Les Italiens à Grenoble depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale

Migrations vieilles et nouvelles

p. 201-207

Plan

Notes de l’auteur

Thèse soutenue à l’Université Grenoble 2 – Pierre Mendès-France, le 11 mai 2012.
Jury : Marco Aime (Genova), Patricia Audenino (Milan), Michèle Baussant (CNRS), Anne-Marie Granet Abisset (Grenoble 2, Directrice de thèse), Luigi Lorenzetti (Personnalité extérieure), Pier Paolo Viazzo (Turin, UNITO), François Walter (Genève).

Texte

Thèmes et contexte

Un des objectifs de cette recherche est celui de parcourir, dans une perspective anthropologique soutenue par une analyse historique, les différentes phases, les trajectoires et les manifestations actuelles de la présence italienne à Grenoble et en Isère de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à nos jours.

Les données de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) concernant le recensement de 2006 montrent, à Grenoble et en Isère, la présence d’environ 1 600 Italiens ; toutefois, ces données sont loin de représenter le nombre effectif des personnes d’origine italienne. On estime, en effet, qu’en France plus de la moitié des immigrés italiens (de la soi-disant « première génération ») a été naturalisée au cours du temps ; de plus, la majorité des Otaliens de deuxième et troisième génération sont de nationalité française, par la naissance ou par naturalisation. À Grenoble et en Isère l’ancienneté et la consistance de l’immigration italienne ont contribué, de la deuxième moitié du XIXe siècle à nos jours, à composer une présence stratifiée et constamment renouvelée avec la succession de différentes vagues migratoires. Actuellement – au-delà des descendants des migrations antérieures à la Seconde Guerre Mondiale – dans la ville et dans son département, il y a les anciens immigrés arrivés après le conflit mondial et leurs pairs de deuxième génération, les immigrés de deuxième génération d’âge moyen (mais avec des écarts jusqu’à dix ou vingt ans), les enfants d’immigrés et les troisièmes générations, plus ou moins jeunes, parfois du même âge que les nouveaux « expatriés ».

Ces derniers sont surtout des chercheurs, ou des doctorants, travaillant dans le secteur de la recherche scientifique qui partent presque toujours avec un contrat : beaucoup d’entre eux répondent à des avis de concours internationaux, d’autres suivent ces nouvelles chaînes migratoires professionnelles hautement qualifiées, liant les laboratoires et les départements universitaires grenoblois et italiens. Tous les jeunes Italiens présents à Grenoble ne sont toutefois pas chercheurs : une partie, par exemple, est constituée par ceux qui suivent le/la compagnon/-gne transférés pour des raisons de travail, ou encore par des étudiants de différentes facultés qui, dans certains cas, restent dans la ville une fois les études terminées.

Dans ce cadre, il est intéressant de regarder non seulement les stratégies à travers lesquelles chaque sujet ou groupe se positionne par rapport à la société d’accueil – c’est-à dire les parcours d’insertion ou d’assimilation – mais à la coexistence de divers groupes plus ou moins formalisés d’Italiens, qui se définissent et s’auto-définissent réciproquement, sur le plan public ou privé, et les rapports internes et entre ces groupes. En effet, au-delà des mécanismes de distinction liés à une sorte de frontière externe – qui sépare les Italiens des autres groupes nationaux et de la société française – la construction des appartenances se fait aussi à travers toute une série de différenciations, assimilations et repositionnements internes à une prétendue « communauté italienne ».

Objectifs, méthodes et sources

Cette étude, caractérisée par une perspective interdisciplinaire, cherche à restituer une reconstruction de l’immigration et de la présence italienne en Isère depuis la Seconde Guerre Mondiale, en se focalisant tout particulièrement sur la question de la superposition des nouveaux flux aux groupes déjà installés, au sein desquels étaient en œuvre des processus de distinction réciproque, d’intégration à la société locale et de mobilité sociale plus ou moins avancés. En particulier, j’ai retracé plusieurs décennies de présence italienne à Grenoble m’attachant à des thèmes spécifiques :

  • L’arrivée des migrants et les conditions d’installation et de travail.
  • Les pratiques de la clandestinité et la traversée des Alpes.
  • Le rôle des femmes dans la sphère privée comme à l’extérieur.
  • La formation, la nature et les activités des associations de migrants.

En suite, j’ai tenté d’approfondir certaines situations et certaines problématiques (les relations entre groupes et individus d’origine italienne, les constructions et les rhétoriques de l’appartenance, leurs fonctions et leur évolution…), sous des angles différents :

  • Le rôle et l’évolution des réseaux familiaux au sein de la communauté italienne à Grenoble.
  • Les relations entre les « stratégies » d’intégration des immigrés et le choix de la naturalisation et/ou les mariages mixtes.
  • Les rapports avec le pays et la terre d’origine, et le thème du retour.
  • La mémoire de l’immigration et les formes d’autoreprésentation des migrants.

Un important présupposé a été la constatation de l’hétérogénéité interne à la population italienne ou d’origine italienne de Grenoble ; il s’agit, en effet, d’un ensemble d’individus ou de groupes appartenant à différentes générations et provenant d’aires géographiques différentes, avec des vécus personnels, des mémoires et des caractéristiques socio-économiques variés, liés à l’Italie par des sentiments, des relations ou des intérêts parfois très différents et dont le rapport au lieu d’origine change, quelquefois considérablement, au cours de la période prise en compte.

En considérant le caractère hétérogène de la population italienne de Grenoble, au cours de l’enquête on a tenté d’adopter une perspective analytique qui dépasse aussi bien les théories qui soulignent l’assimilation des immigrés, que celles qui avancent l’hypothèse de la persistance d’un substrat culturel, ethnique et national transmis presque sans variations, de génération en génération.

À partir du présupposé que les contenus de l’ethnicité ne sont pas des survivances de la société d’origine, mais l’élaboration culturelle socialement déterminée et constamment recréée par les immigrés et leurs descendants en réponse aux besoins spécifiques, on a cherché à mettre en évidence les facteurs qui, au cours du temps, ont participé à la création et au renouvellement, de la part des Italiens de Grenoble, de toute une série de références et d’ancrages à leurs origines.

La prise en compte d’une échelle temporelle relativement étendue
– en gros la période entre les années 1940 et la première décennie du XXIe siècle –, confère à l’étude une profondeur historique qui permet de mettre en évidence les particularités des migrations actuelles des Italiens à Grenoble par rapport à celles des décennies précédentes, d’en percevoir les éléments de rupture aussi bien que les différentes stratégies de représentation et d’autoreprésentation et d’éclaircir comment ont évolué les voies et les contenus de l’intégration des Italiens dans la ville française face au processus de l’intégration européenne.

La recherche tente de croiser des sources de différentes natures pour obtenir une reconstruction la plus complète et la plus dense possible des événements en question : un appareillage bibliographique relevant de diverses disciplines, de l’histoire urbaine à la sociologie des minorités et aux modèles anthropologiques du transnationalisme, aussi bien que des données statistiques (surtout recensement de la population) fournies par l’INSEE, l’ISTAT (Istituto Nazionale di Statistica) et l’AIRE (Anagrafe Italiani Residento all’Estero).

Pour les événements et les questions les plus éloignés dans le temps j’ai eu recours aux archives (en particulier aux Archives Départementales de l’Isère ; Archives Municipales de Grenoble ; archives privées de la Mission Catholique Italienne de Grenoble) ; alors que pour les périodes plus récentes j’ai pu avoir accès de manière abondante à la mémoire et aux témoignages directs et, pour certains faits et événements, compter sur mon observation directe.

À ce propos, il faut observer que l’un des facteurs qui distinguent le plus la recherche anthropologique des disciplines qui lui sont proches – avec des méthodes parfois très semblables – c’est que celle-ci présuppose, nécessairement, un temps plutôt prolongé de séjour sur le terrain, qui se traduit par un effort consistant d’« observation participante ».

À mon arrivée à Grenoble, en m’installant dès le début au sein de la Mission Catholique Italienne, j’ai opté pour une solution qui m’a permis d’observer de l’intérieur, et quotidiennement, certains traits de l’existence d’une partie de la population italienne de la ville. Le fait de vivre dans la Mission, en outre, m’a permis d’être en quelque sorte acceptée et reconnue par les groupes et les personnes qui la fréquentaient avec assiduité, d’observer et de participer à la plupart des activités qui y étaient organisées et d’avoir un accès privilégié aux réseaux sociaux qui lui étaient liés.

Au cours de mon séjour sur le terrain, en participant et en assistant à une grande quantité d’événements publics et privés, formels et informels, plus ou moins liés à l’Italie, j’ai recueilli beaucoup d’opinions, de mémoires et de façons de regarder au Pays, en fonction aussi des propres vécus personnels et familiers ou d’intérêts et de besoins spécifiques. Dans l’ensemble, j’ai pu recueillir environ soixante-dix récits de vie, avec des témoignages directs relatifs à un arc de temps compris entre les années 1944 et 2011, et des mémoires qui remontent même à des temps plus lointains, faisant référence à des expériences relatées à mes informateurs surtout par des membres de la famille.

Résultats de la recherche

À Grenoble et dans les alentours la définition de communauté italienne semble correspondre et faire référence de manière prédominante au système de relations dans lequel agissent les vieux immigrés et leurs descendants, tandis que les nouveaux expatriés restent un peu à l’écart. Même les contacts entre les deux groupes sont extrêmement réduits et compliqués par la distance socioculturelle et d’âge : si l’on fait exception de certains contextes dans lesquels se produisent des rencontres fortuites, les lieux fréquentés par les premiers sont pratiquement désertés par les seconds. En outre les associations italiennes ne sont pas en mesure ou n’ont pas intérêt à attirer les nouveaux arrivés et même les tentatives des missionnaires italiens de faire (ou refaire) de la Mission Catholique un lieu de rencontre traversant les différentes générations ont échoué. Les nouveaux immigrés ont plus de contact avec les deuxième et troisième générations, qu’ils rencontrent surtout dans les lieux de travail ou à l’université mais avec lesquelles, toutefois, ils instaurent rarement des liens basés sur une origine nationale commune.

Les différentes frontières internes à la communauté italienne, italo-française ou franco-italienne de Grenoble dépendaient, et dépendent, de beaucoup de facteurs (dont la classe sociale, les origines géographiques, l’appartenance à une génération entretenant des rapports différents avec l’immigration, les biographies individuelles, les représentations idéales de l’Italie) qui facilitent l’identification à autant de « communautés imaginées » transversales et superposées à la plus ample communauté italienne de Grenoble. Les différents repositionnements, collectifs et individuels, par rapport à ces lignes de démarcation internes servent, à leur tour, à déterminer et à mesurer la distance/proximité par rapport aux limites plus externes et, entre autres choses, le niveau ou les possibilités d’intégration dans la société d’accueil. Malgré les années, la fin de la compétition directe pour l’accès à toute une série de ressources et l’adoption d’un style de vie semblable, inspiré aux français, les Italiens tendent encore à se définir à travers une distinction entre les différentes origines régionales. Cette pratique, sur le plan public, se reflète dans l’existence de différentes associations régionales faiblement collaboratives, et dans la faiblesse de l’associationnisme régional ; en ce qui concerne la sphère privée, bon nombre d’informateurs concordent en affirmant qu’il a toujours existé, bien qu’elle ait diminué dans le temps, une profonde différence entre méridionaux et septentrionaux.

Mais en plus de l’origine géographique, il y a beaucoup de facteurs qui comportent des distinctions et des articulations internes à la communauté italienne de Grenoble ; parmi eux, un des plus importants est l’appartenance à des générations différentes et liées de façon différentes à l’expérience migratoire. Le fait d’être immigrés ou bien fils ou petit-fils d’immigrés implique des stratégies d’identification et des distinctions différentes, sur lesquelles influent, à leur tour, de nombreux facteurs, comme l’aptitude de la famille, l’âge, le parcours scolaire et formatif, la profession, la classe sociale, les contacts directs avec les zones de provenance propres ou de la famille (influencés aussi par la distance) et les moyens à travers lesquels on gère ces contacts, la présence, en Italie, de membres de la famille, l’image plus ou moins positive de l’Italie.

Un aspect ultérieur (peu abordé par les études sur l’immigration) est celui concernant le vieillissement de la population italienne immigrée, qui a beaucoup d’implications sur le plan des dynamiques associatives et identitaires de la communauté. Les anciens immigrés sont aussi les porteurs d’une mémoire de l’immigration qui d’une part n’est pas toujours connue par les enfants et petits enfants et de l’autre peut changer avec le temps. À ce propos, par exemple, on a observé que, dans les dernières années, la traversée clandestine des Alpes est perçue comme un événement fondateur : dans les récits, elle transforme la migration en une valeur « positive » qui vient requalifier l’individu.

En ce qui concerne l’autoreprésentation de l’immigration et de la présence italienne à Grenoble, l’enquête orale a montré la sédimentation de plusieurs mémoires de la migration, reflétant, entre autres, les images élaborées par la société française à l’égard de l’Italie et des Italiens : entre autres, celui d’une intégration bien réussie par rapport à d’autres nationalités (en particulier celle maghrébine).

La définition de groupe ethnique – dans le sens d’une collectivité au sein d’une société plus large, partageant une origine commune, réelle ou supposée, des mémoires et un passé communs et des éléments symboliques reconnus et partagés – peut être appliquée seulement partiellement ou occasionnellement à la population italienne ou d’origine italienne de Grenoble. Ses membres, en effet, tendent à être perçus comme un groupe soudé et plutôt homogène surtout de l’extérieur ; au contraire, leurs revendications d’appartenance s’orientent presque toujours vers des identités plus spécifiques.

Les réseaux d’Italiens installés à Grenoble évoluent notamment en fonction des générations et ne se formalisent pas toujours sur la base d’une identité nationale mais sur d’autres référents, davantage intermédiaires, notamment locaux ou encore familiaux, qui constituent ici des cadres sociaux propices à l’entre-soi ou la structuration d’une appartenance commune. Si l’origine nationale commune, aujourd’hui, ne constitue pas un élément de cohésion suffisant, autrefois c’était la même chose : l’analyse de l’associationnisme italien, comme forme d’encadrement social et communautaire, a montré qu’il a été d’abord centré sur la Résistance et l’antifascisme, puis sur les origines régionales ou communales et presque jamais sur l’origine nationale.

Ces multiples aspects laissent aussi émerger des nœuds et des paradoxes peu abordés par la littérature scientifique, mais qui montrent la complexité des parcours et des stratégies identitaires, par exemple autour du thème des réseaux familiaux et de parenté et de leur rôle au sein de la communauté italienne de Grenoble. Ainsi, si d’une part les analyses laissent entrevoir la présence d’un substrat parental qui caractérise plusieurs associations italiennes, de l’autre le phénomène associatif est aussi le résultat de l’affaiblissement, dès les années 1960, des réseaux familiaux et de parenté des immigrés et de leur transformation en liens formels et formalisés.

En ce qui concerne les nouveaux migrants, d’une part ils sont des privilégiés par rapport aux immigrés précédents. Toutefois, si pour les immigrés des « Trente glorieuses » les perspectives de la mobilité sociale ascendante étaient concrètes, il reste à comprendre comment le thème est conçu et élaboré par les nouveaux immigrés, pour qui les projets migratoires semblent être plus incertains dans un marché global du travail de plus en plus compétitif.

Citer cet article

Référence papier

Giulia Fassio, « Les Italiens à Grenoble depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 201-207.

Référence électronique

Giulia Fassio, « Les Italiens à Grenoble depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1211

Auteur

Giulia Fassio

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