Texte

Le point de départ de ce projet est un constat : dans des langues diverses, il existe un ou plusieurs marqueurs qui, pour au moins une de leurs valeurs, se présentent comme la traduction de déjà, une coïncidence étayée par la consultation des dictionnaires bilingues de ces langues. De façon générale, il s’agit de la valeur dite « aspecto-temporelle », souvent considérée comme la valeur première de déjà. Indépendamment de ce rapport (variable d’une langue à l’autre) à cette valeur de déjà, ces marqueurs présentent tous un ensemble de valeurs propres, sans que l’on puisse établir, d’une langue à l’autre, des rapports un tant soit peu réguliers entre les autres valeurs en jeu.

Sur la base de ce constat s’est formé un collectif de travail (une « compagnie »), réunissant des spécialistes de dix langues :

  • six langues indo-européennes : allemand, français, italien, letton, norvégien et russe ;
  • trois langues d’Asie appartenant à des familles de langues différentes : birman, japonais et khmer.

Parallèlement au travail de description des marqueurs des différentes langues, les participants se sont réunis à plusieurs reprises dans le but de partager et de confronter leurs analyses. La réflexion menée en commun a porté essentiellement sur ce que peut recouvrir une telle coïncidence locale. Très vite s’est dégagé un consensus pour considérer que cette coïncidence n’était pas purement contingente et engager un travail autour de la question : peut-on faire l’hypothèse sur une opération complexe qui permette de rendre compte du rapport de ces marqueurs à la valeur de déjà, d’une part, des valeurs autres portées par ces marqueurs, d’autre part ?

Cette réflexion partagée s’est développée dans deux directions :

1. Sur les limites des approches unidirectionnelles inspirées par les théories de la grammaticalisation (y compris la « polypragmaticalisation » régulièrement mise en avant à propos du français déjà, cf. Hansen 2002 et 2008, Buchi 2007, Haßler 2016).

Partant d’un constat initial similaire à celui énoncé plus haut, plusieurs travaux en typologie de la grammaticalisation ont notamment mis en avant la notion de « iamitif » en anglais (lat. iam ou jam, à la fois étymon et plus proche équivalent du français déjà) proposé par Olsson (2013) pour désigner toute forme présentant ce que l’on a appelé plus haut une coïncidence locale avec l’anglais already, autour de sa valeur phasique (exemples récents : Dahl 2021, Koss et al. 2022, Ziegeler 2021 ; pour une première critique, on se reportera à Vander Klok et Matthewson 2015). Pour Olsson (2013) et Dahl et Wälchli (2016), en particulier, il s’agit de proposer une voie iamitive de grammaticalisation du parfait, qui serait en concurrence typologique avec la voie possessive (avoir). Dahl lui-même reconnaît toutefois que si already fournit une porte d’entrée pour la compilation initiale des données, les langues ayant supposément grammaticalisé un parfait à partir du « iamitif » mobilisent souvent la même forme, ou une forme apparentée, comme verbe signifiant « finir » (Dahl 2018). Ce sont les valeurs mises en jeu par haəy en khmer (article de Denis Paillard). Méthodologiquement, les articles de ce recueil d’études font un choix différent, maintiennent la différence entre synchronie et diachronie et se placent généralement en synchronie stricte. La primauté notionnelle de la valeur phasique, qui sous-tend tout le travail de Dahl ou Olsson, est mise entre parenthèses quand elle n’est pas directement remise en question par un coup de sonde diachronique explicite, là où les données le permettent. Corrélativement, ce décentrage conduit à remettre en cause le concept de travail servant généralement à isoler cette valeur phasique dans les travaux typologiques. Selon ce concept de travail, hypostasié à partir de already, ces formes seraient des marqueurs contrastifs signalant que p est le cas à un instant t situé chronologiquement avant l’instant t’ où un point de vue alternatif entend situer le seuil de validité de p. L’une des implications de ce modèle sémantique du iamitif centré sur la valeur phasique est le postulat fréquent d’un petit système de marqueurs du type déjà – encore – pas encore – ne plus. (voir la discussion déjà ancienne entre Auwera 1993 et Löbner 1999). Dans le recueil, la critique de ce postulat phasique est notamment menée à partir de l’étude de l’allemand et du norvégien dans l’article de Pierre-Yves Modicom.

2. Les marqueurs, à commencer par déjà, sont décrits comme la trace d’une « discontinuité discursive », au sens où la séquence correspondant à la portée du marqueur, en tant que maintenant du discours, est dans un rapport d’altérité plus ou moins marqué avec le contexte gauche. Cette discontinuité est :

  • d’ordre temporel au sens où en français maintenant peut marquer une telle discontinuité1. Du point de vue étymologique, une partie des marqueurs considérés présentent un élément en rapport avec la notion de « maintenant » : u- en russe (u-že et u-ž), ima en japonais (moo) ; jam du latin en français mais aussi dans les autres langues romanes : italien, espagnol, portugais, roumain, romanche ;
  • d’ordre subjectif avec un dire qui ouvre sur une représentation nouvelle d’un état de choses. Cela correspond aux valeurs dites discursives des marqueurs étudiés.

Définir ce que recouvre la discontinuité suppose la prise en compte de ce par rapport à quoi se met en place cette discontinuité, à savoir le contexte gauche précédant la séquence introduite par le marqueur. Les études consacrées aux marqueurs dans les différentes langues ont mis en évidence quatre ou cinq types de rapport réguliers entre le contexte gauche (noté B) et la séquence contenant le marqueur (notée A). La notation par B du contexte gauche vise à souligner qu’il n’est pris en compte que dans le cadre de la discontinuité. D’une langue à l’autre, ces rapports entre A et B correspondent à des valeurs singulières, conformément à l’identité sémantique du marqueur.

Nous reprenons les cinq cas en donnant pour chaque cas deux ou trois exemples2

1. Ø A est sans rapport avec le contexte gauche : surgissement, découverte, dire de but en blanc, etc. :

(1)

ʔoo kɑŋ nih cah haey

(khmer)

« oh là là ce pneu est quasiment mort »

(2)

mo3.ywa bi2

(birman)

« Tiens, il pleut »

(3)

A.– Es-tu déjà allé à Rome ? B. – Oui, trois fois / – Non, jamais

(français)

2. A (B) : A marque la résorption ou le dépassement de ce qui est en jeu dans B ; généralement il s’agit d’une valeur aspecto-temporelle :

(4)

Devi fare i compiti. – Li ho già fatti

(italien)

« Tu dois faire tes devoirs. – je les ai déjà faits »

(5)

Ieslēgsi, lūdzu, apkuri, Jau! – Jau !

(letton)

« Allume le chauffage, s’il te plaît – c’est fait »

3. et 4. : confrontation de A. et de B. Au profit de A (3.), au profit de B. (4.) : argumentation, raisonnement ;

Cas 3.

(6)

Davaj v miliciju pozvonim, a ? – Tanja ! – My skažem, čto v našem podjezde založena bomba. togda točno priedut

(russe)

– Et si on appelait la police, ah ? – Mais voyons, Tania ! – On dira qu’il y a une bombe dans l’entrée dans l’immeuble. alors ils viendront à coup sûr.

(7)

Konna taikutsuna shigoto wa moo yametai

(japonais)

« Je n’en peux plus avec ce travail, c’est trop ennuyeux »

(8)

Tu crois qu’on peut s’en sortir ? - C’est déjà trop compliqué comme ça. On laisse tomber

(français)

5. : coexistence de A et de B. : A | B (moins fréquent).

(9)

Et pourquoi vous n’êtes pas allé à l’école plus tôt d’abord ? – C’est ma mère qui nous faisait la classe… – Comme celle de Saint Louis ? – Exactement. – Comment elle s’appelait déjà ? – Blanche de Castille… – C’est ça.

(français)

(10)

(So a expliqué qqch à S1 à maintes reprises, mais ce dernier ne comprend toujours pas) Moo... ! nande wakaranai no yo !

(japonais)

« Mais comment ça se fait que tu ne comprennes pas !? »

Ce recueil donne une place importante à la singularité des marqueurs des langues étudiées, mais il se veut aussi une contribution méthodologique et théorique sur ce que veut dire comparer des marqueurs dans des langues diverses.

Bibliographie

Auwera, Johan van der. 1993. Already and still: Beyond duality. Linguistics and Philosophy 16. 613-653. https://doi.org/10.1007/BF00985436

Buchi, Eva. 2007. Approche diachronique de la (poly)pragmaticalisation de fr. déjà. In David Trotter (éd), Actes du XXIVe congrès international de linguistique et de philologie romanes (Aberystwyth 2004) III. 251-264. Tübingen: Niemeyer. https://doi.org/10.1515/9783110923575.251

Dahl, Östen. 2018. Grammaticalization in the languages of Europe. In Bernd Heine & Heiko Narrog (dir.), Grammaticalization from a typological perspective. 79-96. Oxford: OUP.

Dahl, Östen. 2021. “Universal” readings of perfects and iamitives in typological perspective. In Kristin Melum Eide & Marc Fryd (éd), The perfect volume: papers on the perfect, 43-64. https://doi.org/10.1075/slcs.217.02dah

Dahl, Östen & Bernhard Wälchli. 2016. Perfects and iamitives: Two gram types in one grammatical space. Letras de Hoje 51.3. 325-348. https://doi.org/10.15448/1984-7726.2016.3.25454

Hansen, Maj-Britt Mosegaard. 2002. From aspectuality to discourse marking: The case of French déjà and encore. Belgian Journal of Linguistics 16(1). 23-51. https://doi.org/10.1075/bjl.16.03mos

Hansen, Maj-Brit Mosegaard. 2008. Particles at the semantics – pragmatics interface: Synchronic and diachronic issues. A study with special reference to the French phasal adverbs. Leyde: Brill.

Hassler, Gerda. 2016. Pragmaticalisation parallèle des marqueurs discursifs : le cas de déjà. 5e Congrès Mondial de Linguistique Française, section Histoire du français : perspectives diachronique et synchronique, 04003. https://doi.org/10.1051/SHSCONF%2F20162704003

Koss, Tom, Astrid de Wis & Johan van der Auwera. 2022. The aspectual meaning of non-aspectual constructions. Languages 7(2). 143. https://doi.org/10.3390/languages7020143

Löbner, Sebastian. 1999. Why German schon and noch are still duals: A reply to Van der Auwera. Linguistics and Philosophy 22(1). 45-107. https://doi.org/10.1023/a:1005432806111

Olsson, Bruno. 2013. Iamitives: Perfects in Southeast Asia and beyond. Stockholm: mémoire de master de l’université de Stockholm. Diva2:633203

Vander Klok, Jozina & Lisa Matthewson. 2015. Distinguishing already from perfect aspect: A case study of javanese wis. Oceanic Linguistics 51(1). 172-205. https://doi.org/10.1353/ol.2015.0007

Ziegeler, Debra. 2021. Convergence in contact grammaticalisation in Singapore English: the case of already. Travaux Interdisciplinaires sur la Parole et le Langage 37. https://doi.org/10.4000/tipa.4310

Notes

1 Cf. cet emploi de maintenant décrit par le Petit Robert comme « En tête de phrase marque une pause où l’esprit, dépassant ce qui vient d’être dit, considère une possibilité nouvelle : On sait qu’un homme et une femme se voient beaucoup. Maintenant sont-ils amants ? ».

2 Devant chaque exemple, nous donnons le numéro de l’exemple dans l’article consacré au marqueur en jeu.

Citer cet article

Référence électronique

Pierre-Yves Modicom et Denis Paillard, « Introduction », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 08 novembre 2023, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1291

Auteurs

Pierre-Yves Modicom

Université Jean-Moulin Lyon 3
pierre-yves.modicom@univ-lyon3.fr

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