/Pyi2/ et le discours au présent en birman

DOI : 10.35562/elad-silda.1317

Résumés

Le birman est une langue de la famille tibéto-birmane, dans laquelle l’on trouve une forte présence de morphèmes dépendants dont certains ont une ou des fonctions grammaticales. Cette étude analyse les différents emplois de /pyi2/, qui est défini dans les grammaires traditionnelles comme une des trois marques de fin de phrase affirmative. Nos analyses montrent que /pyi2/ est la marque d’une discontinuité entre le discours au présent et ce qui précède. S’appuyant sur les corpus du birman parlé contemporain authentique, qui, à notre connaissance sont peu accessibles pour les analyses linguistiques et au grand public, notre étude analyse /pyi2/ en distinguant quatre cas en fonction du rapport entre le « maintenant » du discours et ce qui précède.

Burmese belongs to the Tibeto-Burman language family, in which there is a heavy presence of bound-morphemes, of which some (and not all) have one or more grammatical functions. This study attempts to describe the meaning of /pyi2/ in Burmese, which is typically described as one of the three sentence final markers for affirmative statements. Our analyses suggest that /pyi2/ expresses discontinuity between the present and the time that precedes. Based on the corpora of authentic contemporary spoken Burmese, which, to our knowledge, are still (relatively) inaccessible for linguistic analyses and to a larger general audience, our study analyzes the use of /pyi2/ by making a distinction among four cases according to the relationship that they indicate between the present and what precedes.

Plan

Texte

Introduction

La langue birmane, bien qu’elle ne soit pas une langue rare1, est aujourd’hui encore (relativement) peu connue dans le domaine des recherches linguistiques, notamment les analyses de la langue parlée (ou informelle2). Les corpus du birman parlé authentique3 sont peu accessibles pour les analyses linguistiques. La présente étude consacrée à /pyi2/ s’appuie, dans la mesure du possible, sur des données non élicitées.

Dans les dictionnaires français-birman, déjà est souvent associé à /pyi2/ (variations de prononciation /bi2/ ou /pi2/), à la fin de l’énoncé4. Une telle constatation ne signifie pas que l’on peut définir /pyi2/ comme un marqueur servant à exprimer le sens de déjà (ou already en anglais). L’objectif de la présente étude est d’identifier et de décrire les différents emplois de /pyi2/. En conclusion nous reviendrons sur les rapports de /pyi2/ et de déjà.

1. Brève description des caractéristiques du birman

1.1. Le birman : une langue tonale

Le birman5, langue tonale, distingue en général trois tons6 différents : changer le ton d’une syllabe revient à changer de sens du mot (cf. (1)–(3)).

(1)

/sa1/

« commencer »

(2)

/sa2/

« lettre, texte écrit »

(3)

/sa3/

« manger »

Ainsi /pyi3/ et /pyi2/ représentent deux mots différents : /pyi3/ est un verbe (morphème indépendant), qui signifie « finir, arriver à la fin », alors que /pyi2/ est un morphème dépendant, connu comme « marque de fin de phrase », surtout en birman parlé (birman informel). Selon nous, /pyi2/ indique une forme de discontinuité entre maintenant et auparavant.

1.2. Le birman : une langue à verbe final

Le birman, langue de la famille tibéto-birmane, est une langue à verbe final7. Mais en-dehors des phrases impératives, le verbe (ou le syntagme verbal) ne termine pas la phrase mais il est toujours suivi d’une marque de fin de phrase. Il y a principalement trois marques de fin de phrase /2/, /2/ ou /2/ et /pyi2/, /pi2/ ou /bi2/8 pour les phrases affirmatives. Pour faciliter la lecture, nous utilisons la notation /pyi2/ tout au long de la présente étude.

1.3 Marques de fin de phrase pour les phrases affirmatives

Le verbe, en position finale et suivi d’une marque dite de fin de phrase9, indique les fonctions grammaticales de la phrase, y compris le type de la phrase (par exemple, affirmative, négative, impérative, interrogative, etc.). Il y a principalement trois marques de fin de phrase pour les phrases affirmatives, à savoir /2/ pour toute phrase irrealis, qui signale que l’action du verbe n’est pas encore réalisée, donc typiquement utilisé pour le futur, d’où la glose « Fut » (cf. (4)) ; /2/ ou /2/ pour toute phrase realis, qui signifie que l’action du verbe est réalisée : ce morphème dépendant est souvent utilisé pour exprimer le présent ainsi que le passé, ce que nous glosons par « Non-Fut » pour non-futur (cf. (5)) et /pyi2/10 pour toute phrase, qui exprime une situation nouvelle, au sens où elle introduit une représentation nouvelle d’un état de choses (cf. (6)).

(4)

la2

2

venir

mq (fut)

« (Il) viendra. (Il) va venira. »
(Exemple construitb)

a. Le sujet n’est pas obligatoire.
b. Pour les exemples indiqués « construits », notamment (7) à (9), le contexte n’est pas proposé. Par ailleurs, il s’agit simplement de la description générale du birman.

 

(5)

la2

2

venir

mq (nfut)

« (Il/Elle) est venu(e). / (Il/Elle) vient. »
(Exemple construit)

 

(6)

mo3

teiʔ

pyi2

pluie

arrêter

mq (nsit)

« (Il) a arrêté de pleuvoir. »
(Exemple construit)

Dans (6), /pyi2/ marque une discontinuité entre auparavant (il pleuvait) et maintenant (il ne pleut plus).

1.4. Autres caractéristiques

En birman, le sujet grammatical est souvent non exprimé si le locuteur juge qu’il est inférable dans le contexte ou la situation (cf. (4)–(5), où le sujet peut être, théoriquement, je, tu, il ou elle, etc.).

Le verbe copule (le verbe être) n’est pas obligatoire en birman : il existe des phrases avec un prédicat nominal, (cf. (7), où /bə.ma2/ (« birman ») est un syntagme nominal, qui fonctionne en tant que prédicat nominal).

(7)

cə.ma1

ga1

bə.ma2

je (F)

suj

birman

« Je suis birmane. »
(Exemple construit)

En birman, comme dans de nombreuses langues d’Asie du Sud-Est, les adjectifs des langues indo-européennes (par exemple, joli, grand, etc.) sont exprimés par des prédicats verbaux (cf. (8)) :

(8)

di2

pan3

hla1

2

dem

fleur

ê. joli

MFP

« Cette fleur-ci est jolie. »

1.5. Marque grammaticale vs particule énonciative (ou discursive)

Les morphèmes dépendants sont nombreux en birman. Dans le présent article, nous distinguons deux catégories de morphèmes dépendants : lorsque le morphème dépendant a une fonction grammaticale, nous l’appelons « marque grammaticale » (cf. les exemples (4) à (6) qui illustrent les marques de fin de phrase). Lorsque le morphème dépendant n’a pas de fonction grammaticale, nous l’appelons « particule énonciative (ou discursive) » et glosons PE. Une particule énonciative est un morphème qui exprime l’attitude du locuteur ou de la locutrice envers son interlocuteur/interlocutrice et/ou son message (cf. (9), où /2/ est une particule énonciative) La traduction française de la phrase (sur le plan syntaxique) avec ou sans /2/ serait la même. Autrement dit, la présence ou l’absence de /2/ ne change pas le contenu propositionnel. La fonction générale de /2/, est de « demander l’aval ou l’accord de l’interlocuteur ». (9) est utilisé pour prendre congé ou, plus précisément, c’est un énoncé pour signaler que le locuteur s’en va, mais en demandant l’accord de son interlocuteur, ce n’est pas une décision unilatérale.

(9)

θwa3

2

2

aller

MFP (Fut)

PE

Je vais m’en aller, d’accord ? (L’équivalent de au revoira).

a. La différence entre cet énoncé et le au revoir en français est que cet énoncé doit être produit par la personne qui s’en va : si on ne part pas, on ne peut pas utiliser cet énoncé pour dire au revoir. Ainsi il y a d’autres énoncés possibles pour prendre congé, tels que /nauʔ hma1 twe1 2 2/ /nauʔ twe1 ðe3 da2 2/, équivalent de « à bientôt », « à plus tard », etc.

Tableau récapitulatif des caractéristiques11 du birman

Caractéristique Explication Exemples
a) Langue tonale Changement de ton change de sens /sa1/ commencer /sa2/ lettre, texte écrit /sa3/ manger
b) Langue à verbe final Le syntagme verbal est toujours dans la position finale de la phrase /Paul ka1 mouⁿ1 sa3 2/ Paul sujet gateau manger MFP
c) Syntagme verbal est toujours suivi d’une MFP 3 MFP - /mɛ2/ - phrase irrealis (ou au futur) - /tɛ2/ ou /dɛ2/ - phrase realis (ou au non-futur : présent & passé) - /pyi2/ - marque la discontinuité entre maintenant & auparavant /(Paul) sa3 2/ Paul manger MFP – Paul mangera. /(Paul) sa3 2/ Paul manger MFP Paul mange / a mangé /(Paul) sa3 pyi2/ Paul manger MFP Maintenant, Paul mange.
d) Sujet grammatical n’est pas obligatoire dans la construction syntaxique S’il est inférable dans le contexte ou la situation. Comme dans les exemples de la case précédente, le sujet grammatical entre parenthèses (en l’occurrence Paul) n’est pas obligatoire (si le locuteur pense qu’il est inférable dans le contexte)
e) Verbe « copule » (verbe être) n’est pas obligatoire Ainsi les adjectifs en français qui suivent être sont exprimés avec un verbe en birman /Martine hla1 2/ Martine ê. Jolie MFP Martine est jolie.

2. Premières remarques sur /pyi2/

Nous tenons à souligner ici que la position de /pyi2/ est invariable et figure toujours en position finale de la construction syntaxique.

2.1. /pyi2/ dans la grammaire birmane

Selon Jenny et Hnin Tun (2016 : 53, 229), /pyi2/ signale une nouvelle situation12 au sens où il marque une discontinuité entre ce que dit l’énoncé et ce qui précède. Dans le dictionnaire birman-français, /pyi2/ est défini comme une « marque modale, qui constate la réalisation de quelque chose, dans l’actuel » (Bernot, 1986, fascicule 10 : 79). Selon Bernot (2001), /pyi2/, plus fréquent en langue parlée qu’en langue écrite, coïncide avec le constat d’un état de choses actualisé, en rapport étroit avec le maintenant du discours.

Les quatre exemples suivants, repris de Bernot, permettent de préciser notre hypothèse sur /pyi2/ en tant que mettant en avant un fait actualisé.

(10)

wa1

ba2

pyi2

ê. rassasiéa

mq.poli

MFP

« (Maintenant) je suis gros » (littéralement), « je suis rassasié. »
(Bernot, 1986, fascicule 10 :  79)

a. Littéralement être gros : au sens où lorsque l’on a assez mangé, on se sent « gros ».

 

(11)

hnə

na2.yi2

tho3

pyi2

deux

heure

frapper

MFP

« Il est 2 h. »
(Bernot, 1986, fascicule 10 :  79)

 

(12)

le3

hniʔ

ʃi1

pyi2

quatre

an

avoir

MFP

« Il y a 4 ans./ Cela fait 4 ans. »
(Bernot, 1986, fascicule 10 :  79)

 

(13)

kauⁿ3

pyi2

être bona

MFP

« (Maintenant) c’est bien. »
(Bernot, 1986, fascicule 10 :  79)

a. En birman, le même mot /kauⁿ3/ signale « bon » ainsi que « bien ».

Dans les exemples (11) et (12) il n’est pas possible d’utiliser d’autres marques de fin de phrase que /pyi2/, car ces énoncés expriment un état de choses actualisé, dont la pertinence ne vaut qu’au moment où ils sont dits. En revanche pour (10) et (13), il est possible d’utiliser une autre marque de fin de phrase que /pyi2/ : par exemple /2/ ou /2/ mais cela donne un tout autre sens (cf. (14) et (15)) :

(14)

wa1

2

être gros

MFP

« (Elle) est grosse. »
(Exemple construit)

 

(15)

kauⁿ3

2

être bon

MFP

« (Le filma) est bon. »
(Exemple construit)

a. Le sujet (grammatical) imaginé (cf. I.4).

Dans (14) le sens du morphème indépendant de /wa1/ passe de « être rassasié » à « être gros » ; dans (15) le sens du morphème indépendant /kauⁿ3/ change de « bien » à « bon » (dans les traductions françaises). Autrement dit, les énoncés (14) et (15) expriment une propriété générale, alors que les énoncés avec /pyi2/ expriment que ce qui est dit est indissociable du moment où ils sont produits.

Les exemples (16) et (17), avec un dialogue entre deux locuteurs mettant en jeu deux représentations d’une même situation, permettent de préciser la référence au présent que marque /pyi2/ :

(16)

(Dialogue entre A et B) :

A :

th

yu2

oun3

re-

prendre

mq

« Resservez-vous ! »

B :

wa1

pyi2

être rassasié

MFP

« Je suis rassasié » (littéralement), « j’ai assez mangé. »
(Exemple construit)

Dans (16) le locuteur A propose au locuteur B de se resservir mais B refuse, en disant qu’il a assez mangé : en terminant son énoncé par /pyi2/ le locuteur B signale que manger n’est plus d’actualité.

(17)

(Dialogue entre A et B) :

A :

mo3.ywa2

ne2

2

yu2

θwa3

pleuvoir

prog

MFP (nFut)

prendre

aller

« Il pleut. Prends (un/ton) parapluie. »

B :

mo2

teiʔ

pyi2

pluie

arrêter

mq(nsit)

« (Il) a déjà arrêté de pleuvoir. »
(Exemple construit)

Dans (17), le locuteur A conseille au locuteur B de prendre un parapluie, pensant qu’il pleut. Le locuteur B répond à A qu’il a (déjà) arrêté de pleuvoir : pour lui, pleuvoir n’est plus d’actualité.

Dans ces deux exemples, /pyi2/ marque une discontinuité entre une première représentation d’un état de choses et une seconde présentée comme celle qui fait sens.

(18)

(Le locuteur A attend quelqu’un)

A :

θu2

la2

ðe3

bu3

il

neg

venir

pas encore

MF neg

« Il n’est pas encore arrivé. »

hnə

na2.yi2

tho3

pyi2

deux

heure

frapper

MFP

« (Il est) 2 h. »
(Exemple construit)

Dans (18) la référence à l’heure qu’il est entraîne une réévaluation de l’absence de la personne censée être déjà présente.

La discussion de cette première série d’exemples a permis de préciser notre hypothèse sur la sémantique de /pyi2/ : ce qu’exprime la séquence portée de /pyi2/ est ancré dans le présent du discours et n’a de sens que dans ce cadre. Dans cette perspective /pyi2/ marque une forme de discontinuité avec ce qui est dit dans le contexte gauche, discontinuité qui peut concerner l’actualité de l’événement (son « présent ») comme dans les exemples (10) à (13), mais aussi une nouvelle représentation d’un même état de choses comme dans les exemples (16) à (18).

3. Quatre grands cas

Il est possible de distinguer quatre grands types d’emplois de /pyi2/ selon le mode de présence de ce par rapport à quoi (situation ou contexte gauche) /pyi2/ marque une forme de discontinuité.

3.1. Découverte

Dans ce premier cas, /pyi2/ signale la découverte ou le constat d’une situation nouvelle :

(19)

mo3.ywa2

pyi2

pleuvoir

MFP

« (Maintenant) il pleut. »
(Exemple construit)

Dans (19) le locuteur, en regardant par la fenêtre ou en recevant des gouttes (sur lui), prend conscience de la pluie.

(20)

hnə

na2.yi2

tho3

pyi2

deux

heure

frapper

MFP

« Il est 2 h (de l’après-midi). »
(Exemple construit)

Dans (20) le locuteur regarde sa montre et découvre l’heure.

Dans (19) et (20), la discontinuité se ramène à la prise de conscience d’un fait nouveau, sans rapport direct avec le contexte gauche. Cela vaut également pour les exemples donnés dans (10) à (13).

Dans les deux cas, la discontinuité concerne la représentation d’un état de choses : la séquence avec /pyi2/ introduit une représentation nouvelle par rapport à une représentation portée par un premier locuteur. La différence concerne le degré d’altérité entre les deux locuteurs : elle est faible en III.2 et marquée dans III.3.

3.2. Avancée positive/coopération

(21)

(Dialogue entre A et B, au sujet d’un film)

A :

θu2

ga1

2.lo2

θə.youʔ.shaun2

ya1

3

sho21

… il

Suj

comment

interpréter

devoir

mq

si je dis

« Si je dis quel rôle elle doit interpréter… (littéralement) »

B :

cə.ma1

θi1

pyi2

Je (F)

savoir

mq

« Je sais maintenant », (littéralement) « Ah, maintenant je me souviens. »
(Cf. NAR.SSS2)

Dans (21) la locutrice A raconte un film à B, pensant que B ne se souvenait de rien. Lorsqu’elle commence à parler d’une actrice et du rôle qu’elle a interprété dans le film, B l’interrompt, en disant qu’elle se souvient maintenant, signalant par là qu’il n’est plus nécessaire de continuer à le lui raconter. /pyi2/ signale la discontinuité concernant un film entre le propos de A et celui de B. Dans la réponse de B (plus précisément dans l’énoncé, qui se termine par /pyi2/) B signale que (lui) raconter le film ne fait plus sens car maintenant elle se souvient de l’intrigue du film.

(22)

(Dialogue entre A et B, à propos d’un film)

A :

Eindra22 zin2

ga1

nain3 nain3

go2

ne2

Eindra Kyaw Zin

Suj

Naing Naing

Obj

Prog

« Eindra Kyaw Zin est amoureuse de Naing Naing… »

B :

e3

e3

θi1

pyi2

oui

oui

savoir

Mq

« Oui, oui, je sais maintenant, (littéralement) « OK, OK, (maintenant)  (je) vois. »
(Cf. NAR.SSS2)

Dans (22), avant que la locutrice A finisse sa phrase concernant les rapports entre les deux personnages du film, B l’interrompt en disant qu’elle vient de se rappeler que la comédienne est amoureuse du comédien. Cette phrase, qui se termine par /pyi2/, peut être comparée avec la phrase avec le même verbe /θi1/ (« savoir » ou « connaître »13), suivi de la marque de fin de phrase /2/ indiquant l’action au non-futur ou au realis : elle signale simplement le fait que le locuteur est au courant, sans marquer une discontinuité entre le présent et le passé14.

(23)

θu2

ga1

θi1

2

di2

kaun2.ma1.le3

go2

il

Suj

connaître

MFP(nFut)

dem

jeune fille

Obj

« Il connaît cette jeune fille. »
(Cf. NAR.SSS2)

Dans les exemples (24) et (25) la séquence avec /pyi2/ marque la résorption (ou le dépassement) d’une situation première :

(24)

na3.lɛ2

pyi2

comprendre

MFP

« Maintenant (je) comprends.
(Exemple construit)

Dans (24) pour le locuteur, pendant longtemps, malgré tous ses efforts, la question restait obscure. Après un déclic (par exemple, une meilleure explication, avec vocabulaire adapté à son niveau, de la part de son interlocuteur), il comprend enfin ce qui est en jeu :

(25)

mo3

teiʔ

pyi2

pluie

arrêter

MFT(nsit)

« (Il) a arrêté de pleuvoir. »
(Exemple construit)

Dans (25), le locuteur attend la fin de la pluie qui le contraint à rester à l’intérieur : comme maintenant il ne pleut plus, il peut enfin sortir ou jouer au foot dehors.

3.3. Plus de malentendu (disparition du malentendu)

Étant donné une discussion en cours sur un état de choses et à ce titre non stabilisée (les points de vue des deux locuteurs sont a priori divergents), la séquence avec /pyi2/ signale que les appréhensions du premier locuteur n’ont pas de raison d’être :

(26)

(Dialogue entre une locutrice dénommée Myint Nwe (A) et son mari (B) qu’lle dénomme Ko Ko, l’équivalent de « chéri ») :

A :

ko2 ko2

an1.ɔ3

wuⁿ3.θa2

ya1

auⁿ2

Ko Ko

surpris

heureux

devoir

afin que

« Afin que tu aies une agréable surprise, tu sais » (traduction littérale).
« Je voulais te faire une agréable surprise, tu sais. »

B :

myiⁿ1 nwɛ2

ðə.bɔ3

houʔ

pyi2

la3

Myint Nwe

nature

être vrai

Mq

MF interr

« C’est comme tu veux, Myint Nwe, d’accord » (=c’est bon maintenant, d’accord) ?a
(Cf. R Myita)

a. /ðə.bɔ3/ signifie également « opinion » lorsque l’on l’utilise dans l’énoncé « (personne) ðə.bɔ3 3/, équivalent de « comme tu veux/voudras », alors que littéralement le mot signifie « la nature » d’une personne. De même, /houʔ pyi2 la3/ est souvent utilisé en birman dans les situations où l’on dirait « OK ?/D’accord ? » en français : il s’agit ici de solliciter un aval (ou un accord) de son interlocuteur.

Dans (26), A cherche à justifier l’initiative qu’elle a prise sans en informer son mari (B). Celui-ci l’interrompt en disant qu’il n’y a plus de problème, puisqu’elle a donné une explication convaincante.

(27)

(Dialogue entre une femme (A) et un homme (B)) :

A :

ko2 ko2

ga1

bɔs

sʰo21

pa2

1

2

chéri

Suj

patron

puisque

Neg

ê.impliqué

MFP(Imp)

PE

« Ne t’implique pas là-dedans parce que tu es le patron, chéri, d’accord ? »

 

(27)

B :

di2

ha2

ga1

ə.myaʔ

ə.mya3.gyi3

ya1

1

keiʔ.sa1

sʰo21

Dem

truc

Suj

profit

beaucoup

obtenir

Mq

affaire

puisque

« Puisque c’est une affaire qui m’apportera beaucoup de profit (d’argent)…

ʃauʔ.hlwa2

daun2

tin2

pi3

pyi2

demande

même

déposer

finir

MFP

… (j’)ai même déposé la demande. »
(Cf. FL.MinLouq)

Dans (27), étant donné un désaccord possible concernant une affaire, A souhaite que B ne s’en mêle pas, mais B répond qu’il ne saurait être question de se tenir à l’écart car il est pleinement impliqué.

3.4. Contraste entre deux représentations

La séquence avec /pyi2/ marque un développement en rupture par rapport à une première représentation d’une situation. Il y a un contraste fort entre les deux points de vue qui coexistent :

(28)

(Le locuteur est un père, qui parle de son fils, Taik Maung)

taiʔ mauⁿ2

go2

ŋa2

θeiʔ

θə.na3

2

Taik Maung

obj

je

très

avoir pitié

MFP

« J’ai beaucoup de pitié pour Taik Maung »

ŋa1

yin2

dwe2

kwɛ3.tʰwɛʔ

koun2

pyi2

ma

poitrine

pl

être brisé

Mq

MFP

« (Maintenant) mon cœur est brisé. »
(Cf. FL.BeehBagyi)

Dans (28) le père a commis un crime (violer une fille simple d’esprit) ; dans un premier temps il a laissé accuser son fils, qui a été condamné à sa place. Mais désormais il est plein de remords, qu’il exprime dans (28). Ici, les deux points de vue opposés coexistent, mais le second est prépondérant.

(29)

(Une femme parle à son amie)

θa3

ga1

iⁿ3.gə.leiʔ

lo2

ci1.bɛ3

pyɔ3

1

fils

suj

anglais

comme

seulement

parler

puisque

« Comme (mon) fils ne parlait qu’en anglais… »

myə.ma2

zə.ga3

daun2

me1

ne2

pyi2

birman

langue parlée

même

oublier

prog

MFP

« (il) a même oublié le birman (sa langue maternelle). »
(Cf. R Pan)

Dans (29), la locutrice établit un contraste entre le fait que son fils soit parfaitement anglophone et le fait que ce dernier a oublié sa langue maternelle. Ici encore, on a une coexistence entre deux points de vue de la mère sur son fils qui sont opposés. Le second point de vue (séquence avec /pyi2/) est présenté comme dominant.

3.5. Synthèse

Les quatre cas distingués ci-dessus correspondent à quatre formes de discontinuité liées à la présence de /pyi2/. Dans le premier, seul compte le présent du discours tel qu’il est exprimé par l’énoncé avec /pyi2/. Dans le deuxième et le troisième, on a le dépassement d’une altérité première entre deux points de vue sur un état de choses : enchaînement positif dans le second cas, dépassement d’un malentendu dans le troisième cas. Le quatrième cas correspond à une forme de coexistence entre deux points de vue.

4. Incompatibilité de /pyi2/ avec une phrase négative

Selon Bernot (2001), /pyi2/ n’est possible que dans les énoncés affirmatifs. Cette affirmation doit être nuancée, comme le montrent les exemples (30) et (31) :

(30)

ŋa2

pyɔ3

lo2

pyi2

je

neg

dire

vouloir

MFP

« Je refuse d’en parler. »
(cf. Okell et Allott, 2011 : 130)

 

(31)

ə.ca3

ni3

ʃi1

1

pyi2

autre

moyen

neg

il y a

plus

MFP

« Il n’y a plus d’autres moyens. »
(Cf. Okell et Allott, 2011 : 130)

Dans ces deux exemples, l’énoncé avec /pyi2/ signifie qu’un procès p en cours dans le contexte gauche n’a plus de raison d’être (ou il est suspendu). La discontinuité marquée par /pyi2/ correspond à l’actualisation de non p par rapport à p. En d’autres termes, /pyi2/ dans un énoncé négatif n’est possible que dans le cas où la discontinuité marque le passage de p à non p.

5. Comparaison de /pyi2/ et de /pyi3 ða3/

Dans certains contextes, already est traduit non pas par /pyi2/ mais par /pyi3 ða3/ qui est formé du verbe /pyi3/ signifiant « finir » et du morphème dépendant /ða3/15. Dans le Dictionnaire de Bernot /pyi3 ða3/ est défini comme marquant « l’accompli » (Bernot, 1986, fascicule 10 : 81)

(32)

pyɔ3

pyi3.ða3

twe2

go2

ə.θaⁿ2 θwiⁿ3

tʰa3

jiⁿ2

2

dire

mq

pl

obj

enregistrer

mq

vouloir

MFP

« Je veux enregistrer ce qu’(on) a déjà dit. »
(Bernot, 1986, fascicule 10 : 81)

 

(33)

(Dialogue entre l’époux (A) et sa femme (B)) :

A :

kʰə.le3

dwe2

go2

pe3

laiʔ

ouⁿ3

enfant

pl

obj

donner

PE

PE

« Donne l’argent de poche aux enfants. »

B :

pe3

pyi3

ða3

donner

mq

« J’en ai déjà donné »
(Exemple construit)

 

(34)

cɛʔ

pyi3.ða3

tʰə.min3

ʃi1

2

cuit

mq

riz

il y a

MFP

« Il y a du riz déjà cuit. »
(Cf. Okell et Allott, 2001 : 132)

 

(35)

tʰouʔ

pyi3.ða3

ha2

dwe2

pyan

tʰɛ1

1

1

sortir

mq

truc

pl

re-

ne

mettre

MFP (neg)

plus

« Ne remettez plus les trucs que vous avez déjà retirés. »
(Cf. Okell et Allott, 2001 : 132)

La suite verbe +/pyi3 ða3/ signale que l’on est passé d’un procès en cours à un procès accompli : passage du procès actualisé à l’état résultant. Avec /pyi2/, un état présent est défini comme entrant dans un rapport de discontinuité avec ce qui est donné dans le contexte gauche. Le contexte gauche n’est pris en compte qu’en référence au maintenant du discours.

Dans cette perspective comparons (36) et (37) :

(36)

θi1

pyi2

savoir

MFP

« Maintenant je sais. »

 

(37)

θi1

pyi3.ða3

savoir

mq

« Le fait (est que) je savais » (traduction littérale)
« Je le sa(va)is déjà (= ce n’est pas la peine de me le dire) »

Dans (36) le savoir actualisé signifie la résorption d’une situation antérieure. Dans (37) on peut imaginer le contexte suivant : à son interlocuteur, qui essaie de lui dire quelque chose, le locuteur dit que l’information est inutile car elle n’est pas nouvelle (pour lui).

Conclusion

Dans cette étude, nous avons montré que la représentation d’un état de choses par une séquence avec /pyi2/ est dans un rapport de discontinuité avec une première représentation. Cette représentation portée par /pyi2/ correspond au maintenant du discours qui entre dans un rapport variable avec ce qui précède comme le montrent les quatre cas que nous avons distingués.

Concernant les rapports entre /pyi2/ et déjà, ces deux marqueurs ont en commun la notion de discontinuité entre le contexte gauche et la séquence correspondant à leur portée définie comme le présent du discours. Mais cette discontinuité prend des formes et des manifestations différentes en birman et en français16, ce que confirme le fait que dans la traduction des exemples du birman en français, il y a très peu de cas où déjà soit employé. En effet, cela nous semble normal car déjà est une particule énonciative alors que /pyi2/ est une marque grammaticale.

Liste des abréviations

Dem : démonstratif

F : Féminin

Fut : Futur

Interr : Interrogative

M : Masculin

MFP : Marque de fin de phrase

m.m : marque modale

Mq : Marque/Marqueur

Neg : Négatif

nFut : Non Futur

NSIT : Nouvelle situation

Obj : objet

PE : Particule énonciative

Pl : Pluriel

Poli : Politesse

Prog : Progressif

Suj : Sujet

N.B. : pour les gloses, lorsqu’une identification détaillée n’est pas nécessaire à l’analyse, les morphèmes dépendants sont seulement marqués « Mq » (pour marque ou marqueur).

 

Notation phonétique

h exposant après la consonne signale la consonne « aspirée » : par exemple, les consonnes /k, s, t, p/ représentent les consonnes non aspirées et /, , , / les consonnes aspirées

Pour les consonnes /ŋ, m, n, l/, l’aspiration est signalée par un /h/ devant la consonne (ex. /, hm, hn, hl)

Les tons sont indiqués par les chiffres 1 à 3 en indice, à la fin de la syllabe.

Bibliographie

Bernot, Denise. 1986. Dictionnaire birman-français. Fascicule 10. Paris : Société d'études linguistiques et anthropologiques de France.

Bernot, Denise, Marie-Hélène Cardinaud & Marie Yin Yin Myint. 2001. Grammaire birmane: Manuel de birman, vol. 2. Paris : Langues & Mondes-l'Asiathèque.

Jenny, Mathias & San San Hnin Tun. 2016. Burmese: A comprehensive grammar. Londres: Routledge.

Myanmar Language Commission (MLC) /myaⁿ.ma2 za2 ə.pʰwɛ1 u3.zi3 tʰa2.na1/, 2011 (6e edition). English – Myanmar Dictionary /iⁿ3.gə.leiʔ - myaⁿ.ma2 ə.beiʔ.daⁿ2/, Naypyidaw, Myanmar

Okell, John & Anna Allott. 2001. Burmese-Myanmar: Dictionary of grammatical forms. Londres: Routledge Curzon.

En langue birmane :

/myaⁿ.ma2 za2 ə.pʰwɛ1 pyiⁿ.nja2 ye3 wuⁿ.ji3 tʰa2.na1/ (Commission de la langue birmane, ministère de l’Éducation), 2005. /myaⁿ.ma2 ðə.da2/ (Grammaire birmane), Yangon : Presse universitaire.

/myaⁿ.ma2 za2 ə.pʰwɛ1 pyiⁿ.nja2 ye3 wuⁿ.ji3 tʰa2.na1/ (Commission de la langue birmane, ministère de l’Éducation), 1993. /myaⁿ.ma2 – iⁿ3.gə.leiʔ ə.beiʔ.daⁿ2/ (Dictionnaire birman-anglais), Yangon : Presse universitaire.

Corpus

FICT.YauqKya (FICT = fiction)

FL.BeehBagyi (FL = Film – script de film)

FL.MinLouq (FL = Film – script de film)

NAR.SSS2 (NAR = narration)

R KaGyi (RP = Radio Play – feuilleton à la radio)

R KoKo (RP = Radio Play – feuilleton à la radio)

R Myita (RP = Radio Play – feuilleton à la radio)

R Pan (RP = Radio Play – feuilleton à la radio)

Notes

1 Langue nationale du Myanmar (Birmanie), le birman est la langue maternelle de 40 millions de locuteurs dans le pays, qui compte près de 56 millions d’habitants.

2 Il y a deux registres (ou styles) en birman : le birman parlé (ou informel) également appelé birman vernaculaire par certains linguistes et le birman écrit (ou formel ou encore littéraire). Toutefois, dans les textes en birman contemporain on observe de plus en plus un mélange des deux styles.

3 Par « authentique » nous entendons qu’il s’agit de données tirées de la langue produite et utilisée par les locuteurs natifs : autrement dit c’est la langue produite par les locuteurs natifs pour les autres locuteurs natifs. Il s’agit donc de données qui n’ont pas été conçues en réponse aux sollicitations des linguistes de produire des énoncés en birman.

4 Dans le dictionnaire anglais-birman de la Commission de la langue du Myanmar, already est défini comme « avant le temps mentionné au passé » ou « avant le moment au présent », mais son équivalent en phrase en birman se termine toujours par /pyi2/ (MLC, 2011 : 37-38).

5 Seules les caractéristiques pertinentes pour cette étude sont présentées.

6 Certains linguistes comptent quatre tons, tenant compte de la voyelle coup de glotte (comme une voyelle à ton). Il faut peut-être souligner que la distinction des trois tons correspond mieux à l’écriture birmane, où les trois tons sont indiqués par la graphie en birman. Dans cet article les trois tons sont signalés par les chiffres 1 à 3 en indice : 1 (le plus bref en fonction de la longueur, qui est connu également comme le ton « haut »), 2 (neutre c’est-à-dire non marqué, qui est connu également comme le ton « bas ») et 3 (le plus long en fonction de la longueur, qui est connu également comme le ton « haut descendant »)

7 Comme le sujet (grammatical) de la phrase n’est pas obligatoire en birman (cf. I.4), nous choisissons d’utiliser le terme « à verbe final » au lieu de « SOV ».

8 Ces morphèmes (/2/ et /2/d’une part et /pyi2/, /pi2/ et /bi2/ d’autre part) sont les différentes réalisations du même morphème : il s’agit donc du sandhi. Pour le dernier, surtout dans la langue parlée, les Birmans ont tendance à laisser tomber le /y/ de /pyi2/ et prononcent /pi2/ ou /bi2/ – encore deux réalisations phonétiques du même morphème – pour /pyi2/

9 Il y a une forte présence des morphèmes dépendants en birman, connus également sous les termes de « marque », « marqueur » et « particule » en birman. Certains morphèmes dépendants n’ont pas de fonction grammaticale. Dans notre travail les morphèmes dépendants avec fonction(s) grammaticale(s) sont appelés « marques » ; ceux avec fonctions discursives sont appelés « particules (énonciatives) » et glosés PE. Ici il s’agit des marques, à savoir « morphèmes dépendants avec une fonction grammaticale ».

10 Ce mot est souvent prononcé /bi2/.

11 Cela concerne uniquement les caractéristiques pertinentes pour la présente étude.

12 /pyi2/ est désigné comme « nouvelle situation (NSIT) », qui est proche de la notion de « changement d’état » ou la « discontinuité » ; /pyi2/ désigne une représentation nouvelle de l’état de choses, distincte d’une première représentation.

13 Le choix de l’équivalent français dépend du contexte situationnel : le même morphème indépendant en birman /θi1/ signifie « savoir » ou « connaître ».

14 Dans (23) le verbe apparaît avant le complément d’objet (la jeune fille /di2 kaun2.ma1.le3/), produisant un équivalent de « Cette jeune fille, il la connaît ».

15 /ða3/ tout seul en tant que marque grammaticale n’existe pas dans les dictionnaires.

16 Concernant déjà, voir l’article de Denis Paillard dans le présent recueil.

Citer cet article

Référence électronique

San San Hnin Tun, « /Pyi2/ et le discours au présent en birman », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1317

Auteur

San San Hnin Tun

INALCO / Lacito-CNRS
sansan.hnintun@inalco.fr

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