Haəy, verbe, particule et coordonnant en khmer

  • Haəy, verb, particle and conjunction in cambodian

DOI : 10.35562/elad-silda.1326

Résumés

Dans les dictionnaires français-khmer et dans les dictionnaires khmer-français, haəy est donné comme la traduction de déjà. Dans les faits, le mot haəy a différents statuts : comme verbe il signifie « être fini » ; il a également différents emplois non verbaux, en particulier comme particule et comme coordonnant. On le rencontre aussi dans différentes locutions : lie haəy (litt. « quitter » + haəy) « au revoir, à plus » ou encore haəy knie (litt. haəy + « ensemble ») « nous sommes ex-aequo » (par exemple, dans un jeu). De plus, dans ses emplois comme particule, la traduction par déjà est en fait rarement possible. Cet article propose une analyse de haəy dans ses différents emplois en partant d’une hypothèse sur son identité sémantique. On fera une distinction entre les emplois de haəy comme verbe (comme verbe principal ou comme verbe dans une construction verbale en série), et ses emplois comme particule et comme coordonnant. Dans ces deux derniers emplois, de loin les plus fréquents, nous caractérisons haəy comme marquant une discontinuité discursive : la séquence correspondant à la portée de haəy a un effet stabilisant (particule) ou clôturant (coordonnant) dans l’enchaînement discursif et, à ce titre, il définit le maintenant du discours.

In French-Khmer (or vice versa) dictionaries, the word haəy is presented as a translation of the French déjà but can actually be put into various categories and types of uses and values: as a verb, meaning “to be finished”, as a particle, as a coordinating conjunction, or else as part of various locutions: lie haəy (litt. to quit + haəy) “see you”, haəy knie (litt. haəy + ‘together’), meaning ex-aequo (for example in a game). Besides, when used as a particle, it can hardly be translated by déjà. This article puts forward an analysis of haəy in its different uses based on a characterization of its semantic identity. A distinction must be made between its uses as a verb (whether as a full verb or as part of serial verb constructions), as a particle or as a coordinating conjunction. In the two latter cases, by far the most frequent ones, haəy can be characterized as marking a discursive discontinuity, meaning that the sequence standing for its scope has a stabilization effect (when working as a particle) or a closing effect (when used as a conjunction).

Plan

Notes de l’auteur

Je tiens à remercier Dara Non (INALCO) qui a participé à la première étape de ce travail : collecte des données et premier inventaire.

Texte

Introduction

Le mot haəy est très fréquent en khmer tant à l’oral qu’à l’écrit. Dans le manuel de khmer de Huffman (1970) il apparaît dès les premières leçons. Et dans la nouvelle An Unrising Sun (7 pages), qui sert de corpus à cette étude, on relève cinquante-deux occurrences de haəy. haəy a différents statuts : comme verbe, il signifie « être fini » ; il a également différents emplois non verbaux, en particulier comme particule et comme coordonnant. On le rencontre dans différentes locutions : lie haəy (litt. « quitter » + haəy) : « au revoir, à plus », ou encore haəy knie (litt. haəy + « ensemble ») : « nous sommes ex-aequo » (par exemple dans un jeu). Pour les locuteurs natifs, haəy est une seule et même unité, et dans les dictionnaires on a une seule entrée pour haəy.

Deux chercheurs ont dans le passé étudié haəy. Haiman (2011) ne s’intéresse qu’aux emplois de haəy comme coordonnant. Chan (2002) a consacré la seconde partie de sa thèse à un inventaire détaillé des emplois de haəy et propose une hypothèse sur la sémantique de haəy : haəy marque la stabilisation d’une valeur (notée p) par résorption d’une première valeur (notée p’)1. Dans cet article nous proposons une hypothèse sur l’identité sémantique de haəy commune à ses différents emplois comme verbe, particule et coordonnant. Une première partie est consacrée à haəy verbe : haəy peut être le verbe principal ou un des verbes dans une construction verbale en série (CVS). La seconde partie traite de trois emplois de haəy particule. La troisième partie est consacrée aux deux emplois de haəy coordonnant. Enfin, une synthèse revient sur les principes qui gèrent la diversité des emplois non verbaux de haəy, comme particule et comme coordonnant.

1. Identité sémantique de haəy

haəy présente une séquence p (événement ou dire) comme le présent du discours dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède :

  • sur le plan temporel (emplois verbaux) : un procès est présenté comme acquis (validé), ce qui, rétroactivement, signifie qu’auparavant ce n’était pas le cas2 :

(1)

kaa

haəy

travail

haəy

« Le travail est fini »

Prédiquer du travail qu’il est terminé revient à poser qu’auparavant le procès « travailler » était en cours. La discontinuité que marque haəy convoque deux représentations du travail, comme en cours et comme terminé, en partant de la seconde.

  • sur le plan discursif (particule), haəy définit p3 comme l’enjeu présent du discours, dans un rapport de discontinuité (variable) avec ce qui est dit dans le contexte immédiat :

(2)

(à quelqu’un qui insiste pour lui emprunter de l’argent, le locuteur répond :)

thaa 

ʔɑt

kii

ʔɑt

haəy

dire

ne pas avoir

vouloir dire

ne pas avoir

haəy

« Quand je dis qu’il n’y en a pas [de l’argent] cela veut dire qu’il n’y en a pas, point barre (inutile d’insister) »

  • comme coordonnant, haəy signifie que le terme (nom ou proposition) qu’il introduit est le dernier élément d’une série (effet de clôture) :

(3)

(un homme a été victime d’un grave accident de circulation) :

baʔ

cəəŋ

haəy

nɨŋ

baek

kbaal

haəy

kee

pɑŋsəmɑŋ

casser

jambe

haəy

COORD

fracturer

tête

haəy

ils

panser

pɨŋ

teaŋ

kluen

entier

tout

personne

« Il a une jambe cassée et une fracture du crâne, et on l’a bandé de la tête aux pieds »

Dans (3) on a successivement haəy nɨŋ puis haəy : haəy nɨŋ met en relation deux noms (« jambe » et « tête ») et haəy deux propositions, la seconde décrivant le diagnostic d’ensemble porté sur la personne accidentée.

2. haəy comme verbe

haəy comme verbe peut être le verbe principal dans une proposition ou le dernier verbe dans une construction verbale en série (CVS).

2.1 haəy verbe simple

Comme verbe, haəy signifie que le procès en jeu est terminé :

(4)

peel

naa

təəp

haəy

pii

rɔvuel

temps

quel

alors

haəy

de

occupé

« À quelle heure tu es libre ? » (litt. « à quelle heure tu as fini d’être occupé »)

Le préverbe ŋ-4 combiné à haəy forme un verbe causatif : ŋ+haəy « finir" » ː

(5)

vie

ŋ

haəy

kaa

il

PREF

haəy

travail

« Il termine / a terminé son travail »

Pour déterminer le sens exact de haəy « être fini » il faut le comparer à un autre mot ruəc qui, entre autres valeurs, est traduit dans le dictionnaire de Headley (1977) par « to finish, to be finished ». Avec ruəc on a ː

(6)

ruəc

kaa

terminer

travail

« Finir / terminer un travail »

En revanche *haəy kaa est impossible : il faut utiliser le verbe préfixé ŋhaəy (cf. l’exemple (5)).

La comparaison de ruəc et de haəy permet de distinguer deux interprétations de « être fini » :

  • avec ruəc « être fini » signifie qu’un procès en cours est épuisé avec le passage à l’état résultant considéré comme la valeur de référence ;
  • avec haəy le point de stabilisation est premier ; en retour, ce qu’il y a en amont s’interprète comme « à stabiliser » ou « non-stabilisé ». D’où l’impossibilité de *haəy kaa et le recours à bɑŋhaəy dans (5).

2.2. haəy dans une construction verbale en série (CVS)

Comme dernier verbe (Vn) dans une CVS, haəy signifie que l’événement complexe correspondant à la série V1 V2Vn a atteint un point de stabilisation (sur les CVS, cf. Paillard 2013) :

(7)

kaeckaa

nɨŋ

muəy

tŋay

ʔaeŋ

tvəə

tee

affaire

DEM

un

jour

tu

faire

PART

(a) tvəə (V1)

haəy (V2)

(b) mɨn

haəy

tee 

faire

haəy

NEG

haəy

PART

« – Quand auras-tu terminé cette affaire ? – (a) – J’ai terminé (b) – Je n’ai pas terminé »

 

(8)

ɲam (V1)

baay

haəy (V2)

yəəŋ

tɨv

psaa

manger

riz

haəy

nous

aller

marché

« Une fois qu’on a fini de manger on va au marché »

La stabilisation d’un procès complexe que marque haəy comme dernier verbe d’une CVS n’est pas forcément liée au passé (cf. ʔəyləv « maintenant » dans les exemples (9) et (10)) ; haəy marque une discontinuité dans l’en cours (changement d’état : nouvelle situation) :

(9)

ʔəyləv

phliəŋ

cɨt

reəŋ (V1)

haəy (V2)

maintenant

pluie

près

stopper

haəy

« La pluie est presque terminée »

 

(10)

ʔəyləv

Nih

Vie

daə (V1)

haəy (V2)

maintenant

DEM

il

marcher

haəy

« Maintenant il (re)marche (ça y est) »

3. haəy particule

Dans le cas où il est particule, haəy est postposé à sa portée notée p ; il est en position finale. haəy p actualise le maintenant du discours (discontinuité discursive).

On peut distinguer trois grands cas.

3.1. Découverte / surprise

Le locuteur prend soudainement conscience de ce qui est en jeu et, avec p, lui donne une forme linguistique. C’est un nouveau dire, en réaction à une situation, sans rapport avec ce qui précède. Tout se ramène à cette discontinuité : seul compte le présent discursif qu’exprime haey p. Souvent, l’énoncé est précédé d’une interjection (cf. (11)-(12)) marquant la surprise liée à la découverte de ce qui est en jeu :

(11)

ʔoo

kɑŋ

nih

cah

haey

INTERJ

pneu

DEM

usé

haey

« Oh là là, ce pneu est quasiment mort »

(12a et b) : deux personnes sont sur le quai au bord du Mékong et observent le mouvement des bateaux :

(12a)

ʔei

kaʔpal

yəəŋ

mɔɔk

dɑl

haəy

INTERJ

bateau

nous

venir

arriver

haəy

« Eh, notre bateau est arrivé ǃ »

 

(12b)

ʔei

kaʔpal

cəɲ

haəy

INTERJ

bateau

sortir

haəy

« Eh, notre bateau s’en va »

 

(13)

(Une femme découvre l’air préoccupé de son mari)

mec

haəy

puu

kɨt

ʔey

comment

haəy

tu

penser

quoi

« Mais qu’as-tu ? C’est quoi ton problème ? (À quoi penses-tu ?) »

 

(14)

(A vient d’apprendre que B s’est fait renverser par une voiture)

yii 

koat

yanŋmec

haəy

INTERJ

il

comment

haəy

« Oh là là ! comment va-t-il ? »

L’expression ngoap (« mourir, crever ») haəy exprime un sentiment de stupéfaction face à quelque chose qui s’est produit mais qui a priori est impensable / incroyable pour le locuteur5. Cette expression est souvent utilisée dans les titres d’articles des journaux à scandale pour accrocher le lecteur :

(15)

(commentaire d’une photo avec des camions surchargés de marchandises)

ngoap

haəy 

dək

sampiiŋ-

sɑmpooŋ

baep

nih

saʔmattʰaʔ

crever

haəy 

transporter

énorme

énorme

chose

DEM

autorités

məəl

mɨn

kʰəəɲ

tee

rɨɨ

ngoap

haəy

regarder

NEG

voir

PART

ou

crever

haəy

« Transporter une telle quantité de marchandises, c’est incroyable ! les autorités n’ont rien remarqué ou quoi ? quel scandale : elles ne font pas leur travail ou quoi ? c’est bien trop volumineux pour qu’on ne le voie pas, c’est incroyable qu’on laisse faire ça. »

Synthèse

La présence fréquente d’une interjection devant haəy p signifie qu’il s’agit d’un dire déclenché ou encore d’une réaction à une situation inattendue. Dans (11)-(13) un élément présent dans la situation (pneu usé dans (11), mouvement d’un bateau dans (12a) et (12b), attitude du mari dans (13)) donne lieu à un dire nouveau, sans rapport direct avec le contexte gauche. De ce point de vue, on peut parler d’une discontinuité stricte. Dans (14) haəy p est une réaction à l’annonce d’un accident. Enfin, comme dans (15), ngoap haəy est un procédé rhétorique : un fait présenté comme incroyable ou scandaleux est censé arracher au lecteur une réaction de surprise ou d’indignation.

3.2. Donner tout son sens à une discussion

Dans le cadre d’une discussion en cours, haəy p signifie que, pour le locuteur, p est une représentation légitime de ce qui est en jeu. La prise en compte de p marque un tournant dans la discussion et, le plus souvent, met fin à l’échange.

Dans (16), (17) et (18) haəy p est une réponse à une question. Dans (16) et (17), avec le démonstratif nɨŋ, p reprend une valeur introduite dans la question et la définit comme ce qui est effectivement en jeu. Dans (18), la réponse signifie que ce qui est introduit dans la question n’est pas la bonne valeur :

(16)

look

cih

kaʔpal

dael

rɨɨ

nɨŋ

haəy

vous

aller

bateau

exister

ou

DEM

haəy

« – Il vous est arrivé de voyager en bateau ? – Oui, c’est le cas »

 

(17)

look

trəvkaa

bɑntup

dael

mien

bɑntup

tɨk 

nɨŋ

haəy

vous

vouloir

chambre

REL

avoir

chambre

eau

DEM

haəy

« – Vous voulez une chambre avec salle d’eau ? B. – C’est ça »

 

(18)

trəvkaa

tɨɲ

krɛɛ

tee 

tee

khɲom

mien

krɛɛ

haəy

vouloir

acheter

lit

PART

PART

je

avoir

lit

haəy

« – Voulez-vous acheter un lit ? – Non, j’en ai (déjà) un »

(19a) sans haəy est une simple question concernant l’heure qu’il est ; dans (19b), on a une question rhétorique avec une dimension polémique ; le locuteur voyant son interlocuteur se rendre à l’école s’étonne : a priori cela ne correspond pas à l’heure où normalement on va à l’école :

(19a)

taə

maoŋ

ponmaan 

PART

heure

combien

« Quelle heure est-il ? »

 

(19b)

taə

maoŋ

ponmaan

haəy

baan

aeŋ

tɨv

salaa

nɨŋ

PART

heure

combien

haəy

pouvoir

tu

aller

école

maintenant

« Est-ce bien une heure pour aller à l’école ? »

Comme dans (19b), ce qu’exprime haəy p a souvent une dimension polémique, plus ou moins marquée, concernant la définition de ce qui, en dernière analyse, est en jeu ; cf. également l’exemple (2) ci-dessus et les exemples (20) et (21) :

(20)

(discussion sur le prix d’une course en cyclo-pousse : le prix demandé est trop élevé et le locuteur redéfinit ce qui, pour lui, est le juste prix)

thlay

nah

muəy

poan

baan

haəy

cher

très

un

mille

pouvoir

haəy

« C’est trop cher ! 1000 riels c’est bien »

Dans (21) le locuteur donne son avis sur la situation très difficile d’une tierce personne : pour lui la cause est évidente : les pertes au jeu (haəy1) et la situation apparemment sans issue dont il est le témoin ; il définit ce qui, à ses yeux, est en jeu (haəy2) :

(21)

(A. a perdu tout son argent au jeu et n’a plus de quoi payer son loyer) ; B. déclare :

nɨŋ

haəy1

lbaeŋ

mɨn

dəŋ

tha

yanŋmec

tɨv

haəy2

DEM

haəy2

jeu

NEG

savoir

dire

comment

aller

haəy2

« Ce qui lui arrive, c’est à cause du jeu. Je ne sais pas comment il va s’en sortir »

Synthèse. Dans tous ces exemples, haəy p marque une nouvelle étape dans une discussion en cours ou la représentation d’une situation. haəy p explicite ce qui est vraiment en jeu. haəy p a souvent le statut d’une conclusion.

3.3. Identifier la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles

Dans le cadre d’une discussion portant sur un ensemble de valeurs possibles, haəy p identifie une des valeurs comme la bonne valeur :

(22)

kravat

pɔə

ʔey

sɑm

nɨŋ

ʔaav

khiəv

cah

cravate

couleur

INTERR

s’accorder

avec

chemise

bleu

vieux

Nih

ʔaa

chiem

cruuk

Nih

Sam

haəy

DEM

celle

sang

porc

DEM

s’accorder

haəy

« A. – Quelle cravate va avec cette chemise bleu foncé ? B. – La (cravate) marron va bien »

 

(23)

(depuis combien de temps A travaille-t-il dans telle entreprise ?) ; réponse :

koat

tvəəkaa

nɨv

kɑnlaeŋ

Nuh

bey

cnam

haəy

il

travailler

dans

endroit

DEM

trois

année

haəy

« Ça fait trois ans qu’il travaille là » 

 

(24)

Phɑɑn

ʔaayuʔ

ponmaan

haəy

baat

khɲom

ʔaayuʔ

Phaan

âge

combien

haəy

oui

je

âge

saamsep

pram

haəy

trente

cinq

haəy

« – Phaan, tu as quel âge ? – J’ai trente-cinq ans »

Dans (24) la question de A. porte sur l’âge de l’interlocuteur (B). Si la question porte sur l’âge d’une tierce personne, on n’aura pas haəy. Lorsque l’âge à déterminer est celui de l’interlocuteur, la réponse est présentée comme validée par celui qui est directement concerné. En revanche, lorsque la question concerne une tierce personne, la réponse n’est pas garantie et l’interlocuteur peut très bien ignorer l’âge exact de la personne.

(25)

(concernant un tirage de la loterie, le locuteur, qui dans un premier temps a fait semblant de ne pas être au courant du numéro gagnant, reconnaît qu’il était parfaitement au courant)

kaapɨt

khɲom

dəng

rɨəŋ

nih

yuu

haəy

en fait

je

savoir

histoire

DEM

longtemps

haəy

« En fait ça fait longtemps que je suis au courant »

 

(26)

(A demande à B des nouvelles de son enfant qui est tombé malade)

koon

ʔaeŋ

yanŋmec

haəy

enfant

tu

comment

haəy

« Ton gosse il va comment ? »

Synthèse

Le cas 3.3 a en commun avec 3.2 le fait qu’avec haəy p, le locuteur identifie ce qui, de son point de vue, est effectivement en jeu dans une discussion ou face à une situation. La différence entre 3.2 et 3.3 réside dans la discontinuité discursive que marque haəy p compte tenu de ce qui précède. Dans le cas de 3.2, le locuteur donne un éclairage nouveau sur la situation. Dans le cas de 3.3 haəy p identifie la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles déjà présente : la discontinuité se ramène à l’identification de la bonne valeur sur la classe. La discontinuité discursive est moins marquée que dans 3.2 où l’initiative de dire ce qui est en jeu (le présent discursif) est du seul ressort du locuteur. Dans 3.3, ce qui est en jeu est déjà présent sous la forme d’une classe de possibles.

4. haəy coordonnant

Cette caractérisation de haəy comme coordonnant tient au fait que dans les deux emplois décrits ci-dessous, haəy contribue à mettre une séquence p en relation avec une première séquence :

  • il peut s’agir de deux noms6 : dans ce cas haəy est suivi de nɨŋ qui sert normalement de coordonnant entre deux unités du même ordre ;
  • il peut s’agir de deux propositions dans un enchaînement discursif.

4.1. nɨŋ vs haəy nɨŋ

En coordonnant deux noms (ou plus de deux noms), nɨŋ introduit un nom comme étant sur le même plan qu’un premier nom7 :

(27)

krɑsuəŋ

saathiereaʔnaʔ

nɨŋ

dek

cumnuen

ministère

travaux publics

et

transporter

transport

« Ministère des travaux publics et des transports »

 

(28)

ʔaeŋ

nɨŋ

ʔaɲ

cie

sɑttsrev

slɑp

rueh

nɨŋ

knie

vous

et

je

être

Ennemi

mourir

vivre

avec

ensemble

« Vous et moi, nous sommes des ennemis mortels »

À la différence de nɨŋ, haəy seul ne peut pas servir de coordonnant ː

(29)

tɔənsaay

*haəy mais nɨŋ

cɑcɑɑk

lièvre

*haəy et

loup

« Le lièvre et le loup » (titre d’un conte)

haəy est nécessairement suivi de nɨŋ, ce qui tend à signifier qu’il n’est pas à proprement parler un coordonnant : il spécifie le statut du nom introduit par nɨŋ (le coordonnant) en relation avec le ou les noms précédents : ce nom est défini explicitement comme le dernier élément d’une série. En l’absence de haəy il s’agit simplement d’un syntagme complexe formé de plusieurs noms. La discontinuité discursive que marque haəy réside dans le fait que l’ajout d’un nom (p) introduit par nɨŋ confère à ce nom un statut particulier : il n’est pas un simple terme en plus. Sa prise en compte marque la série de noms comme close et les noms de la série sont présentés comme formant un tout :

(30)

kaʔpal

nuh

dəknoam

simɑŋ

daek

haəy

nɨŋ

sɑmpuet

bateau

DEM

transporter

ciment

acier

haəy

et

vêtement

« Ce bateau transporte du ciment, de l’acier et des vêtements »

 

(31)

yəəŋ

cɑŋ

bɑntup

dael

mien

krɛɛ

pii

haəy

nɨŋ

bɑntup

tɨk

nous

vouloir

chambre

REL

avoir

lit

deux

haəy

et

chambre

eau

« Nous voulons une chambre avec deux lits et une salle d’eau »

4.2. haəy entre deux propositions

Comme le souligne J. Haiman (2011), en khmer la présence d’un coordonnant entre deux propositions n’est pas obligatoire8 ; l’exemple (32) est repris de Haiman (2011 : 216).

(32)

mdaay-kmeɛc

vie

cie

monuh

ʔakrɑʔ

nah

Ø

cee

belle-mère

il

être

personne

méchante

très

Ø

injurier

koon-prɑsaa

mɨn

svaang

gendre

NEG

arrêter

« Sa belle-mère est une femme très méchante (et) elle injurie son gendre sans arrêt »

 

(33)

prɑpɔən

khɲom

dae

cool

mɔɔk

taam

Ø

suə

khɲom

épouse

je

aller

entrer

venir

suivre

Ø

demander

je

« Ma femme entre à ma suite et me demande… »

haəy a pour fonction de spécifier la proposition qui suit comme la dernière dans un enchaînement discursif comprenant plusieurs propositions. On retrouve ici l’effet clôturant présent en 4.1. La discontinuité discursive réside ici dans le fait que p n’est pas le simple prolongement de la première proposition mais est un ajout (cf. dans (34)-(35) la présence de phɑɑŋ (« en plus, aussi »)) ; cet ajout est présenté comme épuisant et clôturant la suite que forment les différentes propositions :

(34)

tɨv

rɔteh-pləəŋ

thaok

cieŋ

haəy

sruel

phɑɑŋ

aller

train

pas cher

plus

haəy

agréable

en plus

« Aller en train est ce qui coûte le moins cher et c’est agréable en plus »

 

(35)

nɨv

khaŋ

ləə

trɑceak

haəy

lhaəy

phɑɑŋ

PREP

étage

sur

frais

haəy

agréable

en plus

« À l’étage supérieur il fait frais et en plus c’est très agréable »

Dans de très nombreux exemples, la première proposition concerne un événement, la seconde un verbe de parole ; présenté comme le débouché des événements précédents : ce dire clôt la représentation de ce qui est en jeu.

(36)

Sokh

dae

mɔɔk

kbae

haəy

suə

Sokh

aller

venir

près

haəy

demander

« Sokh s’approche (de moi) et me demande… »

Ci-dessous nous reprenons l’exemple (3) où l’on a successivement haəy nɨŋ puis haəy : haəy nɨŋ met en relation deux noms (« jambe » et « tête ») et haəy deux propositions, la seconde fournissant un tableau d’ensemble sur la personne accidentée :

(3)

(un homme a été victime d’un grave accident de circulation) :

baʔ

cəəŋ

haəy

nɨŋ

baek

kbaal

haəy

kee

pɑŋsəmɑŋ

casser

jambe

haəy

COORD

fracturer

tête

haəy

ils

panser

pɨŋ

teaŋ

kluen

entier

tout

personne

« Il a une jambe cassée et une fracture du crâne, et on l’a bandé de la tête aux pieds »

5. Synthèse sur haəy particule et coordonnant

Nous avons formulé l’identité sémantique de haəy comme présentant une séquence p (événement ou dire) comme le présent du discours, dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède.

  • discontinuité sur le plan temporel pour les emplois verbaux : un procès est présenté comme désormais acquis (validé), ce qui, rétroactivement, signifie qu’auparavant ce n’était pas le cas.
  • discontinuité discursive pour les emplois non verbaux (particule et coordonnant) : haəy marque le présent du discours, dans un rapport de discontinuité avec ce qui est en discussion dans le contexte immédiat.

Dans le cas des emplois non verbaux de haəy nous avons distingué cinq grands cas : trois pour haəy particule, deux pour haəy coordonnant. On peut décrire la discontinuité discursive en jeu dans ces cinq grands cas en termes de coprésence du présent discursif exprimé par haəy p (noté A) et du cours premier du discours (noté B). Noter B le contexte gauche souligne qu’avec haəy il n’est pris en compte que comme contrepartie du présent discursif marqué par haəy (noté A). D’une valeur à l’autre, la coprésence de A et de B varie en fonction de la visibilité respective des deux composantes9.

5.1. Découverte/surprise

Le présent discursif (A) se confond avec la découverte d’un état de choses nouveau et inattendu – ce qui précède (B) n’a pas de visibilité autonome. On a comme un surgissement du dire.

(11)

ʔoo

kɑŋ

nih

cah

haəy

INTERJ

pneu

DEM

usé

haəy

« Oh là là, ce pneu est quasiment mort »

5.2. Enjeu d’une discussion

Le présent discursif (A) signifie que haəy p donne une visibilité nouvelle, en le stabilisant, à ce qui est en jeu dans une discussion : réponse à une question, prise de position polémique, diagnostic sur une situation. Ce qui précède (B) n’a de sens qu’avec ce qu’en dit haəy p. B a un mode de présence faible.

(20)

(discussion sur le prix d’une course en cyclo-pousse : le prix demandé est trop élevé et le locuteur redéfinit ce qui, pour lui, est le juste prix)

thlay

nah

muəy

poan

baan

haəy

cher

très

un

mille

pouvoir

haəy

« C’est trop cher ! 1000 riels c’est bien »

5.3. Identifier la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles

Il y a coprésence de A et de B. En identifiant la bonne valeur, haəy p apporte une solution à l’indétermination première liée à une classe de possibles. Pondération sur A mais B est actualisé.

(24)

Phɑɑn

ʔaayuʔ

ponmaan

haəy

baat

khɲom

ʔaayuʔ

Phaan

âge

combien

haəy

oui

je

âge

saamsep

pram

haəy

trente

cinq

haəy

« – Phaan tu as quel âge ? – J’ai trente-cinq ans »

5.4. Clôturer une série de noms

Il y a coprésence de A et de B. p est le dernier terme d’une série de termes et, à ce titre, définit la série comme un tout. Pondération sur B dans la mesure où p est inclus dans la série introduite par B.

(30)

kaʔpal

nuh

dəknoam

simɑŋ

daek

haəy

nɨŋ

sɑmpuet

bateau

DEM

transporter

ciment

acier

haəy

et

vêtement

« Ce bateau transporte du ciment, de l’acier et des vêtements »

5.5. Finaliser un discours (enchaînement discursif)

Il y a coprésence de A et de B. p est la dernière séquence dans un enchaînement discursif comprenant A et B qui sont deux composantes nécessaires de l’enchaînement. A, tout en étant distingué comme dernière séquence, est le prolongement de B et n’a de sens que compte tenu de B.

(36)

Sokh

Dae

mɔɔk

kbae

haəy

suə

Sokh

aller

venir

près

haəy

demander

« Sokh s’approche (de moi) et me demande… »

Conclusion

La notion de « discontinuité discursive » est au cœur de l’identité sémantique de haəy. La séquence correspondant à la portée de haəy est définie comme le présent du discours, en rupture, plus ou moins marquée, avec ce qui précède. Elle n’est pas la simple continuation du contexte gauche. Cette caractérisation en termes de discontinuité est pertinente pour tous les emplois de haəy : comme verbe, comme particule et comme coordonnant. Selon les cas, elle donne lieu à des effets de sens différents. Pour haəy verbe on met en avant le procès comme stabilisé. Pour haəy particule, les trois valeurs distinguées sont fonction du mode de prise en compte du contexte gauche : absent ou plutôt non pertinent dans la valeur « découverte », il s’interprète comme « à stabiliser » dans les deux autres cas. Pour haəy coordonnant, haəy introduit un terme (un nom ou une proposition) qui marque la clôture d’une séquence complexe, présentée comme formant un tout.

Abréviations

CVS : construction verbale en série

DEM. : démonstratif

INTERJ. : interjection

INTERR. : interrogation

NEG. : négation

PREP. : préposition

PREF. : préfixe

REL. : pronom relatif

Bibliographie

Corpus

Sauf mention contraire, les exemples sont tirés de la nouvelle An Unrising Sun, parue dans le nº 5 de la revue littéraire Nou Hach (Phnom Penh). Les exemples issus d’autres sources sont tirés de S. Chan (2002), J. Haiman (2011) et F. Huffman (1970).

Dictionnaires

Rondineau, Rogatien. 2007. Dictionnaire cambodgien-français. Phnom Penh: MEP

Headley, Robert. 1977. Cambodian-English dictionary, Washington: The Catholic University of America Press.

Haiman, John. 2011. Cambodian: Khmer, Amsterdam & Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.

Littérature secondaire

Chan, Somnoble. 2002. Identité et variation des unités de langue: étude d'une série d'unités lexico-grammaticales du khmer contemporain. Thèse de doctorat en sciences du langage de l’université Paris X-Nanterre (la partie II est consacré à l’étude de haəy).

Huffman, Franklin. 1970. Modern Spoken Cambodian, New Haven & Londres: Yale University Press.

Paillard, Denis. 2013. Les constructions verbales en série en khmer contemporain, Faits de Langues 41. 11-40.

Paillard, Denis. 2016. Étude de trois préfixes verbaux en khmer, Faits de Langues 48. 63-78.

Paillard, Denis. À paraître. Termes d’adresse et pronoms en khmer.

Notes

1 Comme on le verra, cette caractérisation n’est pas sans rapport avec notre hypothèse.

2 Dans les gloses nous ne traduisons pas haəy compte tenu de ses différents statuts.

3 p désigne la séquence correspondant à la portée de haəy.

4 Le préverbe ŋ- marque que la propriété exprimée par la base est le résultat d’une transformation liée à la prise en compte d’un agent en position de sujet du verbe préfixé. Cf. (Paillard, 2016).

5 Dans le Dictionnaire cambodgien-français (2007) ngoap haəy est décrit comme une expression populaire exprimant différents sentiments : surprise, indignation, etc. Dans le dictionnaire Cambodian-English de R. Headley (1977) ngoap haəy est traduit par « all is lost », « oh God ! ».

6 Il peut aussi s’agir de deux adjectifs ou encore (plus rarement) de deux verbes.

7 Les exemples (26) et (27) sont repris de J. Haiman (2011 : 218).

8 En plus, d’autres coordonnants sont possibles ; cf. kɑɑ et ruəc en particulier.

9 Pour chacun des cinq cas, nous reprenons un exemple donné ci-dessus.

Citer cet article

Référence électronique

Denis Paillard, « Haəy, verbe, particule et coordonnant en khmer », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 08 novembre 2023, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1326

Auteur

Denis Paillard

DR CNRS émérite
denispaillard1@gmail.com

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