Introduction
La langue birmane, bien qu’elle ne soit pas une langue rare1, est aujourd’hui encore (relativement) peu connue dans le domaine des recherches linguistiques, notamment les analyses de la langue parlée (ou informelle2). Les corpus du birman parlé authentique3 sont peu accessibles pour les analyses linguistiques. La présente étude consacrée à /pyi2/ s’appuie, dans la mesure du possible, sur des données non élicitées.
Dans les dictionnaires français-birman, déjà est souvent associé à /pyi2/ (variations de prononciation /bi2/ ou /pi2/), à la fin de l’énoncé4. Une telle constatation ne signifie pas que l’on peut définir /pyi2/ comme un marqueur servant à exprimer le sens de déjà (ou already en anglais). L’objectif de la présente étude est d’identifier et de décrire les différents emplois de /pyi2/. En conclusion nous reviendrons sur les rapports de /pyi2/ et de déjà.
1. Brève description des caractéristiques du birman
1.1. Le birman : une langue tonale
Le birman5, langue tonale, distingue en général trois tons6 différents : changer le ton d’une syllabe revient à changer de sens du mot (cf. (1)–(3)).
(1) |
/sa1/ |
« commencer » |
(2) |
/sa2/ |
« lettre, texte écrit » |
(3) |
/sa3/ |
« manger » |
Ainsi /pyi3/ et /pyi2/ représentent deux mots différents : /pyi3/ est un verbe (morphème indépendant), qui signifie « finir, arriver à la fin », alors que /pyi2/ est un morphème dépendant, connu comme « marque de fin de phrase », surtout en birman parlé (birman informel). Selon nous, /pyi2/ indique une forme de discontinuité entre maintenant et auparavant.
1.2. Le birman : une langue à verbe final
Le birman, langue de la famille tibéto-birmane, est une langue à verbe final7. Mais en-dehors des phrases impératives, le verbe (ou le syntagme verbal) ne termine pas la phrase mais il est toujours suivi d’une marque de fin de phrase. Il y a principalement trois marques de fin de phrase /mɛ2/, /tɛ2/ ou /dɛ2/ et /pyi2/, /pi2/ ou /bi2/8 pour les phrases affirmatives. Pour faciliter la lecture, nous utilisons la notation /pyi2/ tout au long de la présente étude.
1.3 Marques de fin de phrase pour les phrases affirmatives
Le verbe, en position finale et suivi d’une marque dite de fin de phrase9, indique les fonctions grammaticales de la phrase, y compris le type de la phrase (par exemple, affirmative, négative, impérative, interrogative, etc.). Il y a principalement trois marques de fin de phrase pour les phrases affirmatives, à savoir /mɛ2/ pour toute phrase irrealis, qui signale que l’action du verbe n’est pas encore réalisée, donc typiquement utilisé pour le futur, d’où la glose « Fut » (cf. (4)) ; /tɛ2/ ou /dɛ2/ pour toute phrase realis, qui signifie que l’action du verbe est réalisée : ce morphème dépendant est souvent utilisé pour exprimer le présent ainsi que le passé, ce que nous glosons par « Non-Fut » pour non-futur (cf. (5)) et /pyi2/10 pour toute phrase, qui exprime une situation nouvelle, au sens où elle introduit une représentation nouvelle d’un état de choses (cf. (6)).
(4) |
la2 |
mɛ2 |
venir |
mq (fut) |
|
« (Il) viendra. (Il) va venira. » |
||
a. Le sujet n’est pas obligatoire. b. Pour les exemples indiqués « construits », notamment (7) à (9), le contexte n’est pas proposé. Par ailleurs, il s’agit simplement de la description générale du birman. |
(5) |
la2 |
dɛ2 |
venir |
mq (nfut) |
|
« (Il/Elle) est venu(e). / (Il/Elle) vient. » |
(6) |
mo3 |
teiʔ |
pyi2 |
pluie |
arrêter |
mq (nsit) |
|
« (Il) a arrêté de pleuvoir. » |
Dans (6), /pyi2/ marque une discontinuité entre auparavant (il pleuvait) et maintenant (il ne pleut plus).
1.4. Autres caractéristiques
En birman, le sujet grammatical est souvent non exprimé si le locuteur juge qu’il est inférable dans le contexte ou la situation (cf. (4)–(5), où le sujet peut être, théoriquement, je, tu, il ou elle, etc.).
Le verbe copule (le verbe être) n’est pas obligatoire en birman : il existe des phrases avec un prédicat nominal, (cf. (7), où /bə.ma2/ (« birman ») est un syntagme nominal, qui fonctionne en tant que prédicat nominal).
(7) |
cə.ma1 |
ga1 |
bə.ma2 |
je (F) |
suj |
birman |
|
« Je suis birmane. » |
En birman, comme dans de nombreuses langues d’Asie du Sud-Est, les adjectifs des langues indo-européennes (par exemple, joli, grand, etc.) sont exprimés par des prédicats verbaux (cf. (8)) :
(8) |
di2 |
pan3 |
hla1 |
dɛ2 |
dem |
fleur |
ê. joli |
MFP |
|
« Cette fleur-ci est jolie. » |
1.5. Marque grammaticale vs particule énonciative (ou discursive)
Les morphèmes dépendants sont nombreux en birman. Dans le présent article, nous distinguons deux catégories de morphèmes dépendants : lorsque le morphème dépendant a une fonction grammaticale, nous l’appelons « marque grammaticale » (cf. les exemples (4) à (6) qui illustrent les marques de fin de phrase). Lorsque le morphème dépendant n’a pas de fonction grammaticale, nous l’appelons « particule énonciative (ou discursive) » et glosons PE. Une particule énonciative est un morphème qui exprime l’attitude du locuteur ou de la locutrice envers son interlocuteur/interlocutrice et/ou son message (cf. (9), où /nɔ2/ est une particule énonciative) La traduction française de la phrase (sur le plan syntaxique) avec ou sans /nɔ2/ serait la même. Autrement dit, la présence ou l’absence de /nɔ2/ ne change pas le contenu propositionnel. La fonction générale de /nɔ2/, est de « demander l’aval ou l’accord de l’interlocuteur ». (9) est utilisé pour prendre congé ou, plus précisément, c’est un énoncé pour signaler que le locuteur s’en va, mais en demandant l’accord de son interlocuteur, ce n’est pas une décision unilatérale.
(9) |
θwa3 |
mɛ2 |
nɔ2 |
aller |
MFP (Fut) |
PE |
|
Je vais m’en aller, d’accord ? (L’équivalent de au revoira). |
|||
a. La différence entre cet énoncé et le au revoir en français est que cet énoncé doit être produit par la personne qui s’en va : si on ne part pas, on ne peut pas utiliser cet énoncé pour dire au revoir. Ainsi il y a d’autres énoncés possibles pour prendre congé, tels que /nauʔ hma1 twe1 mɛ2 nɔ2/ /nauʔ twe1 ðe3 da2 pɔ2/, équivalent de « à bientôt », « à plus tard », etc. |
Tableau récapitulatif des caractéristiques11 du birman
Caractéristique | Explication | Exemples |
a) Langue tonale | Changement de ton change de sens | /sa1/ commencer /sa2/ lettre, texte écrit /sa3/ manger |
b) Langue à verbe final | Le syntagme verbal est toujours dans la position finale de la phrase | /Paul ka1 mouⁿ1 sa3 dɛ2/ Paul sujet gateau manger MFP |
c) Syntagme verbal est toujours suivi d’une MFP | 3 MFP - /mɛ2/ - phrase irrealis (ou au futur) - /tɛ2/ ou /dɛ2/ - phrase realis (ou au non-futur : présent & passé) - /pyi2/ - marque la discontinuité entre maintenant & auparavant | /(Paul) sa3 mɛ2/ Paul manger MFP – Paul mangera. /(Paul) sa3 dɛ2/ Paul manger MFP Paul mange / a mangé /(Paul) sa3 pyi2/ Paul manger MFP Maintenant, Paul mange. |
d) Sujet grammatical n’est pas obligatoire dans la construction syntaxique | S’il est inférable dans le contexte ou la situation. | Comme dans les exemples de la case précédente, le sujet grammatical entre parenthèses (en l’occurrence Paul) n’est pas obligatoire (si le locuteur pense qu’il est inférable dans le contexte) |
e) Verbe « copule » (verbe être) n’est pas obligatoire | Ainsi les adjectifs en français qui suivent être sont exprimés avec un verbe en birman | /Martine hla1 dɛ2/ Martine ê. Jolie MFP Martine est jolie. |
2. Premières remarques sur /pyi2/
Nous tenons à souligner ici que la position de /pyi2/ est invariable et figure toujours en position finale de la construction syntaxique.
2.1. /pyi2/ dans la grammaire birmane
Selon Jenny et Hnin Tun (2016 : 53, 229), /pyi2/ signale une nouvelle situation12 au sens où il marque une discontinuité entre ce que dit l’énoncé et ce qui précède. Dans le dictionnaire birman-français, /pyi2/ est défini comme une « marque modale, qui constate la réalisation de quelque chose, dans l’actuel » (Bernot, 1986, fascicule 10 : 79). Selon Bernot (2001), /pyi2/, plus fréquent en langue parlée qu’en langue écrite, coïncide avec le constat d’un état de choses actualisé, en rapport étroit avec le maintenant du discours.
Les quatre exemples suivants, repris de Bernot, permettent de préciser notre hypothèse sur /pyi2/ en tant que mettant en avant un fait actualisé.
(10) |
wa1 |
ba2 |
pyi2 |
ê. rassasiéa |
mq.poli |
MFP |
|
« (Maintenant) je suis gros » (littéralement), « je suis rassasié. » |
|||
a. Littéralement être gros : au sens où lorsque l’on a assez mangé, on se sent « gros ». |
(11) |
hnə |
na2.yi2 |
tho3 |
pyi2 |
deux |
heure |
frapper |
MFP |
|
« Il est 2 h. » |
(12) |
le3 |
hniʔ |
ʃi1 |
pyi2 |
quatre |
an |
avoir |
MFP |
|
« Il y a 4 ans./ Cela fait 4 ans. » |
(13) |
kauⁿ3 |
pyi2 |
être bona |
MFP |
|
« (Maintenant) c’est bien. » |
||
a. En birman, le même mot /kauⁿ3/ signale « bon » ainsi que « bien ». |
Dans les exemples (11) et (12) il n’est pas possible d’utiliser d’autres marques de fin de phrase que /pyi2/, car ces énoncés expriment un état de choses actualisé, dont la pertinence ne vaut qu’au moment où ils sont dits. En revanche pour (10) et (13), il est possible d’utiliser une autre marque de fin de phrase que /pyi2/ : par exemple /tɛ2/ ou /dɛ2/ mais cela donne un tout autre sens (cf. (14) et (15)) :
(14) |
wa1 |
dɛ2 |
être gros |
MFP |
|
« (Elle) est grosse. » |
(15) |
kauⁿ3 |
dɛ2 |
être bon |
MFP |
|
« (Le filma) est bon. » |
||
a. Le sujet (grammatical) imaginé (cf. I.4). |
Dans (14) le sens du morphème indépendant de /wa1/ passe de « être rassasié » à « être gros » ; dans (15) le sens du morphème indépendant /kauⁿ3/ change de « bien » à « bon » (dans les traductions françaises). Autrement dit, les énoncés (14) et (15) expriment une propriété générale, alors que les énoncés avec /pyi2/ expriment que ce qui est dit est indissociable du moment où ils sont produits.
Les exemples (16) et (17), avec un dialogue entre deux locuteurs mettant en jeu deux représentations d’une même situation, permettent de préciser la référence au présent que marque /pyi2/ :
(16) |
(Dialogue entre A et B) : |
|||
A : |
thaʔ |
yu2 |
oun3 |
|
re- |
prendre |
mq |
||
« Resservez-vous ! » |
||||
B : |
wa1 |
pyi2 |
||
être rassasié |
MFP |
|||
« Je suis rassasié » (littéralement), « j’ai assez mangé. » |
Dans (16) le locuteur A propose au locuteur B de se resservir mais B refuse, en disant qu’il a assez mangé : en terminant son énoncé par /pyi2/ le locuteur B signale que manger n’est plus d’actualité.
(17) |
(Dialogue entre A et B) : |
|||||
A : |
mo3.ywa2 |
ne2 |
dɛ2 |
yu2 |
θwa3 |
|
pleuvoir |
prog |
MFP (nFut) |
prendre |
aller |
||
« Il pleut. Prends (un/ton) parapluie. » |
||||||
B : |
mo2 |
teiʔ |
pyi2 |
|||
pluie |
arrêter |
mq(nsit) |
||||
« (Il) a déjà arrêté de pleuvoir. » |
Dans (17), le locuteur A conseille au locuteur B de prendre un parapluie, pensant qu’il pleut. Le locuteur B répond à A qu’il a (déjà) arrêté de pleuvoir : pour lui, pleuvoir n’est plus d’actualité.
Dans ces deux exemples, /pyi2/ marque une discontinuité entre une première représentation d’un état de choses et une seconde présentée comme celle qui fait sens.
(18) |
(Le locuteur A attend quelqu’un) |
|||||
A : |
θu2 |
mə |
la2 |
ðe3 |
bu3 |
|
il |
neg |
venir |
pas encore |
MF neg |
||
« Il n’est pas encore arrivé. » |
||||||
hnə |
na2.yi2 |
tho3 |
pyi2 |
|||
deux |
heure |
frapper |
MFP |
|||
« (Il est) 2 h. » |
Dans (18) la référence à l’heure qu’il est entraîne une réévaluation de l’absence de la personne censée être déjà présente.
La discussion de cette première série d’exemples a permis de préciser notre hypothèse sur la sémantique de /pyi2/ : ce qu’exprime la séquence portée de /pyi2/ est ancré dans le présent du discours et n’a de sens que dans ce cadre. Dans cette perspective /pyi2/ marque une forme de discontinuité avec ce qui est dit dans le contexte gauche, discontinuité qui peut concerner l’actualité de l’événement (son « présent ») comme dans les exemples (10) à (13), mais aussi une nouvelle représentation d’un même état de choses comme dans les exemples (16) à (18).
3. Quatre grands cas
Il est possible de distinguer quatre grands types d’emplois de /pyi2/ selon le mode de présence de ce par rapport à quoi (situation ou contexte gauche) /pyi2/ marque une forme de discontinuité.
3.1. Découverte
Dans ce premier cas, /pyi2/ signale la découverte ou le constat d’une situation nouvelle :
(19) |
mo3.ywa2 |
pyi2 |
pleuvoir |
MFP |
|
« (Maintenant) il pleut. » |
Dans (19) le locuteur, en regardant par la fenêtre ou en recevant des gouttes (sur lui), prend conscience de la pluie.
(20) |
hnə |
na2.yi2 |
tho3 |
pyi2 |
deux |
heure |
frapper |
MFP |
|
« Il est 2 h (de l’après-midi). » |
Dans (20) le locuteur regarde sa montre et découvre l’heure.
Dans (19) et (20), la discontinuité se ramène à la prise de conscience d’un fait nouveau, sans rapport direct avec le contexte gauche. Cela vaut également pour les exemples donnés dans (10) à (13).
Dans les deux cas, la discontinuité concerne la représentation d’un état de choses : la séquence avec /pyi2/ introduit une représentation nouvelle par rapport à une représentation portée par un premier locuteur. La différence concerne le degré d’altérité entre les deux locuteurs : elle est faible en III.2 et marquée dans III.3.
3.2. Avancée positive/coopération
(21) |
(Dialogue entre A et B, au sujet d’un film) |
|||||||||
A : |
… θu2 |
ga1 |
bɛ2.lo2 |
θə.youʔ.shaun2 |
ya1 |
lɛ3 |
sho2 dɔ1 |
|||
… il |
Suj |
comment |
interpréter |
devoir |
mq |
si je dis |
||||
« Si je dis quel rôle elle doit interpréter… (littéralement) » |
||||||||||
B : |
cə.ma1 |
θi1 |
pyi2 |
|||||||
Je (F) |
savoir |
mq |
||||||||
« Je sais maintenant », (littéralement) « Ah, maintenant je me souviens. » |
Dans (21) la locutrice A raconte un film à B, pensant que B ne se souvenait de rien. Lorsqu’elle commence à parler d’une actrice et du rôle qu’elle a interprété dans le film, B l’interrompt, en disant qu’elle se souvient maintenant, signalant par là qu’il n’est plus nécessaire de continuer à le lui raconter. /pyi2/ signale la discontinuité concernant un film entre le propos de A et celui de B. Dans la réponse de B (plus précisément dans l’énoncé, qui se termine par /pyi2/) B signale que (lui) raconter le film ne fait plus sens car maintenant elle se souvient de l’intrigue du film.
(22) |
(Dialogue entre A et B, à propos d’un film) |
|||||
A : |
Eindra2 cɔ2 zin2 |
ga1 |
nain3 nain3 |
go2 |
ne2… |
|
Eindra Kyaw Zin |
Suj |
Naing Naing |
Obj |
Prog … |
||
« Eindra Kyaw Zin est amoureuse de Naing Naing… » |
||||||
B : |
e3 |
e3 |
θi1 |
pyi2 |
||
oui |
oui |
savoir |
Mq |
|||
« Oui, oui, je sais maintenant, (littéralement) « OK, OK, (maintenant) (je) vois. » |
Dans (22), avant que la locutrice A finisse sa phrase concernant les rapports entre les deux personnages du film, B l’interrompt en disant qu’elle vient de se rappeler que la comédienne est amoureuse du comédien. Cette phrase, qui se termine par /pyi2/, peut être comparée avec la phrase avec le même verbe /θi1/ (« savoir » ou « connaître »13), suivi de la marque de fin de phrase /dɛ2/ indiquant l’action au non-futur ou au realis : elle signale simplement le fait que le locuteur est au courant, sans marquer une discontinuité entre le présent et le passé14.
(23) |
θu2 |
ga1 |
θi1 |
dɛ2 |
di2 |
kaun2.ma1.le3 |
go2 |
il |
Suj |
connaître |
MFP(nFut) |
dem |
jeune fille |
Obj |
|
« Il connaît cette jeune fille. » |
Dans les exemples (24) et (25) la séquence avec /pyi2/ marque la résorption (ou le dépassement) d’une situation première :
(24) |
na3.lɛ2 |
pyi2 |
comprendre |
MFP |
|
« Maintenant (je) comprends. |
Dans (24) pour le locuteur, pendant longtemps, malgré tous ses efforts, la question restait obscure. Après un déclic (par exemple, une meilleure explication, avec vocabulaire adapté à son niveau, de la part de son interlocuteur), il comprend enfin ce qui est en jeu :
(25) |
mo3 |
teiʔ |
pyi2 |
pluie |
arrêter |
MFT(nsit) |
|
« (Il) a arrêté de pleuvoir. » |
Dans (25), le locuteur attend la fin de la pluie qui le contraint à rester à l’intérieur : comme maintenant il ne pleut plus, il peut enfin sortir ou jouer au foot dehors.
3.3. Plus de malentendu (disparition du malentendu)
Étant donné une discussion en cours sur un état de choses et à ce titre non stabilisée (les points de vue des deux locuteurs sont a priori divergents), la séquence avec /pyi2/ signale que les appréhensions du premier locuteur n’ont pas de raison d’être :
(26) |
(Dialogue entre une locutrice dénommée Myint Nwe (A) et son mari (B) qu’lle dénomme Ko Ko, l’équivalent de « chéri ») : |
|||||
A : |
ko2 ko2 |
an1.ɔ3 |
wuⁿ3.θa2 |
ya1 |
auⁿ2 |
|
Ko Ko |
surpris |
heureux |
devoir |
afin que |
||
« Afin que tu aies une agréable surprise, tu sais » (traduction littérale). |
||||||
B : |
myiⁿ1 nwɛ2 |
ðə.bɔ3 |
houʔ |
pyi2 |
la3 |
|
Myint Nwe |
nature |
être vrai |
Mq |
MF interr |
||
« C’est comme tu veux, Myint Nwe, d’accord » (=c’est bon maintenant, d’accord) ?a |
||||||
a. /ðə.bɔ3/ signifie également « opinion » lorsque l’on l’utilise dans l’énoncé « (personne) ðə.bɔ3 bɛ3/, équivalent de « comme tu veux/voudras », alors que littéralement le mot signifie « la nature » d’une personne. De même, /houʔ pyi2 la3/ est souvent utilisé en birman dans les situations où l’on dirait « OK ?/D’accord ? » en français : il s’agit ici de solliciter un aval (ou un accord) de son interlocuteur. |
Dans (26), A cherche à justifier l’initiative qu’elle a prise sans en informer son mari (B). Celui-ci l’interrompt en disant qu’il n’y a plus de problème, puisqu’elle a donné une explication convaincante.
(27) |
(Dialogue entre une femme (A) et un homme (B)) : |
||||||||
A : |
ko2 ko2 |
ga1 |
bɔs |
sʰo2 dɔ1 |
mə |
pa2 |
nɛ1 |
nɔ2 |
|
chéri |
Suj |
patron |
puisque |
Neg |
ê.impliqué |
MFP(Imp) |
PE |
||
« Ne t’implique pas là-dedans parce que tu es le patron, chéri, d’accord ? » |
(27) |
B : |
di2 |
ha2 |
ga1 |
ə.myaʔ |
ə.mya3.gyi3 |
ya1 |
mɛ1 |
keiʔ.sa1 |
sʰo2 dɔ1 |
Dem |
truc |
Suj |
profit |
beaucoup |
obtenir |
Mq |
affaire |
puisque |
||
« Puisque c’est une affaire qui m’apportera beaucoup de profit (d’argent)… |
||||||||||
ʃauʔ.hlwa2 |
daun2 |
tin2 |
pi3 |
pyi2 |
||||||
demande |
même |
déposer |
finir |
MFP |
||||||
… (j’)ai même déposé la demande. » |
Dans (27), étant donné un désaccord possible concernant une affaire, A souhaite que B ne s’en mêle pas, mais B répond qu’il ne saurait être question de se tenir à l’écart car il est pleinement impliqué.
3.4. Contraste entre deux représentations
La séquence avec /pyi2/ marque un développement en rupture par rapport à une première représentation d’une situation. Il y a un contraste fort entre les deux points de vue qui coexistent :
(28) |
(Le locuteur est un père, qui parle de son fils, Taik Maung) |
|||||
taiʔ mauⁿ2 |
go2 |
ŋa2 |
θeiʔ |
θə.na3 |
dɛ2 |
|
Taik Maung |
obj |
je |
très |
avoir pitié |
MFP |
|
« J’ai beaucoup de pitié pour Taik Maung » |
||||||
ŋa1 |
yin2 |
dwe2 |
kwɛ3.tʰwɛʔ |
koun2 |
pyi2 |
|
ma |
poitrine |
pl |
être brisé |
Mq |
MFP |
|
« (Maintenant) mon cœur est brisé. » |
Dans (28) le père a commis un crime (violer une fille simple d’esprit) ; dans un premier temps il a laissé accuser son fils, qui a été condamné à sa place. Mais désormais il est plein de remords, qu’il exprime dans (28). Ici, les deux points de vue opposés coexistent, mais le second est prépondérant.
(29) |
(Une femme parle à son amie) |
||||||
θa3 |
ga1 |
iⁿ3.gə.leiʔ |
lo2 |
ci1.bɛ3 |
pyɔ3 |
dɔ1 |
|
fils |
suj |
anglais |
comme |
seulement |
parler |
puisque |
|
« Comme (mon) fils ne parlait qu’en anglais… » |
|||||||
myə.ma2 |
zə.ga3 |
daun2 |
me1 |
ne2 |
pyi2 |
||
birman |
langue parlée |
même |
oublier |
prog |
MFP |
||
« (il) a même oublié le birman (sa langue maternelle). » |
Dans (29), la locutrice établit un contraste entre le fait que son fils soit parfaitement anglophone et le fait que ce dernier a oublié sa langue maternelle. Ici encore, on a une coexistence entre deux points de vue de la mère sur son fils qui sont opposés. Le second point de vue (séquence avec /pyi2/) est présenté comme dominant.
3.5. Synthèse
Les quatre cas distingués ci-dessus correspondent à quatre formes de discontinuité liées à la présence de /pyi2/. Dans le premier, seul compte le présent du discours tel qu’il est exprimé par l’énoncé avec /pyi2/. Dans le deuxième et le troisième, on a le dépassement d’une altérité première entre deux points de vue sur un état de choses : enchaînement positif dans le second cas, dépassement d’un malentendu dans le troisième cas. Le quatrième cas correspond à une forme de coexistence entre deux points de vue.
4. Incompatibilité de /pyi2/ avec une phrase négative
Selon Bernot (2001), /pyi2/ n’est possible que dans les énoncés affirmatifs. Cette affirmation doit être nuancée, comme le montrent les exemples (30) et (31) :
(30) |
ŋa2 |
mə |
pyɔ3 |
lo2 |
pyi2 |
je |
neg |
dire |
vouloir |
MFP |
|
« Je refuse d’en parler. » |
(31) |
ə.ca3 |
ni3 |
mə |
ʃi1 |
dɔ1 |
pyi2 |
autre |
moyen |
neg |
il y a |
plus |
MFP |
|
« Il n’y a plus d’autres moyens. » |
Dans ces deux exemples, l’énoncé avec /pyi2/ signifie qu’un procès p en cours dans le contexte gauche n’a plus de raison d’être (ou il est suspendu). La discontinuité marquée par /pyi2/ correspond à l’actualisation de non p par rapport à p. En d’autres termes, /pyi2/ dans un énoncé négatif n’est possible que dans le cas où la discontinuité marque le passage de p à non p.
5. Comparaison de /pyi2/ et de /pyi3 ða3/
Dans certains contextes, already est traduit non pas par /pyi2/ mais par /pyi3 ða3/ qui est formé du verbe /pyi3/ signifiant « finir » et du morphème dépendant /ða3/15. Dans le Dictionnaire de Bernot /pyi3 ða3/ est défini comme marquant « l’accompli » (Bernot, 1986, fascicule 10 : 81)
(32) |
pyɔ3 |
pyi3.ða3 |
twe2 |
go2 |
ə.θaⁿ2 θwiⁿ3 |
tʰa3 |
jiⁿ2 |
dɛ2 |
dire |
mq |
pl |
obj |
enregistrer |
mq |
vouloir |
MFP |
|
« Je veux enregistrer ce qu’(on) a déjà dit. » |
(33) |
(Dialogue entre l’époux (A) et sa femme (B)) : |
||||||
A : |
kʰə.le3 |
dwe2 |
go2 |
pe3 |
laiʔ |
ouⁿ3 |
|
enfant |
pl |
obj |
donner |
PE |
PE |
||
« Donne l’argent de poche aux enfants. » |
|||||||
B : |
pe3 |
pyi3 |
ða3 |
||||
donner |
mq |
||||||
« J’en ai déjà donné » |
(34) |
cɛʔ |
pyi3.ða3 |
tʰə.min3 |
ʃi1 |
dɛ2 |
cuit |
mq |
riz |
il y a |
MFP |
|
« Il y a du riz déjà cuit. » |
(35) |
tʰouʔ |
pyi3.ða3 |
ha2 |
dwe2 |
pyan |
mə |
tʰɛ1 |
nɛ1 |
dɔ1 |
sortir |
mq |
truc |
pl |
re- |
ne |
mettre |
MFP (neg) |
plus |
|
« Ne remettez plus les trucs que vous avez déjà retirés. » |
La suite verbe +/pyi3 ða3/ signale que l’on est passé d’un procès en cours à un procès accompli : passage du procès actualisé à l’état résultant. Avec /pyi2/, un état présent est défini comme entrant dans un rapport de discontinuité avec ce qui est donné dans le contexte gauche. Le contexte gauche n’est pris en compte qu’en référence au maintenant du discours.
Dans cette perspective comparons (36) et (37) :
(36) |
θi1 |
pyi2 |
savoir |
MFP |
|
« Maintenant je sais. » |
(37) |
θi1 |
pyi3.ða3 |
savoir |
mq |
|
« Le fait (est que) je savais » (traduction littérale) |
Dans (36) le savoir actualisé signifie la résorption d’une situation antérieure. Dans (37) on peut imaginer le contexte suivant : à son interlocuteur, qui essaie de lui dire quelque chose, le locuteur dit que l’information est inutile car elle n’est pas nouvelle (pour lui).
Conclusion
Dans cette étude, nous avons montré que la représentation d’un état de choses par une séquence avec /pyi2/ est dans un rapport de discontinuité avec une première représentation. Cette représentation portée par /pyi2/ correspond au maintenant du discours qui entre dans un rapport variable avec ce qui précède comme le montrent les quatre cas que nous avons distingués.
Concernant les rapports entre /pyi2/ et déjà, ces deux marqueurs ont en commun la notion de discontinuité entre le contexte gauche et la séquence correspondant à leur portée définie comme le présent du discours. Mais cette discontinuité prend des formes et des manifestations différentes en birman et en français16, ce que confirme le fait que dans la traduction des exemples du birman en français, il y a très peu de cas où déjà soit employé. En effet, cela nous semble normal car déjà est une particule énonciative alors que /pyi2/ est une marque grammaticale.
Liste des abréviations
Dem : démonstratif
F : Féminin
Fut : Futur
Interr : Interrogative
M : Masculin
MFP : Marque de fin de phrase
m.m : marque modale
Mq : Marque/Marqueur
Neg : Négatif
nFut : Non Futur
NSIT : Nouvelle situation
Obj : objet
PE : Particule énonciative
Pl : Pluriel
Poli : Politesse
Prog : Progressif
Suj : Sujet
N.B. : pour les gloses, lorsqu’une identification détaillée n’est pas nécessaire à l’analyse, les morphèmes dépendants sont seulement marqués « Mq » (pour marque ou marqueur).
Notation phonétique
h exposant après la consonne signale la consonne « aspirée » : par exemple, les consonnes /k, s, t, p/ représentent les consonnes non aspirées et /kʰ, sʰ, tʰ, pʰ/ les consonnes aspirées
Pour les consonnes /ŋ, m, n, l/, l’aspiration est signalée par un /h/ devant la consonne (ex. /hŋ, hm, hn, hl)
Les tons sont indiqués par les chiffres 1 à 3 en indice, à la fin de la syllabe.