Introduction
Dans le présent article nous proposons une étude sémantique du mot letton jau. Étymologiquement, jau est apparenté au lituanien jaũ et au vieux prussien jāu, signifiant « déjà, jamais » (Karulis 2001 : 350). Certaines sources révèlent la parenté de jau avec les langues slaves (le russe уже (uže) : Endzelīns 1911 : 199, 1951 : 626, Pokorny 1959 : 281). Selon les autres, jau vient des langues germaniques, notamment du gotique ju (Trautmann 1923 : 106, Vasmer 1961 : 151, Fraenkel 1962 : 457). Notons par ailleurs que iam ou jam, du latin signifiant « déjà », est entré dans la langue lettone via le gotique et le vieux haut allemand, étant à l’origine de l’adverbe d’affirmation jā (oui) (Enchiridion 1924 : 52, 53, 65). Ainsi, avant que la forme jā ne se soit stabilisée en letton, jau jouait le rôle d’adverbe d’affirmation dans certains contextes : par exemple – Voi jau nacis ? – Jau sen. (« – Est-ce que [il est] déjà venu ? – Déjà il y a longtemps ») (Stenders 1783 : 201).
En ce qui concerne les études linguistiques, jau n’a pas fait, jusqu’à présent, l’objet d’une étude systématique, contrairement aux unités analogues des langues romanes (Buchi 2004, Hassler 2016, Hansen et Strudsholm 2008, Paillard 1992), germaniques (Dahl 2021, Dahl et Wälchli 2016, Koss et al. 2022, Olsson 2013, Pérennec 2002, Ziegeler 2021), et slaves (Bottineau 2020, Levontina 2008, Paillard 1986, Urison 2007) qui ont été étudiées dans différentes perspectives théoriques.
Le Dictionnaire de la langue lettonne contemporaine (désormais MLVV) et le Dictionnaire de la langue lettonne littéraire (désormais LLVV) attribuent à jau deux statuts – celui d’adverbe et celui de particule. Selon les deux dictionnaires, il s’agit d’homonymes. L’adverbe Jau signifie « dès l’heure actuelle, dès maintenant », comme dans l’exemple (a) Saule jau aust (« Le soleil se lève déjà »), alors que la particule jau a pour fonction de renforcer le sens de l’énoncé (Ceplīte et Ceplītis 1997 : 113), comme dans l’exemple (b) Es jau negribu to noliegt (« Je jau ne veux pas le nier ») où jau renforce l’affirmation négative Je ne veux pas le nier1.
La littérature linguistique ne remet pas en cause la distinction adverbe/particule proposée par les dictionnaires. Ainsi, pour E. Zilgalve (2013 : 14), dans l’énoncé Jau pavasaris ! (litt. : « déjà le printemps ») jau est un adverbe, tandis que dans l’énoncé Es jau nesaku, ka man nepatīk (litt. : « Je jau ne dis pas que cela ne me plaît pas »), jau est une particule de renforcement (voir également Kalme 2001, Paegle 2003, Auziņa et al. 2013).
Plusieurs sources constatent que jau est une des particules les plus fréquentes du letton, surtout à l’oral, où elle se distingue par sa capacité à former des suites des particules quasi figées : gan jau, jau gan, nu jau nu gan, jau nu, ne jau, ne jau nu, tad jau, nē jau, jau arī, lai jau, etc., souvent considérées comme locutions. Dans la grammaire de Paegle (2003), ces locutions sont regroupées comme exprimant « des nuances modales de sens très subtiles. » (Paegle, 2003 : 208-209).
Notre approche se distingue de celles qui ont été exposées ci-dessus. Elle s’inscrit dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives d’A. Culioli (1999) et consiste en l’étude de l’identité d’une unité lexicale observable dans la diversité de ses emplois. Ainsi, nous proposons de considérer les différentes valeurs de jau comme des variations de son identité sémantique, sans poser, a priori, la distinction adverbe/particule. Dans un premier temps, nous chercherons à formuler l’identité sémantique de jau ; ensuite, à partir du corpus écrit et oral, nous étudierons comment cette sémantique se rejoue dans les différentes valeurs de ce mot. Notre recherche présente ainsi une contribution à l’étude des unités lexicales de différentes langues effectuées dans cette perspective2.
1. Corpus et méthodologie
Pour notre analyse, nous utilisons les corpus en ligne LRK1003 (Corpus letton de reconnaissance vocale), LVK20224 (Corpus équilibré des textes lettons modernes) et Saeima (Corpus des transcriptions des séances du parlement letton). Certains exemples viennent des réseaux sociaux, notamment de Twitter, TikTok et de forums. L’utilisation du corpus oral a été pour nous primordiale, puisque certains emplois de jau, considérés comme familiers, ne sont pas observables à l’écrit, alors que leur fréquence à l’oral est remarquable. Afin de faciliter la lecture, chaque exemple du corpus oral est précédé d’une brève explicitation du contexte (situation d’énonciation). Pour la même raison, on s’est permis de rajouter quelques signes de ponctuation, absents de la transcription originale. Pour la traduction des exemples, nous avons décidé de maintenir le mot jau tel quel dans la version française, en le faisant suivre de traductions ou, lorsque la traduction se révèle difficile ou impossible, de gloses.
Méthodologiquement, nous focalisons notre étude exclusivement sur le letton, sans nous lancer dans une entreprise contrastive avec d’autres langues et indépendamment des influences des langues voisines qui peuvent être à l’origine de telle ou telle valeur de jau. Ce choix est dicté aussi bien par les limites objectives de la présente recherche que par son objectif de décrire la spécificité de jau et de ses variations. Certes, l’histoire des langues, leurs contacts et l’interférence entre elles font en sorte que les différentes valeurs de jau en letton renvoient aux emplois d’unités sémantiquement proches dans d’autres langues. Cela est observable surtout pour les valeurs aspecto-temporelles, mais également pour certaines valeurs discursives de jau. Ainsi, dans les langues telles que l’allemand et le russe, qui partagent avec le letton leur héritage étymologique, ces valeurs se croisent plus fréquemment (voir Modicom 2016 sur les emplois de schon, noch, doch et gleich, Bottineau dans ce numéro, Viellard 2009 sur уже (uže) уж (už) et же (že)). Il faut, bien évidemment, mentionner le lituanien où jau présente des similitudes avec le letton aussi bien sur le plan sémantique que distributionnel, notamment dans son association fréquente avec la négation (voir Ostrowski 2016). Quelques valeurs discursives de jau se reconnaissent dans celles du français déjà (voir, par exemple, Paillard dans ce numéro) et dans les unités homologues des autres langues romanes. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive. La richesse de ces données appelle, sans doute, une étude approfondie dans une perspective contrastive – étude à laquelle nous espérons pouvoir contribuer.
2. Sur la sémantique de jau
Concernant l’identité sémantique de jau, la formulation suivante peut être avancée comme hypothèse : jau crée un point de référence correspondant au « maintenant » discursif ; l’énoncé p, qui est la portée de jau, est ainsi dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède (valeur p’, qui est exprimée ou suggérée dans le contexte gauche). Cette discontinuité peut se jouer sur deux plans :
- Sur le plan temporel (t) : p-événement est alors défini par le « maintenant » créé par jau (ex. 1 à 4 ci-dessous) ;
- Sur le plan discursif, sans que la temporalité du procès soit en jeu : p est alors associé à une représentation d’un état de choses R qui est dans un rapport d’altérité variable avec une première représentation (p’), exprimée ou suggérée dans le contexte antérieur (ex. 5 à 23 ci-dessous).
Les différentes valeurs que nous présentons sont donc traitées comme des variations de la sémantique de discontinuité propre à jau.
Nous commencerons par les valeurs relevant de la mise en jeu de la temporalité du procès ; ensuite, nous abordons les valeurs discursives pour lesquelles la discontinuité se joue au niveau des représentations sans recours à la temporalité. Finalement, (et dans cette même perspective) nous étudieront les combinaisons les plus fréquentes de jau avec d’autres unités discursives du letton.
Pour les commentaires des exemples, nous utilisons les concepts relevant du cadre théorique des opérations énonciatives de Culioli. Ainsi, p désigne l’énoncé qui constitue la portée de jau, alors que p’ renvoie à la valeur altérée, présente ou suggérée par le contexte. S1 désigne une position subjective (appelée aussi coénonciateur) dans un rapport d’altérité avec la position de l’énonciateur S0. Ni S0 ni S1 ne sont considérés ici comme préexistants aux énoncés, mais sont des repères subjectifs, reconstitués à partir des énoncés. Enfin, R désigne « l’état de choses » dont p rend compte par le biais des agencements des formes linguistiques.
3. Valeurs aspecto-temporelles
Lorsque le « maintenant » créé par jau constitue le point de repère pour un p-événement (enjeu temporel), on peut distinguer deux valeurs dans notre corpus :
(a) la valeur aspectuelle ;
(b) la valeur centrée sur l’existence (ou la non-existence) d’une occurrence de p.
Dans le premier cas, p est situé sur un axe temporel (p actualisé) ; jau peut se trouver au début de l’énoncé (ex. 1 et 2), en position médiane (ex. 3) ou encore en position absolue en réponse à une demande ou à un ordre (ex. 4). Dans le deuxième cas, jau se trouve dans des énoncés interrogatifs et porte non pas sur un événement actualisé mais sur l’existence de l’occurrence : il s’agit alors pour S1 de valider ou non p-événement (ex. 5).
(1) |
Exemple tiré d’une courte histoire Emu, mans draugs (Emu, mon ami) de l’écrivaine lettonne Inga Ābele. Le narrateur raconte une scène : |
« Jau (déjà) ayant bu la première gorgée, Kitse comprend que tout est différent. » (https://ruscorpora.ru/s/epYQp) |
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(2) |
Transcription d’un entretien à la radio : |
« Eh bien, les candidats à la présidentielle sont Andris Bērziņš, Valdis Zatlers. Jau (déjà) après-demain on saura si l’un des deux sera président du pays ou pas » (korpuss.lv/LRK100) |
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Transcription d’un discours d’un député : |
« Ainsi il y a deux terminaux qui commencent jau (déjà) à exporter » (korpuss.lv/id/Saeima) |
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Conversation entre deux résidents d’un logement : |
« Allume le chauffage, s’il te plaît – Jau (c’est déjà fait) ! » |
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Conversation entre deux amis cinéphiles : |
« Tu as jau (déjà) vu des films de Jarmusch ? » |
Dans les exemples (1) et (2), jau agit dans un cadre narratif en produisant un effet stylistique d’accélération (ex. 1 : « déjà ayant bu la première gorgée ») ou d’attente (ex. 2 : « déjà après-demain »). Cet effet s’explique par la création par jau d’un point de perspective (ou point de repère) correspondant à « maintenant » et donc en discontinuité avec une première représentation p’ sur l’axe temporel.
De même, dans l’exemple (3), jau crée un point de repère t correspondant au « maintenant » du discours : p (« les terminaux commencent à exporter ») est présenté comme un événement dans un rapport de discontinuité avec une première représentation (p’) : « les terminaux ne sont pas encore exploitables ». Dans (4) – énoncé jussif – il appartient à S1, le colocuteur, de valider p-événement : « allumer le chauffage », en relation à une représentation première de S0 (p’ : « le chauffage n’est pas allumé »). Jau marque une discontinuité par rapport à cette représentation du premier locuteur relative au temps (t) de l’événement (où p n’est pas le cas), en créant un présent où p est le cas : « le chauffage est allumé ».
Dans l’exemple (5) jau porte sur l’existence d’une ou plusieurs occurrences de p : « tu as jau (déjà) vu des films de Jarmusch ? ». Valider une ou plusieurs occurrences revient à les situer dans le temps. Cette valeur de jau est propre aux énoncés interrogatifs, mais la modalité interrogative ne conditionne pas, à elle seule, la construction de cette valeur. Ainsi, dans un énoncé comme Vai tu jau paēdi vakariņas ? « As-tu déjà dîné ? », jau a une valeur aspecto-temporelle.
4. Valeurs discursives
Les valeurs discursives de jau relèvent, tout comme ses valeurs temporelles, d’une discontinuité qu’opère jau en créant le présent du discours comme point de perspective. Cependant, contrairement aux cas décrits ci-dessus, la temporalité du procès n’est pas en jeu ici : la discontinuité porte sur la représentation p d’un état de choses R, avec, le plus souvent, un enjeu sur le plan intersubjectif.
Les valeurs discursives de jau se différencient entre elles avant tout par la nature de p comme discontinuité discursive. On peut distinguer trois valeurs : (1) la valeur argumentative, (2) la valeur endoxale et (3) la valeur confrontant deux points de vue.
4.1. Valeur argumentative
Cette valeur est propre aux contextes où une discussion met en jeu des points de vue différents. Jau présente un p-argument en faveur d’une conclusion non acquise au départ. La prise en compte de p redéfinit les enjeux de la discussion telle qu’elle s’était engagée.
(6) |
Transcription d’un entretien à la radio sur l’organisation d’un festival de musique classique à Riga : |
« Si, jau (déjà), notre budget culturel est tel qu’il est, alors il vaut mieux concentrer tout cela dans un seul festival » (korpuss.lv/id/LRK100) |
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(7) |
Transcription d’un entretien à la radio sur l’organisation d’un festival de musique classique à Riga : |
« Mais mais je pense que la Lettonie, jau (déjà) par rapport à disons à l’Europe occidentale et même à l’Amérique est en fait bien plus avancée » (korpuss.lv/id/LRK100) |
Dans l’exemple (6) la discussion porte sur programme culturel : p « si jau (déjà) notre budget culturel est ce qu’il est » est une proposition qui vise à revoir à la baisse le projet initial : « il vaut mieux concentrer tout cela dans un seul festival ». p défini par jau comme le « maintenant » discursif crée une discontinuité par rapport à la discussion telle qu’elle s’est engagée.
De même, dans l’exemple (7), la comparaison de la Lettonie avec l’Europe et l’Amérique présente un premier argument en faveur de l’affirmation générale : « la Lettonie est bien plus avancée ».
4.2. Valeur endoxale
Nous appelons « endoxal » l’emploi de jau lorsqu’il introduit des énoncés renvoyant à des représentations communément admises et relevant d’une forme de doxa. La discontinuité discursive que marque jau tient au fait de convoquer dans le récit d’une expérience personnelle un ensemble de représentations socialement admises qui légitiment le propos qui est tenu. Cette valeur de jau est renforcée par d’autres éléments lexicaux du contexte. Dans l’exemple (8), « vivre sur les valises », une expression associée à la vie errante des juifs, vise à banaliser l’évocation d’une situation a priori déroutante, ce que confirme les occurrences suivantes de jau : « kā saka » (« comme on dit ») ; « tāds diezgan banāls tēls » (« une image assez banale, un cliché ») :
(8) |
Un metteur en scène parle à la radio de sa dernière pièce Secrets de la Kabbale : |
« Pour moi, comme pour beaucoup de gens, mon premier et, en fait, mon seul contact avec les juifs orthodoxes et hassidiques a eu lieu à l’aéroport donc là-bas pour la première fois… on a eu l’occasion de voir ces gens, ces familles et, bien sûr, ils sont extrêmement attirants et bien sûr, très intéressants, enfin, bien sûr, comme on dit, le peuple juif, il jau (c’est connu) euh il jau (c’est connu) vit toujours sur les valises, parce que c’est jau (déjà) une image assez banale, un cliché comme l’a dit une fois une femme juive » (korpuss.lv/id/LRK100) |
Dans l’exemple (9), la colère évoquée dans le contexte gauche immédiat est relativisée par une mise en rapport avec une représentation relevant du sens commun : cette colère n’est pas une vraie colère, mais une colère passagère, celle qu’on éprouve pour ceux qu’on aime. L’enjeu est de dédramatiser l’évocation du conflit :
(9) |
Une actrice à la radio parle d’un metteur un scène : |
« Mais j’ai été aussi en colère contre lui, vraiment, mais bon, comme jau (comme c’est de coutume) avec les gens que tu aimes, cette colère elle se dissipe et après, la personne reste dans la mémoire comme quelqu’un de très aimable » (korpuss.lv/id/LRK100) |
Cette valeur endoxale de jau est fréquente dans les contextes où l’on se réfère à un proverbe ou un dicton (ex. 10) :
(10) |
Transcription d’un discours d’un député : |
« Seulement le diable jau (c’est connu) se cache d’habitude dans les détails » (korpuss.lv/id/Saeima) |
4.3. Valeur de confrontation de deux points de vue
Dans ce cas de figure, la valeur de jau est liée à la confrontation de deux points de vue divergents (S0 et S1) sur un état de choses R. Jau, dont la portée est un énoncé à la forme négative, construit un « maintenant » discursif présenté comme permettant de rendre pleinement compte de R. De ce point de vue, la représentation première (p’) de R, attribuée à S1, est présentée comme partielle et partiale et à ce titre est disqualifiée. Dans ce cas de figure, jau est en position médiane – c’est-à-dire, entre le sujet et le prédicat – ce qui contribue à la construction d’une altérité intersubjective forte (Franckel et Paillard 2008, Vladimirska 2008).
Ainsi, dans l’exemple 11 (« la pièce jau n’est pas sur les Juifs »), jau convoque le point de vue de S1 afin de le disqualifier : p est suivi d’un énoncé affirmatif stabilisant/explicitant le point de vue de S0 présentant la bonne façon de comprendre la pièce : « la pièce est sur nous ». Dans l’exemple 12 (« elle jau ne le ressentait pas seulement instinctivement »), jau présente le point de vue de S1 (p’ : l’autrice ne se fait guider que par son instinct) comme une façon partielle et partiale de voir son œuvre. Tout comme dans l’exemple 11, le contexte droit stabilise le point de vue de S0 : « c’était aussi une personne qui était plongée dans la littérature et le savoir ».
(11) |
Un metteur en scène parle à la radio de sa dernière pièce : |
« La pièce jau (en réalitéa) n’est pas sur les Juifs, la pièce est sur nous, mais à travers ce prisme, comment l’amour, la confiance, la trahison se reflètent dans la culture juive » (korpuss.lv/id/LRK100) |
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(12) |
Discussion à la radio a propos de l’héritage litteraire de Ludmila Azarova : |
« Ludmila Azarova ressentait les peuples, son peuple, notre peuple, les autres peuples, mais ce n’est pas tout elle jau (en réalité) ne le ressentait pas seulement instinctivement, c’était aussi une personne qui était plongée dans la littérature et le savoir » (korpuss.lv/id/LRK100) |
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a. La traduction par « en réalité » est une traduction par défaut, la sémantique de jau n’étant pas lié au « réel » mais au « maintenant » discursif. Ce commentaire se rapporte également aux traductions des exemples ultérieurs. |
Dans les exemples (11) et (12) jau, en position médiane, porte sur une proposition à la forme négative ; en revanche, dans les exemples (13) et (14) la particule négative ne précède jau5. Située en position initiale, elle construit une valeur non-p qui remet en cause la valeur p, sans pour autant la rejeter d’emblée (altérité faible).
(13) |
Extrait d’un livre sur l’entraide et spiritualité de Joyce Meyer Wake up to the word en traduction lettonne : |
« En réalité, ce qui nous fait mal c’est ne jau (c’est pas vraiment) ce que les autres pensent de nous (litt. : en réalité, à nous fait mal ne jau ce que les autres pensent de nous) ; ce qui nous fait le plus mal, c’est ce que nous pensons de nous-mêmes. » (korpuss.lv/id/LVK2022) |
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(14) |
Commentaire accompagnant une vidéo sur les difficultés des jeunes mères à concilier les responsabilités professionnelles et celles de la vie personnelle : |
« Le prétexte majeur de beaucoup de mères pour ne pas faire quelque chose c’est “j’ai des enfants… je ne pourrai pas le faire, vous savez ?” Moi aussi, à un moment j’ai eu de telles pensées, mais j’ai compris que c’est ne jau (pas vraiment) la faute aux enfants. » (litt. : j’ai compris que ne jau aux enfants est la faute). |
Contrairement aux exemples 11 et 12, où jau articule deux points de vue subjectifs, dans les exemples 13 et 14, p renvoie à une opinion généralement admise : ce qui nous fait mal c’est ce que les autres pensent de nous (ex. 13) ; les enfants justifient la non-disponibilité des jeunes mères (ex. 14). Ce cas de figure fait écho à la valeur endoxale de jau, discutée en b : ne jau construit un « maintenant » de discours comme un point de perspective d’où p est remis en cause.
5. Jau comme constituant de séquences formées de plusieurs marqueurs discursifs
Comme mentionné ci-dessus, jau fait partie de différentes suites de marqueurs discursifs : gan jau, jau gan, nu jau nu gan, jau nu, ne jau, ne jau nu, tad jau, nē jau, jau arī, lai jau, etc. La position de jau dans ces combinaisons est variable et influence fortement la sémantique du marqueur ainsi composé. Nous allons nous arrêter sur quelques combinaisons les plus fréquentes dans notre corpus.
5.1. Nu jau/jau nu
Le marqueur nu en letton est très fréquent, notamment dans les dialogues où il est en position initiale dans un tour de parole. Apparenté au proto-indo-européen *nu signifiant « maintenant » (Maschler et Schiffrin 2015), ce marqueur est très fréquent en russe (cf. Sokolova 2015, Bolden 2016, Bolden et Sorjonen 2018, Putina 2019)6, en polonais et en yiddish. Selon Kuosmanen et Multisilta (1999) et Bolden et Sorjonen (2018) nu marque une transition7 et précède régulièrement une réponse dans des dialogues interactifs. Selon les données de notre corpus, nu marque la prise en compte du contexte gauche : nu construit ainsi une continuité à la fois discursive (avec le contexte antérieur immédiat) et énonciative (continuité entre les positions de S0 et de S1). Il faut également noter le rôle important de l’intonation dans les variations sémantiques de nu.
L’association de jau avec le marqueur nu revient à combiner continuité (nu) et discontinuité (jau) liée à p. Nu jau p prend en compte un élément du contexte gauche (continuité) tout en le remettant en cause plus ou moins radicalement (discontinuité). Ainsi, dans l’exemple (15) « nu jau » signifie qu’au moment présent, il n’y a plus de raison de pleurer. Dans l’exemple (16) « nu jau » signifie que même si auparavant on pouvait s’interroger sur la stabilité de l’entreprise, désormais cette stabilité ne fait plus de doute.
(15) |
Une mère cherche à calmer son enfant en pleurs : |
« Nu jau ! (Allez, ça va maintenant) » |
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(16) |
Anniversaire d’une entreprise : |
« Nous avons 2 ans aujourd’hui ! Nous avons appris à marcher et nu jau (maintenant, désormais) nous nous tenons fermement sur nos pieds » |
Dans le cas de jau nu, jau en position initiale construit d’abord une discontinuité par rapport au contexte gauche immédiat, alors que nu redéfinit ce qui précède comme se réduisant à ce qui est effectivement le cas. Ainsi, dans l’exemple (17), jau marque une rupture avec l’affirmation « le père travaillait » ; nu rétablit ce qui est effectivement le cas concernant le travail du père : ce n’était qu’un travail épisodique. Dans l’exemple (18) le contexte gauche du slogan publicitaire suggère qu’on ne peut pas imaginer une collection de chaussures plus « automnale », c’est-à-dire plus conforme à la saison, que celle de l’année dernière. Jau crée une discontinuité avec ce qui précède, alors que nu effectue un retour au contexte gauche en le redéfinissant : « n’est pas possible » ; le contexte postérieur remet cette affirmation en en cause : « et pourtant si » – le but de la publicité étant de mettre en valeur la nouvelle collection, on dit que l’impossible est désormais possible et que la nouvelle collection est encore meilleure que la précédente.
(17) |
Fragment d’un roman de G. Jankovskis présenté dans une grammaire du letton pour les collègiens : |
« Et le père travaillait, quel que jau nu (désormais) soit le travail qui se présentait » |
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(18) |
Publicité pour une collection de chaussures pour la saison d’automne : |
« Encore plus automnal jau nu (désormais) n’est pas possible ! Et pourtant si… » |
5.2. gan jau/jau gan
Étymologiquement, gan est issu de l’adverbe gana qui signifie « assez, suffisant, complet ». (KK 2001 : 285). Les dictionnaires définissent gan comme une particule « qui renforce la valeur de certitude et de probabilité » (LLVV). Associé à jau, gan permet de stabiliser le point de vue p, que jau construit en discontinuité avec ce qui précède, en le spécifiant comme étant pertinent, exhaustif. Dans le discours, gan peut soit précéder jau (ex. 19-20), soit le suivre (ex.21). Lorsque gan précède jau, p se présente comme un point de vue stabilisé qui fait pleinement sens dans le présent du discours (valeur de jau) (ex. 19-20).
(19) |
Extrait d’une conversation à la radio où l’on critique la tendance à délaisser l’éducation des enfants en reportant toute la responsabilité sur les écoles : |
« On ne pense qu’aux marchés, qu’aux concurrents, on ne pense qu’au profit, on ne pense qu’au chiffre d’affaires et et et à des choses comme ça. Quant aux enfants, c’est la responsabilité des écoles, c’est aux écoles de penser aux enfants, ce n’est pas si grave, gan jau (c’est bon comme ça, laissons faire). (korpuss.lv/id/LRK100) |
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(20) |
Un pianiste donne un entretien à la radio à propos d’un concert à venir : |
« Ce sera la première fois que je le jouerai ; Vestards l’a déjà joué donc il se sent déjà plus rassuré, mais je pense que nous allons nous entraider et gan jau (sûrement) tout va bien se passer. » (korpuss.lv/id/LRK100) |
Dans l’exemple (19), gan jau est en position finale détaché par rapport à p et présente le point de vue de S1 comme catégorique, hors altérité. Un point de vue que rejette fortement S0 trouvant scandaleux le désentérêt total pour l’éducation des enfant exprimé par S1 ; pour S0, bien au contraire, ce sont les enfants qui doivent compter le plus.
Contrairement à l’exemple (19), dans l’exemple (20), gan jau est en position initiale non détachée. Il marque le dépassement de l’appréhension première concernant le concert évoquée au départ (p’). L’altérité p/p’ est faible ; gan jau stabilise le pont de vue p (p : tout va bien se passer).
Dans l’exemple (21) l’ordre est inversé : jau introduit p comme marquant le dépassement d’un premier point de vue. En position médiane et prosodiquement détaché, jau gan construit une altérité forte entre p, la position de S0, et p’ donnée dans le contexte gauche, qui sous-estime l’aspect spirituel de la vie des anciens lettons.
(21) |
Un internaute publie son opinion sur Twitter et un autre internaute lui répond, en la précisant. |
« – En général, je comprends très bien ces anciens lettons qui ne comprenaient pas pourquoi il leur fallait des églises supplémentaires. |
5.3. nu1 jau nu2 gan/nu jau gan
La suite des marqueurs nu jau nu gan est propre au letton oral. Dans un premier temps, nu1 effectue un retour sur la situation antérieure avec la prise en compte de la position attribuée à S1 (exprimée ou suggérée dans le contexte gauche) ; jau présente p dans un rapport de discontinuité avec cette position de départ (position de S0) ; ensuite, nu2 rétablit une continuité discursive, et gan stabilise p comme le point de vue légitime.
(22) |
Un commentaire publié en réaction à un autre commentaire sur le forum qui porte sur l’amélioration d’environement. Les deux internautes se connaissent. |
« Écoute, Mikel, nu jau nu gan (non mais là, vraiment) tu es comme défoncé. Sois sage, ne stresse pas et dis-moi pourquoi tu es si content ? » (https://a4d.lv/projekti/tabfab-konkursa-labakais-priekslikums-nrja/, consulté le 10/12/2022) |
Dans (22) avec nu1 jau nu2 gan on a une opération complexe : nu1 marque la prise en compte de la position p’ attribuée à S1 (à Mikel qui considère que son comportement est adéquat) ; jau marque avec p (position de S0) une rupture avec cette première appréciation ; nu2 revient sur le contexte gauche en présentant, avec gan, p comme hors discussion.
Dans le cas de nu jau gan (ex. 23), l’absence du deuxième retour sur la position S1 réduit l’altérité intersubjective. Par ailleurs, on retrouve ici la même dynamique que dans l’exemple précédent : nu effectue le retour sur le contexte antérieur, jau construit le maintenant discursif, et gan stabilise le point de vue p.
(23) |
Extrait d’un roman où l’héroïne vient de recevoir un commentaire inapprorprié quand à son âge : |
« À vrai dire, Eva ne s’en préoccupe pas trop, ne le perçoit pas comme une insulte, et essaie de ne pas de pas faire attention à de telles situations, cependant, elle estime que nu jau gan (là, vraiment) le moment est venu où elle n’aurait pas à faire face à de telles situations. » (LVK2022) |
Conclusion
Nous avons décrit les différentes valeurs de jau comme des variations de son identité sémantique, formulée comme marquant une discontinuité par rapport au contexte gauche. Bien que la liste des valeurs relevées dans l’article ne soit pas exhaustive, nous avons pu observer comment la sémantique de jau se déploie dans différents contextes. Les valeurs que nous avons distinguées font écho à celles d’unités comparables dans d’autres langues que le letton. Cependant, l’ensemble des variations est spécifique pour chaque langue, et dépend aussi bien des pratiques linguistiques que des contraintes syntaxiques et combinatoires. De plus la spécificité du letton semble résider dans l’existence très riche de marqueurs composés comportant jau, qui construisent des relations complexes sur le plan discursif et énonciatif entre les différentes composantes de l’enchaînement discursif.