démarches commerciales, même s’il s’agit, là aussi, d’une contribution à la démocratisation culturelle et d’un accompagnement intelligent de l’évolution des pratiques de consommation – la BNF est ainsi à la pointe de la réflexion sur la conservation des jeux vidéo et des jeux en ligne.
À l’autre extrémité du spectre, au cœur de la toute-puissance de l’industrie culturelle, on constate la marchandisation croissante des univers de fiction, en réponse à une demande des publics. Pour reprendre le cas de Harry Potter, le développement d’une offre de très beaux produits dérivés massivement vendus est une caractéristique de la nouvelle phase de développement du Wizarding World depuis 2015-201631, et s’accompagne d’un ensemble d’inégalités d’accès (géographiques et financières) à un univers jusque-là très bien partagé – avec l’apparition des parcs à thème, des jeux géolocalisés, dans une moindre mesure la multiplication des éditions et des beaux livres, selon l’endroit où l’on habite et ses moyens financiers, on pourra ou non prétendre à une expérience plus ou moins complète. Le déploiement de ces propositions dans la culture matérielle et le monde réel n’en répond pas moins à des attentes très fortes de la part des amateurs qui aspirent à cette « réalisation » concrète sans pouvoir toujours la produire eux-mêmes d’une manière satisfaisante32.
Une dernière piste, qui elle aussi demande à être pensée de manière nuancée, peut enfin être proposée pour expliquer l’intérêt nouveau porté aux fictions de genre et de grande consommation : le retour de l’évaluation éthique et politique, ce que je propose d’appeler le critère de pertinence33 – ce que les œuvres ont à nous dire, en quoi elles sont, selon la définition de ce terme, « appropriées à leur objet ». Il me semble en effet que les œuvres (et notamment les fictions de l’imaginaire, alors qu’il y a une forme de paradoxe à les juger à cette aune-là), doivent désormais pouvoir être créditées d’une valeur d’usage, qui prend en compte la manière dont ces projections imaginaires peuvent faire sens pour leur récepteur – et plus les consommateurs sont nombreux, plus décisif sera l’impact. Il ne s’agit plus seulement d’aimer une histoire ou une activité, mais de savoir pourquoi34 – d’estimer donc ce qu’elles nous apportent. Ce critère nous fait explicitement basculer du côté de « l’hétéronomie » (la valeur de l’œuvre est déterminée par des critères qui lui sont extérieurs), là où la revendication d’autonomie a été consubstantielle à la définition d’un « champ littéraire restreint35 » par Pierre Bourdieu, et demeure profondément liée aux conceptions les plus ancrées de l’art et de la littérarité. On constate, pour certains avec effroi36, un retour de l’évaluation morale (des sujets et des manières de les traiter) et de l’engagement civique ou politique attendu des fictions, et ce dans tous les domaines de production culturelle. Dans ceux qui m’occupent, science-fiction et fantasy, la poussée des préoccupations en faveur du libéralisme culturel (défense et représentation des diversités et des minorités) et de l’engagement écologique qui les accompagnent, est absolument frappante en l’espace d’une dizaine d’années37 – les autres possibles qu’entendent représenter les genres de l’imaginaire les prédisposent en effet à de tels usages : passés merveilleux aux peuples divers et à la nature préservée, avenirs menaçants de la post-apocalypse ou encore alternatives aux assignations binaires de genre, les œuvres sont évaluées à la fois dans le genre, pour ce qu’elles lui apportent, et pour la manière dont elles en mettent à jour les problématiques et l’idéologie. Ces nouveaux enjeux entraînent bien entendu à leur tour des réévaluations rétrospectives des « canons » antérieurs, visant par exemple à désinvisibiliser certaines autrices oubliées ou à contraire à déboulonner certaines statues contestables.
Si la fantasy est d’ores et déjà, pour ces raisons comme par l’ampleur et la pérennité de son succès, le genre majeur pour le jeune public du xxie siècle38, peut-être le restera-t-elle pour la manière dont son impact a modifié les critères mêmes selon lesquels nous jugeons la valeur des fictions – réévaluation du succès commercial et retour de l’idéologie pour un jugement éthique et politique sur la pertinence des œuvres, les deux critères de valeur qui me semblent expliquer l’évolution, toute relative et progressive, de nos hiérarchies culturelles convergent ici pour un genre dont les avatars successifs, portés par leur audience, reflètent les évolutions des attentes générationnelles39. Mais me voilà prise en flagrant délit de légitimation de mon objet : il est temps de clore cet article.