Tim Summers, The Queerness of Video Game Music

Cambridge : Cambridge University Press, 2023

Référence(s) :

Summers, Tim. The Queerness of Video Game Music. Cambridge : Cambridge University Press, 2023.

Texte

Sorti à l’été 2023, The Queerness of Video Game Music de Tim Summers propose d’aborder l’analyse de la musique de jeu vidéo à travers des points de vue propres aux études queers (le terme « queerness » étant ici « compris comme ce qui “déstabilise ou remet en question les présupposés normatifs” en allant à contre-courant des logiques hégémoniques, des systèmes de valeurs hérités et des activités normatives1 » (5) emprunté à Harper, Taylor et Adams). L’ouvrage se sépare en trois chapitres, portant chacun sur un grand axe commun aux études queers et de la musique de jeu vidéo : la spécificité de la dimension temporelle et formelle de la musique de jeu vidéo, le rapport esthétique à l’évolution technologique et à la chrononormativité (selon la définition d’Elizabeth Freeman, c’est-à-dire des usages normatifs et des logiques dans la conception du temps orientés vers un idéal productiviste, notamment progressiste) du timbre, et enfin la question de l’identité à travers le regard – et l’oreille – des jouaires2.

Dans le premier chapitre, Tim Summers se concentre tout d’abord sur une dimension queer de la musique de jeu qu’il considère comme non-conscientisée sur le plan structurel. Il analyse ses effets sur les jouaires via l’interactivité mécanique et affective, et l’oppose aux approches compositionnelles des musiques plus traditionnelles. En effet, du point de vue formel, les procédés mis en œuvre pour garantir l’interactivité de la musique de jeu s’inscrivent dans une logique qui s’écarte de l’impératif téléologique du climax musical. La boucle en particulier, aujourd’hui historiquement représentative de l’esthétique « jeu vidéo », offre à l’audience un grand nombre de répétitions identiques du matériau musical, un évitement perpétuel de la résolution et, plus généralement, un statisme qui va à l’encontre des standards de développement (directionnality) les plus répandus, tels que la forme couplet-refrain. Pour illustrer cette approche philosophiquement opposée au train de la société moderne, Summers rapproche notamment la navigation des jouaires dans cette suspension temporelle et formelle de la figure du flâneur du xixe siècle évoquée indirectement par la compositrice Winifred Phillips.

Pour exemplifier l’aspect queer de la boucle, il analyse un court morceau du jeu mobile Candy Crush Saga (King, 2012) et explique comment la suspension jamais résolue peut créer un paradoxe en provoquant un sentiment d’irritation à cause de l’attente, mais aussi un état de flow au sein de ce temps statique. Dans un autre exemple particulièrement parlant qui confronte les approches cinématographiques et vidéoludiques, Summers démontre comment les responsables de l’intégration musicale de LEGO Le Seigneur des anneaux (TT Games, 2012) s’approprient la partition d’Howard Shore pour la transformer en boucle désynchronisée des points forts des scènes d’origine. Un procédé qui crée un décalage pouvant être perçu comme dérangeant, mais qui éclaircit, par la négation et l’annulation souvent humoristique du climax, les différences structurelles entre les deux médias : « Une partie de l’attractivité esthétique de la musique de jeu vidéo vient de ce sentiment qu’elle occupe l’espace sans être dirigiste – une conséquence de l’écriture des boucles. L’absence de direction musicale imposée constitue un soulagement, un refuge, même, pour la personne qui écoute3. » (18)

La deuxième partie du premier chapitre est consacrée aux relations de pouvoir entre les jouaires et la musique à travers une autre approche de la temporalité. Suivant la logique de la boucle, le développement musical à proprement parler ne transparaît pas au niveau de la composition isolée dans la musique de jeu vidéo, mais s’exprime sur le plan macrostructurel. De nombreux jeux fonctionnent de manière dynamique, donnant aux jouaires une grande agentivité sur la musique. Une implication physique se crée, qui leur permet de percevoir les changements subtils provoqués par leurs actions, et les met en position d’imaginer les alternatives ludiques possibles par le biais du musical. Mais cette disposition leur donne aussi le pouvoir de refuser ces changements, ou de remodeler leurs attentes sonores. Tim Summers prend alors l’exemple de la musique de Tom Clancy’s Splinter Cell (Ubisoft Montréal, 2002), qui joue un rôle d’indicateur ludique fort en exprimant la situation de l’avatar : incognito, repéré, ou attaqué. Face au stress provoqué par les variations musicales qui illustrent une dégradation des conditions de jeu et un risque pour leur personnage, les jouaires vont lutter physiquement pour influencer le cours du son et se maintenir ou retourner à l’état « incognito ». Ce procédé provoque une prise de conscience à la fois des alternatives musicales que l’on a à sa disposition, mais aussi du pouvoir que l’on a sur le jeu, et particulièrement sur le son.

Dans le deuxième chapitre, Summers analyse les usages de timbres dits « rétro » comme une forme de lutte contre le passage du temps et le progrès technologique. Ce rejet de la contemporanéité, cette valorisation d’une « défaillance esthétique » par rapport à l’évolution dans un monde qui va majoritairement dans le sens de l’amélioration, particulièrement flagrante dans les jeux vidéo et les nouvelles technologies, est un concept majeur des études queers et de la musique de jeu. La mise en valeur de l’imperfection du son dans les jeux permet de les relier à une forme de nostalgie d’une époque révolue, vécue ou non. Cet état d’adolescence maintenue, propre à la temporalité queer, y est en lutte contre un présent et un futur oppressants. L’auteur s’approprie ici la notion de chrononormativité d’Elizabeth Freeman, définie comme les « usages normatifs et les logiques temporelles qui “organisent les corps humains individuels en les orientant vers une productivité maximale”4 » (29), et expose comment la musique de jeu va aussi, à sa manière, à l’encontre de cette dernière. Dans le milieu de la musique chiptune, tout d’abord, où les « timbres et les technologies sont utilisés dans une optique d’efficacité et de réalisme moindre, où ils sont plus restreints et difficiles à programmer5 » (29), Summers établit le lien avec la culture du hack, la réappropriation et une forme de lutte contre les entreprises. Ces oppositions et détournements, bien qu’ils ne soient pas majoritaires, occupent effectivement une place importante sur le plan historique dans l’histoire technologique du jeu vidéo. L’usage répandu de timbres chiptunes serait un rejet du progrès technologique et du réalisme en tant qu’idéologies esthétiques. Pour approfondir cette notion, Tim Summers explique que de nombreux remakes de jeux ne renouvellent pas leur bande-son, ou que, le cas échéant, les développaires laissent généralement le choix entre la version moderne et originale dans les menus. Lorsqu’ils ne le font pas, les jouaires partent souvent à la recherche du son d’origine, notamment via des patchs (officiels ou non), ce qui démontre qu’une version actualisée du son n’est pas nécessairement considérée comme étant la meilleure. Autre exemple commenté par Summers de cette antichrononormativité : le mouvement des demakes (versions des jeux créées pour des supports moins performants, donc dégradées par rapport aux originaux) est un marqueur important de la célébration de l’imperfection et du refus de se mettre au niveau des standards en vigueur.

L’auteur approfondit ensuite son idée avec une analyse du jeu Undertale (Toby Fox, 2015) dans laquelle il adopte plusieurs angles différents, comme l’opposition entre le moderne et le rétro, ou encore le commentaire sous-jacent sur les codes esthétiques établis à travers la technologie. Summers contextualise tout d’abord la conception générale du jeu, qui reprend certaines règles du jeu de rôle (gagner des combats, accéder à des niveaux supérieurs, etc.) mais nous incite à aller à contre-courant si l’on veut atteindre une conclusion idéale ou pacifique, notamment en trouvant une alternative à la violence (il est possible de terminer le jeu en jouant de différentes manières, mais seule une partie où tout meurtre est évité permet d’atteindre une conclusion positive et de découvrir les tenants et aboutissants du scénario). En ce sens, le jeu engage à avoir un point de vue critique et non conventionnel sur ses mécaniques, ce qui permet d’ores et déjà de le rattacher aux concepts queers. Cette première approche est renforcée par l’esthétique musicale antichrononormative d’Undertale qui amène une lecture complexe de la vision passéiste et traditionnaliste du jeu, lequel peut tant être perçu comme portant un regard nostalgique et tendre sur l’esthétique rétro que comme effectuant une (auto)critique des codes et des normes imposés par cette dernière. L’utilisation de nombreux timbres par le développeur Toby Fox ne se limite pas à un genre ou une époque précise. Cet aspect est d’autant plus parlant d’après Summers : il ne s’agit pas d’un hommage historique ou d’un pastiche fidèle, mais d’une utilisation purement esthétique de sons imparfaits. Il leur accorde par extension une valeur propre, indépendamment de l’histoire du média. De plus, le créateur du jeu met un point d’honneur à glisser des incohérences dans ses compositions, par exemple, en appliquant un effet d’écho impossible à créer avec la Nintendo Entertainment System (NES) sur des timbres provenant de cette console. Il mélange également les références sans se soucier de leur logique sur le plan de l’histoire du jeu vidéo. Le même va jusqu’à parodier directement la scène de l’opéra de Final Fantasy VI (Square, 1992), dont il copie la forme ludique, le timbre de voix dépassé, et la mise en scène, prenant donc une totale liberté stylistique par rapport aux attentes que l’on pourrait avoir vis-à-vis de ce type d’esthétique. Enfin, Summers ajoute qu’en modernisant, par l’utilisation de VST plus récents, la musique lors d’une séquence de combat contre un boss, Toby Fox s’oppose métaphoriquement aux attentes normatives de la mise à jour. Tout en présentant ces sons comme négatifs par leur association avec un ennemi qui prend l’ascendant technologique (l’image devient plus réaliste et jure avec l’esthétique en Pixel Art du reste du jeu), et en mélangeant les références de manière anachronique, Fox s’accorde une liberté créative entière, teintée de nostalgie et d’idéalisation d’un passé fantasmé.

Tim Summers revient ensuite sur l’antichrononormativité de la musique de jeu vidéo de manière plus générale pour se questionner sur la définition de la culture vidéoludique, particulièrement à travers la cohabitation parfois mixte entre les catégories hi-fi (haute résolution) et lo-fi (basse résolution). Les sons chiptunes d’aujourd’hui symbolisent en ce sens un paradoxe : ils sont employés pour représenter les sons futuristes fantasmés par le passé. Summers étend alors le rapport du son chiptune à la chrononormativité comme représentative du rapport de la culture rétro au jeu vidéo en général. L’oreille des jouaires est en effet culturellement formée à accepter ces interventions de sons datés et technologiquement « en retard » dans un contexte d’évolution particulièrement rapide, apportant une nuance aux préférences et attentes vis-à-vis du média.

Dans le troisième chapitre, l’auteur délaisse les principes strictement musicaux que sont l’analyse de la structure et du timbre pour s’intéresser à l’identité, et à la façon dont l’anti-essentialisme (le refus de se conformer à une grille de lecture normative) peut se manifester à travers le rapport entre le personnage/avatar et la figure du jouaire. En s’écartant d’une vision dualiste de l’espace fictif, puisque la frontière est floue entre l’identité et la projection du soi dans ce personnage/avatar qui n’est ni totalement lui-même, ni totalement indépendant, Summers analyse l’identité perçue à travers la musique des jeux comme une autre caractéristique partagée avec les mouvements queers. « La musique », suppose-t-il « prend part à cette déstabilisation et dé-essentialisation de l’identité. La musique réagit à mes actes, et pourtant, elle est aussi liée aux actions et à la persona de mon personnage/avatar, qu’il s’agisse d’un agent de la CIA (dans Splinter Cell), d’un elfe adolescent (dans Ocarina of Time), ou même d’une oie (dans Untitled Goose Game (2019))6. » (50)

Pour son analyse, Summers adopte le point de vue de l’intersubjectivité et de la configuration émotionnelle. Il s’appuie notamment sur les concepts d’identification par assimilation et d’identification par affiliation, qu’il étend à l’expression musicale à la fois d’éléments propres aux jeux (destinés aux jouaires) et d’éléments diégétiques, propres à l’univers du jeu. Summers rappelle comment, dans le cas de Grand Theft Auto : San Andreas (Rockstar North, 2004), Kiri Miller (2007) a notamment observé que les jouaires pouvaient écouter de la musique avec les oreilles de leur avatar, tentant de se projeter, de s’incarner dans un contexte socio-culturel différent du leur, ou, au contraire, de faire écouter de la musique à leur avatar suivant un choix plus personnel. Ainsi, les jeux nous impliquent dans leur construction en temps réel, brouillant les limites de notre identité et de celle de notre personnage/avatar : notre mémoire et nos connaissances influencent le comportement de l’avatar, rendant la limite entre diégétique et non diégétique plus complexe qu’ailleurs. Cela provoque un dialogue entre le réel et le virtuel et permet une connexion émotionnelle unique en son genre. Si ce dialogue n’est pas toujours voulu ni volontairement pratiqué par les jouaires, il est néanmoins rendu possible à travers la musique, ouvrant la porte aux expérimentations d’identités via un prisme queer.

Pour illustrer cette dernière partie, Summers mobilise plusieurs exemples d’assimilation musicale et sonore plus ou moins assumée de l’identité du personnage/avatar à celle des jouaires, chacun présentant une nuance différente. Il démontre tout d’abord en quoi la musique et le sound design sont des projections directes de la douleur et de l’état mental de Lara Croft dans Tomb Raider (Crystal Dynamics, 2013), ce qui aide les jouaires à s’identifier à la jeune femme et à ressentir les effets de la désorientation lors de la séquence d’introduction. La frontière entre le physique et l’émotionnel est abolie, ainsi que celle entre les sons environnementaux entendus par Lara, et les sons intériorisés/non diégétiques à destination des jouaires, achevant de brouiller les limites entre les earcons7 liées au jeu pur et le ressenti narratif.

Mais au-delà de l’association sonore entre le personnage/avatar et les jouaires, c’est aussi le spectre interprétatif et performatif plus éloigné du jeu qui est analysé par Summers. Les jouaires, par leur agentivité sur l’espace fictif, ont en effet plus d’espace pour se projeter et interpréter les signaux musicaux et les situations dans lesquels iels se trouvent. Summers évoque ici le thème de Sheik dans The Legend of Zelda : Ocarina of Time (Nintendo, 1998), personnage symboliquement ambigu pendant une partie de l’histoire, et qui laisse donc une porte ouverte à une interprétation sensible. Il l’analyse comme un thème d’amour suggérant, à plusieurs reprises, une romance homosexuelle entre Link (le personnage/avatar) et le personnage fictif non jouable, indépendamment de l’identité réelle de Sheik, de l’orientation sexuelle des jouaires et de l’intention initiale des développaires. Les jeux, par définition, sont créés dans l’optique d’expérimenter avec les notions du soi et de l’autre. Ils se prêtent donc bien à une approche « désordonnée » (messy) de l’identité, que l’auteur invite à explorer et à approfondir par le musical.

« Les jeux permettent des façons d’écouter, d’interagir avec et de comprendre la musique qui ouvrent des portes permettant de se confronter aux acquis présupposés et aux valeurs, pratiques et identités réductrices ou monolithiques8 » (62) résume Tim Summers dans sa conclusion. Insistant sur l’importance d’analyser la musique dans sa dimension queer, il recommande de dépasser le spectre des questions de genre et les corpus d’œuvres qui prennent un parti-pris explicitement LGBTQ*. L’auteur explique ainsi par ce biais les choix souvent surprenants des jeux analysés au fil de l’ouvrage, qui sont pour la plupart volontairement éloignés des sujets et théories queers. Ils sont donc des prétextes pour initier les lectaires à ces autres approches que sont la temporalité et l’imagination propres à ces mouvements, l’affection pour le déficient et la défaillance, le fait de repenser l’identité à travers un jeu anti-essentialiste, et la construction de la lutte contre l’hégémonisme. Il rappelle également que ces approches ont été conceptualisées par le biais de trois filtres au fil de son livre : l’approche queer considérée comme non intentionnelle, la distance historique transformant le normatif en anti-normatif ainsi que la conception par les développaires du jeu comme terrain d’expérimentation de l’identité désordonnée. S’il anticipe certaines critiques (notamment sur le fait de ne pas avoir pris en compte le style camp dans ses analyses), Summers positionne son livre comme une première ouverture menant à des réflexions plus approfondies. Les points communs entre études de la musique de jeu et études queers doivent à son sens dépasser la notion vague de la différence. Ils reposent sur l’étude à la fois de la résistance aux conventions et aux logiques normatives, de la variété des manifestations musicales sous toutes leurs formes, et des identités multiples qu’elles amènent. Il en va de même pour l’implication personnelle et corporelle des jouaires décuplant les perspectives : « Aimer la musique de jeux vidéo, c’est aimer la non-normativité, aussi est-il encourageant de reconnaître le caractère queer de la musique de jeu vidéo9. » (64)

The Queerness of Video Game Music est un ouvrage à la fois dense et d’une grande clarté dans les applications de ses partis-pris. L’auteur propose plusieurs méthodologies pour approcher la musique de jeu vidéo de manière particulièrement bien documentée. Il liste de nombreuses sources pertinentes issues tant du champ des études du jeu que des études queers et de la musicologie. En analysant à la fois des jeux qui assument les remises en question propres aux mouvements queers (Undertale), et les détournements de pratiques et d’interprétations qu’il est possible de créer à travers la musique dans des œuvres sans orientation volontaire ou assumée (Splinter Cell), Summers parvient à inclure les aspects créatifs propres aux développaires et la présence du jouaire derrière l’écran. Ce sont là deux points de vue essentiels qu’on a de la peine, encore aujourd’hui, à concilier dans le champ. Les particularités structurelles, timbrales et interprétatives du jeu vidéo qu’il met en avant par le biais des théories queers ciblent avec justesse les éléments majeurs qui différencient les jeux vidéo des autres médias et appellent à des approches analytiques adaptées à leurs spécificités.

Partant d’un questionnement autour du sentiment de honte ressenti à l’idée d’apprécier une musique en déficit de légitimité institutionnelle, l’auteur prend à revers un large pan de l’étude de la musique de jeu qui consiste à la légitimer en démontrant son appartenance aux champs des musiques « savantes ». Il analyse ici son objet avec les outils de la musicologie formaliste, et s’approprie avec pertinence l’acceptation du mal perçu et l’opposition aux mouvements dominants propres aux idées queers, pour démontrer la façon dont ces dernières s’appliquent à l’étude de la musique de jeu, tant par le biais de son écriture que de sa perception. Son argument se renforce d’autant plus dans le choix des jeux analysés, et l’inclusion de titres considérés comme grand public (casual) est en ce sens très parlante. L’analyse du jeu mobile free-to-play (gratuit, mais proposant des microtransactions) Candy Crush Saga, bien qu’elle rejoigne d’autres articles sur sa conclusion par rapport à la contribution au flow, s’écarte de la vision de la musique comme incitant au mouvement ou soutenant une « illusion de productivité » (McLaughin et al., 2017) en s’intéressant à la suspension temporelle. Par cet exemple, Summers invite à une approche plus ouverte, qui ne se limite pas aux genres de jeux déjà anoblis par la critique, les jouaires et les universitaires.

Le livre apporte aussi une nouvelle perspective sur des notions de plus en plus étudiées dans leur rapport à la musique de jeu vidéo. Les mécaniques de la nostalgie, tout particulièrement, ont fait l’objet de plusieurs ouvrages majeurs ces dernières années (voir notamment Rone et al. 2022, Ivănescu 2019), mais qui n’exploitent pas ou peu le point de vue des études queers dans leurs propos, ou le font uniquement avec la perspective de la représentation de la culture musicale queer dans des jeux où elle occupe une place centrale, comme Gone Home (The Fullbright Company, 2013). Ici, Summers assume de prendre de la distance pour proposer une approche plus vaste et une inclusion des problématiques queers à tous les niveaux de l’analyse de la musique de jeu. Cela permet d’apprécier l’étendue possible de ces théories, et notamment leurs implications politiques et sociales au-delà de la question purement esthétique.

Cette perspective est d’autant plus importante qu’à l’heure actuelle, l’industrie du jeu vidéo traverse une période de mutation et de crise qui affecte tous les niveaux de la création, impliquant les grands studios comme les développaires indépendants. Au-delà des récentes vagues de licenciements dans des entreprises historiques comme Riot Games (Chalk et Wilde 2024), Unity (Carpenter 2024), ou encore Microsoft (Warren 2024) en début d’année 2024, qui ont mené à diverses critiques des méthodes de production et de gestion du personnel, ce sont aussi les attentes des jouaires et leurs réactions parfois violentes face aux défaillances des jeux qui ont été prouvées comme étant en décalage avec les moyens et objectifs des équipes, notamment dans le cas des derniers jeux Pokémon (Lemaire 2022). La manière dont Summers incite à porter un regard analytique et compréhensif sur l’imperfection et l’anti-essentialisme de la musique permet d’ouvrir la porte sur des questions plus transversales. Ces interrogations concernent bel et bien la musique de jeu vidéo, qu’il s’agisse des problèmes liés aux budgets, des soucis d’organisation dans les productions AAA10, ou de la représentation des minorités (y compris en matière de style musical) au sein des équipes. En ce sens, les questionnements sur les contradictions en matière de goûts musicaux, par exemple l’acceptation largement répandue d’univers sonores sans grand orchestre au sein de productions technologiquement à la pointe, pourraient prendre un tout autre sens : celui d’une généralisation de cette acceptation et de sa prise en compte à l’échelle de toute l’industrie.

Fidèle à son style d’écriture et à son habitude de chercher à rendre lisibles les concepts les plus difficiles d’accès (qu’on trouvait déjà dans son ouvrage Understanding Video Game Music sorti en 2016 chez Cambridge University Press), Summers se plie aux exigences d’accessibilité de la collection « Cambridge Elements ». Signant le premier Element consacré à la musique de jeu, il fournit des méthodologies et des exemples clairs et concis. Les enjeux sont décrits avec précision et accompagnés de retranscriptions sur partitions annotées et de captures d’écran lorsque cela est nécessaire, illustrant bien les objectifs, les résultats et les biais, tout en offrant un angle d’analyse particulièrement original et pertinent. Le livre est de surcroit rendu accessible aux personnes non familiarisées avec les théories queers. Plus qu’une étude en profondeur, l’ouvrage a pour vocation première de proposer une nouvelle grille de lecture, ainsi qu’une redéfinition épistémique du champ de recherche, objectif qu’il atteint avec brio.

Bibliographie

Carpenter, Nicole. « Unity cuts 1,800 more staff in ‘company reset’ ». Polygon, 8 janvier 2024. https://www.polygon.com/24030679/unity-engine-2024-layoffs.

Chalk, Andy. « Riot lays off 530 employees, will close Riot Forge: “We’re not doing this to appease shareholders or to hit some quarterly earnings number,” says CEO ». PCGamer, 23 janvier 2024. https://www.pcgamer.com/riot-games-layoffs-2024.

Freeman, Elizabeth. Time Binds. Queer Temporalities, Queer Histories. Durham, NC: Duke University Press, 2010.

Harper, Todd, Nicholas Tayler et Meghan Blythe Adams. « Queer Game Studies: Young but Not New », dans Queerness in Play, sous la direction de Todd Harper, Meghan Blythe Adams et Nicholas Taylor, 1-13. Cham : Palgrave Macmillan, 2018.

Ivănescu, Andra. Popular Music in the Nostalgia Video Game. Cham : Palgrave Macmillan, 2019.

Lemaire, Oscar. « L’affaire Game Freak ». Ludostrie, 6 février 2022. https://ludostrie.com/laffaire-game-freak-pokemon.

McLaughlin, Cécile, Marie-Pierre Pinto et Didier Tsala-Effa. « Les configurations sonores dans Candy Crush : lacunes, tâtonnements et ponctuation », Communication & langages 193, no 3 (2017) : 79-88. DOI : 10.3917/comla.193.0079.

Miller, Kiri. « Jacking the Dial: Radio, Race, and Place in “Grand Theft Auto” », Ethnomusicology 51, no 3 (2007) : 402-438. DOI : 10.1093/acprof:oso/9780199753451.003.0002.

Phillips, Winifred. A Composer’s Guide to Game Music. Cambridge, Massachusetts : The MIT Press, 2014.

Rone, Vincent E., Can Aksoy et Sarah Pozderac-Chenevey (dir.). Nostalgia and Videogame Music. A Primer of Case Studies, Theories, and Analyses for the Player-Academic. Bristol : Intellect, 2022.

Summers, Tim. Understanding Video Game Music. Cambridge : Cambridge University Press, 2016.

Warren, Tom. « Microsoft lays off 1,900 Activision Blizzard and Xbox employees ». TheVerge, 25 janvier 2024. https://www.theverge.com/2024/1/25/24049050/microsoft-activision-blizzard-layoffs.

Notes

1 « Here, queerness is understood as that which “destabilizes or questions normative assumptions” by challenging hegemonic logics, inherited value systems and normative activity. » (5) Toutes les traductions sont de l’autrice de la recension. Retour au texte

2 Par souci de lisibilité et d'inclusivité, les termes joueur/joueuse, développeur/développeuse et lecteur/lectrice ont été mis sous une forme épicène : jouaires, développaires, lectaires. Retour au texte

3 « Part of the aesthetic attraction of game music is its sense of holding space without directed drive – a consequence of writing for loops. As a listener there is relief, even refuge, in the absence of a driving musical agency. » (18) Retour au texte

4 « The normative uses and logics of time that “organize individual human bodies toward maximum productivity”. » (29) Retour au texte

5 « Timbres and technologies are used that are specifically less productive, less efficient, less realistic, more restricted and often harder to programme. » (29) Retour au texte

6 « Music is part of this destabilizing and de-essentializing of identity. Music responds to my actions, yet it is also bound up with the actions and persona of my character/avatar, whether that be a CIA agent (in Splinter Cell), an elf-like teenager (in Ocarina of Time) or even a goose (in Untitled Goose Game (2019)). » (50) Retour au texte

7 Son bref servant d’icône sonore, c’est-à-dire à symboliser une interaction ou une information dans un système numérique. Retour au texte

8 « Games present ways of listening to, engaging with and understanding music that provide opportunities to challenge inherited assumptions and reductive or monolithic values, practices and identities. » (62) Retour au texte

9 « To love video game music is to love non-normativity and therefore it is hopeful to recognize the queerness of game music. » (64) Retour au texte

10 Le terme « Triple A » est fréquemment utilisé pour désigner les jeux vidéo dont le budget de développement et de promotion est de très grande ampleur. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Fanny Rebillard, « Tim Summers, The Queerness of Video Game Music », Émergences [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 11 avril 2025, consulté le 26 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/emergences/index.php?id=113

Auteur·rice

Fanny Rebillard

Fanny Rebillard est doctorante boursière FRESH du Fonds de la Recherche Scientifique - FNRS à l’Université de Liège et à Sorbonne Université (Liège Game Lab, IReMus). Ses travaux portent sur la préservation et la légitimation culturelle de la musique de jeu vidéo et les rapports franco-japonais. Elle a notamment écrit le chapitre « Surviving the Game: Published Soundtracks as Archives » dans le Oxford Handbook of Video Game Music, (dir. Gibbons, William, Grimshaw-Aagaard, Mark, 2024) et a co-dirigé l’ouvrage Global Histories of Video Game Music Technology, avec William Gibbons et Karen Cook (Brepols/Centro Studi Opera Omnia Luigi Boccherini, 2025).