Encore déja : déjà particule énonciative

  • Again and again déjà : déjà as a discourse particle

DOI : 10.35562/elad-silda.1371

Résumés

La présente étude propose une hypothèse sur l’identité sémantique de déjà qui ne part pas de la distinction entre emplois dits adverbiaux et emplois discursifs, comme c’est le cas dans la majorité des études, où la priorité est donnée aux valeurs aspecto-temporelles. Partant de cette hypothèse nous cherchons à montrer que les différentes valeurs de déjà ressortissent à une variation régulière : déjà introduit une séquence qui, dans l’enchaînement discursif, marque une discontinuité par rapport au contexte gauche. La séquence correspondant à la portée de déjà s’interprète comme le maintenant du discours. Nous distinguons cinq grandes classes d’emplois de déjà. D’une certaine façon, nous retrouvons les emplois de déjà régulièrement distingués, mais nous cherchons à montrer que ces cinq classes correspondent chacune à un rapport particulier de p comme discontinuité avec le contexte gauche. L’analyse des données prend en compte la diversité et la complexité internes à chaque grande classe.

This article puts forward a characterization of the semantic identity of déjà applicable beyond a distinction between adverbial and so called discursive uses common in most studies focusing on its aspectual and temporal values. Basing on this characterization, we argue that the various values of déjà come under a regular variation: déjà introduces a sequence marking a discontinuity in the discursive process in relation with the left context. The sequence p standing for the scope of déjà can be interpreted as the present state (“now”) in this process. Five classes of uses can be made out overlapping to some extent the traditional ones, but each one corresponding here with a specific relation between p as a discontinuity and the left context. The analysis of the data takes into account the diversity and complexity inherent in each case. 

Plan

Texte

Introduction

Déjà a fait l’objet de nombreuses études : dans la base de données Lexicales créée par Patrick Dendale (université de Louvain) on trouve trente-neuf références, articles ou chapitres d’ouvrage. La grande majorité des études accorde une place centrale aux valeurs aspecto-temporelles de déjà. Le nombre des valeurs/emplois distingués varie : de quatre (cf. Hansen 2000, Tahara 2018) à neuf (Apothéloz et Nowakowska 2013). Certains auteurs (en particulier, Hansen 2000, Tahara 2018) considèrent qu’il n’est pas possible de proposer une caractérisation unique de déjà et parlent de la « polysémie » de déjà. D’autres (en particulier, Apothéloz et Nowakowska 2011, Culioli 2019, Franckel 1989) considèrent que les différents emplois de déjà peuvent être décrits comme différentes réalisations d’une identité sémantique commune.

Dans ses emplois, déjà a une distribution complexe (sa « syntaxe ») qui met en jeu différents phénomènes :

  • portée : la séquence correspondant à la portée de déjà peut être soit une proposition (portée globale) soit une partie d’une proposition (portée locale : incise et parenthèse) ; déjà a également des emplois absolus ;
  • place de déjà dans la séquence correspondant à sa portée : position initiale, médiane (rhématique), finale ;
  • non-détachement ou détachement sur le plan prosodique de déjà (Bonnot et Kodzassov 2001). Non détaché (c.à.d. intégré à sa portée) déjà confère à sa portée un statut discursif, détaché déjà redéfinit le statut de sa portée. À l’écrit, déjà détaché est régulièrement séparé de sa portée par une virgule.

Dans les études consacrées à déjà, ces propriétés ne sont pas prises en compte de façon systématique. Le chapitre consacré à déjà dans Vu Thi Ngan et Paillard (2012 : 157-164) est une première étude visant à donner toute sa place à cette variation.

Traditionnellement, déjà est défini comme un adverbe et ses emplois autres qu’aspecto-temporels sont le plus souvent formulés en termes de pragmaticalisation (cf. en particulier Buchi 2007). Toutefois, déjà présente un certain nombre de propriétés qui le distingue y compris de termes proches comme encore ou toujours :
a. incompatibilité de déjà avec un prédicat à la forme négative du type ne… pas (en revanche il est compatible avec ne… plus) ;
b. quasi-incompatibilité de déjà avec le passé simple.

Comme on le verra, ces deux propriétés peuvent être mises en relation avec l’étymologie de déjà qui est formé de la combinaison de – ex – jam du latin ; avec gia en italien et ya en espagnol et en portugais formés à partir de jam seul, on ne retrouve pas ces contraintes. En revanche, deja en roumain, dont la forme est comparable à celle de déjà, présente les mêmes contraintes que déjà.

Dans cet article, partant d’une hypothèse sur l’identité sémantique de déjà nous proposons une description de cinq grands groupes d’emplois de déjà1 analysés comme cinq réalisations singulières de cette identité sémantique. De ce point de vue, l’identité sémantique de déjà n’est qu’un point de départ permettant de décrire sa variation, sur le plan sémantique mais aussi « syntaxique » : portée, place et non-détachement/détachement.

1. Identité sémantique de déjà particule énonciative

Comme indiqué ci-dessus, déjà est formé à partir de trois mots latins : de et ex (dé-) et jam (-jà). On retrouve de – ex dans dès « à partir de » (Littré). Quant au latin jam il signifie « maintenant, dès maintenant » et en ancien français il est attesté sous la forme « maintenant ». Dans cette perspective, déjà construit un premier point délimitant le « maintenant du discours ». La mise en jeu de ce premier point est la marque d’une altérité présente, sous des formes différentes selon les auteurs, dans les descriptions de tel ou tel emploi de déjà. Pour certains emplois aspecto-temporels de déjà l’événement correspondant à la portée de déjà est défini comme « précoce ». Pour Culioli (2019), déjà articule le « validable » et le « validé », le « validé » résorbant ce qui dans un premier temps est donné comme le « validable ». Pour les emplois autres qu’aspecto-temporels, plusieurs auteurs introduisent l’idée de gradient (cf. l’emploi « comparatif » chez Hansen, 2000).

Dans notre approche, cette altérité est formulée en termes de « discontinuité discursive » au sens où déjà définit sa portée notée p comme correspondant au « maintenant du discours » (ou « présent discursif ») dans un rapport d’altérité variable avec le contexte gauche. Cette référence au « maintenant du discours » est ce qui, à nos yeux, fonde la caractérisation de déjà comme « particule énonciative ». Par là il s’agit de mettre en avant le fait que, dans tous ses emplois, déjà associe des paramètres que nous notons T et S.

Caractériser déjà comme marquant une discontinuité dans le discours signifie que la séquence p portée de déjà n’est pas simplement un nouveau dire dans un enchaînement discursif, mais un dire qui est en rupture (plus ou moins marquée, nous y reviendrons) avec ce qui est dit dans le contexte gauche immédiat. Il ne s’agit donc pas d’un simple rapport d’altérité/continuité avec le contexte gauche : la prise en compte de p portée de déjà définit un « présent [ou « maintenant »2] discursif » dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède, ce qui suppose la prise en compte non seulement de la séquence p portée de déjà, mais aussi du contexte gauche immédiat.

Cette hypothèse permet de prendre en compte les deux contraintes mentionnées ci-dessus.

a. incompatibilité de déjà avec un prédicat négatif (négation en ne… pas) :

(1) 

?? Il n’est pas déjà parti

(1) n’est pas attesté, sauf dans le cas où il s’agit de contester le fait même de dire il est déjà parti :

(1a)

– Il est déjà parti ! – Non, il n’est pas déjà parti, tu dis n’importe quoi !

La valeur négative d’un prédicat avec ne… pas est seconde par rapport à la valeur positive, ce qui est contradictoire avec le statut de présent discursif que déjà confère à p. En revanche, déjà est compatible avec ne… plus : ne… plus présente p comme le dépassement d’un état premier, ce qui fait écho à la discontinuité portée par déjà :

(2)

Eux, persuadés que personne ne remarquait leur manège, poursuivaient innocemment un dialogue muet, se caressant du regard et du sourire. Moi, immobile dans un coin, je tissais patiemment mes fils, construisant la toile où ils s’englueraient. Ils se croyaient libres, heureux, et ils ne s’appartenaient déjà plus. [Del Castillo, Michel, La Nuit du décret]a

a. Les exemples sont tirés de la base Frantext (« corpus contemporain ») et du corpus ESLO.

b. quasi-incompatibilité avec le passé simple : au passé simple le moment du procès est décroché par rapport au repère correspondant au moment de l’énonciation.

Nous proposons une description des cinq grands groupes d’emplois en relation avec la discontinuité discursive que marque déjà. Chaque grand groupe correspond à un rapport particulier entre la séquence déjà p et le contexte gauche. Dans cette perspective, le contexte gauche est pris en compte en tant que composante de la discontinuité.

2. Expérience

Déjà p apparaît uniquement dans une question ; il est en position médiane rhématique. Si la réponse à la question est positive, elle est de la forme oui, (x fois) ou encore souvent ; si la réponse est négative, on aura le plus souvent non, jamais :

(3)

Nous avions entendu le passage des F16 sur la ville, et l’un de nous avait dit : « Ce sont des vols d’intimidation. » […] « François, t’es-tu déjà trouvé sous des bombardements ? » La question de Marcel-Francis Kahn m’a semblé si incongrue que j’ai ri. [Maspero, François, Les Abeilles et la guêpe]

(4)

Je me demande si tu as l’étoffe d’un bon flic. As-tu déjà tué quelqu’un ?  Oui, soupirai-je.  Tiens, tiens, fit-il en s’arrêtant pour me dévisager de son regard brumeux. Et tu as oublié le visage du mort ?  Non, répondis-je. [Del Castillo, Michel, La Nuit du décret]

(5)

Mais avant qu’il termine le conseiller s’était remis à cliquer à tout va.  Tu as dix-sept ans, n’est-ce pas ?  Ouais, enfin je vais les avoir. As-tu déjà entendu parler du BAFA ? demanda-t-il en plissant les yeux. Wilfried se souvenait d’une dame venue leur présenter le diplôme au collège. [Palain, Mathieu, Sale gosse]

La question porte sur l’existence ou non d’une ou plusieurs occurrences de p, dans l’échange en cours. Il s’agit d’une question ouverte, il y a coprésence de p et p’ (p’= pas d’occurrence de p). Cette coprésence de p et p’ signifie que la pertinence de p dans l’enchaînement discursif n’est pas acquise, comme en suspens. Pour le premier locuteur, la question introduit p comme un enjeu possible, en fonction de la réaction/réponse du colocuteur. Dans (3) et (5) la question reste sans réponse. Dans (4) la réponse positive du colocuteur fait de p le point de départ d’un nouvel échange.

La discontinuité discursive que marque déjà réside dans la prise en compte de p comme un nouveau moment possible dans l’échange, mais sans garantie du fait que p’ est coprésent. Dans de nombreux cas, la question est un procédé rhétorique visant à redéployer l’espace de l’échange. Tout dépend en fait de la réaction (réponse ou non) du colocuteur. La discontinuité discursive se ramène à la question elle-même qui exprime l’intention d’un premier locuteur de faire de p un nouvel élément dans l’échange.

3. Déjà phasique (aspecto-temporel) : « dès le moment dont on parle » (E. Buchi)3

Comme on le verra, les emplois aspecto-temporels (ou phasiques) de déjà présentent une grande diversité, bien loin des seuls cas où déjà est directement associé au prédicat. Cette diversité met en jeu un ensemble de facteurs évoqués ci-dessus : portée de déjà, position de déjà, non-détachement ou détachement de déjà, emploi absolu de déjà. Compte tenu de ces facteurs et de leur combinaison, la discontinuité discursive que marque déjà prend des sens différents en fonction du rapport de déjà p au contexte gauche. Ci-dessous, nous présentons différents cas de discontinuité.

3.1. Discontinuité faible

Seule est pris en compte p en tant que nouveau moment dans le discours ; dans le contexte gauche il n’y a pas de frayage de la survenue de p ; seul p validé est pris en compte comme moment distingué dans l’enchaînement discursif.

a. déjà à l’initiale
En position initiale, déjà introduit un nouveau moment dans la représentation d’un état de choses. Selon le contexte, ce nouveau moment marque :

  • une accélération du cours des événements : exemples (6) et (7) :

(6)

Les petites se mirent à rire et les vaches et le chien aussi. La Cornette était si en colère qu’elle tremblait des quatre pattes. Elle déclara d’une voix rageuse : « Je vais le dire ». Déjà elle se dirigeait vers la ferme, mais le chien se mit devant elle et l’avertit : « Si tu fais encore un pas, je te mange le mufle ». [Aymé, Marcel, Nouvelles complètes]

(7)

Le lendemain, et les jours suivants, il n’avait presque pas quitté le tombeau, assis sur la terre brûlante, enveloppé dans son manteau de laine, les yeux et la gorge brûlants de fièvre. Déjà le vent apportait la poussière sur la terre du tombeau, l’effaçait doucement. Ensuite, la fièvre avait envahi son corps, et il avait perdu conscience. [Le Clézio, Jean-Marie Gustave, Désert]

  • une forme de précocité : exemple (8) :

(8)

Quinze ans et demi. Déjà je suis fardée. Je mets de la crème Tokalon, j’essaye de cacher les taches de rousseur que j’ai sur le haut des joues, sous les yeux. [Duras, Marguerite, L’Amant]

  • un contraste entre deux événements a priori dans un rapport de succession ; dans l’exemple (9), noter le contraste encore/déjà :

(9)

Au cours de la traversée de la mer du Nord, nous avons été un peu dérivés et nous sommes arrivés sur la côte hollandaise deux miles south of track sur un point très solidement défendu contre lequel on nous avait mis en garde. Nous étions encore loin en mer que déjà on tirait sur nous abondamment. [Mendès-France, Pierre, Œuvres complètes. 1. S’engager 1922-1943]

  • lorsqu’il est détaché, déjà confère à p une valeur argumentative supplémentaire :

(10)

Tout à coup les parents sursautèrent. On entendait comme le bruit d’un pas lourd, la vaisselle tremblait dans le buffet. Ah ! ça mais on marche dans la maison… On dirait même… Ce n’est rien dit Delphine. C’est le chat qui court après les souris dans le grenier. Déjà, cet après-midi il a fait le même bruit. [Aymé, Marcel, Nouvelles complètes]

b. incise, parenthèse, position finale
Dans les deux premiers cas, p portée de déjà fait partie d’une séquence plus large, en général une proposition ; il est à la fois intégré dans la proposition et distingué compte tenu de la sémantique de déjà.

  • comme incise dans un syntagme prépositionnel déjà confère un second statut discursif au syntagme ; la détermination qu’introduit le syntagme est présentée comme une forme d’anticipation :

(11)

[…] je n’en étais pas moins dès ma plus petite enfance pourvu d’une vie. Et je n’ai pas cessé de l’être. Une vie, c’est-à-dire un canevas à remplir avec, déjà, une foule d’indications faufilées, qu’il faut ensuite broder. [Sartre, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre : septembre 1939-mars 1940]

  • parenthèse : la séquence portée de déjà est un ajout ou une précision concernant le fil principal du discours ; la sémantique de déjà est du même ordre que pour l’incise :

(12)

Adam le suivit des yeux. Pensant qu’il n’avait pas compris, l’homme, déjà loin, se retourna et cria de nouveau : « Un noyé ! ». [Le Clézio, Jean-Marie Gustave, Le Procès-verbal]

  • en position finale détachée, déjà redéfinit le statut de sa portée en la présentant comme une forme d’accélération du cours des choses ; on notera dans (13) le contraste « pas encore/déjà » :

(13)

Il dit : « Je crois que je n’oublierai jamais. » Mais c’était en des temps très anciens. Et ce n’est pas encore toi. Un autre hiver encore. Ailleurs – et c’était toi, déjà. [Mourier-Casile, Pascaline, La Fente d’eau]

Synthèse. Dans cette première série d’emplois nous avons parlé de discontinuité faible au sens où elle se ramène à la prise en compte de p présenté comme un moment distingué dans le fil du discours.

3.2. Discontinuité forte

Dans cette seconde série, la discontinuité signifie que la prise en compte de p portée de déjà remet en cause une première représentation d’un état de choses. À la suite de Culioli (2019), nous caractériserons la discontinuité en jeu comme articulant le validable et le validé. Déjà est en position médiane rhématique compte tenu du contraste entre les deux représentations.

(14)

Il y a une autre question qu’il faut vous poser : à quel moment commence-t-on à cesser d’être juif ? Quelle est la ligne de partage entre cet « encore », et ce « déjà » dont parle E. Lévinas lorsqu’il dit : « S’interroger sur l’identité juive c’est déjà l’avoir perdue, mais c’est encore s’y tenir sans quoi on éviterait l’interrogatoire » ? [Jabès, Edmond, Du désert au livre : entretiens avec Marcel Cohen ; suivi de l’Étranger]

(15)

Demandez-lui s’il a des chambres, ai-je suggéré. Ils ont discuté un instant.  Il dit qu’il en avait autrefois. Aujourd’hui… Il en a bien une, mais il n’y a qu’un lit et il l’a déjà louée à un camionneur. [Maspero, François, Les Abeilles et la guêpe]

Dans (14) le contraste porte sur deux rapports à l’identité juive, le premier positif (« s’interroger »), le second négatif (« l’avoir perdue »). Dans (15) la location d’une chambre est présentée dans un premier temps comme validable, puis comme ne faisant plus sens.

(16)

Au bout d’un temps, je suis allée interroger mon répondeur d’un téléphone à carte : il me disait j’attends au restaurant. Je suis revenue immédiatement mais il n’était déjà plus là. Je suis rentrée, j’ai demandé, mais le barman m’a dit IL EST DÉJÀ PARTI. [Mréjen, Valérie, L’Agrume]

(17)

« Montez vite, les enfants, il est là, il est là ! » On grimpe l’escalier quatre à quatre, et arrivés en haut, de grands cris désolés : « Trop tard, trop tard : il est déjà parti ! Mais venez voir, les enfants, sous le sapin… » [Heinich, Nathalie, Maisons perdues]

Dans (16) et (17) le contraste porte sur une présence visée ou attendue ramenée avec déjà p à une absence

Culioli (2019) souligne que la seconde représentation de l’état de choses peut être irréversible (ex. (18)) ou réversible (ex. (19))4 :

(18)

[– Et ton travail ?] – C’est déjà fait.

(19)

Il a déjà rédigé le rapport mais c’est à refaire.

3.3. Discontinuité comme « discordance 5»

Ici encore, la discontinuité repose sur un contraste entre deux représentations d’un état de choses, la seconde disqualifiant la première. Ce contraste présente une dimension intersubjective forte :

(20)

Rendez-moi le manuscrit tout de suite, et foutez-moi la paix ! Vous allez changer la société patrilinéaire cette nuit même, je le vois, c’est parti, mais sans moi ! Alors, ce manuscrit ? L’écureuil trépigne de rage.  Il est déjà à l’imprimerie.  Sans blague ! [Kristeva, Julia, Les Samouraïs]

(21)

Qu’est-ce que vous faisiez, Émile, dans la nuit de samedi à dimanche ?  Je l’ai déjà dit, j’étais au Perroquet. Émile eut un grand sourire provocant et jeta son allumette au loin. [Vargas, Fred, Un lieu incertain]

En emploi absolu déjà a pour portée la séquence immédiate du contexte gauche et en redéfinit le statut comme surprenant (déjà !) ou inattendu (déjà ?)

(22)

Son mari regarde sa montre et dit que c’est l’heure du jeu télévisé. – Déjà ! fait-elle, sursautant. [Benoziglio, Jean-Luc, Cabinet portrait]

(23)

 Votre fils a quel âge ?  Dix ans.  Déjà ? Il va bien ? [Sollers, Philippe, Le Secret]

Synthèse
Dans ces différents emplois dit « phasiques », déjà présente p comme correspondant au maintenant du discours dans un rapport de discontinuité plus ou moins marqué avec le contexte gauche. Nous avons distingué trois grands cas :

  • discontinuité faible : p portée de déjà est présenté comme un moment distingué dans l’enchaînement discursif. Cette discontinuité n’affecte pas le rapport de p au contexte gauche ;
  • discontinuité forte : la discontinuité discursive liée à l’introduction de p signifie que la validation de p comme présent discursif remet en cause une représentation première de l’état de choses donnée dans le contexte gauche ;
  • discordance : la prise en compte de p présente une altérité subjective forte concernant la représentation de l’état de choses.

Ces interprétations peuvent être relayées et explicitées contextuellement.

4. Visée

Étant donné la représentation d’un état de choses sous la forme d’une visée6, déjà p donne corps à cette représentation subjective de l’état de choses en l’actualisant. Il y a coprésence de la représentation première de l’état de choses comme visée et de son actualisation/concrétisation avec p. La discontinuité discursive que marque déjà réside dans l’actualisation de ce qui au départ est une représentation d’ordre subjectif. On distinguera la représentation première comme simple visée (4.1) et la visée comme stratégie/raisonnement pour atteindre un objectif ou une conclusion (4.2).

4.1. La représentation comme simple visée

Au cours d’une discussion p est présenté comme une première étape visant à concrétiser ce qui est en jeu. La discontinuité discursive correspondant à l’introduction de p signifie que l’on sort d’une représentation abstraite. La visée première et p évalué positivement relèvent d’une même logique.

On distinguera deux sous-cas :

a. « comparatif »
Le terme « comparatif » est utilisé par Hansen (2000) pour désigner une des quatre valeurs qu’elle associe à déjà. Elle illustre cette valeur de déjà par les exemples suivants :

(24)

A. – Quelle différence entre une studette et un studio ? B. – Ben, par exemple, tu vois la piaule de Marie ? Ça c’est une studette, alors que mon appartement à moi c’est déjà un studio (Hansen 2000, ex. (3))

(25)

 Ma tante vient de mourir et je crois être son seul héritier. Il n’est pas impossible qu’elle m’ait légué un million de francs et même deux ou trois. – Eh bien, un million, ce serait déjà une somme. (Hansen 2000, ex. (56))

Dans ces deux exemples, dans le cadre d’un échange, il y a mise en jeu d’une notion associée à un gradient ordonnant deux ou plus de deux occurrences distinctes d’une même notion : déjà identifie une des occurrences comme l’occurrence qui fait pleinement sens. L’exemple (26) est du même ordre : l’enjeu est de situer l’opéra Oberto dans l’ensemble des opéras de Verdi ; Oberto, premier opéra, y a toute sa place :

(26)

Il [Verdi] débutait en 1839 à la Scala avec Oberto ; ce n’est point un chef-d’œuvre, mais c’est déjà un opéra essentiellement verdien. [Dumesnil, René, Histoire illustrée du théâtre lyrique]

b. évaluation positive
Dans le cadre d’une discussion générale sur un état de choses, déjà introduit un élément (p) qui fait pleinement sens pour le locuteur concernant son point de vue général sur l’état de choses. À la différence de a. il n’y a pas mise en jeu d’un gradient même si la prise en compte de p n’exclut pas d’autres éléments du même ordre (cf. dans (27) et (28) l’introduction de p par et puis) :

(27)

(discussion concernant les avantages que présente le fait de vivre à Orléans) et puis ma foi on a la Loire déjà c’est déjà pas si mal beaucoup de villes n’en ont pas autant les bords de Loire sont jolis (corpus ESLO)

(28)

(discussion sur un certain type d’examen) et puis vous avez à l’oral une langue et de l’histoire et de la géographie c’est déjà quand même très spécialisé (corpus ESLO)

(29)

Alors que je venais d’entrer à l’université, ma mère me dit un jour, sur le ton de quelqu’un qui a longuement réfléchi avant d’annoncer sa décision : « On peut te payer deux ans à la fac, mais après, il faudra que tu ailles travailler. Deux ans, c’est déjà bien. [Eribon, Didier, Retour à Reims]

Dans a. et dans b. déjà p est régulièrement introduit par c’est ce qui souligne que p est a priori un dire parmi d’autres dires possibles.

4.2. Visée : p dans un raisonnement/une argumentation

Dans une situation complexe en débat, p, portée de déjà, est présenté comme une étape vers la maîtrise de cette situation. On peut distinguer deux cas : a. déjà est détaché en position initiale7 ; b. déjà est intégré dans la séquence.

a. déjà détaché à l’initiale
Lorsqu’il est détaché, déjà redéfinit le statut discursif de la séquence correspondant à sa portée conformément à sa sémantique8. Compte tenu de la situation, dire p est présenté comme ce qui s’impose dans une situation a priori complexe.

(30)

Je ne me sens guère plus fort aujourd’hui : la tête vide, la poitrine douloureuse, épuisé. Je n’aurai pas la force physique de vivre l’existence nouvelle qui s’offre. Déjà, il me faut modérer mon allure, surveiller mon visage, écouter mon cœur. [Mauriac, Claude, Bergère ô tour Eiffel]

(31)

Mais enfin ! Il faut la comprendre la police. Moi, je suis pour qu’on fasse un effort. Déjà, si on ne disait pas à tout bout de champ « ces cons de flicards », je suis sûr que ça ferait beaucoup pour les relations humaines. [Vergne, Anne, L’Innocence du boucher]

b. déjà est en position rhématique

Comme en 4.1, p est présenté comme une première étape positive mais toute relative pour sortir d’une situation contradictoire. p est souvent présenté comme n’excluant pas d’autres initiatives à venir.

(32)

 Tu te rends compte que ce que nous venons de faire est dangereux, que si ça se savait je pourrais aller en prison ?  Oui, je sais. Personne ne saura.  Bon. Tu es consciente du risque, c’est déjà ça. Alors maintenant, va chez ta camarade et laisse-moi chercher des solutions. [Monferrand, Hélène de, Journal de Suzanne]

(33)

 T’as pensé, s’inquiéta Juju, à te changer la physionomie ? – Je pense qu’à ça. Raser les bacchantes, ça suffit pas. Si j’en avais le courage, je me ferais casser le nez… Je vais déjà me plaquer les douilles à la Tino Rossi, les teindre en blond. Ça me déguisera pas mal. Des binocles, bien entendu, mais sans verres fumés. Les verres fumés, ça se repère tout de suite. [Fallet, René, La Grande Ceinture]

Synthèse
Dans 4.1 et 4.2, la discontinuité discursive signifie que p est un premier pas9 qui donne corps à une représentation subjective d’un état de choses dans le contexte gauche.

5. Escalade négative

La séquence p a une dimension négative plus ou moins forte. Comme dans 4., il y a souvent mise en jeu d’un gradient. On distinguera trois cas en fonction de la discontinuité discursive que marque déjà p.

5.1. Surenchère

Dans les exemples de 5.1, p est souvent un prédicat négatif. A priori cela semblerait remettre en cause l’affirmation comme quoi déjà est incompatible avec un prédicat négatif du type ne… pas. Comme nous l’avons vu, cette incompatibilité tient au fait que la valeur négative du prédicat est seconde par rapport à la valeur positive, ce qui suppose sa prise en compte préalablement à la valeur négative, en contradiction avec le statut de p portée de déjà comme présent discursif. Ce caractère second de la valeur négative n’est pas en jeu dans les exemples (34) à (36) :

(34)

Un grand type brun se précipita vers le docteur : « La radio est détraquée ! » cria-t-il ; il continua de crier, avec emportement : la vie n’était déjà pas si drôle dans cette baraque ; sans radio, comment tuer le temps ? Le docteur fit un geste vague : la radio, ce n’était pas son rayon. [Beauvoir, Simone de, La Force de l’âge]

(35)

Elle n’a du reste pas écrit seulement à votre père, mais en même temps au maire de Balbec pour qu’on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a envoyé une balle dans la figure. – Oui, j’ai entendu parler de cette réclamation. C’est ridicule. Il n’y a déjà pas tant de distractions ici. [Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu. 2. À l’ombre des jeunes filles en fleurs]

(36)

– Tu n’es pas un vrai révolutionnaire, dit Henri. Tu n’es qu’un révolté, je te l’ai déjà dit. Tu te perds. Nous ne sommes pas déjà si nombreux et nous avons besoin de types comme toi. Il faut quand même faire quelque chose, réagir contre cette situation. [Etcherelli, Claire, Elise ou la vraie vie]

Dans le contexte gauche où est évoqué un premier fait négatif, déjà p marque que cet événement n’est pas isolé mais fait partie d’une série d’événements négatifs, ce qui justifie l’appréciation négative de la situation. La discontinuité discursive donne tout son sens à un événement a priori singulier : la situation est globalement négative.

5.2. Ça suffit comme ça / Arrêtons les frais

La séquence p actualise la dimension négative de la situation en cours. La prise en compte de p témoigne de la nécessité de mettre un terme à une logique négative. Le fait qu’il ne faille pas s’en tenir à p, première occurrence, est souvent souligné par la prise en compte d’un second événement présenté comme plus grave encore que le premier.

On distinguera deux cas : a. déjà est détaché à l’initiale ; b. déjà est en position rhématique.

a. déjà détaché à l’initiale
p est présenté comme un argument fort concernant l’évaluation négative de la situation ; déjà le met en avant comme un moment clef dans l’enchaînement discursif :

(37)

Deux jours plus tard, comme son état s’améliorait, elle fit appeler Florent. – Évitez-lui toute émotion, lui glissa mademoiselle Lydie en le faisant pénétrer dans la chambre. Déjà, votre seule présence dans la maison est une cause de tension pour elle. [Beauchemin, Yves, Le Matou]

(38)

Rien ne prouvait que nous serions plus avancés en continuant d’éplucher cette montagne de papiers. Déjà, nous avions atteint ce point de saturation où, au lieu de s’éclaircir, les faits s’embrouillent. Nous confondions les dates, mélangions les chiffres, hésitions sur les noms. [Del Castillo, Michel, La Nuit du décret]

b. en position médiane rhématique
Le fait qu’il ne faut pas s’en tenir à p, première occurrence, est souvent souligné par la prise en compte d’un second événement présenté comme plus grave encore que le premier ; cf. la présence de en plus dans les exemples (39) et (40) :

(39)

Était-ce pour compenser l’aspect si conventionnel du mariage que nous n’avions invité personne ? C’est déjà assez ridicule de s’épouser un an après Mai 68, on ne va pas, en plus, se faire plaisir avec une fête ? [Chaix, Marie, L’Été du sureau]

(40)

– On ne peut pas se battre sur deux fronts, Régis, l’intérieur et l’extérieur. Des communistes au gouvernement, même en bout de table, c’est déjà très dur à avaler pour Reagan et le grand capital. Si en plus je prends l’Amérique de front, je deviens Allende. C’est ce que vous voulez ? [Debray, Régis, Loués soient les seigneurs : une éducation politique]

(41)

De temps en temps Driver se retournait et te demandait si ça allait, OK, kharacho, Mister ? et il partait d’un rire hoquetant qui écarquillait sa bouche édentée, dévissé vers toi qui le suppliais de regarder devant, vsio kharacho en plus, no problem, but look ahead PLEASE ! C’était déjà assez dangereux comme ça pour ne pas rouler en marche arrière. [Rolin, Olivier, Tigre en papier]

5.3. Déjà que

Avec déjà que, la séquence p correspondant à la portée de déjà est préconstruite : elle fait l’objet d’une reprise dans le cadre de l’argumentation en cours. P s’interprète comme l’ajout d’un argument supplémentaire qui renforce l’appréciation négative portée par ailleurs sur la situation :

(42)

Tout à l’esbroufe, ça devenait absurde. Ce jour-là, donc, pas un mot à poser sur le papier. On serait derniers, c’est sûr. C’était le redoublement assuré. Déjà que notre cote n’était pas brillante… Je fous un coup de coude et dix coups de tatane dans les chevilles de mon voisin aux cheveux oxygénés. [Bayon, Le Lycéen]

(43)

Au conseil de classe du second trimestre elle a dit qu’on avait fait des progrès et surtout qu’on prenait goût à la lecture. Moi j’ai pas moufté. Déjà que je me faisais traiter de fayot, j’allais pas en plus cafter pour de bon même si dans le fond je me trouvais un peu lâche. [Seguin, Fanny, L’Arme à gauche]

(44)

On lui apprenait m’a-t-elle raconté, une prière du soir où il fallait comparer son lit à un cercueil, ses draps à un linceul. Déjà que les dortoirs n’étaient pas chauffés ça vous plongeait les enfants de dix ou treize ans dans l’effroi… de quoi s’encafarder pour le restant de leurs jours. [Seguin, Fanny, L’Arme à gauche]

Dans les trois cas ci-dessus, p est pris en compte dans une situation évaluée négativement : p introduit un éclairage qui concrétise et renforce la complexité et la négativité de la situation en jeu. La prise en compte de p s’inscrit dans une argumentation.

6. Oubli

Déjà p est une question. Déjà postposé par rapport à sa portée p confère un second statut discursif à la question : dans un premier temps (avant déjà) p est une question exprimant une ignorance (premier statut) ; déjà reformule la question comme un nouvel enjeu au présent (second statut), ce qui remet en cause la question première. La discontinuité discursive est interne à la question. L’identification d’un terme, enjeu de la question, est posée sur deux plans : d’un côté, comme une question ouverte : ne pas savoirsavoir, de l’autre, comme question dans un rapport de discontinuité avec un premier savoir présenté comme dépassé, ce que l’on notera « savoir1 en ti » par opposition à « savoir2 visé en t0 »10. La prise en compte de « savoir2 visé en t0 » signifie le dépassement de « savoir1 en ti » présenté comme désactualisé. La question est comme renouvelée en tant que présent discursif, le premier savoir étant présenté comme désactivé. Dans (45) et (46) deux locuteurs sont en jeu :

(45)

Nous sommes ici chez ma grand-mère maternelle qui est morte l’année passée et en attendant que la succession soit réglée, mon père m’a demandé de venir m’installer ici, pour éviter les… Comment vous disiez déjà ? – Les squatters ?  Voilà, les squatters ! [Gavalda, Anna, Ensemble, c’est tout]

(46)

Et pourquoi vous n’êtes pas allé à l’école plus tôt d’abord ?  C’est ma mère qui nous faisait la classe…  Comme celle de Saint Louis ?  Exactement.  Comment elle s’appelait déjà ? Blanche de Castille…  C’est ça. [Gavalda, Anna, Ensemble, c’est tout]

Dans (47) et (48) un seul et même locuteur s’efforce de se remémorer un terme.

(47)

J’achetai aussi le Todd Rundgren. Adieu biscuits, chocolat, Félix Potin ! Le menu du mois s’annonçait à base de pommes de terre, et encore, si j’arrivais à en voler un sac quelque part ! Je repartis dans la rue, vacillant légèrement. Combien avais-je dépensé déjà ? Tout, voilà, tout ! À chaque concert, ils étaient  ! Le bataillon des révolutionnaires. [Manœuvre, Philippe, L’Enfant du rock]

(48)

J’avais deux disques à chroniquer avant quatorze heures. Que disait Zermati déjà ? Ah oui… les galériens du papier… [Manœuvre, Philippe, L’Enfant du rock]

7. Synthèse

Ci-dessus nous avons défini déjà comme marquant une discontinuité dans l’enchaînement discursif avec l’émergence avec p d’un maintenant discursif en rupture plus ou moins marquée avec ce qui précède. Décrire les différents emplois de déjà en termes de discontinuité discursive suppose la prise en compte non seulement de p, portée de déjà, défini comme présent discursif mais aussi du contexte gauche immédiat. En tant que composante de la discontinuité que marque déjà la prise en compte du contexte gauche est seconde.

Chacun des cinq grands groupes d’emplois correspond à un rapport particulier entre p présent discursif et le cours premier du discours. D’un emploi à l’autre, ce rapport est fonction de la visibilité respective des deux composantes. Dans deux cas, « Expérience » et « Oubli » déjà p est une question qui marque une coprésence des deux composantes du rapport. Dans les trois autres cas, on a une pondération sur l’une ou l’autre des composantes. Pour chaque cas nous reprenons un exemple analysé ci-dessus.

a. Expérience : déjà p est toujours une question. Cela signifie que la discontinuité discursive est en suspens : le présent discursif se confond avec le fait même de poser la question – le surgissement de la question fait que ce qui précède n’a pas de visibilité propre :

(4)

– Je me demande si tu as l’étoffe d’un bon flic. As-tu déjà tué quelqu’un ?  Oui, soupirai-je.  Tiens, tiens, fit-il en s’arrêtant pour me dévisager de son regard brumeux. Et tu as oublié le visage du mort ?  Non, répondis-je. [Del Castillo, Michel, La Nuit du décret]

b. Valeur phasique (aspecto-temporelle) : nous avons distingué trois formes de discontinuité discursive :

  • discontinuité discursive faible : simple inscription de p distingué comme présent discursif dans l’enchaînement discursif :

(12)

Adam le suivit des yeux. Pensant qu’il n’avait pas compris, l’homme, déjà loin, se retourna et cria de nouveau : « Un noyé ! ». [Le Clézio, Jean-Marie Gustave, Le Procès-verbal]

  • discontinuité discursive forte : la prise en compte de p présent discursif résorbe/disqualifie ce qui est dit de l’état de choses dans le contexte gauche :

(17)

« Montez vite, les enfants, il est là, il est là ! » On grimpe l’escalier quatre à quatre, et arrivés en haut, de grands cris désolés : « Trop tard, trop tard : il est déjà parti ! Mais venez voir, les enfants, sous le sapin… » [Heinich, Nathalie, Maisons perdues]

  • discordance : p présent discursif est associé à une altérité intersubjective concernant la représentation de l’état de choses :

(22)

Son mari regarde sa montre et dit que c’est l’heure du jeu télévisé. – Déjà ! fait-elle, sursautant. [Benoziglio, Jean-Luc, Cabinet portrait]

c. Visée : p présent discursif donne corps à une première représentation subjective d’un état de choses. Cette actualisation fait l’objet d’une appréciation positive :

(26)

Il [Verdi] débutait en 1839 à la Scala avec Oberto ; ce n’est point un chef-d’œuvre, mais c’est déjà un opéra essentiellement verdien. [Dumesnil, René, Histoire illustrée du théâtre lyrique]

d. Surenchère négative : p présent discursif renforce l’appréciation négative première d’un état de choses avec l’ajout d’un ou plusieurs éléments négatifs.

(34)

Un grand type brun se précipita vers le docteur : « La radio est détraquée ! » cria-t-il ; il continua de crier, avec emportement : la vie n’était déjà pas si drôle dans cette baraque ; sans radio, comment tuer le temps ? Le docteur fit un geste vague : la radio, ce n’était pas son rayon. [Beauvoir, Simone de, La Force de l’âge]

e. Oubli : p présent discursif présente la question comme déclenchée par la remise en cause ou la perte d’un premier savoir : il n’y a oubli qu’en référence à ce premier savoir.

(46)

Et pourquoi vous n’êtes pas allé à l’école plus tôt d’abord ?  C’est ma mère qui nous faisait la classe…  Comme celle de Saint Louis ?  Exactement.  Comment elle s’appelait déjà ? Blanche de Castille… – C’est ça. [Gavalda, Anna, Ensemble, c’est tout]

Conclusion

Dans cet article, nous sommes partis d’une hypothèse sur l’identité sémantique de déjà, formulée en rapport étroit avec son étymologie (latin : de – ex - jam) : déjà est défini comme marquant une discontinuité entre sa portée (p), définie comme le présent du discours, et le contexte gauche. Cette discontinuité dans l’enchaînement discursif est au cœur de la description des cinq grandes classes d’emplois, y compris la classe des emplois phasiques. C’est là une différence importante avec un grand nombre d’études traitant des emplois aspecto-temporels de déjà qui ne prennent en compte que la séquence avec déjà. Dans cette étude de la variation de déjà nous avons accordé une place importante à sa « syntaxe » : nature de la portée (globale vs locale), place de déjà dans la séquence (position initiale, médiane, finale), non détachement ou détachement de déjà.

Bibliographie

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Apothéloz, Denis & Małgorzata Nowakowska. 2013. « Déjà » et le sens des énoncés, Cahiers Chronos 26. 355-386.

Bonnot, Christine & Sandro Kodzassov. 2001. La portée des marqueurs discursifs en position détachée ou non détachée (sur l’exemple de dejstvitel’no). In Marguerite Guiraud-Weber & I.B. Shatunovskij (éd.), Russkij Jazyk : peresekaja granicy, 28-42. Dubna, Éditions de l’université de Dubna.

Buchi, Eva. 2007. Approche diachronique de la (poly)pragmaticalisation de fr. déjà. In David Trotter (éd.), Actes du XXIVe congrès international de linguistique et de philologie romanes (Aberystwyth, 2004) III, 251-264. Tübingen: Niemeyer.

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Vu Thi, Ngan & Paillard, Denis (éd.). 2012. Inventaire raisonné des marqueurs discursifs du français. Hanoï: Éditions de l’université nationale de Hanoï.

Notes

1 Ces cinq grands groupes correspondent, pour l’essentiel, aux cinq grands groupes distingués par Eva Buchi (2007).

2 La notion de « présent discursif » peut être mise en relation avec le second emploi de maintenant donné par le Petit Robert : « En tête de phrase, marque une pause où l’esprit dépassant ce qui vient d’être dit, considère une possibilité nouvelle. Cf. l’expression ceci dit : (a) Voilà ce que je vous conseille ; maintenant vous ferez ce que vous voudrez ; (b) On sait qu’un homme et une femme se voient beaucoup. Maintenant sont-ils amants ? (Maurois) ». Étymologiquement maintenant vient du latin manu tenendo « ce que l’on a en main » comme enjeu au présent. Cette référence au présent se trouve également dans l’expression d’ores et déjà : étymologiquement ores vient du latin hac hora et signifie « désormais, dorénavant ».

3 La présence de dès dans cette caractérisation générale des emplois aspecto-temporels de déjà souligne la discontinuité en jeu constitutive de l’introduction de p.

4 Les exemples (18) et (19) sont repris de l’article de Culioli (2019).

5 Le terme « discordance » est repris de Culioli (2019).

6 Le terme de visée signifie que la représentation première de l’état de choses est d’ordre subjectif.

7 Nous n’avons pas trouvé d’exemples de ce type pour 4.1.

8 Comme c’est souvent le cas, lorsque déjà est détaché, il peut être supprimé sans que cela remette en cause la place de la séquence dans l’enchaînement discursif. Sans déjà p est présenté comme un argument ; avec déjà l’argument qu’il introduit redéfinit l’espace du discours.

9 E. Buchi (2007) associe ces emplois à d’abord.

10 ti. et t0 désignent deux repères temporels ordonnés. t0 désigne le présent de l’énonciation.

Citer cet article

Référence électronique

Denis Paillard, « Encore déja : déjà particule énonciative », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1371

Auteur

Denis Paillard

DR CNRS émérite
denispaillard1@gmail.com

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