Introduction
Le mot haəy est très fréquent en khmer tant à l’oral qu’à l’écrit. Dans le manuel de khmer de Huffman (1970) il apparaît dès les premières leçons. Et dans la nouvelle An Unrising Sun (7 pages), qui sert de corpus à cette étude, on relève cinquante-deux occurrences de haəy. haəy a différents statuts : comme verbe, il signifie « être fini » ; il a également différents emplois non verbaux, en particulier comme particule et comme coordonnant. On le rencontre dans différentes locutions : lie haəy (litt. « quitter » + haəy) : « au revoir, à plus », ou encore haəy knie (litt. haəy + « ensemble ») : « nous sommes ex-aequo » (par exemple dans un jeu). Pour les locuteurs natifs, haəy est une seule et même unité, et dans les dictionnaires on a une seule entrée pour haəy.
Deux chercheurs ont dans le passé étudié haəy. Haiman (2011) ne s’intéresse qu’aux emplois de haəy comme coordonnant. Chan (2002) a consacré la seconde partie de sa thèse à un inventaire détaillé des emplois de haəy et propose une hypothèse sur la sémantique de haəy : haəy marque la stabilisation d’une valeur (notée p) par résorption d’une première valeur (notée p’)1. Dans cet article nous proposons une hypothèse sur l’identité sémantique de haəy commune à ses différents emplois comme verbe, particule et coordonnant. Une première partie est consacrée à haəy verbe : haəy peut être le verbe principal ou un des verbes dans une construction verbale en série (CVS). La seconde partie traite de trois emplois de haəy particule. La troisième partie est consacrée aux deux emplois de haəy coordonnant. Enfin, une synthèse revient sur les principes qui gèrent la diversité des emplois non verbaux de haəy, comme particule et comme coordonnant.
1. Identité sémantique de haəy
haəy présente une séquence p (événement ou dire) comme le présent du discours dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède :
- sur le plan temporel (emplois verbaux) : un procès est présenté comme acquis (validé), ce qui, rétroactivement, signifie qu’auparavant ce n’était pas le cas2 :
(1) |
kaa |
haəy |
travail |
haəy |
|
« Le travail est fini » |
Prédiquer du travail qu’il est terminé revient à poser qu’auparavant le procès « travailler » était en cours. La discontinuité que marque haəy convoque deux représentations du travail, comme en cours et comme terminé, en partant de la seconde.
- sur le plan discursif (particule), haəy définit p3 comme l’enjeu présent du discours, dans un rapport de discontinuité (variable) avec ce qui est dit dans le contexte immédiat :
(2) |
(à quelqu’un qui insiste pour lui emprunter de l’argent, le locuteur répond :) |
||||
thaa |
ʔɑt |
kii |
ʔɑt |
haəy |
|
dire |
ne pas avoir |
vouloir dire |
ne pas avoir |
haəy |
|
« Quand je dis qu’il n’y en a pas [de l’argent] cela veut dire qu’il n’y en a pas, point barre (inutile d’insister) » |
- comme coordonnant, haəy signifie que le terme (nom ou proposition) qu’il introduit est le dernier élément d’une série (effet de clôture) :
(3) |
(un homme a été victime d’un grave accident de circulation) : |
||||||||
baʔ |
cəəŋ |
haəy |
nɨŋ |
baek |
kbaal |
haəy |
kee |
pɑŋsəmɑŋ |
|
casser |
jambe |
haəy |
COORD |
fracturer |
tête |
haəy |
ils |
panser |
|
pɨŋ |
teaŋ |
kluen |
|||||||
entier |
tout |
personne |
|||||||
« Il a une jambe cassée et une fracture du crâne, et on l’a bandé de la tête aux pieds » |
Dans (3) on a successivement haəy nɨŋ puis haəy : haəy nɨŋ met en relation deux noms (« jambe » et « tête ») et haəy deux propositions, la seconde décrivant le diagnostic d’ensemble porté sur la personne accidentée.
2. haəy comme verbe
haəy comme verbe peut être le verbe principal dans une proposition ou le dernier verbe dans une construction verbale en série (CVS).
2.1 haəy verbe simple
Comme verbe, haəy signifie que le procès en jeu est terminé :
(4) |
peel |
naa |
təəp |
haəy |
pii |
rɔvuel |
temps |
quel |
alors |
haəy |
de |
occupé |
|
« À quelle heure tu es libre ? » (litt. « à quelle heure tu as fini d’être occupé ») |
Le préverbe bɑŋ-4 combiné à haəy forme un verbe causatif : bɑŋ+haəy « finir" » ː
(5) |
vie |
bɑŋ |
haəy |
kaa |
il |
PREF |
haəy |
travail |
|
« Il termine / a terminé son travail » |
Pour déterminer le sens exact de haəy « être fini » il faut le comparer à un autre mot ruəc qui, entre autres valeurs, est traduit dans le dictionnaire de Headley (1977) par « to finish, to be finished ». Avec ruəc on a ː
(6) |
ruəc |
kaa |
terminer |
travail |
|
« Finir / terminer un travail » |
En revanche *haəy kaa est impossible : il faut utiliser le verbe préfixé bɑŋhaəy (cf. l’exemple (5)).
La comparaison de ruəc et de haəy permet de distinguer deux interprétations de « être fini » :
- avec ruəc « être fini » signifie qu’un procès en cours est épuisé avec le passage à l’état résultant considéré comme la valeur de référence ;
- avec haəy le point de stabilisation est premier ; en retour, ce qu’il y a en amont s’interprète comme « à stabiliser » ou « non-stabilisé ». D’où l’impossibilité de *haəy kaa et le recours à bɑŋhaəy dans (5).
2.2. haəy dans une construction verbale en série (CVS)
Comme dernier verbe (Vn) dans une CVS, haəy signifie que l’événement complexe correspondant à la série V1 V2… Vn a atteint un point de stabilisation (sur les CVS, cf. Paillard 2013) :
(7) |
kaeckaa |
nɨŋ |
muəy |
tŋay |
ʔaeŋ |
tvəə |
tee |
affaire |
DEM |
un |
jour |
tu |
faire |
PART |
|
(a) tvəə (V1) |
haəy (V2) |
(b) mɨn |
haəy |
tee |
|||
faire |
haəy |
NEG |
haəy |
PART |
|||
« – Quand auras-tu terminé cette affaire ? – (a) – J’ai terminé (b) – Je n’ai pas terminé » |
(8) |
ɲam (V1) |
baay |
haəy (V2) |
yəəŋ |
tɨv |
psaa |
manger |
riz |
haəy |
nous |
aller |
marché |
|
« Une fois qu’on a fini de manger on va au marché » |
La stabilisation d’un procès complexe que marque haəy comme dernier verbe d’une CVS n’est pas forcément liée au passé (cf. ʔəyləv « maintenant » dans les exemples (9) et (10)) ; haəy marque une discontinuité dans l’en cours (changement d’état : nouvelle situation) :
(9) |
ʔəyləv |
phliəŋ |
cɨt |
reəŋ (V1) |
haəy (V2) |
maintenant |
pluie |
près |
stopper |
haəy |
|
« La pluie est presque terminée » |
(10) |
ʔəyləv |
Nih |
Vie |
daə (V1) |
haəy (V2) |
maintenant |
DEM |
il |
marcher |
haəy |
|
« Maintenant il (re)marche (ça y est) » |
3. haəy particule
Dans le cas où il est particule, haəy est postposé à sa portée notée p ; il est en position finale. haəy p actualise le maintenant du discours (discontinuité discursive).
On peut distinguer trois grands cas.
3.1. Découverte / surprise
Le locuteur prend soudainement conscience de ce qui est en jeu et, avec p, lui donne une forme linguistique. C’est un nouveau dire, en réaction à une situation, sans rapport avec ce qui précède. Tout se ramène à cette discontinuité : seul compte le présent discursif qu’exprime haey p. Souvent, l’énoncé est précédé d’une interjection (cf. (11)-(12)) marquant la surprise liée à la découverte de ce qui est en jeu :
(11) |
ʔoo |
kɑŋ |
nih |
cah |
haey |
INTERJ |
pneu |
DEM |
usé |
haey |
|
« Oh là là, ce pneu est quasiment mort » |
(12a et b) : deux personnes sont sur le quai au bord du Mékong et observent le mouvement des bateaux :
(12a) |
ʔei |
kaʔpal |
yəəŋ |
mɔɔk |
dɑl |
haəy |
INTERJ |
bateau |
nous |
venir |
arriver |
haəy |
|
« Eh, notre bateau est arrivé ǃ » |
(12b) |
ʔei |
kaʔpal |
cəɲ |
haəy |
INTERJ |
bateau |
sortir |
haəy |
|
« Eh, notre bateau s’en va » |
(13) |
(Une femme découvre l’air préoccupé de son mari) |
||||
mec |
haəy |
puu |
kɨt |
ʔey |
|
comment |
haəy |
tu |
penser |
quoi |
|
« Mais qu’as-tu ? C’est quoi ton problème ? (À quoi penses-tu ?) » |
(14) |
(A vient d’apprendre que B s’est fait renverser par une voiture) |
|||
yii |
koat |
yanŋmec |
haəy |
|
INTERJ |
il |
comment |
haəy |
|
« Oh là là ! comment va-t-il ? » |
L’expression ngoap (« mourir, crever ») haəy exprime un sentiment de stupéfaction face à quelque chose qui s’est produit mais qui a priori est impensable / incroyable pour le locuteur5. Cette expression est souvent utilisée dans les titres d’articles des journaux à scandale pour accrocher le lecteur :
(15) |
(commentaire d’une photo avec des camions surchargés de marchandises) |
|||||||
ngoap |
haəy |
dək |
sampiiŋ- |
sɑmpooŋ |
baep |
nih |
saʔmattʰaʔ |
|
crever |
haəy |
transporter |
énorme |
énorme |
chose |
DEM |
autorités |
|
məəl |
mɨn |
kʰəəɲ |
tee |
rɨɨ |
ngoap |
haəy |
||
regarder |
NEG |
voir |
PART |
ou |
crever |
haəy |
||
« Transporter une telle quantité de marchandises, c’est incroyable ! les autorités n’ont rien remarqué ou quoi ? quel scandale : elles ne font pas leur travail ou quoi ? c’est bien trop volumineux pour qu’on ne le voie pas, c’est incroyable qu’on laisse faire ça. » |
Synthèse
La présence fréquente d’une interjection devant haəy p signifie qu’il s’agit d’un dire déclenché ou encore d’une réaction à une situation inattendue. Dans (11)-(13) un élément présent dans la situation (pneu usé dans (11), mouvement d’un bateau dans (12a) et (12b), attitude du mari dans (13)) donne lieu à un dire nouveau, sans rapport direct avec le contexte gauche. De ce point de vue, on peut parler d’une discontinuité stricte. Dans (14) haəy p est une réaction à l’annonce d’un accident. Enfin, comme dans (15), ngoap haəy est un procédé rhétorique : un fait présenté comme incroyable ou scandaleux est censé arracher au lecteur une réaction de surprise ou d’indignation.
3.2. Donner tout son sens à une discussion
Dans le cadre d’une discussion en cours, haəy p signifie que, pour le locuteur, p est une représentation légitime de ce qui est en jeu. La prise en compte de p marque un tournant dans la discussion et, le plus souvent, met fin à l’échange.
Dans (16), (17) et (18) haəy p est une réponse à une question. Dans (16) et (17), avec le démonstratif nɨŋ, p reprend une valeur introduite dans la question et la définit comme ce qui est effectivement en jeu. Dans (18), la réponse signifie que ce qui est introduit dans la question n’est pas la bonne valeur :
(16) |
look |
cih |
kaʔpal |
dael |
rɨɨ |
nɨŋ |
haəy |
|
vous |
aller |
bateau |
exister |
ou |
DEM |
haəy |
||
« – Il vous est arrivé de voyager en bateau ? – Oui, c’est le cas » |
(17) |
look |
trəvkaa |
bɑntup |
dael |
mien |
bɑntup |
tɨk |
nɨŋ |
haəy |
vous |
vouloir |
chambre |
REL |
avoir |
chambre |
eau |
DEM |
haəy |
|
« – Vous voulez une chambre avec salle d’eau ? B. – C’est ça » |
(18) |
trəvkaa |
tɨɲ |
krɛɛ |
tee |
tee |
khɲom |
mien |
krɛɛ |
haəy |
vouloir |
acheter |
lit |
PART |
PART |
je |
avoir |
lit |
haəy |
|
« – Voulez-vous acheter un lit ? – Non, j’en ai (déjà) un » |
(19a) sans haəy est une simple question concernant l’heure qu’il est ; dans (19b), on a une question rhétorique avec une dimension polémique ; le locuteur voyant son interlocuteur se rendre à l’école s’étonne : a priori cela ne correspond pas à l’heure où normalement on va à l’école :
(19a) |
taə |
maoŋ |
ponmaan |
PART |
heure |
combien |
|
« Quelle heure est-il ? » |
(19b) |
taə |
maoŋ |
ponmaan |
haəy |
baan |
aeŋ |
tɨv |
salaa |
nɨŋ |
PART |
heure |
combien |
haəy |
pouvoir |
tu |
aller |
école |
maintenant |
|
« Est-ce bien une heure pour aller à l’école ? » |
Comme dans (19b), ce qu’exprime haəy p a souvent une dimension polémique, plus ou moins marquée, concernant la définition de ce qui, en dernière analyse, est en jeu ; cf. également l’exemple (2) ci-dessus et les exemples (20) et (21) :
(20) |
(discussion sur le prix d’une course en cyclo-pousse : le prix demandé est trop élevé et le locuteur redéfinit ce qui, pour lui, est le juste prix) |
|||||
thlay |
nah |
muəy |
poan |
baan |
haəy |
|
cher |
très |
un |
mille |
pouvoir |
haəy |
|
« C’est trop cher ! 1000 riels c’est bien » |
Dans (21) le locuteur donne son avis sur la situation très difficile d’une tierce personne : pour lui la cause est évidente : les pertes au jeu (haəy1) et la situation apparemment sans issue dont il est le témoin ; il définit ce qui, à ses yeux, est en jeu (haəy2) :
(21) |
(A. a perdu tout son argent au jeu et n’a plus de quoi payer son loyer) ; B. déclare : |
||||||||
nɨŋ |
haəy1 |
lbaeŋ |
mɨn |
dəŋ |
tha |
yanŋmec |
tɨv |
haəy2 |
|
DEM |
haəy2 |
jeu |
NEG |
savoir |
dire |
comment |
aller |
haəy2 |
|
« Ce qui lui arrive, c’est à cause du jeu. Je ne sais pas comment il va s’en sortir » |
Synthèse. Dans tous ces exemples, haəy p marque une nouvelle étape dans une discussion en cours ou la représentation d’une situation. haəy p explicite ce qui est vraiment en jeu. haəy p a souvent le statut d’une conclusion.
3.3. Identifier la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles
Dans le cadre d’une discussion portant sur un ensemble de valeurs possibles, haəy p identifie une des valeurs comme la bonne valeur :
(22) |
kravat |
pɔə |
ʔey |
sɑm |
nɨŋ |
ʔaav |
khiəv |
cah |
cravate |
couleur |
INTERR |
s’accorder |
avec |
chemise |
bleu |
vieux |
|
Nih |
ʔaa |
chiem |
cruuk |
Nih |
Sam |
haəy |
||
DEM |
celle |
sang |
porc |
DEM |
s’accorder |
haəy |
||
« A. – Quelle cravate va avec cette chemise bleu foncé ? B. – La (cravate) marron va bien » |
(23) |
(depuis combien de temps A travaille-t-il dans telle entreprise ?) ; réponse : |
|||||||
koat |
tvəəkaa |
nɨv |
kɑnlaeŋ |
Nuh |
bey |
cnam |
haəy |
|
il |
travailler |
dans |
endroit |
DEM |
trois |
année |
haəy |
|
« Ça fait trois ans qu’il travaille là » |
(24) |
Phɑɑn |
ʔaayuʔ |
ponmaan |
haəy |
baat |
khɲom |
ʔaayuʔ |
Phaan |
âge |
combien |
haəy |
oui |
je |
âge |
|
saamsep |
pram |
haəy |
|||||
trente |
cinq |
haəy |
|||||
« – Phaan, tu as quel âge ? – J’ai trente-cinq ans » |
Dans (24) la question de A. porte sur l’âge de l’interlocuteur (B). Si la question porte sur l’âge d’une tierce personne, on n’aura pas haəy. Lorsque l’âge à déterminer est celui de l’interlocuteur, la réponse est présentée comme validée par celui qui est directement concerné. En revanche, lorsque la question concerne une tierce personne, la réponse n’est pas garantie et l’interlocuteur peut très bien ignorer l’âge exact de la personne.
(25) |
(concernant un tirage de la loterie, le locuteur, qui dans un premier temps a fait semblant de ne pas être au courant du numéro gagnant, reconnaît qu’il était parfaitement au courant) |
||||||
kaapɨt |
khɲom |
dəng |
rɨəŋ |
nih |
yuu |
haəy |
|
en fait |
je |
savoir |
histoire |
DEM |
longtemps |
haəy |
|
« En fait ça fait longtemps que je suis au courant » |
(26) |
(A demande à B des nouvelles de son enfant qui est tombé malade) |
|||
koon |
ʔaeŋ |
yanŋmec |
haəy |
|
enfant |
tu |
comment |
haəy |
|
« Ton gosse il va comment ? » |
Synthèse
Le cas 3.3 a en commun avec 3.2 le fait qu’avec haəy p, le locuteur identifie ce qui, de son point de vue, est effectivement en jeu dans une discussion ou face à une situation. La différence entre 3.2 et 3.3 réside dans la discontinuité discursive que marque haəy p compte tenu de ce qui précède. Dans le cas de 3.2, le locuteur donne un éclairage nouveau sur la situation. Dans le cas de 3.3 haəy p identifie la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles déjà présente : la discontinuité se ramène à l’identification de la bonne valeur sur la classe. La discontinuité discursive est moins marquée que dans 3.2 où l’initiative de dire ce qui est en jeu (le présent discursif) est du seul ressort du locuteur. Dans 3.3, ce qui est en jeu est déjà présent sous la forme d’une classe de possibles.
4. haəy coordonnant
Cette caractérisation de haəy comme coordonnant tient au fait que dans les deux emplois décrits ci-dessous, haəy contribue à mettre une séquence p en relation avec une première séquence :
- il peut s’agir de deux noms6 : dans ce cas haəy est suivi de nɨŋ qui sert normalement de coordonnant entre deux unités du même ordre ;
- il peut s’agir de deux propositions dans un enchaînement discursif.
4.1. nɨŋ vs haəy nɨŋ
En coordonnant deux noms (ou plus de deux noms), nɨŋ introduit un nom comme étant sur le même plan qu’un premier nom7 :
(27) |
krɑsuəŋ |
saathiereaʔnaʔ |
nɨŋ |
dek |
cumnuen |
ministère |
travaux publics |
et |
transporter |
transport |
|
« Ministère des travaux publics et des transports » |
(28) |
ʔaeŋ |
nɨŋ |
ʔaɲ |
cie |
sɑttsrev |
slɑp |
rueh |
nɨŋ |
knie |
vous |
et |
je |
être |
Ennemi |
mourir |
vivre |
avec |
ensemble |
|
« Vous et moi, nous sommes des ennemis mortels » |
À la différence de nɨŋ, haəy seul ne peut pas servir de coordonnant ː
(29) |
tɔənsaay |
*haəy mais nɨŋ |
cɑcɑɑk |
lièvre |
*haəy et |
loup |
|
« Le lièvre et le loup » (titre d’un conte) |
haəy est nécessairement suivi de nɨŋ, ce qui tend à signifier qu’il n’est pas à proprement parler un coordonnant : il spécifie le statut du nom introduit par nɨŋ (le coordonnant) en relation avec le ou les noms précédents : ce nom est défini explicitement comme le dernier élément d’une série. En l’absence de haəy il s’agit simplement d’un syntagme complexe formé de plusieurs noms. La discontinuité discursive que marque haəy réside dans le fait que l’ajout d’un nom (p) introduit par nɨŋ confère à ce nom un statut particulier : il n’est pas un simple terme en plus. Sa prise en compte marque la série de noms comme close et les noms de la série sont présentés comme formant un tout :
(30) |
kaʔpal |
nuh |
dək–noam |
simɑŋ |
daek |
haəy |
nɨŋ |
sɑmpuet |
bateau |
DEM |
transporter |
ciment |
acier |
haəy |
et |
vêtement |
|
« Ce bateau transporte du ciment, de l’acier et des vêtements » |
(31) |
yəəŋ |
cɑŋ |
bɑntup |
dael |
mien |
krɛɛ |
pii |
haəy |
nɨŋ |
bɑntup |
tɨk |
nous |
vouloir |
chambre |
REL |
avoir |
lit |
deux |
haəy |
et |
chambre |
eau |
|
« Nous voulons une chambre avec deux lits et une salle d’eau » |
4.2. haəy entre deux propositions
Comme le souligne J. Haiman (2011), en khmer la présence d’un coordonnant entre deux propositions n’est pas obligatoire8 ; l’exemple (32) est repris de Haiman (2011 : 216).
(32) |
mdaay-kmeɛc |
vie |
cie |
monuh |
ʔakrɑʔ |
nah |
Ø |
cee |
belle-mère |
il |
être |
personne |
méchante |
très |
Ø |
injurier |
|
koon-prɑsaa |
mɨn |
svaang |
||||||
gendre |
NEG |
arrêter |
||||||
« Sa belle-mère est une femme très méchante (et) elle injurie son gendre sans arrêt » |
(33) |
prɑpɔən |
khɲom |
dae |
cool |
mɔɔk |
taam |
Ø |
suə |
khɲom |
épouse |
je |
aller |
entrer |
venir |
suivre |
Ø |
demander |
je |
|
« Ma femme entre à ma suite et me demande… » |
haəy a pour fonction de spécifier la proposition qui suit comme la dernière dans un enchaînement discursif comprenant plusieurs propositions. On retrouve ici l’effet clôturant présent en 4.1. La discontinuité discursive réside ici dans le fait que p n’est pas le simple prolongement de la première proposition mais est un ajout (cf. dans (34)-(35) la présence de phɑɑŋ (« en plus, aussi »)) ; cet ajout est présenté comme épuisant et clôturant la suite que forment les différentes propositions :
(34) |
tɨv |
rɔteh-pləəŋ |
thaok |
cieŋ |
haəy |
sruel |
phɑɑŋ |
aller |
train |
pas cher |
plus |
haəy |
agréable |
en plus |
|
« Aller en train est ce qui coûte le moins cher et c’est agréable en plus » |
(35) |
nɨv |
khaŋ |
ləə |
trɑceak |
haəy |
lhaəy |
phɑɑŋ |
PREP |
étage |
sur |
frais |
haəy |
agréable |
en plus |
|
« À l’étage supérieur il fait frais et en plus c’est très agréable » |
Dans de très nombreux exemples, la première proposition concerne un événement, la seconde un verbe de parole ; présenté comme le débouché des événements précédents : ce dire clôt la représentation de ce qui est en jeu.
(36) |
Sokh |
dae |
mɔɔk |
kbae |
haəy |
suə |
Sokh |
aller |
venir |
près |
haəy |
demander |
|
« Sokh s’approche (de moi) et me demande… » |
Ci-dessous nous reprenons l’exemple (3) où l’on a successivement haəy nɨŋ puis haəy : haəy nɨŋ met en relation deux noms (« jambe » et « tête ») et haəy deux propositions, la seconde fournissant un tableau d’ensemble sur la personne accidentée :
(3) |
(un homme a été victime d’un grave accident de circulation) : |
||||||||
baʔ |
cəəŋ |
haəy |
nɨŋ |
baek |
kbaal |
haəy |
kee |
pɑŋsəmɑŋ |
|
casser |
jambe |
haəy |
COORD |
fracturer |
tête |
haəy |
ils |
panser |
|
pɨŋ |
teaŋ |
kluen |
|||||||
entier |
tout |
personne |
|||||||
« Il a une jambe cassée et une fracture du crâne, et on l’a bandé de la tête aux pieds » |
5. Synthèse sur haəy particule et coordonnant
Nous avons formulé l’identité sémantique de haəy comme présentant une séquence p (événement ou dire) comme le présent du discours, dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède.
- discontinuité sur le plan temporel pour les emplois verbaux : un procès est présenté comme désormais acquis (validé), ce qui, rétroactivement, signifie qu’auparavant ce n’était pas le cas.
- discontinuité discursive pour les emplois non verbaux (particule et coordonnant) : haəy marque le présent du discours, dans un rapport de discontinuité avec ce qui est en discussion dans le contexte immédiat.
Dans le cas des emplois non verbaux de haəy nous avons distingué cinq grands cas : trois pour haəy particule, deux pour haəy coordonnant. On peut décrire la discontinuité discursive en jeu dans ces cinq grands cas en termes de coprésence du présent discursif exprimé par haəy p (noté A) et du cours premier du discours (noté B). Noter B le contexte gauche souligne qu’avec haəy il n’est pris en compte que comme contrepartie du présent discursif marqué par haəy (noté A). D’une valeur à l’autre, la coprésence de A et de B varie en fonction de la visibilité respective des deux composantes9.
5.1. Découverte/surprise
Le présent discursif (A) se confond avec la découverte d’un état de choses nouveau et inattendu – ce qui précède (B) n’a pas de visibilité autonome. On a comme un surgissement du dire.
(11) |
ʔoo |
kɑŋ |
nih |
cah |
haəy |
INTERJ |
pneu |
DEM |
usé |
haəy |
|
« Oh là là, ce pneu est quasiment mort » |
5.2. Enjeu d’une discussion
Le présent discursif (A) signifie que haəy p donne une visibilité nouvelle, en le stabilisant, à ce qui est en jeu dans une discussion : réponse à une question, prise de position polémique, diagnostic sur une situation. Ce qui précède (B) n’a de sens qu’avec ce qu’en dit haəy p. B a un mode de présence faible.
(20) |
(discussion sur le prix d’une course en cyclo-pousse : le prix demandé est trop élevé et le locuteur redéfinit ce qui, pour lui, est le juste prix) |
|||||
thlay |
nah |
muəy |
poan |
baan |
haəy |
|
cher |
très |
un |
mille |
pouvoir |
haəy |
|
« C’est trop cher ! 1000 riels c’est bien » |
5.3. Identifier la bonne valeur sur une classe de valeurs possibles
Il y a coprésence de A et de B. En identifiant la bonne valeur, haəy p apporte une solution à l’indétermination première liée à une classe de possibles. Pondération sur A mais B est actualisé.
(24) |
Phɑɑn |
ʔaayuʔ |
ponmaan |
haəy |
baat |
khɲom |
ʔaayuʔ |
Phaan |
âge |
combien |
haəy |
oui |
je |
âge |
|
saamsep |
pram |
haəy |
|||||
trente |
cinq |
haəy |
|||||
« – Phaan tu as quel âge ? – J’ai trente-cinq ans » |
5.4. Clôturer une série de noms
Il y a coprésence de A et de B. p est le dernier terme d’une série de termes et, à ce titre, définit la série comme un tout. Pondération sur B dans la mesure où p est inclus dans la série introduite par B.
(30) |
kaʔpal |
nuh |
dək–noam |
simɑŋ |
daek |
haəy |
nɨŋ |
sɑmpuet |
bateau |
DEM |
transporter |
ciment |
acier |
haəy |
et |
vêtement |
|
« Ce bateau transporte du ciment, de l’acier et des vêtements » |
5.5. Finaliser un discours (enchaînement discursif)
Il y a coprésence de A et de B. p est la dernière séquence dans un enchaînement discursif comprenant A et B qui sont deux composantes nécessaires de l’enchaînement. A, tout en étant distingué comme dernière séquence, est le prolongement de B et n’a de sens que compte tenu de B.
(36) |
Sokh |
Dae |
mɔɔk |
kbae |
haəy |
suə |
Sokh |
aller |
venir |
près |
haəy |
demander |
|
« Sokh s’approche (de moi) et me demande… » |
Conclusion
La notion de « discontinuité discursive » est au cœur de l’identité sémantique de haəy. La séquence correspondant à la portée de haəy est définie comme le présent du discours, en rupture, plus ou moins marquée, avec ce qui précède. Elle n’est pas la simple continuation du contexte gauche. Cette caractérisation en termes de discontinuité est pertinente pour tous les emplois de haəy : comme verbe, comme particule et comme coordonnant. Selon les cas, elle donne lieu à des effets de sens différents. Pour haəy verbe on met en avant le procès comme stabilisé. Pour haəy particule, les trois valeurs distinguées sont fonction du mode de prise en compte du contexte gauche : absent ou plutôt non pertinent dans la valeur « découverte », il s’interprète comme « à stabiliser » dans les deux autres cas. Pour haəy coordonnant, haəy introduit un terme (un nom ou une proposition) qui marque la clôture d’une séquence complexe, présentée comme formant un tout.
Abréviations
CVS : construction verbale en série
DEM. : démonstratif
INTERJ. : interjection
INTERR. : interrogation
NEG. : négation
PREP. : préposition
PREF. : préfixe
REL. : pronom relatif