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Ce premier numéro d’Agastya est consacré aux figures féminines dans les littératures de l’Inde : les six articles qui le composent proposent des textes littéraires — courts poèmes, extraits de poèmes épiques ou nouvelle en prose — dans lesquels apparaissent des personnages féminins qui, d’une manière ou d’une autre, s’affirment en tant que femmes, soit par leur destin exceptionnel, soit par leur parole qu’elles n’hésitent pas à opposer à celle des hommes. Plusieurs textes sont d’ailleurs l’œuvre de poétesses ; ce sont d’abord les sept poèmes tamouls traduits et analysés dans son article par Chantal Delamourd, et peut‑être aussi l’hymne 8.91 du Ṛgveda, présenté par Carmen Sylvia Spiers, que la tradition indienne attribue à une femme, sans que cela puisse être établi avec certitude. Un constat commun ressort de l’ensemble des échantillons littéraires présentés ici : l’image que l’Occident s’est forgée de la femme indienne, celle d’un être soumis plus qu’ailleurs peut‑être à la domination sans partage de l’homme, quelle que soit l’époque, s’avère profondément inexacte. Si les textes normatifs, en particulier les Dharmaśāstra, ou « traités du dharma1 », proclament à l’envi que la femme est par nature incapable de toute autonomie et, de ce fait, dépendante de son père, puis de son époux, puis de ses fils lorsqu’elle est veuve2, la littérature offre bien des exemples qui sinon contredisent, du moins amènent à nuancer l’idéologie très nettement patriarcale dont ces ouvrages didactiques sont imprégnés. C’est à la découverte de quelques épisodes mythologiques et de quelques portraits féminins formant une sorte de jurisprudence contradictoire qu’invite ce numéro liminaire de la revue.

Les six articles reflètent parfaitement les deux principes qui fondent le projet éditorial d’Agastya : son parti pris de diversité et, surtout, son ambition d’une pédagogie corrélée à la recherche. Le parti pris de diversité s’exprime d’abord dans l’éventail des langues et des époques représentées, depuis le second millénaire avant notre ère jusqu’au début de ce vingt‑et‑unième siècle : le védique, ou sanskrit dans son état védique3, le sanskrit classique dans sa variante épique4 employée dans le Mahābhārata et dans le Skandapurāṇa, le hindi et le tamoul contemporains. L’indianisme exige en effet du chercheur la connaissance de plusieurs langues — même s’il ne prétend pas être spécialiste de toutes — et l’un des objectifs d’Agastya est de lui offrir, au fil des numéros appelés à se succéder au rythme d’un par an, l’occasion de lire des textes dans le plus grand nombre possible de ces langues. Le même parti pris se reflète dans les genres très variés des textes proposés, depuis un hymne du recueil védique le plus ancien jusqu’à de courts poèmes tamouls ou une nouvelle écrite en hindi, en passant par des extraits du Mahābhārata, qui est le poème épique le plus vaste jamais composé par des hommes, ou du Skandapurāṇa, ouvrage5 constituant une somme à la fois mythologique et théologique, où sont exposés et expliqués d’innombrables rituels. La nature des sujets abordés et le caractère des femmes dont est dressé le portrait recherchent également la diversité : en dehors d’une commune revendication qu’on pourrait qualifier de féministe, il n’y a guère de similitudes entre la jeune Apālā du Ṛgveda en quête de maturité sexuelle, Ambā l’héroïne « transgenre » de l’épopée, Śakuntalā donnant au roi une leçon de dharma et les personnages traditionnels de Cītai (la Sītā du Rāmāyaṇa) et de Kaṇṇaki qui, « revisités » par des poétesses tamoules contemporaines, proclament la dignité du désir féminin et refusent le carcan du patriarcat.

Ambition pédagogique : il s’agit d’offrir aux lecteurs, qu’ils soient étudiants ou chercheurs en indianisme, une sorte de « chrestomathie » en ligne grâce à laquelle ils pourront développer leur aptitude à lire des textes originaux en langues indiennes, tout en découvrant leurs contenus et les enjeux culturels qui traversent leur rédaction et leur réception. Ces textes appartenant à des époques et à des genres différents et leur style se révélant plus ou moins difficile, les objectifs pédagogiques des six articles de ce numéro de la revue sont également très variés. L’article de Carmen Spiers, qui présente un hymne du Ṛgveda, accompagné du commentaire narratif et dialogué qu’en propose le Jaiminīyabrāhmaṇa du Sāmaveda6, est sans doute celui qui propose le parcours pédagogique le plus complet, chaque mot, chaque forme grammaticale et chaque tournure syntaxique y étant soigneusement expliquée. Il ne s’adresse pas seulement, en effet, à des lecteurs déjà au fait de la langue et de la littérature védiques, mais aussi à des lecteurs n’ayant de connaissance que celle du sanskrit classique, qui pourront ainsi, assez aisément, découvrir un texte védique ; ils y seront aidés, en outre, par une brève introduction grammaticale, précédée d’une présentation succincte de l’accentuation védique (l’accent védique, contrairement à l’accent classique, possédait une fonction grammaticale7 et a été transcrit dans les manuscrits lors de la fixation des textes par écrit, après des siècles de transmission strictement orale).

Les articles proposant des textes épiques, par contre, ne prétendent pas expliquer tous les mots ni toutes les tournures : partant du principe que les lecteurs possèdent au moins une connaissance élémentaire de la grammaire, et surtout la capacité de consulter manuels et dictionnaires, puisque le sanskrit classique constitue le fondement de toute formation indianiste, ils limitent les éclaircissements qu’ils proposent aux possibles difficultés du texte — n’hésitant pas, au demeurant, à rappeler tel ou tel point important de grammaire, ou à préciser le sens d’un mot en le situant dans son contexte lexicologique. Les trois articles portant sur le Mahābhārata ou le Skandapurāṇa adoptent d’ailleurs des objectifs sensiblement différents — ainsi ne sont‑ils pas redondants sur le plan pédagogique : celui de Sylvain Brocquet, qui propose un large extrait de l’épisode de Śakuntalā8, au livre premier du Mahābhārata, entend accompagner la lecture suivie d’un texte relativement long (une centaine de strophes). Les notes explicatives qui accompagnent chaque strophe se limitent aux vocables relativement peu fréquents ou employés dans une acception particulière, ainsi qu’à l’exposé de la construction syntaxique des phrases complexes, puisque cet aspect est peu développé dans les manuels mais conditionne la compréhension. Les articles de Julie Rocton et d’Amandine Wattelier‑Bricout, qui portent respectivement sur un autre extrait du Mahābhārata et sur un extrait du Skandapurāṇa, sont au contraire fondés sur le choix de textes assez courts, autorisant une explication plus détaillée9.

Enfin, les deux articles qui présentent des textes contemporains, celui de Damien Carrière et Manmeet Singh d’une part, qui s’interrogent sur la manière de traduire une nouvelle en hindi dont il s’agit de refléter au mieux les inflexions sociolinguistiques, et celui de Chantal Delamourd d’autre part, qui s’attache à sept poèmes tamouls composés par cinq poétesses contemporaines, présupposent de leurs lecteurs au moins une connaissance élémentaire des langues concernées, qui sont des langues vivantes et à ce titre ne posent pas les mêmes défis à la compréhension : c’est essentiellement leur ancrage culturel et leurs implications sociales qu’il s’agit d’appréhender pour les apprécier. Leur objectif n’est donc pas de fournir une explication linguistique au sens scolaire du terme, mais de montrer comment ils se situent dans des débats très contemporains sur le statut des femmes dans la société. L’article de Damien Carrière et Manmeet Singh contient donc un appareil de notes assez simple — il s’agit d’ailleurs de notes de bas de page et non de paragraphes déployés dans le corps du texte —, qui attirent l’attention du lecteur sur la dimension sociolinguistique du vocabulaire employé, signifiant de la hiérarchie sociale. Celui de Chantal Delamourd, quant à lui, ne propose aucun éclaircissement proprement linguistique, mais, s’adressant à des lecteurs en mesure de lire un tamoul contemporain accessible — il s’agit d’une poésie qui s’adresse volontairement au plus grand nombre —, développe une analyse fine des enjeux littéraires et sociaux qui, en se combinant, donnent sens à ces textes.

On voit donc qu’Agastya s’adresse simultanément à des lecteurs très divers et entend susciter des stratégies de lecture elles aussi très diverses. Le lecteur peut en effet s’efforcer de lire le texte de manière autonome, sans consulter ni les notes ni la traduction, sauf à s’y reporter s’il rencontre une difficulté ponctuelle, pour vérifier ensuite sa bonne compréhension en lisant la traduction. Il peut également procéder pas à pas, lisant une phrase (dans l’écriture originale ou en translittération lorsque les deux sont proposées) en s’aidant des notes pour la comprendre, ainsi que de la traduction. Chacun pourra ainsi construire « son » parcours de lecture, en fonction de sa connaissance plus ou moins grande des langues et en fonction de son désir du moment. S’il y trouve quelque plaisir, s’il s’instruit en se divertissant, Agastya aura atteint son but.

En raison de contraintes techniques, il ne nous a pas été possible d’offrir une navigation fluide à l’intérieur des articles. Par conséquent, nous invitons le lecteur à faire preuve d’ingéniosité pour rendre son parcours de lecture efficace, soit en ouvrant l’article dans différentes fenêtres de son navigateur, soit à télécharger plusieurs fois le document, de manière à pouvoir en consulter simultanément les différentes parties, ou encore d’imprimer une ou plusieurs de ces parties.

Bibliography

Oberlies, Thomas. (2003). A Grammar of Epic Sanskrit. De Gruyter.

Olivelle, Patrick. (2018). Dharmaśāstra. Dans K. A. Jacobsen (dir.), Brill’s Encyclopedia of Hinduism on Line. Brill.

Notes

1 Le terme dharma- (qu’on ne traduit généralement pas, en raison de l’absence d’un équivalent acceptable en français) désigne à la fois l’ordre cosmique, qui régit l’organisation de l’univers, et ses diverses traductions terrestres : l’ordre rituel au premier chef, la stricte hiérarchie sociale dans laquelle celui‑ci est enraciné, l’ensemble des devoirs auxquels sont astreints les groupes et les individus, la justice, enfin, et ce que nous appellerions « la morale ». Le mot dharmaśastra-, quant à lui, désigne d’une part la « science du dharma », qui relève de la tradition et s’enseigne de bouche à oreille, et les « traités du dharma », vastes compilations de prescriptions qui cherchent à embrasser tous les aspects de la vie humaine au sein de la société. Le plus connu d’entre eux, traduit en anglais dès 1785 par Charles Wilkins, est la Manusmṛti (ou Mānavadharmaśāstra), les Lois de Manu, censées avoir été dictées par le sage Manu. Ces textes, dans lesquels sont consignés des principes dont la formulation remonte aux Dharmasūtra (« Aphorismes sur le dharma ») de la fin de la période védique, sont de datation très incertaine — vraisemblablement entre le iie siècle av. et le iie siècle apr. J.‑C. Pour un aperçu portant sur cette littérature, se reporter à Olivelle (2018). Return to text

2 Par exemple, Manusmṛti, V, 147‑150 :
 
bālayā vā yuvatyā vā vṛddhayā vāpi yoṣitā |
na svātantryeṇa kartavyaṃ kiṃ cid kāryaṃ gṛheṣv api ||
bālye pitur vaśe tiṣṭhet pāṇigrāhasya yauvane |
putrāṇāṃ bhartari prete na bhajet strī svatantratām ||
pitrā bhartrā sutair vāpi necched viraham ātmanaḥ |
eṣāṃ hi viraheṇa strī garhye kuryād ubhe kule ||
sadā prahṛṣṭayā bhāvyaṃ gṛhakārye ca dakṣayā |
susaṃskṛtopaskarayā vyaye cāmuktahastayā ||
 
« Qu’elle soit une enfant, une jeune femme ou une vieille, une femme ne doit accomplir aucune tâche de façon indépendante, même à la maison.
Dans son enfance, elle doit se soumettre à la volonté de son père, à celle de son époux dans sa jeunesse et à celle de ses fils lorsque son mari est mort — une femme ne peut jouir d’indépendance.
Elle ne doit pas souhaiter se séparer de son père, de son mari ou de ses fils, car en se séparant d’eux, une femme attire le blâme sur les deux familles.
Elle doit toujours être de bonne humeur et se montrer habile aux tâches domestiques, veiller au bon ordre des ustensiles du ménage et fuir la prodigalité dans la dépense. » Return to text

3 Le « védique » ou « sanskrit védique » est la langue du Veda, monument textuel constitué d’hymnes liturgiques et de commentaires composé entre le milieu du deuxième et le milieu du premier millénaire av. J.‑C. Cette langue représente un état archaïque de l’indo‑aryen. On peut adopter deux points de vue terminologiques différents : celui de l’histoire culturelle conduit à ne pas employer le vocable « sanskrit » pour désigner une langue que ses locuteurs ne nomment pas ainsi — or saṃskṛta- n’est pas attesté dans un sens linguistique avant le Rāmāyaṇa (Rāmāyaṇa, V, 30, str. 17‑19). On opposera alors le « védique » au « sanskrit », tout en sachant que le premier de ces termes est une appellation savante, moderne, désignant la langue à partir du nom donné au corpus littéraire dont elle est le médium : les Indiens de l’époque védique appelaient vāc, « parole », la langue dans laquelle ils composaient les textes. Le point de vue de l’histoire linguistique amène au contraire à voir dans le védique et le classique deux dialectes, ou plus exactement deux variantes stylisées de la même langue, l’une et l’autre des « langues d’art », situées à des moments différents de l’évolution de l’indo‑aryen (mais on ne peut parler d’états de langue successifs, puisque la langue classique ne descend pas en droite ligne de la langue védique). Ce point de vue justifie les dénominations de « sanskrit védique » et de « sanskrit classique ». Return to text

4 Le sanskrit employé dans les épopées et les Purāṇa présente un certain nombre de traits (morphologiques et syntaxiques essentiellement) qui le distinguent de celui qu’on appelle « sanskrit classique » au sens strict du terme, c’est-à-dire respectant la norme instaurée par la grammaire pāṇinéenne (ces caractéristiques sont recensées dans Oberlies, 2003). Du point de vue de l’histoire linguistique, cependant, on ne peut pas réellement distinguer la langue épique et purāṇique de celle, par exemple, de la poésie savante de cour (kāvya), parce que malgré ces quelques différences, l’intercompréhension n’est jamais empêchée, contrairement à ce qui se passe avec la langue védique, qui exige un apprentissage spécifique. Il s’agit plutôt d’un ensemble de variations qui tiennent en partie à l’évolution usuelle d’un même idiome, en partie au genre et au style des textes. Return to text

5 Le Mahābhārata contient plus de 80 000 strophes de quatre vers (pāda) chacune ; du Skandapurāṇa, il existe deux versions, dont l’une est d’une longueur comparable, tandis que l’autre, dite « originelle », compte environ 188 chapitres regroupant chacun entre 100 et 150 strophes. Return to text

6 Les Brāhmaṇa sont des sortes de commentaires, essentiellement en prose, des hymnes contenus dans les quatre recueils (Saṃhitā) védiques, le Ṛgveda, le Sāmaveda, le Yajurveda et l’Atharvaveda. Composés vraisemblablement entre la fin du deuxième et la première moitié du premier millénaire av. J.‑C., ils ont pour objectif essentiel de fournir une explication des rituels auxquels il est fait allusion dans les hymnes, et pour ce faire contiennent de très nombreux récits mythologiques — les rites s’enracinant, en Inde comme ailleurs, dans des mythes ayant une fonction étiologique. Return to text

7 L’accentuation védique consiste en un système tonal (ton ascendant, descendant ou modulé) ; la présence ou l’absence de l’accent, ainsi que sa position, sont corrélés au sens et au statut syntaxique des mots (comme en grec ancien). La place de l’accent classique, au contraire, est mécaniquement déterminée par la structure syllabique du mot et n’a donc pas de pertinence ; il n’est pas transcrit dans les textes. Return to text

8 Celui‑là même qui inspira le dramaturge Kālidāsa dans la rédaction de Śakuntalā au signe de reconnaissance (Abhijñānaśākuntala), la plus célèbre des œuvres théâtrales de l’Inde ancienne, la première à avoir été traduite, d’abord en anglais (par William Jones en 1789) puis dans les autres langues européennes — celle qui, suscitant un très vif intérêt dans toute l’Europe, déclencha ce que Raymond Schwab appellera la « Renaissance orientale », titre de son ouvrage publié à Paris en 1950. L’intrigue dramatique est très différente du récit épique, en particulier en ce qui concerne le rôle et le caractère de l’héroïne ; ces différences sont brièvement exposées dans l’introduction de l’article. Return to text

9 Une autre variation méthodologique, purement formelle, différencie ces articles : les notes explicatives sont tantôt présentées à la suite de chacune des strophes ou de chacune des phrases du texte (chose possible lorsque ce texte est court, plus difficile s’il est long), tantôt dans une partie séparée de l’article, auquel cas un système de renvois permet d’y accéder facilement au cours de la lecture. Il en est de même de la traduction, qui peut être scindée de manière à figurer après chaque segment étudié, ou figurer dans son intégralité à la fin de l’article. Return to text

References

Electronic reference

Sylvain Brocquet, Julie Rocton, Carmen Spiers and Amandine Wattelier-Bricout, « Introduction », Agastya [Online], 1 | 2025, Online since 02 juin 2025, connection on 27 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/agastya/index.php?id=285

Authors

Sylvain Brocquet

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence, France
sylvain.brocquet[at]univ-amu.fr

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Julie Rocton

TDMAM, Aix-en-Provence, France
julie.rocton[at]gmail.com

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Carmen Spiers

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence, France
carmen.spiers[at]univ-amu.fr

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Amandine Wattelier-Bricout

Chargée de recherches, Centre d’études sud‑asiatiques et himalayennes (CESAH), Aubervilliers, France
amandine.bricout[at]gmail.com

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