Introduction
Cet article s’inscrit dans le projet de comparaison des marqueurs du type déjà, qui sert de fil rouge à ce dossier. Les hypothèses qu’on entend défendre ici sont les suivantes. Tout d’abord, les opérateurs de type déjà marquent des opérations distinctes, pour lesquelles la notion d’adverbe aspectuel contrastif (König 1991), pensée à partir de already, n’est pas un dénominateur commun nécessaire, ni suffisant.
Deuxième hypothèse : cette insuffisance a trait au fait que le plus souvent, cette paraphrase est pensée comme une opposition entre un point de vue p, selon lequel le procès décrit par le groupe verbal auquel déjà ou son équivalent est incident est le cas, et un point de vue p’, selon lequel ce procès n’est pas le cas. Déjà, encore, ne… pas encore et ne… plus correspondraient aux quatre positions logiquement possibles lorsque l’opposition p/p’ est envisagée comme une opposition aspectuelle, c’est-à-dire que le temps de référence de l’énoncé serait susceptible de correspondre à des phases différentes de la réalisation du procès (Löbner 1989, 1999, Van der Auwera 1993, Michaelis 1996). La combinaison entre l’opérateur aspectuel (déjà où l’un des trois autres points du carré) et le système temporel en vigueur de l’énoncé permettrait de dériver la coïncidence ou non-coïncidence du temps de référence avec le temps du procès et celui de l’énonciation, dans les termes de Reichenbach (1947). Ainsi, déjà signalerait que p est le cas car le procès a atteint une phase de maturation où l’on peut dire qu’il est le cas sans se tromper ni mentir, et ce contre un point de vue p’ situant l’arrivée à cette phase sur un point de l’axe du temps ultérieur au temps de référence de l’énoncé.
Troisième hypothèse : ce cadre de travail souffre de deux limites (au moins), déjà soulignées notamment par Hansen (2008). Tout d’abord, il repose sur l’hypothèse d’un système bien ordonné entièrement dépendant de sa structuration logique par des relations de contrariété, et donc de l’hypothèse d’un conflit entre p et p’ où p’=non-p. D’autre part, en proposant comme première cette configuration opérationnelle, il appelle un traitement des autres acceptions de ces marqueurs, fréquemment observées, en termes de grammaticalisation ou pragmaticalisation (voir Buchi 2007 ou Haßler 2016 sur déjà, mais surtout Hansen 2002, qui traite du couple déjà/encore en français), ou par projection du sémantisme opérationnel identifié sur des échelles aspecto-temporelles vers d’autres niveaux d’analyse, modaux ou illocutoires par exemple (König 1977, Zimmermann 2018). L’analyse proposée ici présentera certains points communs avec ce deuxième type de descriptions, notamment l’insistance sur la tension productive entre l’identité sémantique du marqueur et la diversité des contextes, qui engendre les différentes valeurs perçues. Le principal point de divergence consistera à nier la primauté de l’acception aspecto-temporelle dans les deux langues concernées.
L’objectif de cet article est de montrer, à partir d’occurrences extraites de corpus de la famille TenTen (deTenTen20 pour l’allemand et noTenTen17 pour le norvégien) comment l’analyse du couple iamitif-étiamitif dans deux langues germaniques, l’allemand et le norvégien, conduit à écarter deux hypothèses fréquentes : non seulement l’opposition entre p et non-p n’est pas une constante, mais dans les deux langues qui nous occupent, les emplois non temporels de ces formes ainsi que les emplois temporels ne mettant pas en jeu de point de vue non-p ne sont pas dérivés des emplois du premier type ; ils les précèdent parfois dans le temps. Cette divergence étymologique constitue une différence notable avec les langues romanes1, et représente probablement la source historique d’une part notable des divergences de fonctionnement avec elles.
L’article est divisé en trois parties : la première est consacrée à l’inventaire des iamitifs et étiamitifs de l’allemand et du norvégien, en prenant en considération leur étymologie avant de proposer pour chacun d’entre eux une identité sémantique, en l’occurrence un signifié opérationnel stable, selon la démarche commune aux contributions de ce volume. La deuxième et la troisième partie sont consacrées aux déformations et enrichissements de cette identité sémantique dans les contextes d’usage. La deuxième partie porte sur les emplois aspecto-temporels de ces formes, où se manifeste la coïncidence locale avec déjà et encore qui justifie le classement comme iamitifs et étiamitifs. La troisième partie porte sur les emplois classés comme discursifs dans la typologie présentée dans l’introduction au numéro.
1. Inventaire des marqueurs
En allemand, schon, régulièrement analysé à partir de sa valeur aspecto-temporelle, procède en réalité d’un adjectif-adverbe sconi « clair, clairement » qui a ensuite évolué dans deux directions : « beau » et « complet[/complètement], entier[/entièrement], parfait[ement] » (voir Wiktorowicz 2013 pour une proposition détaillée dans le cadre des théories de la grammaticalisation). Le dictionnaire du moyen haut allemand de Lexer écrit, pour schône :
auf schöne, feine, anständige, geziemende, bescheidene, richtige, bedächtige, sorgfältige, freundliche weise
« de façon belle, bonne, digne, bienséante, modeste, correcte, réfléchie, soignée, amicale » (Lexer : 768, article schône)
L’essentiel des valeurs relevées par les dictionnaires historiques pour la période du moyen haut allemand renvoient à la notion de haute qualité, ou à celle de complétude : une occurrence satisfait entièrement aux normes de son prototype. C’est le cas au plan moral (exemple 1) ou simplement au sens d’un procès accompli jusqu’au bout (exemple 2) :
(1) |
daʒ er mir mîner triuwe an dir durch sîne triuwe lône und biete dir eʒ schône unt tugentlîche als er wol kan (moyen haut allemand) |
« qu’il me récompense de ma fidélité envers toi par sa propre fidélité, et qu’il te la présente avec la dignité et la vertu dont il est assurément capable. » (BMZ II/2, col. 192a, l. 19, article schône)a |
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(2) |
dô sach der man dare und wart schône blint (moyen haut allemand) |
« Alors l’homme regarda et devint complètement aveugle » (BMZ II/2, col. 192a, l. 19, article schône) |
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a. Nous soulignons (en italiques) les marqueurs pertinents dans l’original et les passages rendant leur sens dans la traduction. Nous avons privilégié l’idiomaticité, ce qui conduit, dans un certain nombre d’usages comme particule énonciative, à la non-traduction de la particule. |
Durant toute la période médiévale, on a affaire à une seule forme, même si progressivement on assiste à la séparation de schön « beau » et schon « comme il se doit, complètement, entièrement », séparation qui est totale à partir du xvie siècle seulement. Les premiers emplois aspectuels semblent remonter au xiiie siècle et sont difficiles à séparer des emplois précédents, comme le relève l’entrée schône du dictionnaire BMZ (II.2, col. 192a), qui cite notamment cet exemple :
(3) |
er was ze aller zît gereit entgegen der botschaft frône: er truoc die sêle schône gereit in den handen sîn (moyen haut allemand) |
« En permanence, il était prêt à recevoir le messager de la nouvelle: il tenait la récompense en main, toute prête [ou déjà prête ?]. » (BMZ II/2, col. 192a, l. 19, article schône) |
C’est entre la fin de la période médiévale et au début de l’époque moderne, donc dans le contexte d’une restructuration linguistique plus vaste, qu’apparaissent les emplois proprement temporels, de façon concomitante aux emplois discursifs communément considérés comme des exemples de grammaticalisation, notamment la particule modale employée dans des contextes concessifs qui deviendront bientôt caractéristiques du schon discursif moderne (Ormelius-Sandblom 1997, Wiktorowicz 2013) :
(4) |
vnd ob ich schon wandert im finstern Tal / fürchte ich kein Vnglück / Denn du bist bey mir (nouvel haut allemand précoce) |
« Et même quand [ob… schon] je marche dans la vallée obscure, je ne redoute aucun malheur, car tu es auprès de moi. » (Luther, 1545, psaume XXIII, cit. Grimm 15, col. 1459, lg. 27, article schon) |
Dans ses valeurs aspecto-temporelles, schon est aujourd’hui concurrencé par bereits, formé par la suffixation d’un s adverbial à l’adjectif bereit, « prêt, disposé, à point ».
(5) |
Der Mond leuchtet hell auf dich herab und weist dir den Weg. Äste knacken laut unter deinen Füßen und zerstören die Stille des Waldes. Eine Eule schreit. In der ferne siehst du schon das Feuer. Sie sind also bereits da. (allemand standard) |
« La lune t’éclaire de sa lumière blanche et te montre le chemin. Des branches craquent à grand bruit sous tes pieds et brisent le silence de la forêt. Une chouette ulule. Au loin, tu vois déjà le feu. Elles sont déjà là, donc. » (Hexenpfad.de, 2020 – deTenTen20 57 763) |
Les bases de données lexicales et dialectologiques signalent quelques emplois de bereits comme marqueur discursif dans les dialectes méridionaux, en particulier alémaniques (« presque »)2. Pour ces deux formes, c’est donc la notion de maturation jusqu’à un stade préconstruit qui sert de base sémantique historique au développement de ces marqueurs, la valeur temporelle étant seconde. La formation des marqueurs iamitifs à partir d’un adjectif signifiant « prêt, complet » n’est pas spécifique à bereits, et est même la plus répandue dans la famille germanique, en combinaison avec un quantificateur indiquant la complétude ou l’universalité (all, al) : l’anglais already, le néerlandais alreeds, le norvégien allerede. Ce quantificateur peut également être directement utilisé comme marqueur iamitif dans plusieurs langues : le néerlandais al, le norvégien alt.
Le marqueur de type encore (noch) ou pas encore (noch nicht) est fortement polysémique depuis ses premières attestations, dans les plus anciens monuments du haut allemand. Ses valeurs actuelles (temporalité, ajout, gradation) y sont déjà attestées. Noch est également le coordonnant additif des contextes négatifs (fr. ni), mais les historiens de la langue envisagent un étymon différent pour cet emploi, qui sera laissé de côté ici. L’origine du noch qui nous intéresse est incertaine, mais parmi les hypothèses avancées, celle que retiennent les dictionnaires est celle d’une construction signifiant « maintenant aussi » ou « et maintenant », combinant un marqueur d’addition à un adverbe déictique nu « maintenant » (voir Grimm 13, col. 866, lg. 26, article noch).
On retrouve ce et maintenant étiamitif dans les langues scandinaves : enda, enna ou endnu (selon les variétés) procèdent de la combinaison de end, lui-même emprunté au latin ante « avant » par le bas allemand, avec un déictique référant à la situation d’énonciation, soit le déictique général da, soit nu, « maintenant » : « maintenant, il en va présentement comme précédemment ». Ces marqueurs, en l’occurrence pour le norvégien, enda, présentent également des emplois discursifs, en particulier additifs, que l’on observe aussi en allemand sur noch.
L’analyse du spectre des valeurs se complique encore si l’on observe que dans les emplois additifs (non temporels, cf introduction au volume et section 3 du présent article), enda se voit concurrencé par une forme nok :
(6) |
Rittet forsatte i Nederland med nok en flat etappe. (norvégien bokmål) |
« La course s’est poursuivie aux Pays-Bas, avec encore une étape de plat. » (noTenTen17, 165 496 882, original 2017) |
Or nok (ou nog) est attesté dans toute la famille scandinave avec le sens « assez » (cf. exemple 7) et est apparenté à l’anglais enough ou à l’allemand genug.
(7) |
Poole har sagt at doneringer alene ikke er nok for å finansiere siden, så har benyttet seg av reklame for å finansiere siden. (norvégien bokmål) |
« Poole a dit que les dons n’étaient pas suffisants pour financer le site, donc il a recouru à la publicité pour financer le site. » (noTenTen17 165 572 065, original 2017) |
Ce nok / nog, est également attesté comme particule énonciative (voir Aijmer 2016 pour le suédois, Solberg 1990 :50-56 pour le norvégien ; il existe également en danois).
(8) |
Det er et egennavn, så det er nok stor bokstav begge stedene. Står med stor bokstav i sagaspillboka, som er skrevet av Bjørn Stemland (manusforfatteren) (norvégien bokmål) |
« C’est un nom propre, donc il prend sûrement une majuscule aux deux endroits. Il est avec une majuscule dans le script de la saga, qui a été écrit par Bjørn Stemland (le scénariste). » (noTenTen17, 247 908 590, original 2017) |
L’usage additif n’est attesté qu’en norvégien et repose sur un calque de l’allemand noch. Cela conduit les auteurs du dictionnaire du Conseil de la langue norvégienne (Bokmålsordboka) à considérer que même si l’étymon est bien assez, le contact prolongé du norvégien avec le bas allemand, qui a conduit à de très nombreux emprunts et calques, a également joué dans ce cas de figure et que cette évolution de nok repose sur l’assimilation à noch3. Ce nok revêt un intérêt particulier pour l’analyse esquissée ici : en effet, comme d’autres contributions de ce volume, cet article se propose de resituer les emplois aspecto-temporels des marques concernées à l’intérieur d’un éventail plus large, où ces formes marquent d’abord et avant tout l’adéquation d’une occurrence à un préconstruit servant de norme organisatrice. Une telle perspective ne peut rester indifférente à la concurrence locale d’un marqueur qui, dans ses emplois originels, équivaut à assez.
Le fil rouge de cet article est en effet la thèse selon laquelle ces formes sont pour beaucoup d’entre elles les traces d’opérations visant à rattacher ce qui est à dire (qu’on notera Z) à une valeur préconstruite, l’enjeu étant l’inscription de Z dans une classe de représentations qui est une classe ordonnée, concevable à la fois comme continue ou discontinue (double valeur qui est celle du point sur une ligne – sur cette conceptualisation, voir l’introduction au numéro). Le jeu entre continuité et discontinuité est largement fonction de savoir si la classe de valeurs, dans sa portion où figure p en tant que représentation de Z, est orienté vers la valeur de référence préconstruite (l’hypothèse est qu’il s’agit du contexte d’usage des formes iamitives), où si elle tend au contraire à s’en éloigner (formes étiamitives). Dans cette perspective, on peut proposer, pour les marqueurs qui nous préoccupent, les descriptions opérationnelles suivantes :
Schon : p est la désignation proposée d’un état de fait Z qui est à dire. L’usage de schon marque que p est l’instanciation d’une représentation préconstruite P ; la construction de Z comme schon (p) permet d’isoler Z comme un point dans un continuum orienté (orienté vers P), en introduisant une solution de continuité entre Z-en-tant-que-p, qui se rattache au domaine P, et toute valeur inférieure de l’échelle.
Noch : p est la désignation proposée d’un état de fait Z qui est à dire. Ici aussi, il s’agit de repérer p comme instantiation du préconstruit P, mais cette fois l’échelle, tout ayant P comme domaine de référence, ne tend pas vers P, mais tend au contraire à s’en écarter. Noch n’introduit pas de solution de continuité, celle-ci est déjà là : il la déplace en réagglomérant Z-en-tant-que-p aux valeurs précédentes de l’échelle.
Allerede : est une forme au champ d’intervention plus limité : allerede (p) isole Z comme une étape de l’échelle temporellement orientée vers P et considère que Z satisfait aux conditions pour être qualifié d’instance de P.
Enda : enda (p) permet de caractériser Z-en-tant-que-p comme une occurrence recevable d’une classe préconstruite de valeurs organisées autour de P, en résorbant une solution de continuité liée au fait que P était préconstruit comme clos et excluant Z.
Nok : Comme tous ses cognats scandinaves, nok peut à la fois être construit en prenant incidence sur un constituant e, qui peut être nominal, adjectival ou verbal, ou opérer sur tout l’énoncé p. Nok sert aussi à caractériser Z dans une classe de représentations (E si l’incidence est partielle, P si elle est large) dont l’état de fait à nommer est une occurrence ; là encore la classe est organisée autour d’une valeur de référence extrinsèque, qui peut être un prototype préconstruit, mais peut aussi être donné en discours, en particulier via un complément exprimant un but ou une finalité (télos) lorsque l’incidence est partielle. L’opération marquée par nok (e) signale que Z, par la caractéristique sélectionnée et que désigne le constituant e, satisfait à l’horizon d’attente de la classe E, quantitativement (en particulier quand nok occupe le créneau syntaxique d’un quantificateur) ou qualitativement (quand nok occupe le créneau dévolu aux modifieurs d’adjectifs). L’opération marquée par nok (p) signale que Z dans son ensemble satisfait aux conditions pour être construit en discours comme une occurrence de P. Ici il n’y a pas de construction d’un télos extrinsèque : l’emploi de nok vise exclusivement l’adéquation intrinsèque de Z à la représentation qui en est donnée dans le discours. Ce caractère intrinsèque de l’adéquation visée, dont la validité de la représentation est la seule aune, conduit à une spécialisation dans les emplois dits épistémiques.
La singularité du norvégien réside dans l’intégration d’une partie des emplois de noch au répertoire de nok, en particulier des emplois quantitatifs où nok ne se substitue pas au quantifieur mais s’ajoute à lui, donnant à l’ensemble une valeur additive compte tenu des mécanismes spécifiques à noch et dont cet emploi hérite. On s’efforcera de montrer, lors de l’étude de ce type particulier d’emplois, en quoi la proximité opératoire entre le nok pan-scandinave et le noch allemand a pu contribuer au succès de ce transfert d’usage.
Le fonctionnement de ces marqueurs ne doit pas être conçu sur le principe d’une symétrie entre iamitifs et étiamitifs : d’une part, la temporalité est un paramètre inégalement pertinent pour leur caractérisation ; d’autre part, l’orientation de l’échelle est probablement un paramètre plus important pour schon ou allerede que pour les étiamitifs, dont la fonction et les usages sont essentiellement d’ajouter une occurrence à une classe. Enfin, certaines de ces formes coexistent localement avec des opérateurs que l’on peut aussi qualifier de iamitifs mais qui marquent une opération d’un type très différent, tels alt en norvégien :
Alt : La construction alt (p) est un sous-emploi de la construction al (e), où e peut être la représentation d’un état de fait mais plus généralement n’importe quelle occurrence d’une notion. Alt est une forme fléchie, au neutre, de al. Al est la trace d’une opération de parcours sur un ensemble de valeurs qui sont autant d’occurrences de la notion que désigne la forme sur laquelle porte al ; ce parcours permet la sélection indifférenciée d’une occurrence quelconque. Les emplois comme article universel (al-) sont un sous-cas de cette valeur. Alt (p) construit Z comme une de ces occurrences quelconques de la notion dont p est une valeur.
Ce premier inventaire suffit à inscrire le présent article dans le sillage des travaux marquant leurs distances avec le modèle d’inspiration logique opposant déjà et encore comme deux sommets d’un carré dont les deux autres angles seraient ne pas encore et ne plus (voir Hansen 2008 pour une démarche équivalente en français). Mais dans le cas des langues germaniques, l’absence de primauté diachronique des emplois aspecto-temporels conduit à durcir cette position théorique et à tenir à l’écart les analyses postulant une évolution par enrichissement pragmatique à partir des emplois aspecto-temporels (Buchi 2007, Haßler 2016). Aucun des marqueurs du groupe iamitif n’est initialement temporel, ni même plus généralement circonstanciel. En revanche, tous ont avoir avec l’idée de complétion, par deux voies différentes : soit la présence d’un quantificateur total (allerede) auquel ils se réduisent parfois (alt), soit, dans le cas de schon, la référence qualitative à un préconstruit auquel l’occurrence dans la portée du marqueur est jugée conforme.
Un troisième cas de figure peut être relevé, celui des adjectifs signifiant « prêt » (bereits, -rede dans allerede). Ces adjectifs illustrent la dynamique opérationnelle commune qu’on a pu relever dans les différents emplois des marqueurs iamitifs : il s’agit de commenter une occurrence qui est un point à l’intérieur d’un flux, flux orienté vers un centre attracteur qui coïncide avec le centre organisateur de la classe de représentations dont participe le contenu construit dans l’énoncé.
Cette coïncidence du préconstruit organisateur avec la direction du flux distingue radicalement le groupe iamitif du groupe étiamitif, pour lequel le flux est orienté vers l’extérieur du domaine notionnel organisé autour du préconstruit. Cette tension particulière au groupe étiamitif concourt à la proximité des marqueurs de ce groupe avec les marqueurs dits additifs, au point d’engendrer des lectures strictement additives quand le marqueur étiamitif porte sur un quantificateur, tandis qu’à l’inverse, le norvégien enda est caractéristique d’un groupe de marqueurs scandinaves incluant étymologiquement un coordonnant additif dans leur morphologie (« et maintenant »)4.
2. Usages temporels et aspecto-temporels
Schon marque effectivement que la représentation construite dans et par l’énoncé où schon se trouve correspond à une réalité, et d’un strict point de vue référentiel, schon semble commuter avec jetzt, qui désigne le temps de référence dans l’énoncé. Il est donc tentant de suivre Pérennec (2002) ou König (1977) quand ils affirment que schon marque le franchissement d’un seuil critique à partir duquel la représentation p peut être dite « être le cas », et quand ils ajoutent qu’en l’espèce, le franchissement de seuil est bien d’ordre temporel. Reste que dans bien des cas, une telle description semble se suffire à elle-même et n’implique pas particulièrement d’accessibilité d’une solution alternative non-p au-delà de la contrastivité par défaut de l’assertion (« focus informationnel »)5.
(9) |
1918 haben die Matrosen hier in Kiel auch kein Bock mehr gehabt. Dann kam die Polizei und hat geschossen, die Matrosen haben zurückgeschossen und schon war die Monarchie weg. (allemand standard) |
« En 1918, les marins ne voulaient non plus marcher ici, à Kiel. Alors, la police est venue et a tiré, les marins ont répliqué, et voilà, la monarchie était tombée. » (deTenTen20, 46 853 952, original 2020) |
En norvégien, les formes allerede et alt ont des emplois similaires, dont le sens aspecto-temporel résulte de leur combinaison avec les caractéristiques aspectuelles et le temps verbal de l’énoncé. Dans aucun des exemples suivants, l’énoncé en déjà ne prend le contrepied d’un point de vue non-p. On peut donc partir du principe que c’est l’idée de complétion du procès, ou le fait qu’il atteigne un stade où la représentation peut être dite vraie, qui sert de dénominateur commun.
(10) |
794 Irenaea er en hovedbelteasteroide. den ble oppdaga den 27. august 1914 av Johann Palisa fra Universitäts-Sternwarte Wien i Wien. den er oppkalt etter Irene, datter av den østerrikske astronomen Edmund Weiss . – Det var allerede en astroide kalt 14 Irene. (norvégien bokmål) |
« 797 Irenæa est un astéroïde de la ceinture principale. Il a été découvert le 27 août 1914 par Johann Palisa de l’observatoire universitaire de Vienne. Il est baptisé Irène, en hommage à la fille de l’astronome autrichien Edmund Weiss – il y avait déjà un astéroïde baptisé 14 Irene. » (noTenTen 17 165 644 953, original 2017) |
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(11) |
først studerte han klassisk filologi og historie, siden jus, og ble cand. jur. i 1892. Han kom imidlertid aldri til å ha noe embete, for han var alt slått inn på veien som forfatter. (norvégien bokmål) |
« Il a commencé par étudier la philologie classique et l’histoire, puis le droit, et a eu sa maîtrise en droit en 1892. Cependant il n’a jamais exercé, car il s’était déjà lancé dans une carrière d’écrivain. » (noTenTen17, 202 055 297, original 2017) |
Notons que dans les trois exemples ci-dessus, la représentation p peut être considérée comme un préconstruit qui était voué à devenir le cas.
L’hypothèse avancée ici, en phase avec le propos général de ce recueil d’études, est que schon, allerede et alt marquent une opération énonciative sur une représentation qui se voit replacée dans une succession de points, lesquels forment un paradigme orienté. Cette dimension paradigmatisante explique qu’il existe des emplois en contexte de focalisation, si l’on admet une définition de la focalisation centrée sur la notion d’effet paradigmatique. Quant à l’orientation, qui fait du paradigme une échelle, elle implique l’accessibilité en contexte d’une notion préconstruite, P, qui sert de point d’attraction et d’organisation pour la conceptualisation de l’échelle.
Le paradigme est pris dans une tension entre continuité et discontinuité. L’effet de continuité est manifesté par un agencement du paradigme comme un cours, orienté selon une visée. Je parlerai de flux. On peut s’attendre à ce que certains emplois aspecto-temporels soient marqués par un très fort effet de continuité. La discontinuité se manifeste dans le fait que chaque point de la succession peut être isolé pour en faire un lieu de rupture ; c’est l’effet de seuil régulièrement relevé par les analystes de schon. Pérennec (2002) parle de valeur liminale.
Dans les emplois aspecto-temporels, les opérations de référence temporelle isolent dans le discours un moment que l’opérateur (schon, allerede, alt) permet d’identifier comme une occurrence de la représentation préconstruite P. L’exemple suivant signale qu’une équipe, dans une compétition de skat s’étirant sur plusieurs parties, a encore toutes ses chances – un état qui par définition ne va pas perdurer.
(12) |
Als Schmankerl treffen in den letzten beiden Serien der jetzige Fünfte Harburger Skatfreunde und der jetzige Vierte skatropoly.com im direkten Vergleich aufeinander, nehmen sich so gegenseitig Punkte weg. Auch die punktgleich hinter uns liegende Mannschaft von Ispa Hamburg II hat noch alle Chancen und trifft vormittags auf skatropoly.com. (allemand standard) |
« Un petit plaisir : dans les deux dernières séries, l’actuel n° 5 des Harburger Skatfreunde et l’actuel n° 4 de skatropoly.com s’affrontent directement et se prennent ainsi mutuellement des points. L’équipe d’Ispa Hamburg II, qui se trouve à égalité de points derrière nous, a également encore toutes ses chances, et affrontera skatropoly.com dans la matinée. » (deTenTen20, 6 023 080, original 2020) |
De même, dans l’exemple norvégien ci-dessous, le standard 405 lignes est d’emblée pensé comme résiduel puisque le nouveau standard a été nommé dans l’énoncé précédent.
(13) |
Relé-stasjonene ble i de siste årene matet med et signal konvertert fra 625 linjer. Videobånd med 405 linjer eksisterer enda. (norvégien bokmål) |
« Les stations-relais ont été alimentées ces dernières années par un signal converti du standard 625 lignes, mais la résolution vidéo 405 lignes existe encore. » (noTenTen 17, 165 552 978, original 2017) |
Il y a donc une tension entre attraction (vers autre-que-p qui est le cas, et qui peut être non-p) et organisation (autour d’une classe d’occurrences préexistantes où p est le cas). Noch ou enda marquent que le point du flux isolé dans l’énoncé se rattache au préexistant. L’étymologie de endnu, enda scandinave ne dit d’ailleurs pas autre chose (voir plus haut). En d’autres termes : ces formes sont foncièrement additives, et servent à intégrer le point isolé par l’énonciation en la rattachant à la partie préexistante du flux. Cela contribue à expliquer que dans ces langues où l’ordre des constituants correspond à leur portée, pas encore ne prenne pas nécessairement la forme d’une négation de l’adverbe aspecto-temporel6, mais puisse s’exprimer par une construction où l’adverbe aspecto-temporel précède la négation et prend donc portée sur elle. Le flux est orienté vers un point où le procès est le cas, mais l’état existant, acquis, est celui où p n’est pas le cas.
(14) |
Wälder wachsen langsam: Von den heute gepflanzten Bäumen werden im Jahr 2100 viele noch nicht schlagreif sein. (allemand standard) |
« Les forêts grandissent lentement : parmi les arbres plantés aujourd’hui, beaucoup ne seront pas encore prêts à être abattus en 2100. » (deTenTen20, 1 898 146 376, original 2020) |
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(15) |
Prince ga ut albumet Planet Earth på samme måte i juli 2007, da gjennom en avtale med den britiske avisen The Mail on Sunday det er enda ingen planer om en utgivelse i USA. (norvégien bokmål) |
« Prince a sorti l’album Planet Earth de la même manière en juillet 2007, car selon un entretien avec le journal britannique The Mail on Sunday il n’y a pas encore de projet de diffusion aux USA. » (noTenTen17, 165 417 651, original 2017) |
Aussi bien en allemand qu’en norvégien, les marqueurs iamitifs peuvent réduire leur incidence à un constituant désignant une date ou un intervalle temporel. Le procès est alors réputé avoir été vrai à l’instant désigné ou depuis le début de l’intervalle désigné. Ces emplois sont fréquemment qualifiés de focalisants et ils sont effectivement sans doute ceux où l’interprétation contrastive est la plus accessible ; en l’occurrence, il s’agit d’une valeur d’antériorité par rapport à une valeur temporelle préconstruite. Une analyse prenant l’opposition p/non-p comme fil rouge dirait que l’énoncé se construit contre un point de vue alternatif dans lequel p était réputé faux pour la valeur temporelle ici retenue. Cette interprétation est défendable au vu des exemples : reste à déterminer si cette dimension contrastive est liée à schon ou n’est pas plutôt introduite par le marquage prosodique du constituant « focalisé » (schon lui-même n’a pas à être accentué) :
(16) |
Viele Häuser und Hotels stehen leer, wurden schon vor Jahren aufgegeben. (allemand standard) |
« Beaucoup de maisons et d’hôtels sont vides, et ont été abandonnés il y a déjà des années de cela. » (deTenTen20, 2 351 018 592, original 2020) |
La situation est équivalente en norvégien :
(17) |
Østbyen var myr før bebyggelsen som startet allerede på tidlig 1800-tall. (norvégien bokmål) |
« Østbyen était un marais avant la construction, qui a démarré dès le début des années 1800. » (noTenTen17, 99 821 332, original 2017) |
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Tokke har lange tradisjoner med eksport av brynestein helt tilbake til vikingtiden. Bygden er fra gammelt av et bjørneområde, derfor inneholder kommunevåpenet bilde av en bjørn. Gruvedrift ble drevet på Åmdals Verk frem til 1945. Gruvedrift i området startet alt i 1540, og pågikk i over 400 år. (norvégien bokmål) |
« Tokke a une longue tradition d’exportation de pierres à aiguiser, qui remonte à l’époque viking. Le village est depuis très longtemps une zone à ours, si bien que les armoiries de la commune contiennent l’image d’un ours. L’exploitation minière a duré dans les mines d’Åmdal jusqu’en 1945. L’exploitation dans cette région a démarré dès 1540 et s’est poursuivie sur 400 ans. » (noTenTen 17, 253 953 024, original 2017) |
Sur ce point, les marqueurs étiamitifs semblent fonctionner de façon symétrique, en maintenant la validité de p sur le point du flux temporel que désigne le constituant de date, l’adjoignant à ce qui précède, dans un contexte où un point de vue adverse est souvent accessible, qui voudrait que p ait déjà cessé d’être le cas.
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Selbst im 21. Jahrhundert wissen Physiker und Astronomen zwar viel über die Schwerkraft, aber auch heute noch sind wir weit davon entfernt, alles verstanden zu haben. (allemand standard) |
« Certes, même au xxie siècle, les physiciens et les astronomes savent beaucoup de choses sur la gravitation, mais aujourd’hui encore, nous restons loin d’avoir tout compris. » (deTenTen20, 911 132 062, original 2020) |
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kjernen av konflikten er nettopp denne motstanden mot å anerkjenne retten den jødiske staten har til å eksistere i Midtøsten. Enda idag nekter det palestinske lederskapet å anerkjenne Israel som en jødisk stat. (norvégien bokmål) |
« Le cœur du conflit est justement ce refus de reconnaître le droit que l’État juif a d’exister au Moyen-Orient. Aujourd’hui encore la direction palestinienne refuse de reconnaître Israël comme un État juif. » (noTenTen 17, 726 664 914, original 2015) |
Notons que dans cet emploi, on trouve un marqueur supplémentaire qui ne semble pas avoir développé d’usages discursifs : fortsatt, participe passé du verbe continuer, (se) poursuivre :
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den andre store, ytre hendelse var Irak-krigen – og den er fortsatt en faktor i norsk utenrikspolitikk. (norvégien bokmål) |
« L’autre grand événement extérieur fut la guerre d’Irak – et elle est toujours un facteur dans la politique étrangère norvégienne » (noTenTen17, 2 128 038, original 2015) |
Nok n’est pas réputé présenter cet emploi, et l’exploration du corpus noTenTen17 s’est effectivement révélée largement infructueuse. On ne peut toutefois pas exclure quelques emplois marginaux, comme dans l’exemple suivant, où nok suit un verbe d’état mental factif à la première personne (jeg husker at…, « je me souviens que… »), a priori peu compatible avec l’acception ordinaire (épistémique mais affaiblissant la prise en charge du contenu) de la particule énonciative nok. Il semble donc clair que cet emploi ne se rattache pas aux usages de nok communs aux différentes langues scandinaves et issus de la valeur assez, mais bien plutôt aux emplois provoqués par le transfert du marqueur étiamitif additif bas allemand. Compte tenu de la sémantique de se souvenir, qui met en jeu la subsistance d’une représentation au travers d’un intervalle de temps jusqu’au moment de l’énonciation, ce type de contexte appelle en effet une interprétation étiamitive :
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jeg husker nok at du ble sjarmert av meg, spesielt de bildene som ble tatt da jeg henger over Hagen og prøver å la være av å smile mens jeg "ikke" ser inn i kameraet. (norvégien bokmål) |
« Je me rappelle encore que tu avais été charmé par moi, en particulier les images prises alors que je me penchais sur Hagen et que j’essayais de ne pas sourire en “ne regardant pas” la caméra. » (noTenTen17, 823 628 275, original 2015)a |
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a. Après jeg husker, l’outil de recherche de SketchEngine relève 54 occurrences de nok, 358 de enda, 540 de fortsatt. À l’échelle du corpus, nok est pourtant de très loin la forme la plus fréquente des trois (2,16 millionsM d’occurrences, contre 0,90 pour fortsatt et 0,74 pour enda). |
3. Usages discursifs
3.1. Échelles de valeurs non temporelles
Dans ses emplois temporels, schon peut donc signaler qu’un point du flux représente une phase suffisante de l’avancée vers la réalisation du centre de référence préconstruit pour que p, qui représente une occurrence de ce préconstruit, puisse être dit être le cas. Cette maturation à un stade suffisant se retrouve dans des emplois à incidence restreinte où le constituant sur lequel porte schon ne désigne pas un intervalle temporel (usages que Métrich et al. 2001 : 52-62 identifient comme « particule de mise en relief »). En particulier, on retrouve cette opération dans le domaine de la cause et de la justification, où schon peut caractériser une raison avancée comme raison suffisante pour tenir pour que p soit ou devienne le cas :
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Sicher wird die "Gefahr" in Shanghai grösser sein als in anderen Städten – schon wegen der hohen Einwohnerzahl. (allemand standard) |
« Le danger sera sûrement plus important à Shanghai que dans d’autres villes – ne serait-ce que du fait du grand nombre d’habitants. » (deTenTen20, 1 630 258 801, original 2020) |
On retrouve ici l’effet paradigmatisant de la construction syntaxique avec un foyer prosodiquement marqué : la raison introduite par wegen est placée dans un paradigme de raisons possibles, paradigme orienté vers la réalisation de l’effet commun de ces raisons. Schon signale que la raison retenue ici se trouve à un stade du parcours où la réalisation de l’effet est le cas. Compte tenu des caractéristiques d’orientation de l’échelle et de ce qui transparaît du sens de schon dans les constructions temporelles précédemment décrites, on en infère que cette raison suffisante se situe assez bas dans l’échelle, et est peut-être la raison minimalement suffisante. C’est l’effet de seuil dont parlait Pérennec. En norvégien, le comportement de allerede est le même :
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vi viser noen av de mest spektakulære restauranter i verden der man allerede på grunn av omgivelsene ganske enkelt må ha spist en gang, som Beijing Noodle No. 9 i Las Vegas. (norvégien bokmål) |
« Nous montrons certains des restaurants plus spectaculaires du monde, où l’on doit avoir mangé au moins une fois, ne serait-ce que du fait de l’environnement, comme le Beijing Noodle n° 9 à Las Vegas. » (noTenTen17, 553 748 124, original 2015) |
En revanche, alt, qui contrairement à allerede n’inclut pas dans son étymologie l’idée de proactivité ou de capacité à réaliser un procès, ne présente pas d’emploi équivalent. La seule construction associant alt à un marqueur causal se trouve dans des énoncés averbaux servant à contraster l’ampleur de l’effet et l’unicité de la cause (« tout ça à cause de X », où l’on reconnaît donc l’emploi de alt comme quantificateur) :
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skremmende er også hvordan CO2-utslipp forsurer havet og forstyrrer marine økosystemer slik at korallrev ødelegges og viktige fiskebestander trues. Alt på grunn av manglende overordet styring. (norvégien bokmål) |
« Il est effrayant de voir comment l’augmentation du CO2 acidifie la mer et perturbe les écosystèmes marins, si bien que les récifs de corail sont menacés et que des réserves halieutiques importantes sont menacées. Tout cela à cause de l’absence de principe de gestion. » (noTenTen17, 111 282 251, original 2011) |
Pour ce qui est des valeurs étiamitives, ces emplois scalaires s’observent soit quand le marqueur prend portée sur un adjectif au comparatif, soit en association avec un quantificateur. Dans les constructions au comparatif, il s’agit de signaler que le point de l’échelle qui peut être dit être le cas est supérieur à la valeur de référence ; on retrouve la disjonction entre deux préconstruits, un organisateur et un attracteur :
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Im Zuge der Wohngeldreform will die Bundesregierung Haushalte mit geringem Einkommen künftig noch stärker bei den Wohnkosten entlasten. (allemand standard) |
« Suite à la réforme des allocations logement, le gouvernement veut encore plus alléger la pression sur les coûts de l’immobilier pour les foyers à faibles revenus. » (deTenTen20, 478 170 391, original 2020) |
Le même emploi est attesté pour enda en norvégien :
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Tommy Edwards spilte også inn en versjon av nasjonal interesse, listet i Cashbox undersøkelsen. En innspilling av Elvis Presley var en enda større hit, som nådde nummer #1 i UK og nummer #2 i USA (1959). (norvégien bokmål) |
« Tommy Edwards a aussi joué dans une version d’intérêt national recensée dans le sondage Cashbox. Une reprise d’Elvis Presley fut un hit plus grand encore, et a fini n° 1 au Royaume-Uni et n° 2 aux USA. » (noTenTen17, 165 022 710, original 2015) |
On retrouve le même fonctionnement sur un mode strictement quantitatif, où noch ou enda peuvent être considérés comme additifs :
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Er erforscht Probleme der Harmonischen Analysis und kann dank der Deutschen Forschungsgemeinschaft noch ein weiteres Jahr in Kiel arbeiten. (allemand standard) |
« Il étudie des problèmes d’analyse harmonique et grâce la Deutsche Forschungsgemeinschaft il pourra travailler encore un an à Kiel. » (deTenTen20, 29 549 001, original 2020) |
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Jeg tenkte å gjøre enda et forsøk på å kjøpe sushi fra matbutikken, men denne gang skal jeg kjøpe Sushisi. (norvégien bokmål) |
« Je pensais faire une nouvelle tentative pour acheter des sushis à l’épicerie, mais cette fois j’achèterai des Sushisi. » (noTenTen17, 76 536 328, original 2015) |
Dans cet emploi, enda est directement concurrencé par nok : c’est l’usage probablement emprunté à l’allemand et amalgamé à nok « assez »:
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To år etter, i 1606, utnevnte pave Paul V ham til kardinalprest av San Pietro in Montorio. Etter nok to år ble han biskop av Spoleto, i 1611 til pavelig legat i Bologna og i 1617 prefekt ved Den apostoliske Signatur. (norvégien bokmål) |
« Deux ans plus tard, en 1606, le pape Paul V le nomma cardinal de San Pietro in Montorio. Encore deux années plus tard, il devint évêque de Spolète, en 1611 légat pontifical à Bologne et en 1617 préfet de la signature apostolique. » (noTenTen17, 93 962 101, original 2017) |
L’occurrence supplémentaire d’un procès verbal est marquée par la même construction noch einmal, enda/nok en gang.
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Diesem entnimmt der Clown seine goldene Trompete und verzaubert noch einmal das Publikum mit Frankie-Boys "My way". (allemand standard) |
« Le clown lui emprunte sa trompette dorée et enchante encore une fois le public avec “My Way” des Frankie Boys. » (deTenTen20, 1 883 327 711, original 2020) |
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Richards så for seg at de skulle spille sangen inn enda en gang, hvor en blåserrekke spilte riffet. (norvégien bokmål) |
« Richards vit qu’ils pouvaient reprendre le morceau encore une fois, où ce fut une rangée de cuivres qui joua le riff. » (noTenTen17, 165 020 567, original 2017) |
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i august 1851 ble spørsmålet om ombygging tatt opp igjen, og nok en gang ble det besluttet at hele kirken skulle restaureres fra grunnen. (norvégien bokmål) |
« En août 1851, il fut demandé si la construction devait reprendre, et encore une fois il fut décidé que toute l’église devait être restaurée à zéro. » (noTenTen17, 93 559 419, original 2017) |
En allemand, noch peut également être employé dans des questions visant à réparer un oubli (Métrich 2002 : 281). Il me semble que cet emploi peut être directement rattaché à la valeur de répétition d’un procès illustrée par l’exemple (31) : la question réparatrice caractérise la réponse attendue comme une répétition.
De fait, c’est également cet usage qui, dans la famille scandinave, est le moins répandu et ne s’explique que par une forme d’emprunt médiéval à l’allemand (ou plutôt au bas allemand), ou d’amalgame entre nok et noch. Encore faut-il comprendre comment cet amalgame a été possible.
On peut émettre l’hypothèse que les marqueurs du type assez dessinent un seuil entre deux niveaux au sein d’un milieu homogène, à l’aune de critères extrinsèques. L’homogénéité du milieu pourrait être vue comme un problème si l’on donnait de la frontière un caractère séparateur entre p et non-p, comme c’est souvent le cas dans les descriptions logiques : les marqueurs assez ne convoquent pas de solution non-p, et ne sont pas orientés vers l’expiration de la validité de p comme peuvent l’être les marqueurs de type étiamitif dans leurs emplois aspecto-temporels, même s’il convient de garder en tête que cette orientation des étiamitifs vers l’expiration semble absente des emplois discursifs : dans les langues scandinaves notamment, la forme historique de ces marqueurs insiste au contraire sur l’homogénéité de l’ajout à ce à quoi il est ajouté.
3.2. Particule modale
En allemand, schon peut être employé comme particule modale pour affirmer que p est le cas et est pertinent dans un contexte où cela pouvait ne pas être tenu pour acquis. Dans les exemples suivants, on renonce à traduire la particule :
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Bist Du betroffen oder warst Du betroffen? Dann trau Dich mitzumachen! Du kannst schreiben, was dir wichtig ist, völlig anonym. Es soll aber schon ehrlich sein. (allemand standard) |
« Tu es concerné ou bien tu étais concerné ? Alors saute le pas et participe ! Tu peux écrire ce qui te tient à cœur, en tout anonymat. Mais il faut [schon] que ce soit sincère. » (deTenTen20, 5 056 330 648, original 2020) |
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Ein Diener betrat das Gästezimmer. “Der Herr läßt fragen, ob Ihr wieder bei Kräften seid.” Kolja nickte. “Ich denke schon, aber ein Frühstück hätte ich schon gerne noch, mein Magen knurrt wie ein Sibiryakischer Höhlenbär…” (allemand standard) |
« Un domestique entra dans le salon. “Monsieur demande si vous avez retrouvé vos forces.” Kolja fit signe que oui. “Je pense [schon], mais j’aimerais bien avoir encore un petit déjeuner, mon estomac grogne comme un ours sibiriaque [sic] dans sa tanière.” » (deTentTen20, 2 318 206 577, original 2020) |
Pour autant, la question de l’accessibilité d’un point de vue selon lequel p n’est pas le cas (défendue par Ormelius-Sandblom 1997) doit là aussi être envisagée en fonction des constructions individuelles : ce point de vue n’est directement visible que lorsque la particule est accentuée (Meibauer 1994), ou en cooccurrence avec une particule supplémentaire, doch.
Ni alt ni allerede ni enda ne semblent présenter d’emploi comme particule en norvégien, pas plus que noch en allemand (dès lors que l’emploi interrogatif de noch a été réduit à un cas spécifique de l’usage itératif). En revanche, il existe une particule modale nok en norvégien. Son sens semble assez éloigné de celui de schon, et semble associé à une validation de p après un temps de suspens ou en ménageant une forme de réserve. Les descriptions de cette particule dans la littérature la présentent comme un marqueur de quasi-certitude dont l’emploi affaiblit légèrement la prise en charge de p, comme cela peut s’observer en allemand pour la particule wohl.
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Ja, det kan nok være denne artikkelen trenger et nytt navn, men selv har jeg ikke gjort det, for jeg vil se hvordan engelsk Wikipedias flyttingsdiskusjon utarter seg videren. (norvégien bokmål) |
« Oui, il se peut sans doute que cet article ait besoin d’un nouveau nom, mais je ne m’en suis pas chargé moi-même, car je veux voir comment la discussion de relocalisation du wikipédia anglophone continue à évoluer. » (noTenTen17, 195 548 573, original 2017) |
Le recrutement d’un marqueur assez en même temps que son positionnement aux marges de la famille de marqueurs ici décrite peut s’expliquer par le fait que là où les marqueurs iamitifs et étiamitifs fonctionnent en référence à un flux orienté autour d’une valeur centrale qui est fournie par le préconstruit, les marqueurs assez convoquent plus ouvertement une dimension normative externe : assez, c’est assez à l’aune d’un standard qui peut être cherché en-dehors de classe d’occurrences sur laquelle on opère. Ce standard peut par exemple être construit par une proposition de but :
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en kortslutning kan produsere nok elektrisk strøm for å smelte metall på andre metall. (norvégien bokmål) |
« Un court-circuit peut produire suffisamment d’électricité pour fondre le métal dans un autre métal. » (noTenTen 17, 590 304, original : 2015) |
En l’occurrence, il semble naturel de penser que nok signale un degré « suffisant » d’adéquation de la représentation construite à ce qu’il y a à dire pour permettre une affirmation, finalement assez dans l’esprit de la maxime de qualité de Grice. La collocation naturlig nok, où nok suit un adverbe d’évidence, est instructive à cet égard, puisque la particule, en son sens initial « assez », vient qualifier comme suffisant le degré d’acceptabilité manifeste de p, marqué par naturlig, pour un résultat sémantique global proche de ce que ferait le nok modal seul.
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sommeren er naturlig nok den varmeste og lyseste tiden for å besøke Scilly. men det er uansett ingen trengsel på de hvite strendene her ute i Atlanterhavet. (norvégien bokmål) |
« L’été est assez naturellement la saison la plus chaude et la plus lumineuse pour visiter Scilly. Mais il n’y a tout de même pas foule sur les plages blanches ici sur l’océan Atlantique. » (noTenTen17, 1 297 511, original 2015) |
L’usage le plus remarquable de nok, de ce point de vue, n’est donc pas l’usage comme particule énonciative, mais bien l’emploi additif associé à la convergence nok/noch.
4. Bilan
Dans la perspective de ce recueil d’études, les iamitifs de l’allemand et du norvégien sont des cas particulièrement nets du type de marqueurs faisant jouer une série continue, où la représentation subissant le marquage est construite comme un point nouveau que l’on intègre dans un intervalle ouvert. Les effets de frontière et le contraste avec un domaine non-p sont peu saillants, que ce soit pour le groupe iamitif ou pour le groupe étiamitif. Ce faible rôle de l’altérité p/p’ en général et p/non-p en particulier a pu contribuer à ce qu’un marqueur de type assez, dans l’identité sémantique duquel p’ ne joue aucun rôle, puisse apparaître dans les marges de ce groupe de marqueurs en norvégien.
Malgré cette cohérence, on ne peut pas parler de systèmes logiques, en partie justement du fait que les conceptions logicistes reposent sur le jeu entre p et non-p. Il semble qu’il faille plutôt parler d’un « effet iamitif » ou d’un air iamitif ou étiamitif. Cet air de famille est partagé par des marqueurs d’origines diverses, faisant jouer l’adéquation d’une occurrence dans un flux à une valeur de référence elle-même inscrite dans ce flux. Selon l’orientation de ce flux, selon en particulier qu’il se dirige vers la valeur de référence ou s’en éloigne, les marqueurs peuvent présenter des emplois localement équivalents aux français déjà ou encore.