Le choix de faire une thèse sur les veuves de la Première guerre mondiale1 a découlé de mon intérêt pour l’histoire des femmes et du genre, c’est-à-dire de l’analyse des rapports de sexe et de pouvoir en vigueur dans les sociétés. Plus précisément, ce choix est provenu de mon souhait d’étudier des femmes seules, plus exactement des femmes sans homme, c’est-à-dire des femmes qui, étant sans mari ou sans père, se trouvent être majeures civilement et par conséquent dérangent socialement.
Les veuves de la Première guerre mondiale constituaient le sujet adéquat pour entreprendre une telle étude, car elles présentaient plusieurs avantages. Le premier était d’être identifiables comme des femmes sans mari par la mention, dans les sources, de leur statut matrimonial, à savoir leur veuvage et surtout de leur statut juridique, « veuve de guerre ». Le deuxième avantage était que, quoique veuves, elles ne cantonnaient pas pour autant la recherche à l’étude de femmes âgées. Il ne s’agissait pas de faire une histoire de la vieillesse, mais une histoire des femmes qui circonvenaient aux modèles féminins que leur imposait la société. Et, à la différence de la majorité des veuves civiles, les veuves de guerre étaient encore, pour la plupart, des femmes jeunes encore en âge de procréer et donc sujet d’un contrôle social sexué. Enfin, l’objet d’étude « veuves françaises de la Première guerre mondiale » proposait l’autre atout d’ancrer l’analyse dans les premières décennies du XXe siècle (1920-1960), c’est-à-dire la période qui a précédé les grands changements des années 1960-1970 en matière de statut civil des femmes. Or, je voulais étudier le poids des normes sociales sur les femmes sans homme, non pas au moment de ces bouleversements, mais lors des décennies qui les ont précédés, convaincue qu’elles portaient les germes d’une telle révolution. En d’autres mots, je voulais étudier la genèse, plutôt que les effets, du mouvement d’émancipation des femmes françaises de la seconde moitié du XXe siècle.
Démarches et résultats
Des investigations historiographiques diversifiées
Le sujet « veuve de la Première guerre mondiale », choisi initialement pour nourrir l’histoire des femmes et du genre, m’invita à m’intéresser à d’autres champs historiographiques.
C’est ainsi que je me suis plongée dans l’histoire de la Grande Guerre et son historiographie en plein renouveau suite au tournant culturel qu’elle avait amorcé à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Désormais la guerre était abordée de manière plus anthropologique, les thèmes de la violence, de la sexualité, du deuil, de la mémoire étaient devenus des objets d’analyse.2 Ces nouvelles approches accordaient une place à l’étude des veuves, en tant que femmes en deuil, garantes de l’ordre moral, supports de discours patriotiques, incarnations des héros défunts et de la mémoire nationale.
C’est ainsi aussi que je me suis intéressée à l’histoire de l’État et de la protection sociale. Plusieurs études ont établi que les prémisses d’un État social en France remontent au XIXe siècle et que son renforcement et sa pérennité étaient dus aux guerres successives que le pays a traversé, car lors de ces périodes exceptionnelles, les institutions caritatives, débordées, ont dû laisser plus de place à l’État en matière sanitaire et sociale.3 Les veuves
– de guerre ou non – ont toujours été, avec les orphelins, une population beaucoup aidée par des institutions sociales, que ces institutions soient privées ou publiques.
Des sources et des méthodes renouvelées
Motif d’investigations historiographiques diversifiées, le sujet « veuves de la Première guerre mondiale » m’a également incitée à utiliser des sources nouvelles et à opter pour des méthodes propres à l’histoire sociale.
Les sources pour faire l’histoire des veuves de guerre sont multiples, puisque ces femmes étaient présentes dans toutes les sphères de la société. L’ensemble de la société française a été touché plus ou moins directement par la Première guerre mondiale, qui a fait 1 600 000 morts et disparus, des milliers de victimes de guerre, dont 550 000 orphelines et orphelins de guerre et plus de 650 000 veuves de guerre. Ces dernières appartiennent à toutes les couches de la société et ont œuvré à ces différents niveaux. Les archives dans lesquelles elles apparaissent sont donc nombreuses et de toutes sortes. Qu’elles soient manuscrites, imprimées, iconographiques ou orales, ces archives montrent les veuves tant dans leur foyer qu’au travail ou en train de manifester dans la rue.
Pour autant, lorsque j’ai commencé à entreprendre cette recherche, les quelques études qui avaient été faites sur les veuves de guerre reposaient sur des archives qui, outre d’être peu abondantes, donnaient une vision restrictive de ces femmes, à savoir comme des endeuillées et des assistées. En effet, les sources où l’on avait alors en priorité cherché les veuves étaient principalement les suivantes : des témoignages individuels, des bulletins d’associations de bienfaisance, des œuvres iconographiques et sculpturales (monuments aux morts ou bas-reliefs commémoratifs).
Sans pour autant négliger la richesse de telles sources, j’ai dû me mettre en quête de nouvelles archives pour découvrir d’autres facettes de la vie des veuves de guerre, les montrant, notamment, au travail et/ou au pouvoir. M’inspirant des études menées par les historiens et historiennes de groupes sociaux4, je me suis tournée, en premier lieu, vers les archives professionnelles et fiscales. Dossiers des contributions indirectes sur les bénéfices de guerre, enquêtes administratives préalables à l’attribution de débits de tabacs, candidatures au poste de cigarière à la manufacture de tabacs de Morlaix, dossiers de carrière d’employé-e-s des P.T.T. de la Seine ou d’institutrices du Rhône, m’ont permis de faire le suivi de veuves de guerre au travail dans plusieurs secteurs d’activités. Guidée, en deuxième lieu, par les études sur les mouvements de femmes5, je me suis orientée vers les archives associatives et policières. Presse combattante, bulletins d’associations de veuves de guerre ou encore rapports de la police de la Préfecture de Paris ou de la Sûreté générale, permettent de reconstituer les actions militantes des veuves. En troisième lieu, les manuels juridiques d’époque, ainsi que l’étude d’Anne-Marie Sohn sur les femmes dans la vie privée sous la Troisième République6, m’ont mise sur la trace de la série U (archives judiciaires), et plus précisément sur la trace des procès-verbaux de conseils de famille, qui décident de la tutelle des orphelin-e-s de guerre et donc révèlent la place accordée par le droit aux veuves dans la sphère familiale. Ces sources ont fait l’objet d’un traitement systématique, longitudinale et quantitatif. Appartenant à des séries, témoignant de parcours individuels, de telles archives permettent de faire une approche sociale qui vient nuancer les données culturelles livrées par les sources littéraires et iconographiques.
Enfin, pour mettre en perspective l’ensemble de ces parcours individuels, un détour par les textes officiels (lois et décrets, débats parlementaires, bulletins municipaux) et juridiques (manuels et thèses de droit) s’est avéré indispensable.
Une approche globale des veuves de guerre
Ces ouvertures tous azimuts, tant en matière historiographique qu’en matière de sources et de méthodes, m’ont fait largement dévier de ma problématique initiale. Les veuves de guerre n’étaient plus un moyen d’aborder la seule question des femmes sans homme dans la France de l’entre-deux guerres, mais étaient devenues la problématique elle-même. Il s’agissait désormais de savoir ce qu’étaient devenues ces femmes une fois leur mari décédé.
J’ai, ainsi, entrepris de traiter l’histoire des veuves de guerre de manière globale, en abordant le veuvage sous toutes ses dimensions. J’ai procédé à l’étude de plusieurs thématiques, allant de celle du deuil à celle de l’emploi, en passant par l’étude des structures d’assistance aux veuves, par l’analyse de leurs droits de tutelle ou encore la reconstitution de la chronologie de leurs mobilisations collectives.
J’ai également cherché à diversifier les échelles d’analyse. J’ai cherché à prendre en compte les veuves autant dans leur dimension collective qu’individuelle. Les limites géographiques de l’étude sont la France, mais j’ai pris le parti, pour étudier plus finement certains phénomènes, de resserrer la focale sur des territoires moins vastes, observant tantôt les veuves ouvrières de Morlaix et des campagnes alentours, tantôt à Lyon et dans le Rhône, tantôt à Paris, tantôt à Chinon… J’ai aussi passé les frontières quand il a fallu de suivre des veuves militantes agissant au niveau international. La variation des échelles géographiques s’est doublée d’une variation des échelles temporelles, en croisant la temporalité des petites histoires de vie des veuves avec le rythme de la Grande Histoire.
Une mise en récit chrono-thématique
La mise en récit de cette recherche est le fruit d’un délicat équilibre entre ces différents jeux d’échelle. L’organisation de la thèse en trois grandes parties obéit à une logique chrono-thématique, qui prend pour ligne directrice les étapes de la vie des veuves de guerre et les variations de la construction de leur identité collective.
La première partie aborde l’entrée dans le veuvage dans le contexte particulier du conflit. Y sont présentées les premières réactions et les premières solutions des veuves de guerre face à la mort du conjoint, tant sur le plan mental et social (deuils) que sur le plan matériel (travail et assistance). L’accent est particulièrement mis sur la spécificité du veuvage de guerre (par rapport au veuvage civil), en raison du contexte dans lequel il survient.
La deuxième partie s’attarde sur les configurations juridiques qui, au lendemain de la guerre, ont amélioré le statut des veuves de guerre et ont eu un impact sur leur vie de travailleuses et de mères. Elle analyse successivement trois types de droits qui concernent de très près les veuves de guerre, à savoir le droit à pension, le droit de tutelle et le droit à l’emploi. Le propos ne s’en tient pas à la description des différents droits et de leurs plus ou moins fortes modifications. Il s’attache aussi à évaluer l’application de ces nouvelles dispositions juridiques, à mesurer leur impact sur la vie des veuves qui en bénéficient, ainsi qu’à dégager leur signification au niveau des mentalités, notamment en ce qui concerne le genre.
La troisième partie traite de l’affirmation identitaire des veuves de guerre en tant que femmes au statut juridique distinct. Cette conscience collective, quasi inexistante pendant la guerre, émerge, peu à peu, au début des années 1920, par le biais d’associations destinées spécifiquement, voire parfois exclusivement, aux veuves de guerre. Elle s’affirme, ensuite, à la faveur de luttes juridiques qui les concernent directement (à propos de la pension, des emplois réservés, du droit de vote), avant de décliner, à partir du milieu des années 1930, dans un contexte de crise économique et internationale.
Apports et perspectives
Une vision plus complète et plus juste des veuves de la Première guerre mondiale
À la figure de femme en deuil et assistée, cette étude adjoint celle de la femme travailleuse et de la femme de pouvoir. Si ces diverses facettes avaient pu jusqu’ici être abordées, c’était dans des études différentes, de manière cloisonnée. Ce travail montre que les veuves de la Première guerre mondiale sont aussi des munitionnettes qui tournent des obus, des agricultrices qui apprennent à faire les labours sans bête de trait, des artisanes qui reprennent l’atelier de leur mari malgré leur absence de formation, que ces mêmes veuves participent non seulement à des démonstrations collectives souvent dans le cadre de cérémonies religieuses, mais aussi lors des rares manifestations pacifistes. En somme, cette recherche souligne que les différents visages féminins de la Grande guerre, qui sont souvent présentés de manière successive, ne s’excluent pas les uns les autres et s’incarnent souvent dans les mêmes personnes.
Cette vision plus nuancée provient également du choix de suivre les veuves jusqu’à leurs décès. En reconstituant ainsi des itinéraires de vie, le destin des veuves a été dissocié de celui du combattant mort au champ d’honneur. J’ai, en effet, constaté à plusieurs reprises, quand je faisais part de mon sujet, que la vie de ces femmes après la guerre ne semblait pas une évidence pour tous, comme si la perte de la vie de leur mari entraîne nécessairement la fin de la leur, (à l’image des veuves indoues tenues de partager le bûcher de la dépouille mortuaire de leur époux). De même, j’observai qu’il était rare qu’elles soient envisagées à une autre période que pendant la Grande Guerre. Les montrer au cours des décennies qui ont suivi le conflit, dans les années 1920, 1930, 1940, 1950, 1960, voire pour certaines les années 1970 et 1980, les montrer de ce fait vieillissantes, contribue à faire prendre conscience qu’elles ont continué à vivre bien après la guerre et que leur rôle a muté de veuve à cheffe de famille puis à grand-mère.
Une connaissance plus étoffée des politiques sociales en vigueur dans l’entre-deux guerres
Cette recherche a approfondi nos connaissances des politiques d’emploi. L’existence d’emplois réservés était connue, et ponctuellement évoquée dans bon nombre d’études sur les victimes de guerre. Mais, si les textes de loi étaient cités et les principes juridiques mentionnés, la mise en application d’une telle politique était très rarement évaluée. Un détour par les dossiers de carrière ou de candidature a permis de rendre compte de cette politique à partir des individus qui en ont bénéficié. Se prêter à cette histoire par le bas a permis d’avoir une meilleure connaissance des politiques sociales destinées aux victimes de guerre.
Cette recherche a également contribué à une meilleure connaissance des politiques sociales destinées aux femmes en particulier. L’analyse des principes qui ont présidé aux droits sociaux des veuves de guerre laisse entrevoir un panorama de l’évolution du droit des femmes en général. On peut distinguer trois grandes étapes dans l’évolution des droits sociaux des veuves. Pendant le premier conflit mondial, ces droits sont des droits maritaux, c’est-à-dire qui découlent exclusivement des droits du mari. Les principes présidant à l’obtention de la pension de guerre sont à cet égard très probants. Les droits à pension découlent des circonstances de la mort du mari et de son grade. À compter de la loi du 31 mars 1919, viennent se greffer aux principes maritaux des droits des veuves des principes familiaux ou parentaux, c’est-à-dire qui découlent de leur statut de cheffe de famille. En témoigne l’ajout de majorations de 300 frs, puis de 500 frs par enfant ou encore la mise en place d’une politique de l’emploi principalement destinée aux veuves cheffes de famille. Les machines à coudre ne sont attribuées qu’à des veuves mères de 3 enfants ou plus, les emplois réservés favorisent la sélection des veuves avec charge de famille… Dans ce dernier cas, seules les femmes diplômées peuvent détourner ces règles favorisant les mères. À partir de 1925 et surtout du tournant des années 1930, apparaît l’idée de droits « individuels », c’est-à-dire qui découleraient de la personne propre des veuves, et non de leur mari, ni de leurs enfants. À l’image de leurs droits à la retraite anticipée (qui sont calculés en fonction de leurs seules annuités et non de leurs enfants à charge) ou de leurs droits liés à leur vieillesse. Cette évolution d’un droit marital à un droit individuel n’entraîne pas l’exclusion d’un droit au profit de l’autre, mais plutôt un chevauchement des droits. Cette évolution qui s’est opérée sur seulement deux décennies semble correspondre à l’évolution des droits sociaux des femmes en général qui s’est faite, elle, sur deux siècles.
Une mise en lumière de mobilisations collectives oubliées quoique importantes
L’étude des mobilisations collectives de femmes a fait partie des premiers sujets abordés par les historiennes des femmes et du genre. Les engagements féministes et pacifistes de l’entre-deux-guerres ont fait l’objet de recherches nombreuses et approfondies. En revanche, aucune étude à ce jour n’avait relaté les associations et combats de veuves qui avaient émergé dans les années 1920 et 1930 et, sans ce travail, ces mouvements de femmes nous seraient encore aujourd’hui inconnus. Jamais je n’aurais soupçonné, si je n’avais pas exploré la presse associative, la pluralité et la vigueur des luttes dans lesquelles se sont engagées les veuves de guerre pour améliorer leur statut juridique. Jamais non plus je n’aurais deviné l’existence de personnalités telles qu’Élisabeth Cassou ou Jeanne Callarec, pourtant très connues à l’époque, du moins dans le monde combattant.
En s’interrogeant sur les modes d’actions des veuves pour faire évoluer leurs droits, cette thèse enrichit la réflexion sur la manière qu’ont les femmes de faire de la politique sans le vote. De fait, quoique privées à l’instar de toutes les Françaises du droit civique, les veuves de guerre parviennent à faire évoluer leurs droits. Elles obtiennent à partir de 1922 de meilleurs majorations, à partir de 1923 de nouveaux droits à la formation et à l’emploi, de 1925 la sauvegarde des pensions des veuves de guerre remariées, de 1928-1929 une augmentation importante du taux des pensions des veuves de guerre non remariées, correspondant à la pension d’un invalide à 50 %. Les modes d’action choisis par les veuves sont doux (articles de presse, délégations auprès des ministres, pressions sur les parlementaires…) et les revendications formulées se veulent audibles pour les représentants de la société de l’époque. Les veuves qui dérogent à cette manière de revendiquer, à l’image de Marguerite Mérias-Mensch, qui multiplient les manifestations de rue, échouent dans leurs combats. Les veuves qui sont parvenues à leurs fins ont été entendues en usant de compromis, sans violence ni contestation frontale. Ce faisant, les veuves ont fait bouger les lignes, et engendré des précédents en matière juridique (en matière de droit à l’emploi, à l’égalité de pensions avec les mutilés…).
Elles ont été, en un sens, les artisanes d’une révolution. Une révolution que je qualifierai ni de « silencieuse » (les veuves se font entendre), ni de « respectueuse » (les veuves n’adoptent pas, à proprement parler les manières des hommes, leur volonté n’étant pas d’intégrer un monde d’homme), mais de « révolution amiable » ou « à l’amiable ». Ce concept, que je n’ai pas inscrit par prudence dans mon manuscrit faute alors de recul suffisant pour en vérifier le bien fondé, correspond, à mon sens, à la manière de procéder des veuves. Outre de souligner la culture du compromis et le caractère aimable des modes d’action des veuves, ce concept de « révolution à l’amiable » souligne le caractère exclusivement juridique des revendications des veuves et rappelle le contrat qui lie l’État aux victimes de guerre.