Le but de cette contribution est d’interroger l’implication de Philomène Magnin dans l’action sociale lyonnaise au XXe siècle. Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’une histoire locale des politiques publiques, ainsi que dans le cadre plus large d’une histoire sociale, entendue comme la prise en compte des acteurs comme sujets d’histoire.
Les historiens ont d’abord abordé l’histoire sociale par le double prisme des groupes sociaux et d’une histoire des politiques publiques, au travers des institutions. Si l’État a longtemps été le seul angle d’approche des politiques publiques, depuis les années 1990 la prise en compte des échelons locaux comme le département ou la ville ont permis un renouvellement de l’historiographie. Ce réajustement d’échelle a favorisé le développement de monographies, permettant l’étude précise des publics pris en charge.
Aujourd’hui, les enquêtes prosopographiques comme les récits de vie d’individus nourrissent les travaux historiques. Cependant, si les personnes assistées ont fait l’objet d’études poussées, individuelles comme collectives, très peu d’études se sont penchées sur les individus portant l’institution publique. Or, sans nier un discours propre à l’institution, il paraît intéressant de s’interroger sur le poids des individualités au sein des organismes publics. Nous nous proposons dans cette contribution d’analyser le poids et les motivations des acteurs composant l’institution, en gageant que cela permettra une relecture des politiques publiques.
Il s’agit dans cet article de retracer le parcours professionnel de Philomène Magnin successivement syndicaliste à la C.F.T.C., conseillère municipale de Lyon et conseillère générale du Rhône, fondatrice et membre de plusieurs associations. De la fin des années 1930 au début des années 1960, la ville de Lyon a été à l’initiative de plusieurs dispositifs visant à loger des vieillards, des logements-foyers à la résidence « Ma Demeure » en 1959. Ces initiatives ont par la suite eu un impact national puisqu’elles influencent la rédaction du rapport Laroque de 1962, rapport qui amorce une politique nationale de prise en charge de la vieillesse. Le dépouillement des sources (municipales et départementales), ainsi que la lecture de plusieurs rapports nationaux mettent en évidence que les innovations lyonnaises sont pour une large part conçues puis défendues par Philomène Magnin, soutenue par les mairies Edouard Herriot puis Louis Pradel.
L’intérêt n’est pas tant de retracer l’évolution des prestations destinées aux plus âgés que d’évaluer l’impact d’un parcours particulier, celui de Philomène Magnin, sur l’évolution de ces dispositifs. Partant des réalisations concrètes – qui rendent l’acteur visible – ce n’est pas la question de la professionnalisation mais celle de l’engagement de l’individu qui se pose. En effet, les « réalisations » de Philomène Magnin dépassent le simple cadre professionnel – de part son action syndicale et associative – et doivent être pensées dans une herméneutique de l’engagement. Dès lors, c’est un « parcours d’engagements » que nous nous proposons de présenter ici. Cette notion permet à la fois d’analyser les motivations qui poussent l’individu à agir et les moyens d’actions utilisés par celui-ci pour réaliser son engagement. À travers différentes modalités d’implication dans l’espace public, Philomène Magnin matérialise son engagement envers les plus démunis, particulièrement les personnes âgées, dans différentes institutions.
Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un travail plus large sur les prises en charges sociales des personnes âgées à Lyon, travail qui est en cours. Cet article ne prétend nullement épuiser les questions relatives au poids de l’individu au sein de collectifs ; il ne constitue qu’une première analyse s’appuyant sur une documentation et des données partiellement exploitées et tente de mettre à jour les différentes étapes de socialisation de Mademoiselle Magnin, qui l’ont amenée à s’engager pour la vieillesse lyonnaise. Enfin, nous voudrions préciser que l’étude d’un parcours présente deux principaux écueils, celui du déterminisme et celui du psychologisme. En nous appuyant sur des travaux sociologiques, nous avons tenté de les éviter, tout en essayant de donner du « sens » au parcours présenté.
Philomène Magnin, une vie au service d’autrui.
Si Philomène Magnin fait aujourd’hui l’objet de cette contribution, c’est d’abord parce qu’elle s’est investie pleinement dans l’action sociale de la ville de Lyon. La question se pose alors tant de ses motivations que de l’impact de ses actions sur les pratiques sociales lyonnaises.
Le catholicisme et la notion d’injustice en héritage.
Philomène Magnin est née dans un foyer modeste. Le père de Philomène Magnin est jardinier et elle le décrit comme un homme drôle, plaisant, astucieux. Sa mère est femme de ménage. Elle a eu une enfance difficile et Philomène Magnin lui voue une admiration sans borne. En effet, aînée de 12 enfants, elle se voit placée en 1880, à l’âge de 6 ans, comme bergère et fille de ferme sur les hauts plateaux de l’Ardèche, sans accès à l’instruction et des conditions de travail extrêmement rudes. « Ses patrons poussaient l’inhumanité jusqu’à la loger dans l’étable et supportaient fort bien qu’elle mangeât parfois dans la marmite à cochons »1.
La ténacité de sa mère est vue par Philomène comme inhérent à son caractère, mais surtout de sa foi catholique. La mère de Philomène fait sa première communion en 1887. Malgré les faibles revenus de la famille, sa grand-mère achète un cierge de 0, 50F, elle porte les chaussures de sa mère et un voile des Dames de la Miséricorde. En 1898, elle part pour Lyon – espérant trouver des conditions de travail meilleures – et obtient un travail dont le salaire est apprécié pour aider ses frères et sœurs restés sur les hauts plateaux. L’adaptation est dure et le premier obstacle est la langue, la mère de Philomène ne parlant que le patois. Elle apprend cependant très vite à lire et à écrire et en 1904 se marie avec un jardinier-maraîcher. Philomène naît sept mois plus tard2.
La famille vit à Caluire dans une maison dont son père assure l’entretien de la propriété alors que sa mère s’occupe du ménage. Cette situation est bouleversée en 1911 avec la mort de son père atteint de tuberculose. Pendant sa maladie, Philomène Magnin est envoyée en Ardèche chez ses grands parents, et contracte la rougeole. Rentrées à Lyon, elle et sa mère s’installent dans un appartement dans le 5e arrondissement, près d’un pensionnat où Philomène est envoyée. « La vie scolaire ouvre pour moi une période de révolte, pour la bonne et simple raison que dans ce fameux pensionnat fraye « du beau monde » »3. Elle découvre alors ce qu’elle décrit comme « un univers de vexations et de mépris ». C’est à cette époque apparemment que Philomène Magnin commence à éprouver et exprimer un sentiment d’injustice qui motive un certain nombre de ses actions futures. En 1914, elle est retirée de cette école et sa mère perd son emploi. À l’automne suivant, Philomène Magnin est inscrite à l’école libre du quartier : elle a 11 ans. Sa mère, bien que malade, avait retrouvé des ménages à faire, des repas de mariage, elle travaille beaucoup, parfois 18 heures par jour. Selon Michel Loude4, Philomène Magnin prend conscience que sa mère est mal payée, son employeur la payant un sou de moins que ce qui est normalement dû. En 1918, elle obtient son certificat d’étude, bien qu’ayant été une élève médiocre, et quitte l’école.
Selon Luc Berlivet et Frédéric Sawicki, la génération de Philomène Magnin construit la notion d’injustice à partir de deux expériences, celle de la mort et celle de l’échec scolaire5. Outre la souffrance liée à la perte du père, l’obligation d’abandonner ses études, de travailler dur, le fait de voir sa mère travailler d’arrache-pied pour faire vivre la famille sont autant de facteurs qui peuvent amener à une prise de conscience d’une certaine injustice. Ce sens d’une justice sociale bafouée construit dans son enfance puis son adolescence peut être un facteur explicatif de ses engagements futurs. Parallèlement, la découverte de l’injustice sociale au sein du collège privé qu’elle fréquente et le rejet de cette institution comme de ses membres l’amènent à se développer par d’autres biais et notamment celui du patronage.
À côté de cet héritage familial et de la confrontation à la réalité sociale, ce n’est pas à l’école mais au sein des patronages que Philomène Magnin se forme. Cette formation est indispensable à la compréhension du parcours de Philomène Magnin. L’acquisition de connaissances permettant d’interpréter la misère sociale comme une injustice découlant d’un type particulier de système social, est nécessaire à l’engagement social ou politique. « Au milieu de cette existence terne, difficile, injuste, il y avait le « patro », où j’ai fait mes premières armes sociales. Le patronage, c’est l’identité d’un quartier. J’y ai trouvé des moyens d’expression, en particulier par le chant et la comédie. J’eus aussi à m’occuper des petits et déjà des autres. Je ne dis pas que je m’amusais bien, mais au moins je m’épanouissais »6.
Le parcours de Philomène Magnin ne peut s’expliquer entièrement si l’on s’en tient à l’échelon individuel. Sa démarche s’inscrit dans un contexte plus large. Apparaît en effet une nouvelle forme de catholicisme entre les deux guerres et surtout dans l’immédiat après-guerre, fondée sur la valorisation d’un engagement actif dans la transformation des rapports sociaux7. L’ancrage de Philomène Magnin dans le patronage s’inscrit dans un essor d’action populaire au sein du catholicisme. La Chronique sociale8 et les Semaines sociales9 se sont appliquées à élaborer et propager en France la pensée chrétienne sur les grands problèmes de société10.
La base commune de leur doctrine sont les principes de l’enseignement catholique, à partir des grandes encycliques de Léon XIII qui ont ouvert les esprits aux conditions nouvelles et aux besoins du monde moderne en évolution, singulièrement de Rerum Novarum (1891), que viendra continuer le Quadragesimo Anno (1931). Les « professeurs » et conférenciers secondaires s’efforcent d’en développer les conséquences théoriques et applications pratiques, d’en faire connaître au fil des décennies les réalisations11.
Philomène Magnin, qui suit l’enseignement des Semaines sociales, trouve dans le patronage un écho aux prémisses de sa formation personnelle : la notion d’injustice et la foi chrétienne.
Les thèmes des Semaines sociales tournent essentiellement autour de l’injustice du monde capitaliste libéral dominant et de ses conséquences. L’accent est mis sur le concours nécessaire de l’Église et de l’État et donc sur la nécessité de l’engagement chrétien dans la société, comme le rappelle le père Desbuqois à Lyon en 1925, à la veille de la condamnation de l’Action française – signe de l’acceptation par l’Église de la République. « Ce qui signifie, à une date où l’audience de l’Action française est considérable, que la société civile en France étant démocratique, il faut en prendre acte et lui être présent spirituellement, à elle et à ses membres, pour les élever, dans la mesure du possible actuel, vers les idéaux humains et sociaux véritables, qui ne sont autres que ceux – du christianisme »12. La question du caractère social du travail est longuement débattue et l’idée étant que le discours doit mener à l’action, le syndicalisme professionnel est vivement encouragée.
Ces questions intéressent très tôt Philomène Magnin puisqu’en 1919, dès 14 ans, elle quitte l’école pour travailler. Sans transition, elle s’investit d’un rôle de protection et d’aide envers sa mère. Son premier travail est de se placer chez des bourgeois pour aider aux tâches ménagères. Elle devient bientôt apprentie-vendeuse dans une maison de chaussures, puis dans une fabrique de parapluies, la maison Revel, où ses qualités sont remarquées et appréciées par la direction si bien que Philomène Magnin, après quelques mois de travail seulement, eut le droit d’utiliser… les toilettes13.
Parallèlement à cette entrée sur la scène salariale, Philomène Magnin découvre le syndicalisme. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (C.F.T.C.) recrute en effet par le biais du patronage, et pour ce faire organise des séminaires en son sein. Philomène Magnin découvre alors une manière d’actualiser son « désir de justice », et de pouvoir agir pour aider notamment les femmes exploitées : elle se syndique.
Ce parcours n’est pas représentatif du parcours militant d’action catholique. En effet, les syndicalistes de la C.F.T.C. semblent beaucoup plus venir de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (J.O.C.) ou de la Jeunesse Agricole Chrétienne (J.A.C.) qui comme le souligne Yvon Tranvouez se définissent en opposition au patronage. « Jeanne Aubert, qui fut à l’origine de la J.O.C.F., l’a très bien expliqué : « Nous étions un mouvement éducatif par excellence alors que le patronage se contentait d’encadrer des jeunes pour leurs loisirs, promenades, voyages… La J.O.C.F. était un mouvement fait par des jeunes travailleuses pour des jeunes travailleuses et avec elles, alors que les patronages avaient leurs « directrices » souvent plus très jeunes et qui ne faisaient que seconder les curés de paroisse » »14. Philomène Magnin qui est vendeuse à 14 ans, ne « passe » pas par la J.O.C. mais par le patronage, ce qui s’explique en partie par le travail de femme de ménage de sa mère qui ne l’insère pas dans les réseaux ouvriers.
La C.F.T.C. lui permet d’approfondir la formation qu’elle a reçue par le biais du patronage. Elle participe à des soirées de formation après le travail. Le lien fait par Philomène Magnin entre sa volonté d’engagement social et sa foi catholique est constant, d’abord parce que la justice qu’elle prétend défendre se présente comme découlant de la doctrine catholique, ensuite parce que c’est par des organismes catholiques qu’elle développe sa connaissance des questions sociales et qu’elle commence à agir.
Dès 1919, Philomène Magnin s’investit dans des actions syndicales pour défendre les intérêts des ouvriers à domicile, les dévideuses en soierie, et mieux organiser leur travail. Sa formation syndicale lui donne une meilleure connaissance des lois, et donc une efficacité plus grande. Elle fréquente l’École Normale Ouvrière, qui, sous l’égide de la C.F.T.C., organise des cours pour former ceux qui ont des responsabilités syndicales. Les intervenants sont souvent ceux de la Chronique sociale.
La décennie 1920-1930 est donc pour Philomène Magnin une intense période d’essai, de choix, de recherche. Le choix de la lutte syndicale n’est pas un choix de facilité. La chose est mal vue et combattue autant par un patronat hostile que par les chrétiens conservateurs. Philomène Magnin est pionnière en la matière car peu de jeunes filles, entre les deux guerres, ont osé franchir le pas et devenir suffragettes, défendant les droits de la femme fermement15.
Philomène Magnin gravit au sein du syndicat les échelons des responsabilités. En 1924, alors qu’elle est secrétaire de la « section employés de commerce », elle met sur pied, avec des camarades, la première convention collective pour les ouvriers du commerce de détail non alimentaire. À la C.F.T.C., elle a en charge les ouvrières « de la Dorure », c’est-à-dire les ouvrières de la soierie qui fabriquent des vêtements ecclésiastiques et des ornements d’église. Véritables artistes, elles sont sous-payées, exploitées par leurs patrons, les soyeux très croyants de la presqu’île « leur rétorquant qu’elles travaillent pour Dieu et rien que cela devait les remplir de joie et d’aise, qu’elles auraient de bien grandes récompenses plus haut ! »16. Philomène Magnin réussit, avec ses collègues, à mettre en place une convention collective pour ces employées et atténuer quelque peu les abus flagrants.
Le syndicat l’aide par ailleurs professionnellement. Au début des années 1930, elle devient secrétaire à l’Écho de Fourvière17. Puis, en s’appuyant sur son réseau syndical, elle devient au milieu des années 1930 employée à l’Œuvre de Fourvière qui recherchait une vendeuse pour tenir le magasin de souvenirs dans l’enceinte de la basilique de Fourvière. Elle reste à ce poste près de 20 ans ; d’abord vendeuse, elle monte en grade et progressivement s’occupe de tout le magasin avec la responsabilité de gestion qui y est attachée. Le syndicat est aussi une aide sociale et matérielle, puisqu’il envoie Philomène Magnin en convalescence dans un de ses préventoriums lorsque celle-ci déclare la tuberculose en 1936.
Cette première approche permet d’ébaucher une réflexion sur ses motivations. Ainsi, l’exercice de la foi dans l’action sociale semble être un moteur fort de l’action de Philomène Magnin, ce que rappelle Bernadette Isaac-Sibille, amie de Philomène Magnin.
Ce mélange de grande union à Dieu et son envie de profiter de tous les bons moments de la vie m’a subjuguée dès ma première rencontre avec elle ; dans les premiers mois où j’avais fait sa connaissance, elle s’invita à dîner à la maison avant la première assemblée générale du centre social du Point du Jour que nous venions de créer avec Emma Gounot ; intimidée par cette personne respectable, je n’osais pas lui proposer du whisky…18
En comparant le parcours de Philomène Magnin à ceux d’autres syndicalistes de la C.F.T.C. étudiés par Luc Berlivet et Frédéric Sawicki, il ressort que les motivations de Philomène semblent être celles de beaucoup de syndicalistes chrétiens. Les deux auteurs analysent « ce qui a amené des individus formés dans et par un catholicisme fait de soumission à une série de commandements sacrés et à un ensemble de normes sociales conservatrices, à adopter de nouvelles croyances et de nouvelles pratiques sociales à contenu religieux »19. Ces individus, tout comme Philomène Magnin, semblent n’avoir que peu fréquenté l’école et avoir reçu une éducation empreinte de religion.
Qu’on en juge : 90% ont participé à des organisations de jeunesse, 90% ont milité activement dans au moins une association ; 63% ont exercé des responsabilités dans une organisation de jeunesse et 67% ont été ou sont encore responsable local, régional ou national d’une ou plusieurs associations ; enfin, 72% ont adhéré au moins une fois à un parti politique. Lorsqu’il leur est demandé le rôle qu’a joué la religion dans leur engagement syndical, si certains répondent « aucun » entendant dissocier sphère privée et sphère publique ou préférant mettre l’accent sur la dimension de « classe » de leur engagement, la plupart traduisent dans leur réponse, le caractère « total » de leur engagement et son sens religieux sans le limiter au syndicalisme20.
À notre sens, cette analyse est parfaitement applicable à Philomène Magnin. Le syndicalisme lui permet de concilier son rejet d’une société individualiste et inégalitaire et ses croyances religieuses. Cet enseignement est un outil pour elle et lui permet de se développer pleinement, de prendre confiance en ses capacités.
Le syndicalisme semble avoir « modifié » la trajectoire socialement probable de Philomène Magnin, en la formant aux questions sociales et en l’introduisant dans des réseaux de sociabilités politiques. Elle fait partie de la direction de la Bourse du Travail21 sous l’Occupation, ainsi que du Comité de Coordination d’Action Catholique (C.C.A.C.). Elle semble s’en éloigner à la Libération, lors de son entrée en politique ; si on la retrouve en 1945 secrétaire adjointe de l’Union départementale des syndicats chrétiens, sa trace se perd par la suite dans les archives. Philomène Magnin, responsable syndicale importante, se voit, une nouvelle fois, poussée sur le devant de la scène par la C.F.T.C. qui la désigne, en accord avec le Conseil de la Résistance, pour siéger au conseil municipal provisoire présidé par Justin Godart qui reprend la Mairie par intérim à Pierre Bertrand, maire désigné par Vichy. Le syndicalisme semble avoir été la porte d’entrée, pour Philomène Magnin, en politique, sans qu’elle s’y réfère explicitement par la suite pour la réalisation de ses projets.
Une réflexion sur les moyens d’action.
Le parcours d’engagements de Philomène semble a priori divisé en deux temps, l’activité syndicale puis l’activité politique. Nous faisons cependant l’hypothèse que les motivations de son engagement et les moyens d’agir qu’elle déploie par la suite sont fortement influencés par son parcours syndical et par l’attachement au catholicisme. En l’absence d’entretiens, il semble difficile de mesurer cette influence, bien que Philomène Magnin présente tout au long de sa carrière le catholicisme comme moteur de son engagement22. L’engagement peut alors être perçu comme une disposition sociale et éthique qui s’actualise dans diverses situations.
Un contexte favorable au développement des politiques sociales.
En 1945, la situation des personnes âgées est très difficile. C’est pourquoi dans les années 1950, l’assistance publique s’attache davantage à cette catégorie de la population. Dans un système de protection sociale liée au travail, l’État s’attaque logiquement au dossier des retraites afin d’éradiquer la pauvreté des personnes âgées. La vieillesse est alors assimilée à la retraite. Cet amalgame fait oublier que toutes les personnes âgées ne sont pas retraitées, ou ne jouissent pas d’une retraite suffisante pour vivre – les retraites ne se généralisent que dans les années 1970. Les « économiquement faible » sont nombreux, assistés par le Bureau de bienfaisance23.
À la Libération, il n’existe pas d’aide sociale étatique pour les personnes âgées, si ce n’est la loi de 190524. Les personnes âgées ayant besoin d’une aide se tournent alors vers les associations privées, ou bien vers le bureau d’action sociale, étroitement lié à la Ville de Lyon. Ces deux organismes s’occupent en partie de la prise en charge de la vieillesse, notamment par une politique active de logement.
Une élue locale…
À la Libération, Philomène Magnin devient membre du Comité directeur du Mouvement républicain populaire (M.R.P.), fondé par Georges Bidault, Lyonnais, président du C.N.R. qui regroupe les chrétiens issus de la Résistance, des mouvements et des syndicats chrétiens et des militants politiques de la Jeune république et du parti démocrate populaire. Sa carrière se déploie sur de multiples fronts, d’abord politique. Elle est nommée conseillère municipale en 1944, puis élue en 1945 sous l’étiquette M.R.P. La Libération conduit à un renouvellement important des forces politiques. Le M.R.P., auréolé de la participation de plusieurs de ses dirigeants à la Résistance, fait des offres à des militants ouvriers, anciens jocistes, membres du M.P.F. ou syndicalistes C.F.T.C. Des militants ouvriers sont élus aux premières élections municipales. Plusieurs cftcistes sont élus comme parlementaires25. Mais beaucoup de militants issus de la J.O.C., de la C.F.T.C. et du M.P.F. refusent ce passage à la politique ; ce choix n’avait rien d’automatique. Néanmoins, si Philomène Magnin doit se rattacher à un courant pour entrer en politique, il semble qu’elle ait toujours défendu ses idées sociales – largement issues des enseignements des Sciences sociales – quel que soit le bord politique auxquelles celles-ci se rattachent.
Elle reste conseillère municipale, adjointe aux affaires sociales jusqu’en 1978. Elle est parallèlement élue au Conseil général du Rhône en 1945. Elle est membre du M.R.P. de 1945 à sa fusion en 1967 au sein du Centre des démocrates sociaux (C.D.S.) dont elle est aussi membre. D’une position nettement à gauche aux cantonales de 1945, elle est passée à une position centriste. En 1959, elle décide de se ranger derrière Louis Pradel. Elle perd son mandat départemental de 1949 à 1961, puis redevient conseillère générale jusqu’en 1985. Elle est désignée comme représentante des collectivités locales au Conseil général en 1973 et nommée vice-présidente du Conseil général de 1975 à 1985.
Elle tente à plusieurs reprises, mais sans succès, une carrière nationale. Elle est candidate en troisième position à l’élection de l’assemblée nationale sur la liste du M.R.P. dans la première circonscription du Rhône en 1951. En 1956, elle est en tête de liste M.R.P. dans la première circonscription du Rhône. Elle est à nouveau candidate en 1958.
… qui s’appuie sur un réseau solide…
Cet article ne présentant que des résultats préliminaires, nous n’avons pu encore développer une étude finie du réseau de Philomène Magnin, tant dans les milieux politiques que sociaux, ni étudier le poids des « réseaux chrétiens ». Une lecture des manifestations publiques lors de son décès en 1996 suffit cependant pour affirmer que ce réseau existait et que Mademoiselle Magnin fréquentait les principaux acteurs de l’action publique lyonnaise. Elle est saluée en 1997 par Michel Mercier, sénateur-maire de Thizy, président du Conseil général du Rhône, par Pierre Roiret, Président fondateur de Présence et action auprès des personnes âgées de la ville de Lyon (P.A.P.A.V.L.) et par Bernadette Isaac-Sibille, député du Rhône et conseillère générale du Rhône, qui la présentent tous deux comme une amie, ou encore par Louis Veyret, administrateur des H.C.L. de 1944 à 199726.
Ainsi, ses fonctions au sein de la ville et ses relations lui permettent d’être nommée administratrice des Hospices civils de Lyon en 1944 par Yves Farge, commissaire de la République à Lyon, après une période qu’on appelait aux H.C.L. celle des Amiraux, car le gouvernement de Vichy avait pris en main la nomination des directeurs et avait placé un ancien amiral à la tête d’un des établissements des H.C.L. Elle est par ailleurs conseillère déléguée au bureau d’action sociale en 1957 et administratrice de ce bureau en 1959. Enfin, sa place au sein du Conseil général du Rhône semble être décisive. Avec Mme Ruby, elle est l’animatrice de l’action sociale du département pendant de nombreuses années, prolongeant l’action qu’elle menait ou avait mené à la ville de Lyon, comme adjointe aux affaires sociales.
S’appuyant sur tous les ressorts de l’action sociale, elle a beaucoup influencé la politique locale dans deux domaines, l’action sociale dans les grands ensembles et envers les personnes âgées. Elle souligne les difficultés des centres sociaux, halte garderies et crèches, et amène le Conseil général à développer une action importante de prévention par des contrats avec trois associations (la Sauvegarde, le Sauvetage et les Amis de Jeudi-Dimanche) et le financement d’équipes de prévention et de clubs. En 1948, elle ouvre le premier restaurant pour personnes âgées à Saint-Just.
… ce qui lui permet de mettre en place une politique ambitieuse en faveur de la vieillesse défavorisée.
C’est grâce à ses réseaux que Philomène Magnin a pu mettre en place des dispositifs de prise en charge de la vieillesse. Elle est, par le biais de la municipalité et les H.C.L., l’inspiratrice et la créatrice des foyers-logements.
La principale réalisation de Philomène Magnin est la première maison médicalisée d’Europe pour les personnes âgées, Ma demeure, en 1959. La Ville de Lyon, a créé, depuis 1923, onze immeubles de logements gratuits pour ménages âgés. Mais c’est en 1957, sur l’impulsion de Mlle. Magnin, adjointe aux affaires sociales, que la conjugaison des efforts de l’Association d’aide aux vieillards de la ville de Lyon, du département, et de plusieurs ministères, permet la construction de la première résidence pour personnes âgées, Ma Demeure27. Dès lors, ce mode de logement prend de l’ampleur : il existe 6 résidences en 1966, 13 en 1971 et plus d’une vingtaine en 1980.
Cette structure est le résultat d’un long combat mené principalement par Philomène Magnin et qui commence par des actions associatives. En 1946, en accord avec Édouard Herriot, Antonin Dougerolle, représentant les œuvres catholiques et Henri-Paul Martin, les œuvres protestantes, il est décidé de créer l’Association d’aide aux vieillards de la ville de Lyon afin de chauffer, nourrir, habiller, soigner et loger les personnes âgées. Cette association organise dans les années 1950 chaque année des distributions de charbon pendant la période hivernale.
Il existe en 1945 une œuvre de foyer-restaurant tenue par Mme de Watteville, qui distribue des repas à emporter dans des conditions qui ne correspondent plus aux besoins de l’époque. Robert Wolville, directeur des services sociaux de la Rhodiaceta, transforme alors ceux-ci en véritables restaurants où les personnes âgées sont servies gratuitement pour les assistés du B.A.S. et à très faible prix pour les autres.
Afin de soigner et loger les personnes âgées défavorisées, est mise en place la première maison médicalisée. Aidé pour la partie technique par M. Berger-Sabbatel, qui était chef du contentieux de la Caisse d’Épargne, puis directeur d’une société d’H.L.M., Philomène Magnin réalise Ma Demeure, première résidence-foyer pour personnes âgées. Grâce à Louis Pradel, à la fois maire et président des Hospices Civils, un terrain bon marché à La Villette est trouvé, ainsi qu’un prêt de la Caisse d’Epargne. Le bureau d’action sociale possédait des logements sociaux, mais l’originalité de Ma Demeure était d’être, en plus d’une résidence, un centre ouvert au quartier : infirmerie de plusieurs lits, centre de soins à domicile, restauration, club…28. La spécificité de la personne âgée – au carrefour de vulnérabilités sanitaire et sociale – commence à être prise en compte dans les modes d’action sociale. Philomène Magnin suggère à cette époque à Louis Pradel de créer « la Société H.L.M. pour l’Aide Sociale », qui, avec l’aide de l’Association d’aide aux vieillards de la ville de Lyon, prend le relais pour de nombreuses réalisations dans tous les arrondissements. C’est donc en s’appuyant sur un réseau solide et varié d’institutions publiques comme privées que Philomène Magnin a pu mettre en place une structure novatrice.
De la politique à l’associatif, un parcours atypique.
Philomène Magnin ne s’engage que dans un troisième temps dans le monde associatif. Elle s’appuie sur ses soutiens à la mairie et au département pour subventionner deux associations auxquelles elle participe activement. Elle s’investit dans la fondation de l’Association d’aide aux vieillards de la ville de Lyon. En collaboration avec une équipe d’amis bénévoles et de commerçants de Saint-Just, elle crée le premier restaurant pour personnes âgées, où celles-ci sont servies avec respect, au lieu de venir faire remplir leurs « gamelles ». Elle crée encore en 1972 le premier « centre intégré de la petite enfance », comprenant crèche, halte-garderie et école maternelle ; les enfants peuvent ainsi passer d’une structure à une autre selon leurs besoins et leur évolution, c’était une véritable révolution…
Elle pousse également le Conseil général à créer le Centre régional d’information sur l’action sociale (C.R.I.A.S.) en 1963 et fait partie des membres fondateurs de la Société Rhône-Alpes de gérontologie en 1974. Dès lors, elle suit régulièrement les conseils d’administration chargés de préparer les thèmes à traiter et de choisir des intervenants compétents, adaptés aux auditeurs. Elle est présente à toutes les manifestations. Le C.R.I.A.S. est un lieu de rencontre entre les intervenants en matière sociale et une plateforme d’échanges où se rencontrent tous ceux qui, à quelque titre que ce soit, se préoccupent du devenir des personnes âgées du département. Ces associations, qui permettent de développer un réseau autour de la gérontologie, jouent un rôle de coordination de l’action publique et privée. Elles permettent, rendant les problématiques liées à la vieillesse plus visibles, de créer des dispositifs spécifiques en faveur des personnes âgées29. Philomène Magnin semble avoir compris « quel parti elle pouvait tirer » des différents organismes participant à l’action sociale, et les exploite.
Les limites de l’institution ou la contrainte du groupe.
L’engagement de Philomène Magnin lui permet même – par sa persévérance et son audace – de modifier la législation. « La loi, à l’époque, envisageait un prix de journée avec le repas – Philomène Magnin a pu en faire changer le texte, pour laisser le libre choix aux personnes âgées »30.
Cependant, le fait même d’agir au sein d’institutions contraint l’action de Philomène Magnin. Au Conseil général, elle a longtemps été cantonnée, contre son gré d’ailleurs, dans le domaine de l’assistance. Elle reste un personnage local, associé à des dossiers d’assistance vus comme féminins et de seconde importance dans la politique générale de la ville.
Philomène Magnin étant une militante chrétienne, l’Église s’estime légitime à « orienter » ses décisions politiques. Ainsi, lors des élections cantonales de 1955, elle se maintient au second tour malgré les pressions, notamment de l’archevêché, pour qu’elle se désiste en faveur du candidat du P.R.S.R.F. (Parti républicain et social pour la réconciliation française).
L’institution religieuse, qui a formé Philomène Magnin et à laquelle elle adhère pleinement, comme l’institution publique, outil indispensable dans la mise en place de mesures d’assistance, se révèlent donc être des moteurs, mais aussi des freins à l’engagement.
Une figure de l’action sociale lyonnaise.
Philomène Magnin, pour son implication dans la vie de la cité, a reçu de nombreuses décorations : le mérite social en 1953, l’ordre national du mérite en 1966, le grade d’officier en 1976, le titre de Chevalier de la santé publique en 1960 et enfin la légion d’honneur au titre du ministère du Travail en 1970.
C’est assurément un personnage, et elle incarne à Lyon pendant les Trente glorieuses la mise en place d’une politique spécifique en faveur des personnes âgées. L’action d’aide aux personnes âgées est est personnalisée par la figure de Philomène Magnin. Elle va jusqu’à habiter Ma Demeure, toujours plus près du terrain. Le processus s’inverse alors : si d’ordinaire l’Institution masque l’individu, ici c’est l’individu qui cache un travail collectif et structurel. À la fin de sa vie, des responsables politiques et sociaux disent d’elle qu’elle est la mieux placée pour gérer les problèmes des personnes âgées, puisqu’elle vit sur place, surveillant tout de très près, et, étant elle-même âgée, elle comprend mieux les personnes âgées.
Par son charisme et son action, Philomène Magnin s’inscrit dans la lignée des femmes qui ont imprimé leur marque dans l’histoire du département du Rhône : Ultrogote et Clothilde qui, au siècle de Clovis, créèrent la charité, Pauline-Marie Jaricot, Sœur Bouvier et, plus proches de nous, Mmes. Renée Jolivot et Ruby31.
Philomène Magnin devient un modèle. Elle est encore aujourd’hui une icône de l’action sociale lyonnaise.
Cette surexposition de la figure de Philomène Magnin tend à masquer le poids d’un contexte qui a amené au développement d’une politique en faveur de la vieillesse, contexte qu’il est possible d’approcher quand on compare les politiques sociales de Lyon avec celles d’autres villes. Ainsi, au début des années 1960, d’autres tentatives de prise en charge de la vieillesse voient le jour, toutes aussi novatrices que les réalisations lyonnaises, comme un village-retraite établi à Serres dans les Hautes-Alpes, proposé aux personnes âgées que tentent la vie à la campagne32.
Par ailleurs, la mise en avant d’une personnalité ne permet pas de mettre en lumière le poids d’un réseau, fondamental dans la réalisation des projets de Philomène Magnin. La figure de Philomène Magnin pose donc la question de la place d’un individu dans la construction de politiques sociales. Dès lors qu’un acteur sort de l’invisibilité pour retenir l’attention du chercheur, le risque de personnalisation de l’action comme de la surexposition est inévitable. Nous estimons qu’il est indispensable de remettre l’acteur au cœur des décisions politiques comme sociales, mais avec une extrême prudence, afin de ne surévaluer ni le poids des réalisations personnelles, ni le poids d’un système, acteur par lui-même.
Conclusion
La mise en place de la politique d’action sociale est souvent présentée comme le fruit d’institutions, qu’il s’agisse de la ville, d’institutions para-publiques ou bien encore d’associations. Or, ces actions sont portées par des hommes et des femmes singulières, avec leur marge d’autonomie et leur volonté propre, qui s’expriment dans le cadre délimité par ces mêmes institutions. L’étude de leur parcours permet une relecture des politiques d’action sociale, montrant leur contingence, et ce qu’elles doivent à quelques personnalités. Cette étude a également mis en avant l’importance d’un « réseau », de la coordination tant d’individus que d’organismes afin de mettre en place des dispositifs d’aide sociale.
Ce travail n’est ni complet, ni définitif. Il resterait à réfléchir de manière plus précise tant sur les réseaux de l’action sociale lyonnaise, que sur les moteurs de l’action de Philomène Magnin – la question du genre (elle est célibataire), la relation au catholicisme… – que, de manière plus méthodologique, sur la place donnée au parcours des individus en sciences humaines.
Par ailleurs, Philomène Magnin reste une figure locale et si elle est citée souvent pour la création de Ma Demeure, son action n’a pas eu la résonance nationale qu’elle aurait souhaité lui donner. Cela est peut être dû à la modestie de ses origines sociales. En effet, on trouve des femmes catholiques en politique avec des parcours très similaires à celui de Philomène Magnin, mais venant de milieux beaucoup plus favorisés, ainsi Marie-Madeleine Dienesch présentée par Mathilde Dubesset33, députée et secrétaire d’État dans les années 197034. Une manière d’enrichir la compréhension du parcours de Philomène Magnin serait alors de la confronter à des parcours au moins pour partie similaires.