Le portrait de già en italien : entre identité sémantique et variation

DOI : 10.35562/elad-silda.1294

Résumés

Traditionnellement, quatre types d’emplois caractérisent già. Ce sont les emplois définis comme les emplois temporels, de renforcement, scalaires et les emplois absolus. Dans notre étude, nous formulons au départ une hypothèse sur l’identité sémantique de già à l’œuvre dans tous ses emplois. Gia est défini comme une particule énonciative jouant un rôle essentiel dans la construction du discours. La séquence p – portée de già – correspond au maintenant du discours, dans un rapport de discontinuité avec le contexte gauche, noté p’. Nous distinguons cinq grands types de variation de già où, en fonction du rapport entre p et p’, son identité sémantique se déploie de façon spécifique. Ces cinq types de variations sont décrits sur la base d’une analyse d’exemples authentiques.

Traditionally, the usage contexts of già are divided into four types: temporal, emphasizing, scalar and absolute. This study starts with formulating a hypothesis on the semantic identity of già in all its uses. Gia is defined as a discourse particle which plays an important role in discourse construction. The sequence p - the scope of già - corresponds to the “now of the discourse” (the very moment of the discourse), situated in a relationship of discontinuity with the left context, denoted p'. The semantic identity develops in five different ways, depending on the relationship between p and p'. Based on that, five main types of variation are described, based on the analysis of authentic examples.

Plan

Texte

Je tiens à remercier Denis Paillard. Les discussions avec lui et ses commentaires, souvent assez critiques, mais toujours très constructifs et encourageants, ont joué un rôle important au cours de mon travail.

Introduction

Traditionnellement, già est classé dans le groupe des adverbes aspecto-temporels de l’italien (p. ex. Dardano et Trifone 1997). Cependant, certains emplois de già ne peuvent être regroupés sous l’étiquette des emplois aspecto-temporels. Par exemple :

(1)

Già il suo comportamento suona come una confessione.

(italien moderne standard)a

« Déjà son comportement a l’air d’une confession.b » (Dictionnaire de Sabatini et Coletti)

(2)

A : Peccato. – B : Già, peccato !

« Dommage. – Ouais, dommage. » (Giordano 2008)

a. Tous les exemples de l’article sont en italien moderne standard, sauf deux exemples en italien régional que nous signalons.
b. Les traductions de tous les exemples ont été effectuées par l’auteure de l’article, sauf dans certains cas de traduction littéraire qui sont mentionnés.

Ces deux emplois, en particulier le second (qui est souvent défini comme emploi interactionnel ou olophrastique), ont conduit à la discussion sur l’appartenance catégorielle de già1. Plusieurs études ont utilisé già pour illustrer le procès de pragmaticalisation et grammaticalisation, et ont montré comment già, adverbe temporel, peut devenir marqueur pragmatique et particule modale dans les emplois illustrés par (2) (p. ex., Hansen et Strudsholm 2008, Squartini 2013). En outre, les emplois typiquement régionaux (qui rapprochent già de déjà en français) ont souvent été inclus dans cette analyse de già (Squartini 2013, Fedriani et Miola 2014). Par exemple, Squartini (2013) analyse già dans les questions de rappel dans l’italien piémontais (appelé aussi North-Western Italian dans Squartini 2013) :

(3)

Ma quando devono cambiare, già, Windows

(italien piémontais)

« Mais quand on doit changer, déjà, Windows » (Cerruti 2009 : 113, corpus oral de l’italien régional – d’après Squartini 169 : 2013).

Il est intéressant de noter que dans les études utilisant la notion de pragmaticalisation, les autres études ne sont pas citées. Ainsi, l’étude de Baranzini et Manzotti (2008) reste en dehors de la discussion. Même si parmi les emplois analysés, un même emploi dans la question de rappel, observé dans le Piémont (Squartini 2013, Fedriani et Miola 2014), est attesté dans la Suisse italienne. Pourtant la démarche est différente : si les études situées dans le cadre pragmatique défendent l’idée de polysémie de già et de changement catégoriel, l’étude de Baranzini et Manzotti cherche à formuler l’invariant qui est présent dans tous les emplois et discute les traits d’appartenance catégorielle commune.

Ainsi, les études sur già représentent les différentes facettes de ce mot en créant ces portraits. Dans cette galerie de portraits, il existe le portrait du già piémontais (p. ex., Squartini 2013), le portrait de già comparé à déjà et aux adverbes de même origine dans les autres langues romanes (p. ex., Bazzanella et al. 2008), le portrait « de profil » (par exemple, dans l’étude de Baranzini et Manzotti 2008 où les emplois interactionnels, comme dans (2), ne sont pas inclus). En outre, quelques images de già apparaissent dans les études sur les particules discursives d’affirmation et de confirmation (Andorno 2016) ou sur les expressions d’accord (Borreguero Zuloaga et Ferroni 2020).

L’objectif de la présente étude consiste à créer le portrait complet de già (vu de face) où tous les emplois attestés dans l’italien standard seront pris en considération et liés entre eux. Notre approche s’inscrit dans le cadre de la théorie des opérations prédicatives et énonciatives (TOPE) pour laquelle la notion de marqueur est fondamentale. Nous allons considérer, donc, già en tant que marqueur, qui est la trace des opérations pouvant conduire à notre activité mentale. Nous reportons ci-dessous la description de la notion de marqueur proposée par Antoine Culioli :

« Alors ce concept de marqueur est fondé sur l’idée suivante : nous avons affaire à une activité mentale, à laquelle nous n’avons pas accès directement, mais uniquement par l’intermédiaire de ces marqueurs. Ce sont des opérations, à partir desquelles nous construisons des représentations, des catégories grammaticales, des mises en relation, de telle sorte que nous puissions référer, et que nous ayons entre nous un ajustement de nos systèmes de références, qui justement, nous permettent de référer. Et le marqueur est la trace de telles opérations. » (Culioli, entretien avec Fau 2002 : 174)

En tenant compte de cette définition générale de la notion de marqueur, nous présenterons par la suite les propriétés spécifiques de già. Nous formulerons l’identité sémantique de già présente dans chaque emploi et les variations de l’identité sémantique qui dépendent du contexte d’emploi.

Une remarque qui permettra d’expliquer mieux notre démarche : pour créer le portrait d’un mot, comme pour créer le portrait d’une personne, nous utiliserons un certain nombre de traits formels, qui sont typiques pour les mots appartenant à ce groupe, mais la configuration de ces traits sera unique et représentera la personnalité, l’identité sémantique de già. Tout comme avec le portrait de gens appartenant à la même famille : malgré la similitude, chacun a son identité. En même temps, le portrait n’est pas tout à fait statique, il change selon la lumière, l’entourage, les couleurs utilisées – ces éléments correspondent au contexte d’emploi dans lequel le mot se trouve et à partir duquel on peut relever les types de variation.

L’article est organisé de la façon suivante : dans la première section, nous présenterons deux études qui représentent deux points de vue opposés. L’étude de Hansen et Strudsholm (2008) défend l’idée de polysémie de già, alors que Baranzini et Manzotti (2008), dans leur étude, cherchent à formuler l’invariant présent dans tous les emplois. Les deux études mettent en discussion le statut catégoriel de già. Nous présenterons quelques idées sur l’appartenance catégorielle dans la troisième section. Dans la deuxième section, nous donnerons un bref aperçu des emplois de già dans les dictionnaires. À notre avis, ce sont les dictionnaires qui donnent (ou au moins essaient de donner) une vision plus objective des emplois d’un mot indépendamment d’une approche théorique. Dans la troisième section, nous formulerons l’identité sémantique de già et montrerons les variations dans le contexte d’emploi. Nous reprendrons les points les plus importants dans la conclusion.

1. Già dans les études précédentes

1.1. L’étude de M. B. M. Hansen et E. Strudsholm (2008)

L’étude de Hansen et Strudsholm (2008) est consacrée à l’analyse sémantico-pragmatique de déjà et già : « we propose a contrastive, panchronic method of semantic-pragmatic analyses » (2008 : 471). Les deux lexèmes sont définis comme particules dans le titre de l’article (The semantics of particles) et dans l’introduction. L’un des objectifs principaux est de montrer que ces deux unités sont polysémiques, car il est impossible de trouver un seul invariant pour des emplois très différents. L’un des arguments avancés au début de l’article est basé sur l’acquisition de la langue par les apprenants d’une langue étrangère. Les auteurs observent que les différents types d’emplois sont acquis différemment. D’un côté, l’emploi dénommé « basic phasal sense » est facile à acquérir. Selon les auteurs : « This suggests that representations of that sense are likely to be similar for speakers of the different languages in question » (474). D’un autre côté, quelques-uns des autres emplois de déjà et già posent des problèmes aux apprenants. En se basant sur cette observation, les auteurs construisent le raisonnement suivant : « so if the adverbs are monosemous, their semantic représentations in different languages must be substantially different after all, an assumption which makes the ease with which the phasal sense, in particular, is acquired rather puzzling » (474).

Les auteurs proposent de distinguer quinze emplois de déjà et già, parmi lesquels huit sont communs. Ces emplois sont divisés en quatre groupes appelés « broader notional domains » (473). Dans chaque domaine, plusieurs emplois sont distingués. À chaque domaine un statut catégoriel différent est associé par les auteurs. Le premier domaine inclut les emplois temporo-aspectuels où déjà et già sont assimilés à des adverbes. Dans le deuxième domaine, les emplois modaux (« modal uses ») regroupent les cas où déjà et già deviennent des adverbes modaux ; dans le troisième, les emplois connectifs, où déjà et già ont le statut de connecteurs pragmatiques ; dans le quatrième domaine sont placés les emplois interactionnels qui sont différents pour déjà et pour già. Già, dans les emplois interactionnels, est défini comme particule et interjection phatique, selon le contexte d’emploi.

Dans la conclusion, les auteurs reviennent sur la question de la polysémie. En soulignant que ce n’est qu’à travers la polysémie que l’on peut expliquer tous les emplois et les propriétés de déjà et già, les auteurs présentent un « network of diachronic extensions of déjà and già » : « we would suggest that the various senses reviewed in this article can be represented as a family resemblance network, or semantic map […], where the phasal sense is the basic one, directly or indirectly motivating a number of extensions in both languages » (2008 : 499).

Pour conclure ce bref aperçu, nous ferons quelques remarques concernant les divergences entre già et déjà, les emplois analysés, ainsi que la classification proposée (semantic map). Ainsi, le même étymon – le mot latin iam – est mentionné pour les deux mots, mais une différence importante qui, à notre avis, renvoie aux différences d’emplois n’est pas soulignée : gia correspond à iam tout court, alors que déjà contient les prépositions de et ex (voir l’article de D. Paillard, dans le présent volume). Cette différence pourrait être un point de départ pour examiner les différences entre les deux mots. En outre, tout au cours de l’étude, on note une prévalence des exemples français illustrant l’emploi de déjà par rapport aux exemples avec già, moins nombreux. Cela ne remet pas en cause l’importance de la démarche pour l’étude de già. Cependant, il semble que quelques emplois de già sont restés en-dehors de l’analyse. En particulier, les emplois avec l’imparfait ne sont pas pris en compte et les emplois dits interactionnels se limitent à la description proposée par Bernini (1995) avec les exemples très similaires.

1.2. L’étude de L. Baranzini et E. Manzotti (2008)

Cette étude propose un point de vue nettement différent. Les auteurs n’analysent que già (sans le comparer à déjà) et se concentrent sur les différences sémantiques d’un emploi à l’autre. L’objectif principal consiste à trouver l’invariant : « … il s’agit de proposer une description du noyau sémantique de già qui puisse rendre compte de manière uniforme de ses différents emplois – dont certains sont propres uniquement à l’italien et n’ont été que très peu, voire pas du tout, étudiés […] » (2008 : 389).

Les auteurs décrivent trois grands groupes d’emplois : l’emploi temporel (subdivisé en emploi itératif et non itératif), « les emplois scalaires » (ibid. : 397) et les questions de rappel (comme dans (4)).

(4)

Come si chiama, già, il nostro vicino ?

(italien régional suisse)

« Comment s’appelle-t-il, déjà, notre voisin ? » (Cité par Baranzini et Manzotti 2008 : 400)

Ce dernier emploi est décrit comme « diatopiquement marqué en tant que propre à la Suisse italienne (et éventuellement aux régions limitrophes), peut être sous l’influence du français » (ibid. : 391). En même temps, l’emploi défini comme olophrastique par les auteurs (comme, par exemple, dans l’exemple (2) ci-dessus), et mentionné dans la liste des emplois au début de l’article, n’est pas repris dans l’analyse (« On n’abordera pas ici l’analyse des emplois olophrastiques de già », ibid. : 392).

Dans l’étude de Baranzini et Manzotti (2008), già est défini comme adverbe dans le titre et au cours de l’analyse. Pourtant, dans la conclusion, les auteurs reviennent sur la question de l’appartenance catégorielle et mentionnent les traits qui peuvent rapprocher già de la classe des particules ou des adverbes de phrase :

« En particulier, on a défendu l’idée qu’à la base de toute occurrence de già il y a l’évocation d’une proposition à laquelle l’adverbe s’opposerait en la refusant. Cette caractéristique en ferait une particule qui peut assumer des valeurs différentes selon le contexte, portant des jugements de différente nature sur l’état de choses décrit dans la proposition et donc facilement employée argumentativement. À côté d’un traitement “propositionnel” temporel, ou scalaire etc., già présente une composante plus liée au jugement sur la proposition qui le rapprocherait de certains adverbes de phrase. » (ibid., 403)

À notre avis, le double statut de già noté par Baranzini et Manzotti, ainsi que la description sémantique proposée (cf. en particulier « l’évocation d’une proposition » et « une composante plus liée au jugement sur la proposition » (403)) peuvent être pris en compte dans la présente analyse. Nous y reviendrons dans la section 3.

2. Già dans les dictionnaires : une brève présentation

Si on consulte les dictionnaires (p. ex., Sabatini et Coletti ou Treccani), on trouvera une longue liste d’emplois de già : neuf dans le dictionnaire de Sabatini et Coletti et trois groupes d’emplois dans le dictionnaire Treccani, le premier groupe étant subdivisé en quatre emplois (a, b, c et d).

Les emplois que l’on peut appeler temporels sont introduits en première place. Pour paraphraser ces emplois de già les adverbes de temps sont utilisés. Par exemple, chez Sabatini et Coletti : qualche tempo fa, qualche tempo prima, da (un dato) tempo, ormai, in passato, in precedenza (« il y a quelque temps », « quelque temps auparavant », « depuis longtemps », « désormais », « dans le passé », « auparavant ») ; dans Treccani : ormai, prima d’ora, non è la prima volta, per l’addietro, in tempi passati, sin da ora (« désormais », « jusqu’à présent », « pas pour la première fois », « auparavant », « dès maintenant »).

Parmi ces emplois définis comme temporels, on distingue les cas où le fonctionnement de già est expliqué en termes de renforcement. Dans le dictionnaire Treccani, on dit que già « renforce l’idée du temps passé 2», par exemple :

(5a)

Andiamo, è già tardi,

« On y va, il est déjà tard »

(5b)

Sono già stufo di stare qui

« J’en ai déjà marre de rester ici »

Chez Sabatini et Coletti, on remarque que dans les phrases exclamatives et interrogatives, già souligne la surprise face à un événement survenu plus tôt que prévu, par exemple :

(6)

Sono già le 8 ?

« Est-il déjà 8 heures ? »

En-dehors des emplois temporels, les dictionnaires distinguent les emplois qui ne peuvent pas être paraphrasés par des adverbes de temps. La définition de ces emplois varie. Avant de les présenter, il faut remarquer que, dans certains emplois, la traduction par déjà semble problématique, voire impossible3.

Dans le dictionnaire de Sabatini et Coletti, un emploi est défini comme « valeur de gradation dans l’évaluation d’un fait, où già est équivalent à anche solo così, stesso (“seulement comme ça, même”) » :

(7)

Già il suo comportamento suona come una confessione.

« Déjà son comportement a l’air d’une confession. »

Dans Treccani, l’un des emplois de già (le numéro trois dans la liste de trois emplois) est défini comme « puramente rafforzativo » (« avec une valeur purement de renforcement »). Cet emploi est illustré par des exemples très hétérogènes : un exemple littéraire pris de Alessandro Manzoni (un écrivain important du xixe siècle), un exemple où già est précédé par eh (8b) et deux exemples où già est employé avec la négation (8c et 8d) :

(8a)

Io non ci devo pensare più a quel poverino. Già si vede che non era destinato

« Je ne dois plus penser à ce pauvre homme. Déjà on peut voir que le destin en avait décidé autrement » (Manzoni)

(8b)

Eh, già, dovevo immaginarmelo !

« Eh, oui je devais me l’imaginer ! »

(8c)

Ho detto così per dire, non già per offenderti.

« J’ai dit tout simplement à titre d’exemple, non déjà pour te vexer. »

(8d)

Ti consiglio non già come tuo direttore, ma come amico.

« Je te conseille non déjà comme ton directeur, mais comme ton ami. »

Un autre emploi de già est décrit par les deux dictionnaires de la même façon. C’est le cas où già est absolu (« assoluto », Sabatini et Coletti) ou isolé (« isolato », Treccani). Le dictionnaire de Sabatini et Coletti décrit ces deux cas de la façon suivante :

  • confirmation (proche de : lo sapevo già « je le savais déjà ») ;
  • acceptation sincère ou ironique, avec différentes nuances.

Cela est illustré par les exemples suivants :

(9a)

Vorrei venire a trovarti ma non mi hai dato l'indirizzo. – Già!

« J’aimerais venir te voir mais tu ne m’as pas donné l’adresse. – Oh, oui ! »

(9b)

Lascia decidere a lui – Eh già, così mi taglia fuori dall'affare!

« Laissez-le décider – Tu parles ! alors il va m’exclure de l’affaire. »

Le dictionnaire Treccani attire l’attention sur le rôle de l’intonation dans cet emploi de già, qui contribue à interpréter ce qui est dit : « parfois, l’assentiment n’est que formel et, selon le ton sur lequel le mot est prononcé, il peut exprimer une concession forcée (10a), un doute (10b) ou une ironie (10c). Ce dernier cas correspond également au déni (10d) ».

(10a)

Come vedi, ti ho vinto. – Già.

« Comme tu le vois, je t’ai vaincu. – Ouais.a »

(10b)

Già, potrebbe anche darsi

« Oui, ça pourrait même l’être »

(10c)

Mi porti a ballare? Già, ci andiamo di corsa

« Je t’emmène danser ? – Tu parles ! on va y aller vite »

(10d)

Devi fare ciò che voglio io – Già!

« Tu dois faire ce que je veux. – Tu parles ! »

a. Il est intéressant de noter que dans cet exemple et dans les deux exemples suivants, Google translate propose de traduire già par « ‘ouais »’. Nous verrons par la suite que dans la description de ouais proposée dans Peroz (2009) on peut retrouver les mêmes éléments qui sont importants pour già dans cet emploi (qui appartient au type 5 de variation), en particulier : « …l’énonciation de ouais s’inscrit toujours dans une relation d’altérité intersubjective. » (2009 : 123)

Il faut remarquer que dans les descriptions de già, les propriétés formelles du contexte d’emploi ne sont pas mentionnées d’une façon régulière, à l’exception de quelques emplois. Par exemple, les dictionnaires font remarquer que già souligne la surprise dans les phrases exclamatives et interrogatives (Sabatini et Coletti), et que già d’affirmation et de confirmation est employé en position isolée (ou absolue) ou avec des interjections.

Un autre dictionnaire, le GRADIT (cité dans Bazzanella et al. 2008), par exemple, associe certaines valeurs de già à sa position, en particulier : au début d’une narration, già souligne le temps passé (11a), avec un verbe sous-entendu già indique une condition dans le passé (11b), alors que devant un nom propre il désigne une personne décédée (11c) :

(11a)

Già dal giorno prima, Pietro aveva incominciato a rendersi conto che…

« Déjà la veille, Pietro avait commencé à se rendre compte que… »

(11b)

…ha incrementato di 608 voti il déjà consistent bottino del primo turno…

« …a augmenté de 608 votes le déjà important score du premier tour. »

(11c)

…figlio del già Mario Bianchi…

« …fils du défunt Mario Bianchi… »

Dans notre analyse, nous verrons comment l’identité sémantique de già varie selon les propriétés formelles du contexte d’emploi (en particulier, la portée et la position). Nous n’aborderons pas la variation des propriétés prosodiques de già. Ce travail pourrait être développé dans le futur, en se basant sur les données de la langue parlée.

3. Analyse de già

Dans cette section, nous présentons l’identité sémantique de già et ses variations.

3.1. Identité sémantique

Già définit sa portée (p) comme correspondant au « maintenant du discours » : p correspond à un nouveau développement du discours. La prise en compte de p est marquée comme signalant une forme de discontinuité dans le discours. Cette discontinuité est posée par rapport à un élément p’ qui peut avoir différents types de rapports avec p. L’altérité p/p’ peut être de caractère temporel, argumentatif ou intersubjectif. Selon le contexte, l’altérité peut se présenter comme un « balancement » entre p et p’, ou comme la prise en compte d’un élément non-p ou autre que p. Dans certains contextes, l’altérité peut être vue comme une discontinuité forte, voire une rupture, dans l’enchaînement discursif. Ce sont les emplois où già est plus proche de déjà. On peut observer que dans la description sémantique proposée par Baranzini et Manzotti, la prise en compte d’un élément autre joue un rôle important. Ces auteurs soulignent qu’« à la base de toute occurrence de già il y a l’évocation d’une proposition à laquelle l’adverbe [già – notre remarque, EK] s’opposerait en la refusant » (2008 : 403). Dans l’identité sémantique que nous avons formulée ci-dessus, il ne s’agit pas nécessairement d’un refus ; différents types de rapport sont en jeu.

On peut distinguer cinq types d’emplois, selon le rapport entre p et p’. La forme de la portée et la position de già, comme on verra, sont importantes pour sa variation.

Concernant la position, il faut mentionner les règles générales prescrites par la grammaire (Dardano et Trifone 1997) pour già considéré comme adverbe. Già occupe la position neutre après la forme simple du verbe et figure au milieu de la forme verbale composée (è già venuto, « il est déjà arrivé »). Les positions devant le verbe et après la forme verbale composée sont considérées comme des positions d’emphase. Cependant, comme nous l’avons vu dans les exemples repris des dictionnaires, la position de già est assez variable : sa place n’est pas toujours devant un verbe, mais aussi avant ou après différentes parties du discours. En outre, già peut se trouver en position initiale, au tout début de la phrase (comme dans (1)), et en position absolue (comme dans (2)).

À notre avis, l’altérité p/p’ constitutive de l’identité sémantique de già permet de placer già dans la classe des particules énonciatives. D’après la classification élaborée par D. Paillard (2009 : 123), les particules énonciatives, qui forment une sous-classe de marqueurs discursifs, « spécifient p du point de vue de son rapport à p’ : en d’autres termes, elles travaillent l’altérité p/p’. » Ce statut catégoriel de già peut expliquer sa position dans la phrase, liée à sa portée, ainsi que sa sémantique qui va au-delà des emplois traditionnellement observés (tels que les emplois temporels, modaux et interactionnels).

En nous basant sur l’identité sémantique de già formulée ci-dessus, nous proposons de distinguer cinq types de variation que nous présenterons dans les sous-sections suivantes :

  • Type 1 : dédoublement : p a le double statut de p et p’ ;
  • Type 2 : opposition : p est opposé à p’ que l’on peut désigner comme non-p ;
  • Type 3 : mise en perspective : dans le cadre d’une discussion, gia introduit un élément qui jette un éclairage nouveau sur d’autres éléments (p’) déjà présents dans l’enchainement discursif ;
  • Type 4 : un point d’appui provisoire : la présence de p n’est pas mise en question, on l’accepte sous réserve (ou provisoirement), car pour le développement discursif on a besoin d’un point d’appui ;
  • Type 5 : admission : già est une réplique-réaction de S0 au dire de S1 : p est introduit par S1, il est admis par S0 comme un élément parmi d’autres (p’).

Pour la présente analyse, les occurrences ont été extraites de différentes sources représentant le langage écrit : le web-corpus de l’italien (itTenTen20), le corpus de La Repubblica, le corpus RuN-Euro pour les exemples littéraires, ainsi que de romans des écrivains contemporains consultés manuellement.

3.2. Type 1 : dédoublement

Dans les emplois appartenant à ce type, p occupe une position charnière. Il est doublement présent dans la discontinuité : d’un côté, la séquence p fait partie de l’enchaînement discursif en cours, de l’autre, p correspond à un élément qui sert de point de départ pour un nouveau développement discursif. Ainsi, p peut être orienté soit vers l’arrière (à ce titre il est p’), soit vers l’avant, ou encore soit vers le passé, soit vers l’avenir. Dans tous les exemples appartenant à ce type, p est lié au passé, mais, en même temps, la prise en compte de p a des conséquences pour le futur.

Dans (12), la séquence p : volgeva il sorriso (« adressait son sourire ») fait partie de la description des actions effectuées par l’archevêque au cours de la conversation : disse, mi chiese, disse, mi porse l’anello da baciare (« dit », « me demanda », « dit », « tendit la bague pour l’embrasser »), mais, en même temps, « già volgeva il sorriso » marque le début d’une conversation avec une autre personne. Ainsi, già marque une discontinuité : avant même que soit terminée l’action précédente (« tendit la bague pour l’embrasser »), une autre action commence :

(12)

"Bravo, bravo," disse a me, quando Guglielmo ebbe la bontà di presentarmi come suo scrivano e discepolo. Poi mi chiese se conoscessi Bologna e me ne lodò la bellezza, il buon cibo e la splendida università, invitandomi a visitarla, invece di tornare un giorno, mi disse, tra quelle mie genti tedesche che stavano facendo tanto soffrire il nostro signor papa. Poi mi porse l' anello da baciare mentre già volgeva il suo sorriso verso qualcun altro.

« “Bravo, bravo”, me-t-il dit, lorsque William eut la bonté de me présenter comme son scribe et disciple. Puis il me demanda si je connaissais Bologne et il loua sa beauté, la bonne nourriture et la magnifique université, m’invitant à la visiter, au lieu de revenir un jour, me dit-il, parmi ces Allemands qui faisaient tant souffrir notre seigneur le pape. Puis il me tendit la bague pour l’embrasser alors que déjà il adressait son sourire à quelqu’un d’autre. » (RuN-Euro, Eco 1980)

Dans (13), l’entraîneur analyse le résultat de Irma Testa, la première boxeuse italienne à participer aux Jeux olympiques en 2016, où elle est arrivée en quarts de finale. La portée de già – p (« pensiamo a Tokyo 2020 ») n’est pas seulement un plan pour le futur, c’est aussi une façon de faire face à la défaite dans le passé. Ce double statut de p est pertinent pour le présent. Cette actualisation est soulignée par ora, « maintenant ».

(13)

Olimpiadi di Rio, parla Biagio Zurlo, l’allenatore di Irma Testa: “Delusione? Sì, ma una delusione tra virgolette, giàa essere arrivati a Rio è un traguardo non da poco. Forse Irma ha sottovalutato la sua avversaria, forse aveva bisogno di un pizzico di cattiveria in più. Ma ora già pensiamo a Tokyo 2020.”

« Jeux olympiques, Rio. C’est Biagio Zurlo, l’entraîneur d’Irma Testa qui parle : “Déception ? Oui, mais une déception entre guillemets, arriver à Rio c’est déjà une étape importante. Peut-être Irma a sous-estimé son adversaire, peut-être elle avait besoin d’un peu plus de hargne. Mais maintenant déjà nous pensons à Tokyo 2020”. » (La Repubblica)

a. Cet emploi de già sera analysé dans le type 3.

Dans les deux exemples suivants, c’est le numéro qui est important : d’un côté, il correspond à un certain résultat. La phrase sans già serait une simple constatation. De l’autre côté, une augmentation est possible, il ne s’agit pas du numéro final, mais d’un numéro qui peut changer dans le cadre temporel établi dans le contexte, c.-à.-d. que plus de rhinocéros peuvent être tués cette année et plus de chansons peuvent être enregistrées et préparées pour le mois d’avril (la date indiquée dans la suite du texte). On notera l’ordre des mots qui met l’emphase sur le numéro « huit », dans (14) :

(14)

Secondo quanto ha dichiarato lo stesso Liam sono già otto le canzoni registrate e pronte per essere messe su disco. Molte di queste sono state scritte prima del burrascoso scioglimento degli Oasis. La sala di registrazione attende la nuova band per aprile, quando Liam e soci proveranno ad incidere gli ultimi brani […]

« D’après ce que Liam lui-même a déclaré, déjà huit chansons sont enregistrées et prêtes à être mises sur le disque. Beaucoup d’entre elles ont été écrites avant la rupture houleuse d’Oasis. La salle d’enregistrement attend le nouveau groupe pour avril, quand Liam et ses partenaires tenteront d’enregistrer les dernières chansons… » (itTenTen20)

(15)

Quest'anno sono già stati uccisi in Sudafrica almeno 442 rinoceronti, massacrati per le corna che sul mercato valgono più del loro peso in oro.

« Cette année au moins 442 rhinocéros ont déjà été tués en Afrique du Sud, abattus pour des cornes qui valent plus que leur poids en or sur le marché. » (itTenTen20)

Dans ce type d’emploi, la position de p en tant qu’élément avec un double statut est important pour le développement du discours : la présence de già permet de lier le contexte gauche et le contexte droit. L’omission de già peut mettre en cause le lien établi. On peut remarquer que già occupe souvent la position marquée. Dans (12) et (13), il est devant le verbe. Dans (14), toute la portée de già est mise en relief : au lieu de « sono già registrate otto canzoni », le nombre de chansons enregistrées est antéposé au verbe : « sono già otto le canzoni registrate ».

3.3. Type 2 : opposition

Dans ce type d’emploi, l’altérité p/p’ se présente comme opposition binaire p/non-p. Cela signifie que p est introduit dans le discours en tenant compte de non-p. Cette altérité p/non-p est prise en compte dans le développement discursif. Dans les exemples qui illustrent ce type d’emploi, dans le contexte gauche, il existe souvent un élément qui peut être réanalysé comme non-p dans un rapport d’altérité avec p – la portée de già. On peut distinguer trois sous-types.

3.3.1. Sous-type 1 : opposition comme rupture

Dans ce cas, il y a un contraste évident, une rupture marquée, entre p et non-p : si p existe, non-p est impossible.

Dans les exemples (16) et (17), già est employé avec des formes verbales au présent. Dans (16), on parle du projet de construction sur le territoire de Lipari (qui appartient à l’archipel des iles éoliennes). L’auteur de l’article est contre la construction abusive ou sans contrôle (« cementificazione selvaggia »). Parmi les arguments présentés, l’auteur mentionne le fait que les zones où on peut construire existent – « ci sono già » –, donc ce n’est pas la peine d’en créer d’autres. Già actualise la présence de p (existant) en opposition à non-p (non-existant). Cette opposition est au centre de la discussion : si les zones existent, il ne faut pas en créer d’autres en faisant comme si les premières n’existaient pas. L’ordre des mots est marqué : au lieu de dire « a Lipari ci sono già le aree dove costruire », le verbe, suivi par già, est en position finale et correspond au rhème de la phrase.

(16)

…il Comune di Lipari ha previsto la realizzazione di due caserme dei carabinieri, che sono certamente una priorità per il territorio eoliano, ma che non possono diventare il paravento dietro cui nascondere un progetto di cementificazione selvaggia. Inoltre a Lipari le aree dove costruire ci sono già, anzi risultano libere delle zone residenziali di espansione pronte ad accogliere più di 40mila metri cubi di cemento.

« …la municipalité de Lipari a prévu la construction de deux casernes de carabiniers, qui sont certes une priorité pour le territoire éolien, mais qui ne peuvent pas devenir le paravent pour cacher un projet de surconstruction sauvage. En outre, à Lipari, les zones où construire existent déjà, en plus il existe les zones résidentielles d’expansion libre qui sont prêtes à accueillir plus de 40 000 mètres cubes de béton. » (itTenTen20)

Dans (17), le même emploi est présent dans un échange dialogique. Le père présuppose que ses enfants pourront être amis avec les enfants de son nouveau patron. Sa fille n’est pas d’accord (« non ci contare », « n’y compte pas »). Elle l’explique par le fait qu’elle a des amis (p), già actualise l’opposition entre les amis qu’elle a et les enfants qui, d’après son père, peuvent devenir ses amis, mais qui pour l’instant ne le sont pas et donc correspondent à non-amis.

(17)

Vedrai che diventerete tutti grandi amici. Avete l’intera estate. – Non ci contare – disse recisa Flora. – Io ho già degli amici. I miei.

« Tu verras que vous deviendrez tous de grands amis. Vous avez tout l’été. – Ne compte pas là-dessus, dit sèchement Flora. J’ai déjà des amis. Les miens. » (Santini 2022)

Dans les exemples ci-dessous, già est employé avec le passé composé. Ici, il peut être difficile de distinguer entre la sémantique du passé composé et la sémantique de già, car le passé composé peut être décrit en termes d’opposition entre deux états. Par exemple, ho fatto i compiti (« j’ai fait mes devoirs ») peut être compris comme marquant le passage de l’état compiti non-fatti à l’état compiti fatti. Cependant si on compare les contextes, dans lesquels on emploie les verbes au passé composé avec et sans già, on peut observer certaines différences. Par exemple, les répliques avec già peuvent être employées dans les dialogues suivants :

(18a)

Devi fare i compiti.– Li ho già fatti

« Tu dois faire tes devoirs. – Je les ai déjà faits. » (Exemple construit)

(18b)

(avant de sortir du café) : Bisogna pagare. – Ho già pagato.

« Il faut payer. – J’ai déjà payé. » (Exemple construit)

(18c)

Ti stiamo aspettando per mangiare. – No, grazie. Ho già mangiato.

« On t’attend pour manger. – Non, merci. J’ai déjà mangé. » (Exemple construit)

Dans chaque dialogue (18a-18c), le point de départ (première réplique) suppose l’existence de non-p : « devi fare i compiti » suppose que les devoirs ne sont pas faits (18a), « bisogna pagare » signifie qu’on n’a pas encore payé (18b), « ti stiamo aspettando per mangiare » est l’invitation à manger (18c). La deuxième réplique (avec già) prend en compte la présence de non-p dans la première réplique et introduit p en opposition à non-p. On peut remarquer que si la première réplique est une question : Hai fatto i compiti ? Hai pagato ? (« As-tu fait tes devoirs ? », « As-tu payé ? ») la réponse la plus naturelle sera la même phrase (comme dans (18a, 18b)), mais sans già.

3.3.2. Sous-type 2 : opposition comme remplacement

Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un contraste évident entre p et non-p, mais d’un remplacement : il est possible que non-p et p se succèdent. Già introduit p qui peut remplacer non-p. La présence de non-p est prévue a priori ou annoncée dans le contexte gauche. Ce lien entre p et non-p est évident dans les contextes où p exprime le moment en jeu :

(19)

Se lasci aperte le serrande già la sera prima, sarà più facile svegliarti in maniera naturale, senza il "trauma" della suoneria della sveglia.

« Si vous laissez les volets ouverts déjà le soir avant, il sera plus facile de vous réveiller de façon naturelle, sans le “traumatisme” de la sonnerie du réveil. » (itTenTen20)

(20)

“Non lo so ancora. Ma ora vorrei salire. Vieni.” I monaci erano già al lavoro. Nello scriptorium regnava il silenzio ma non era quel silenzio che consegue alla pace operosa dei cuori.

(Les protagonistes menant une enquête, vont à la bibliothèque pour parler avec les moines) « “Je ne sais pas encore. Mais maintenant je veux monter. Viens.” Les moines étaient déjà au travail. Le silence régnait dans le scriptorium, mais ce n’était pas le silence qui découle de la paix laborieuse des cœurs. » (Eco 1980)

Dans (19), sans già la séquence « la sera prima » est une simple indication de temps, avec già elle est opposée aux autres possibilités prévues a priori pour ouvrir les volets, d’habitude le matin. Dans (20), les protagonistes veulent parler avec les moines et arrivent dans le scriptorium. En disant già p (« già al lavoro ») on actualise l’altérité p/non-p, c’est-à-dire la possibilité que les moines ne soient pas au travail, ce qui était attendu par les enquêteurs. L’omission de già entraîne la non-prise en compte de ce qui était attendu, et transforme la phrase en une simple description.

Dans l’exemple (21), le contexte gauche peut être réanalysé en tenant compte de già p. L’odeur des nuages et de la pluie est présentée comme une anticipation de la pluie :

(21)

…il cielo andava coprendosi e si avvertiva già nell’aria odore di nuvole e pioggia…

« …le ciel se couvrait et se faisait déjà sentir dans l’air l’odeur des nuages et de la pluie… » (Santini 2022)

L’emploi défini comme « renforcement » par les dictionnaires fait partie de ce type. Cet effet de renforcement découle de l’opposition p/non-p actualisée par già.

(22)

Sono già le 8 ?

« Est-il déjà 8 heures ? » (Repris du dictionnaire de Sabatini et Coletti)

Dans Bazzanella et al. (2008), cet emploi est interprété comme marquant « un contrasto temporale » (un contraste temporel) entre le moment prévu et le moment actuel (2008 : 52). Dans le cadre de notre description, on peut dire que già actualise l’altérité p (8 heures) /non-p (non-8 heures), le temps que l’on s’attendait ou imaginait.

Il est intéressant que dans la situation où l’altérité p/non-p n’est pas a priori en jeu, il est difficile d’employer già. Par exemple, dans (23) :

(23)

"Elisa, i tuoi gatti ti stanno aspettando, torna", la sorella della donna scomparsa nel Torinese a "Chi l’ha visto?"

« Elisa, tes chats t’attendent, reviens », la sœur d’une femme qui a disparu dans la région de Turin parle dans une émission « Chi l’ha visto ? » (Qui l’a vu ?) (itTenTen20)

Cet exemple est pris de la description de l’émission télévisée Chi l’ha visto ? (Qui l’a vu ?), où toute l’émission est focalisée sur le fait qu’une famille cherche une/des personnes disparues et attend leur retour. La question de la non-attente est hors discussion. Il serait peu naturel de dire ti stanno già aspettando. Les exemples (24) et (25) sont des messages publicitaires où, au contraire, il est important de marquer le passage de l’état non-attente à l’attente. Dans ce cas, l’emploi de già est répandu.

(24)

I meravigliosi abiti da sposa Mori Lee 2019 ti stanno già aspettando in boutique! Il tuo abito dei sogni potrebbe essere proprio uno di questi!

« Les merveilleuses robes de mariée Mori Lee 2019 vous attendent déjà dans la boutique ! Ta robe de rêve pourrait être l’une de celles-ci. » (itTenTen20)

(25)

La tua filiale ti aspetta. Puoi chiedere informazioni sul finanziamento agevolato in tutte le nostre filiali. Nella tua agenzia, ti stanno già aspettando.

« Ton agence t’attend. Tu peux demander des informations sur les financements subventionnés dans toutes nos agences. Dans ton agence, on t’attend déjà. » (itTenTen20)

3.3.3. Sous-type 3 : opposition comme trait distinctif

Dans ce cas, p et non-p coexistent. Pour donner une description plus complète il faut prendre en compte l’existence de non-p. La portée de già (p) a souvent la forme d’un participe passé qui caractérise un objet. Introduite par già, cette caractéristique devient un trait distinctif, car già p actualise la présence de non-p opposé à p. Par exemple, dans (26), « già lavata » est un trait qui distingue un groupe de fruits d’un autre groupe (les fruits non lavés).

(26)

Prendi la frutta già lavata.

Prends les fruits déjà lavés. (Exemple construit)

Dans (27), parmi les pièces décrites, une pièce a été visitée (p), ce qui la distingue d’autres pièces qui ne l’ont pas été et qu’il faut visiter.

(27)

Accedemmo alla terza stanza. Essa era vuota di libri e senza cartiglio. Sotto alla finestra un altare di pietra. Vi erano tre porte, una da cui eravamo entrati, l' altra che dava sulla stanza eptagonale già visitata , una terza che ci immise in una nuova stanza, non dissimile dalle altre, salvo che per il cartiglio che diceva: Obscuratus est sol et aer.

« Nous entrâmes dans la troisième pièce. Elle était vide de livres et sans inscriptions. Sous la fenêtre un autel de pierre. Il y avait trois portes, l’une par laquelle nous étions entrés, l’autre qui donnait sur la salle heptagonale déjà visitée, une troisième qui nous conduisait dans une nouvelle salle ressemblant beaucoup aux autres, à l’exception de l’inscription qui disait : Obscuratus est sol et aer. » (RuN-Euro, Eco 1980)

L’emploi de già devant le nom peut être vu comme un cas spécifique qui fait partie de ce sous-type.

(28a)

Mario Rossi, già ministro delle Poste

« Mario Rossi, ancien ministre des Postes. » (Dictionnaire de Sabatini et Coletti)

(28b)

via Manzoni, già scala Scarper

« rue Manzoni, anciennement escalier Scarper »

Già signifie qu’il faut prendre en compte p et non-p pour définir le statut du terme sur lequel il porte. Dans (28a) « già ministro » signifie que être ministre et non-ministre sont pertinents pour qualifier Mario Rossi : quand une personne cesse d’être ministre, cela ne signifie pas que cette caractéristique, même si elle n’est plus actuelle, n’est plus pertinente. Pourtant elle ne peut pas être prise en compte toute seule, mais en altérité avec non-p (non-ministro), ainsi les deux traits devient pertinents. La même observation peut être appliquée à (28b) : une rue peut dans le passé avoir eu un autre nom. C’est un trait qui n’est pas actuel, mais pertinent, pour qualifier la rue.

Dans ce type d’emploi, nous avons distingué trois sous-types en fonction de la portée de gia, selon le mode d’introduction l’opposition p/p’ dans le contexte. Dans ces emplois, l’omission de già signifierait la perte ou l’omission d’une information importante dans l’enchaînement discursif.

3.4. Type 3 : mise en perspective

Dans ces emplois, gia introduit un élément p qui jette un éclairage nouveau sur d’autres éléments (p’) présents dans le contexte gauche. La séquence p est introduite comme un point important pour un raisonnement ou une argumentation en cours : p est présenté comme redéployant la prise en compte des éléments introduits précédemment.

Dans (29), pour imaginer les souffrances du scribe en hiver, quand il fait froid, il faut commencer par imaginer les conditions quand la température est normale (p) : già p est nécessaire pour imaginer ce qui est dit dans le contexte gauche, qui peut être réanalysé comme p’ (autre que p).

(29)

Avevo allora passato piccola parte della mia vita in uno scriptorium, ma molta ne passai in seguito e so quanta sofferenza costi allo scriba, al rubricatore e allo studioso trascorrere al proprio tavolo le lunghe ore invernali , con le dita che si rattrappiscono sullo stilo (quando già con una temperatura normale, dopo sei ore di scrittura, prende alle dita il terribile crampo del monaco e il pollice duole come se fosse stato pestato).

« À l’époque j’avais passé une petite partie de ma vie dans un scriptorium, mais j’y ai passé beaucoup plus de temps par la suite et je sais combien de souffrances cela coûte au scribe, au rubricateur et au spécialiste, les longues heures d’hiver passées à leur table, avec les doigts qui qui se contractent à cause du froid (quand déjà avec une température normale, après six heures d’écriture, les doigts attrapent la terrible crampe du moine et son pouce lui fait mal comme s’il avait été battu). » (RuN-Euro, Eco 1980)

Dans (30), la question posée concerne les travaux à réaliser en vue des Jeux olympiques, già p introduit un autre point de départ (les travaux qu’il faut réaliser pour le jubilé mais qui ne seront pas réalisés). L’introduction de p permet de reconsidérer la discussion sur les Jeux olympiques à la lumière des travaux pour le jubilé.

(30)

Non crede che i giochi olimpici sarebbero una occasione per mettere mano a molti lavori indispensabili ? Figuriamoci ! Già non faranno in tempo a finire i lavori per il Giubileo, come ha denunciato ieri anche la Curia.

« Ne croyez-vous pas que les Jeux olympiques seraient l’occasion de mettre en branle de nombreux travaux indispensables ? – N’en parlons pas. Déjà ils n’auront pas le temps d’achever les travaux en cours pour le jubilé, comme l’a dénoncé hier la curie. » (itTenTen20)

Dans les deux exemples suivants, già p explique ce qui est dit dans le contexte gauche : la dénomination choisie, dans (31), ou la dénomination rejetée dans (32). Dans (31), il est question de la défaite de la boxeuse italienne aux Jeux olympiques de 2016. L’entraineur, dans l’interview, qualifie la défaite comme une « déception entre guillemets » et propose de la reconsidérer en tenant compte de p : la participation aux Jeux olympiques vue comme un premier pas positif.

(31)

Olimpiadi di Rio, parla Biagio Zurlo, l’allenatore di Irma Testa: "Delusione? Sì, ma una delusione tra virgolette, già essere arrivati a Rio è un traguardo non da poco. Forse Irma ha sottovalutato la sua avversaria, forse aveva bisogno di un pizzico di cattiveria in più. Ma ora già pensiamo a Tokyo 2020”.

« Jeux olympiques, Rio. C’est Biagio Zurlo, l’entraîneur d’Irma Testa qui parle : “Déception ? Oui, mais une déception entre guillemets, déjà être arrivé à Rio est une étape importante. Peut-être Irma a sous-estimé son adversaire, peut-être avait-elle besoin de plus de hargne. Mais maintenant nous pensons déjà à Tokyo 2020.” » (La Repubblica)

Dans (32), les réformes chinoises en cours ne sont pas considérées comme une innovation, car il faut tenir compte des mesures adoptées par Boukharine dans les années vingt (p).

(32)

Subito la stampa sovietica aveva commentato le riforme cinesi affermando che non si trattava di vere novità, dato che in Urss già negli anni 20 Bucharin (poi fatto fucilare anche per questo da Stalin) aveva invitato i contadini ad “arricchirsi”.

« Immédiatement, la presse soviétique avait commenté les réformes chinoises, en affirmant que ce n’était pas une vraie nouveauté, compte tenu du fait qu’en URSS, déjà dans les années 20, Boukharine (qui avait été fusillé par Staline pour cela aussi) avait invité les paysans à “s’enrichir”. » (itTenTen20)

Dans ce type d’emploi, la portée de già a la forme d’un syntagme ou d’une phrase (comme dans (30)). Già est préposé à sa portée. La présence de già est importante pour le développement discursif ; sans già, la prise en compte de p dans la discussion ferait problème.

3.5. Type 4 : un point d’appui provisoire

Dans cet emploi, già porte sur la séquence introduite dans le contexte gauche qui peut être répétée comme dans (34), ou qui n’est pas répétée comme dans (33). Il est important que p soit pris en compte pour un futur développement du discours. L’altérité p/p’ peut être explicitée comme renvoi au double statut de p, terme en suspens : p peut être réellement présent (donc « est le cas ») ou non-présent (donc « n’est pas le cas ») ; p est introduit comme un point de passage (réel ou hypothétique) qui permet de développer un raisonnement. Dans les traductions littéraires que nous avons consultées, già est souvent traduit par oui.

(33)

Si legge Tacito o Lucrezio nella lingua di oggi. La stessa fortuna non tocca a Dante o a Boccaccio, scritti in una lingua distante da noi , ormai , quasi quanto quella di Roma , ma disgraziatamente intraducibile perché si tratta della nostra stessa lingua : o almeno si dice. Che orrore sarebbe tradurre Boccaccio in italiano ! Già, ma come convincere i lettori di Calvino o di Eco, che Boccaccio scriveva anche lui in italiano?

« Nous lisons Tacite ou Lucrèce dans la langue d’aujourd’hui. Ni Dante ni Boccace n’ont eu la même chance, écrits dans une langue éloignée de nous, à ce moment-là, presque autant que celle de Rome, mais malheureusement intraduisible car il s’agit de notre propre langue : du moins c’est ce que l’on raconte. Quelle horreur ce serait de traduire Boccace en italien ! Eh oui, mais comment convaincre les lecteurs de Calvino ou d’Eco que Boccace a également écrit en italien ? » (itTenTen20)

Dans (33), le problème de traduction de Boccace n’est pas en discussion, mais sert de point d’appui provisoire pour parler des lecteurs et de leurs préférences. Si on accepte provisoirement le point de vue « che orrore sarebbe tradurre Boccaccio » en italien, sans en discuter tous les enjeux, un problème se pose : comment faire comprendre aux lecteurs habitués à lire les écrivains modernes que Boccace aussi écrivait en italien.

Dans (34), eh già n’est pas une réponse à la question « pourquoi », mais accepte provisoirement la question comme légitime (donc eh già perché, « eh oui pourquoi »), sans essayer d’y répondre tout en imaginant la suite (si cela avait été fait) : a farlo allora (littéralement « si je l’avais fait alors »).

(34)

Fissavo le sue labbra, tinte appena di rossetto. Le avevo baciate proprio io, sì, poco fa. Ma non era successo troppo tardi? Perché non l’avevo fatto sei mesi prima, quando tutto sarebbe stato ancora possibile, o almeno durante l’inverno? […] Eh già: a farlo allora, quando dovevo, tutto sarebbe stato ben facile.

« Je fixai ses lèvres, à peine teintes de rouge à lèvres. Je l’avais embrassé, oui, auparavant (il y a peu de temps). Mais n’est-il pas arrivé trop tard ? Pourquoi ne l’avais-je pas fait il y a six mois, alors que tout serait encore possible, ou du moins pendant l’hiver ? [… le protagoniste imagine] Eh oui : il fallait le faire alors, quand je devais, tout aurait été facile. » (Bassani 1991, traduit par Arnaud, 1999)

L’exemple (35) est issu d’une correspondance privée sur WhatsApp pendant la pandémie 2020, où il est question de la situation liée au virus dans un lieu XX. Le locuteur B évoque un détail p (le comportement des habitants) ; il s’agit d’une supposition car le locuteur B ne connait pas la situation. Le locuteur A la prend en compte provisoirement sans commentaires pour ne pas ralentir la discussion tout en ajoutant d’autres faits (les actions du maire de la ville).

(35)

A : E pensare che a XX (nom du lieu) sono solo sette e sono fermi a sette da giorni – B: Hanno rispettato le regole – A: Già, devo dire che il sindaco aveva chiuso tutto ancora prima del decreto del 5 marzo.

« A : Et dire qu’à XX il n’y en a que sept (malades) depuis plusieurs jours – B : Ils ont respecté les règles – A : Oui, je dois dire que le maire de la ville a tout fermé encore avant le décret du 5 mars. » (Correspondance privée)

Dans cet emploi, già porte sur un énoncé p du contexte gauche : p est accepté provisoirement, car cela permet de développer l’enchaînement discursif.

3.6. Type 5 : admission 

Ce type de variation se caractérise par des propriétés formelles fortes. Les dictionnaires décrivent cet emploi comme un emploi absolu ou isolé. Dans ce cas, già est toujours employé en tant que réplique – réaction déclenchée par une première réplique.

Le statut catégoriel de già dans cet emploi est mis en question dans plusieurs études. La Grande Grammatica (1995) le décrit dans le chapitre (rédigé par Carla Bazzanella) sur les marqueurs discursifs (segnali discorsivi) d’accord et de confirmation, et dans le chapitre (rédigé par Giuliano Bernini) sur la prophrase (mot-prophrase, profrasi). Ainsi, cet emploi de già renvoie à la discussion sur l’appartenance catégorielle de già (cf. en particulier, Hansen et Strudsholm 2008, Squartini 2012, Andorno 2016). Mais il est aussi présent dans les analyses des stratégies conversationnelles, comme, par exemple, l’affirmation (Andorno 2016) ou l’expression de l’accord et son acquisition (Borreguero Zuloaga et Ferroni 2020).

Pour une présentation systématique de ce type d’emploi, nous prendrons comme point de départ la description de già proposée par Bernini (1995) et la définition fournie par les dictionnaires. Bernini propose de distinguer deux cas d’emploi absolu de già : già de confirmation et già de rappel. Dans le cas de confirmation, già est souvent précédé par l’interjection eh. Cet emploi est défini comme « constatation resignée ».

(36)

A : Sei andato a sciare ? – B : (Eh) già.

« (A rencontre B qui a une jambe en plâtre). A : Tu es allé skier ? – B : (Eh) oui. » (Cité de Bernini 1995)

La paraphrase suivante explique l’emploie de già dans l’exemple (36) : lo sapevo che, andando a sciare, mi sarei rotto una gamba, purtroppo (« je savais qu’en allant skier, j’allais me casser la jambe, malheureusement ») (1995 : 221).

Dans le cas de rappel, l’interjection ah peut être ajoutée à già. La paraphrase proposée pour cet emploi est la suivante : « je le savais / j’aurais dû le savoir (già) que je devais X » (1995 : 221)

(37)

A : Non hai ancora lavato l’automobile. – B : (Ah) già. (L’automobile).

« A : Tu n’as pas encore lavé ta voiture. – B : (Ah) oui. (La voiture.) » (Cité de Bernini 1995)

Dans ces deux cas, l’emploi de già est expliqué par les connaissances que le locuteur possède auparavant ou qui deviennent évidentes au moment de la conversation. L’évidence pour les deux interlocuteurs de ce qui est dit, et le caractère partagé de cette information sont des éléments cruciaux dont la présence est reconnue dans toutes les études.

Toutefois, dans Treccani, d’autres détails sont ajoutés à la description de l’emploi absolu de già : on observe que selon le ton, già peut exprimer une concession forcée (10a), un doute (10b), une forme d’ironie (10c) ou même un déni (10d). Le dictionnaire de Sabatini et Coletti signale également la possibilité de différentes interprétations, par exemple une acceptation sincère ou ironique.

(38)

Come vedi, ti ho vinto. – Già.

« Comme tu vois, je t’ai vaincu. – Eh oui. » (Repris du dictionnaire Treccani)

Dans les données que nous avons collectées pour la présente analyse, beaucoup d’exemples de ce type ont été relevés (39-41). Il est intéressant de noter que dans tous ces emplois la difficulté de communiquer mais aussi le non-désir de parler sont soulignés explicitement par le narrateur : dans (39), Fabio cherche un prétexte pour parler, alors que Alice réagit sèchement ; dans (40), Mattia ne s’adresse pas à sa mère, mais aux courgettes ; dans (41) également, le locuteur (Nadia) ne s’adresse pas directement à Mattia.

(39)

“Io adoro sciare” disse Fabio entusiasta, sicuro di aver trovato un pretesto di discussione. – “Io lo detesto” ribatté Alice seccamente. – “Peccato.” – “Già, peccato.”

« “J’adore skier” dit Fabio avec enthousiasme, sûr d’avoir trouvé un prétexte à la discussion. – Je déteste ça, rétorqua sèchement Alice. – Dommage. – “Eh oui, dommage.” » (Giordano 2008)

(40)

“Tu vuoi andarci?” […] - “Non so” rispose Mattia alle zucchine. – “E una bella occasione” ripeté sua madre. – “Già.”

« Tu veux y aller ? – je ne sais pas, répondit Mattia aux courgettes. – c’est une belle occasion, répéta sa mère. – Ouais. (D’après la situation décrite dans cet exemple, on peut supposer que la réponse est une sorte de hum…EK) » (Giordano 2008)

(41)

“Forse è ora che vada anch’io” disse Nadia, non proprio rivolgendosi a Mattia. – “Già, forse è ora” fece lui.

« Peut-être il est temps que j’y aille moi aussi, dit Nadia sans s’adresser directement à Mattia. – Ouais, peut-être il est temps, fit-il. » (Giordano 2008)

Pour expliquer les effets de sens dans ces emplois, la description proposée dans les études précédentes ne suffit pas : il est difficile de ranger ces emplois ni dans le groupe « confirmation », ni dans le groupe « rappel ». Dans tous ces emplois, on retrouve l’altérité, marquée par già, qui se déploie au niveau intersubjectif.

Già est une réaction à une réplique appartenant à un premier locuteur (S1). Cette réplique présente un point de vue subjectif (il faut noter dans (39-41) l’emploi d’adjectifs et d’adverbes évaluatifs ou subjectifs : peccato, una bella occasione, forse). Già marque que le point de vue introduit par S1 est pris en compte par S0 mais il est mis en relation avec un autre point de vue (p’) : p est actualisé en tant que moment actuel dans le discours mais dans un rapport variable avec d’autres éléments (p’) faisant également sens pour (S0).

Actualiser p ne signifie pas obligatoirement faire un choix, en sélectionnant tel élément. Cela peut signifier tout simplement ajouter un élément aux autres éléments. Cela est le cas des exemples (39-41) où la difficulté de communication et le non-désir de parler sont soulignés. Dans ces exemples, già peut être interprété comme un signe presque automatique (une sorte d’accusé de réception) qui ne correspond ni à une acceptation ni à un rejet4.

Dans l’exemple (42), già est une réponse anticipée dans la question : la forme non è vero (« n’est-ce pas ») est une question de contrôle qui présuppose une réponse affirmative. Cela peut être interprété comme : la séquence p (« tu cherchais Micol ? ») est introduite mais laissée en suspens. Cette mise en suspens actualise p’. Une réponse par ou no sélectionne l’une des deux valeurs. La réponse par già revient à accepter le point de vue de S1 qui, en posant la question, anticipait la réponse.

(42)

La sera del giorno dopo […] provai a telefonare. Rispose Alberto. (si mettono a parlare, due pagine – EK). E adesso non avevamo sul serio niente altro da dirci, più niente con cui riempire l’improvviso silenzio che si era aperto fra noi. “Ma tu… tu cercavi Micòl, non è vero?”, disse infine lui, come ricordandosi. Già”, risposi. “Ti dispiace passarmela?”

« Le soir du lendemain […] j’ai essayé d’appeler. Alberto a répondu. (Ils commencent à parler, le dialogue sur deux pages – EK). Et maintenant, nous n’avions plus rien à dire, rien de plus pour combler le soudain silence qui s’était instauré entre nous. “Mais toi… tu cherchais Micol, n’est-ce pas ?” dit-il finalement, comme s’il se souvenait. “Oui”, répondis-je. “Ça te dérange de me la passer ?” » (Bassani 1991, traduit par Arnaud 1999)

L’ajout de l’interjection (eh ou ah) peut aider à expliciter le statut de p par rapport à p’.

– Le cas de eh già

Eh già peut être employé non seulement dans un dialogue, mais aussi dans un discours monologique où le même locuteur présente deux points de vue différents sur la même situation. L’exemple ci-dessous est issu du blog d’une jeune femme qui raconte son expérience en tant que jeune mère. Tout en étant un monologue, il s’agit d’un discours adressé aux lecteurs du blog, donc orienté vers l’interlocuteur.

(43)

Vado a festeggiare il mio compleanno. Eh già. 28 anni fa c’era un’altra persona che stava vivendo questa esperienza: mia mamma.

« Je vais fêter mon anniversaire. Eh oui. Il y a 28 ans, une autre personne vivait la même expérience : ma mère. » (itTenTen20)

Eh già marque une sorte de séparation pour deux visions de la même date : d’un côté, c’est l’anniversaire de l’auteure du blog, d’un autre côté, cela convoque l’expérience vécue par une autre personne. Già établit un lien entre p et p’ en signalant que le premier point de vue n’exclut pas d’autres points de vue. Eh marque que dans l’échange, on effectue le passage de l’espace personnel à un espace intersubjectif (v. Khachaturyan à paraître, pour plus de détails).

Dans l’exemple (44), repris du dictionnaire de Sabatini et Coletti, l’emploi de eh già ne suppose pas une connaissance partagée (souvent mentionnée dans les interprétations de cet emploi). Il s’agit plutôt d’une coprésence de deux points de vue : le premier est introduit par S1, S0 l’admet comme un point de vue parmi d’autres. Sans le contexte suivant ou sans les caractéristiques prosodiques (absentes dans l’exemple écrit), il est difficile de comprendre s’il s’agit d’un rejet ou d’une acceptation. Il n’y a que le contexte droit qui permet d’interpréter eh già.

(44)

Lascia decidere a lui – Eh già, così mi taglia fuori dall'affare!

« Laissez-le décider – Tu parles ! alors il va m’exclure de l’affaire. »

– Le cas de ah già

Dans ce cas, S1 introduit p ce qui déclenche une réaction de S0. L’actualisation de p met en jeu un chevauchement entre p (actualisé) et p’ qui a priori appartient à S0. Ainsi, p devient un élément partagé. Le chevauchement peut être complet comme dans l’exemple (45) avec cena (« dîner »), où S1 actualise un élément déjà pertinent pour S0. Le chevauchement peut être partiel comme dans l’exemple (46), où l’actualisation de deux éléments « frère » et « Grenoble » déclenche un souvenir pour S0.

(45)

S0 : Cercherò di riflettere. – S1 : E la cena? – S0 : Ah, già, la cena. È passata l’ora ormai.

« Je vais essayer de réfléchir. – Et le dîner ? – Ah, oui, le dîner. L’heure est maintenant passée. » (Eco 1980)

(46)

Sono stato a trovare mio fratello a Grenoble. – Ah, già, è vero, tuo fratello studia a Grenoble. E come sta ? Come se la cava ?

« J’ai rendu visite à mon frère à Grenoble. – Ah oui, c’est vrai, ton frère étudie à Grenoble. Et comment ça va ? Comment va-t-il ? » (Bassani 1991, traduit par Arnaud 1999)

Il est intéressant que l’exemple (48) employé par Bernini (1995) pour illustrer le cas de rappel, peut avoir deux interprétations, selon l’interjection ah ou eh et la suite.

(47)

A : Ti scriverò. – B : Dove ? – A : Già. Dove?

« A : Je vais t’écrire. – B : Où ? – A : Oui. Où ? »

Si A répond ah già, ti do il mio indirizzo (« ah, oui, je vais te donner mon adresse ») il s’agit d’un rappel : l’adresse est un élément qui est déjà présent et est pertinent pour tous les deux. Si A répond eh già, dove. Non ho nessun indirizzo (« eh oui, où, je n’ai pas d’adresse ») un élément (l’absence d’adresse) est présenté comme partagé par les deux interlocuteurs.

Conclusion

Dans la présente étude, nous avons formulé l’identité sémantique de già présente dans tous ses emplois et nous avons distingué cinq types de variations de l’identité sémantique. Nous nous sommes intéressés au rôle que la présence (ou l’absence) de già joue dans le développement du discours. Dans cette perspective nous avons donné une large place à des exemples assez longs et issus de textes originaux.

L’analyse effectuée peut être développée dans plusieurs directions :

  • la prise en considération d’un corpus oral permettrait d’intégrer la prosodie, pour caractériser les types d’emploi, en particulier dans le type 5 de variation. Dans ce type, le ton de la voix et l’intonation jouent un rôle important pour interpréter ce qui est dit. Ces propriétés sont souvent spécifiées dans le texte écrit, qui a constitué le corpus de la présente étude ;
  • une analyse des traductions de già dans d’autres langues pourrait donner des résultats intéressants concernant la structure du texte et les formes d’interaction intersubjective. Ici, nous avons seulement observé la difficulté de traduire certains emplois de già ;
  • le problème d’acquisition des divers emplois de già par les apprenants de l’italien comme langue étrangère (mentionné dans Hansen et Strudsholm 2008) pourrait être analysé d’une façon plus détaillée. Il serait intéressant de faire correspondre les difficultés d’acquisition à la langue maternelle de l’apprenant.

En conclusion, nous reprenons les traits spécifiques qui, pour nous, constituent le « portrait » de già – son identité sémantique – et qui varient selon le contexte. Già marque la prise en compte d’un élément (p’) qui est en rapport d’altérité avec p portée de già. L’altérité p/p’ occupe une place centrale dans un enchaînement discursif. La séquence p, correspondant à la portée de già, peut être définie comme le « maintenant du discours », qui se trouve dans un rapport de discontinuité variable dans le contexte gauche.

Les cinq types de variation que nous avons distingués travaillent ou reconstruisent différemment l’altérité p/p’. La nature de la portée, la position de gia et le contexte, occupent une place importante dans cette reconstruction. D’une façon schématique, on peut décrire ces cinq types de variation de la façon suivante : 1) p a le double statut (p/p’) ; 2) p est opposé à p’ ; 3) p ajoute un nouveau point de vue distinct de p’, 4) p est en suspens, et donc p’ est possible ; 5) p est pris en compte avec d’autres éléments (p’).

Si la description proposée nous a permis de décrire les différents emplois de già, sans reprendre les distinctions les plus fréquentes (emploi temporel, scalaire, modal et interactionnel) on soulignera que l’altérité p/p’ peut être prise dans une perspective temporelle (types 1 et 2), argumentative (types 3 et 4) et intersubjective (type 5).

Bibliographie

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Sources des exemples littéraires

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RuN-Euro corpus, University of Oslo: http://www.nevmenandr.net/run/index.php

Notes

1 Il faut remarquer que dans ce cas già ne se traduit pas par déjà. Bien que les problèmes de traduction ne fassent pas partie de la présente analyse, au cours de celle-ci nous allons faire quelques remarques concernant la traduction.

2 Ici et par la suite, c’est l’auteur de l’article qui traduit.

3 Là où cela était acceptable, nous avons employé déjà dans la traduction. Nous l’avons cependant placé à la même position que dans la phrase italienne. Là, où cela était impossible (p. ex., dans (9) et (10)) nous avons essayé de trouver une traduction aussi claire que possible.

4 Il est intéressant de remarquer que cette description est proche de celle proposé pour ouais par Péroz (2009), dans le commentaire de l’un des exemples : le locuteur « ne rejoint pas les positions de son interlocuteur et il ne donne pas son accord [(…]). En termes plus linguistiques, nous dirons que l’énonciateur identifie la localisation de p, mais pas plus. » (2009 : 125). Une comparaison détaillée de ces deux marqueurs pourrait constituer un objet intéressant d’analyse.

Citer cet article

Référence électronique

Elizaveta Khachaturyan, « Le portrait de già en italien : entre identité sémantique et variation », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 08 novembre 2023, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1294

Auteur

Elizaveta Khachaturyan

Université d’Oslo, Norvège

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