Ce volume réunit huit contributions, auxquelles s’ajoutent une introduction et une conclusion, autour de deux questions fondamentales : existe-t-il, à l’époque moderne, une spécificité du rapport des protestants français à la justice royale et, à rebours, un traitement particulier opérée par celle-ci envers les Réformés ?
Concernant la première interrogation, David El Kenz cherche à dégager du célèbre martyrologe de Jean Crespin la perception qu’a l’auteur de L’Histoire des martyrs de la justice royale. À la timidité voire la mansuétude, sur fond d’hésitation législative, des magistrats à châtier durement les hérétiques, répond la radicalité des martyrs huguenots désireux de montrer, par l’exemple de leur supplice, la vérité de leur foi et de leur combat ; dichotomie d’autant plus remarquable que la guerre civile et religieuse laisse souvent impunis les auteurs de massacres, principalement dans le camp catholique. Ce faisant, le plus notable est sans doute que Crespin brosse in fine l’image d’une justice royale encore légitime, celle d’avant les persécutions. Les Réformés fantasment ainsi un bon vieux temps judiciaire ; phénomène alors classique que l’on retrouve exprimé par divers parties du corps social confrontées à la poussée des institutions publiques (par exemple lors des crues fiscales). Quoi qu’il en soit, les protestants entendent montrer leur fidélité de bons et loyaux sujets pour peu que le pouvoir les respecte dans leurs singularités, y compris institutionnelles (ainsi l’appel à des cours de justice spécifiques, auquel le pouvoir répond avec la création des Chambres de l’Édit).
Selon Yves Krumenacker, cette singularité passe par le rôle notable des avocats dans la défense des intérêts des communautés protestantes, dès le XVIe siècle et ce jusqu’à la période révolutionnaire. Surreprésentés dans la population réformée et dans les barreaux, les avocats huguenots, exclus des offices judiciaires, donc de charges potentiellement riches de promotion sociale, bénéficient de mesures somme toute clémentes, même après la Révocation et surtout au XVIIIe siècle. Le pouvoir les tolère et ils se montrent dès lors actifs à défendre leurs communautés, mais également les intérêts judiciaires des particuliers restés fidèles à la cause, évidemment au civil (pour rappel les avocats, catholiques compris, sont exclus du pénal). Leur action paraît donc tout autant religieuse que mue par un seul sentiment de justice, tout en montrant l’attachement des Réformés aux normes juridico-judiciaires. Qu’on se le dise, les protestants français se veulent bons sujets.
Dans cet idéal d’une justice identique pour tous, les Réformés s’impliquent avec zèle, ce dont témoigne le « roman-historique » (C. Borello) qu’est Le Vieux Pasteur du célèbre Rabaut Saint-Etienne dans la dernière décennie de l’Ancien Régime : faisant œuvre d’historien du droit, mais d’une histoire savamment orientée, le pasteur nîmois en appelle à une réforme de la justice qui s’inscrit dans un projet plus large, celui que connaît le royaume depuis trois bonnes décennies, et dans lequel les mots de tolérance et de sécularisation sonnent le glas d’une conception pluriséculaire de la justice en terres absolutistes. La justice doit être la même pour l’ensemble des sujets et ceci passe par la fin de sa dimension religieuse, source de ségrégation confessionnelle. Etudiant les procès instruits aux cadavres des faux convertis ou des justiciables restés attachés à la Religion Prétendue Réformée au début du XVIIIe siècle, D. Boisson montre que le légalisme des protestants français s’arrête là où commence l’attachement spirituel. Fondés sur une législation louis-quatorzienne de plus en plus drastique à l’encontre des nouveaux catholiques retombés dans l’hérésie, mais que les juges rechignent cependant à appliquer à la lettre, ces procès traduisent une différence de traitement judiciaire, à motif éminemment religieux, donc politique. La majorité catholique, hormis les cas de « crime contre soi-même » (suicide), n’est généralement pas concernée par ce phénomène. Au défi fidéiste répond l’exclusion du corps social, qui induit bien une justice séparatiste.
Dans cette seconde problématique, les contributions montrent toute l’importance de la chronologie et la complexité institutionnelle qui entoure l’exercice de la justice royale à l’égard, parfois, et plus souvent à l’encontre des Réformés.
Michel Nassiet voit dans les lettres de rémission des années 1560 un instrument au service de la pacification entreprise alors par la monarchie. Utilisée afin de contrecarrer la justice ordinaire et celle des commissaires départis dans les provinces, parfois peu respectueux de la politique de paix, la rémission permet aussi de réviser les décisions de justice à l’encontre des protestants estimés contraints d’avoir eu recours à la force pour se défendre de l’agressivité catholique. Le recours à la typologie permet de conclure que, par l’usage de la justice retenue, le roi cherche bel et bien à protéger la minorité confessionnelle des agissements de la majorité, en n’hésitant pas à s’opposer à sa propre justice déléguée. L’échec de la pacification conduit cependant l’autorité à modifier, dès la décennie suivante, sa politique judiciaire : les Réformés sont à nouveau de bien mauvais sujets et la rémission de leurs crimes n’est plus de mise. La rémission appartient bien à une « politique » judiciaire. Luc Daireaux, quant à lui, recourt aux arrêts du Conseil du roi pour tenter de comprendre l’offensive du pouvoir central à l’encontre des membres de la RPR à compter de la fin des années 1650 et surtout après 1679. Plutôt favorables aux Réformés et respectueux des textes alors en vigueur, les arrêts de gouvernement connaissent une inflation visant à réduire les marges d’existence confessionnelle, notamment des mesures de contrôle tatillonnes, si ce n’est vexatoires, de l’exercice du culte, avant même la « prise du pouvoir » par Louis XIV. La « réduction » des temples, en fait leur la suppression, suit, à l’heure des dragonnades, l’utilisation des arrêts du Conseil, organe politique, administratif et judiciaire, à des fins résolument partisanes.
Dans cette préférence donnée à la justice retenue sur la justice déléguée pour régler le problème protestant à la fin du Grand Siècle, G. Léonus-Lieppe convient tout est histoire de contexte : alors que les intendants assurent la bonne marche de la Révocation après 1685, au détriment des justices ordinaires dont on vilipende la lenteur voire des prérogatives indues, c’est pourtant au lieutenant général de police qu’est confiée la question protestante dans le Paris de Louis XIV. Le fameux lieutenant général de police La Reynie, fort de prérogatives étendues reçues par commission spéciale, use des lettres de cachet et de la Bastille pour traquer les faux convertis et les remettre dans le droit chemin. À côté du super policier de la Capitale, le Châtelet fait pâle figure, encore qu’il puisse s’agir d’une incertitude archivistique plus que d’une réalité. Le Parlement de Paris, à l’égal de ceux de province, est également largement sollicité, surtout pour appuyer la lutte contre les sorties illégales du royaume, mais sans se départir de sa plus grande et notoire mansuétude (les galères au détriment de la peine capitale) dans sa pratique de cour souveraine d’appel. Quoi qu’il en soit, les historiens doivent encore conclure à l’action d’une politique judiciaire. Les arrêts du Parlement de Grenoble, sur lesquels s’appuie O. Cogne, ne contredisent pas cet état de fait. Dans les années 1740, la haute magistrature provinciale fait montre d’un zèle particulier pour appliquer en Dauphiné la déclaration de 1724 disposant du dernier grand effort juridique de la monarchie dans la répression des faux convertis. Galères pour les hommes, mais aussi amendes et bannissements non prévus par les textes, et enfermement pour les femmes, traduisent une réalité pénale prise entre respect de la législation et souplesse de terrain, avant que le temps ne fasse son œuvre : celle d’un désintérêt pour ce genre d’affaires à l’heure des Lumières. Après 1750-1760, les protestants dauphinois, à l’égal de ceux du reste du royaume, ne sont plus vraiment poursuivis par les institutions royales. On rappellera ici que l’affaire Calas reste un épiphénomène judiciaire.
Quoi qu’il en soit, les protestants finissent bien par devenir des sujets et des justiciables comme les autres. Ce qui n’est finalement pas une conclusion nouvelle, plutôt une confirmation. Pour bien comprendre cette évolution, comme le suggère en conclusion B. Garnot, encore faudrait-il l’inscrire dans une approche plus globale ne distinguant pas, comme un a priori et sous un prisme forcément déformants, les protestants de l’ensemble de la société confrontée aux institutions de la monarchie. Le lecteur ajoutera quelques remarques. Le titre choisi pour ce recueil aurait pu être plus précis quant aux limites chronologiques et géographiques. Si les textes présentés montrent toute l’importance de la périodisation, il conviendrait peut-être de porter aussi davantage attention aux contextes locaux : quid de la justice royale, surtout aux XVIe et XVIIe siècles, dans les bastions huguenots ?